Une des voies ouvertes à la recherche dans le domaine psycholinguistique est l’étude du comportement linguistique dans une optique que les naturalistes appelleraient « écologique », c’est-à-dire l’étude du comportement linguistique tel qu’il se réalise effectivement dans la vie courante.
Au lieu de prendre ou même de créer des situations simples, visant à vérifier certaines hypothèses sur des facteurs particuliers, elle consiste à tenter d’analyser la réalité globale de l’exercice de la fonction de communication. À grande échelle, on aura affaire à des lois statistiques où les tendances centrales indiqueront les caractéristiques d’un état de fait donné considéré comme un état d’équilibre ou de la transformation de cet état si l’on a affaire à un système en évolution. On est à la limite d’une autre discipline dont il n’est pas question dans ce colloque mais qu’il faut quand même mentionner, à savoir une sociologie des langues. À l’inverse de l’étude à grande échelle de la fonction de communication, il y a l’étude de la fonction de communication telle qu’elle se réalise individuellement.
À chaque niveau, on retrouve la nécessité et la difficulté de sérier les modes d’approches proprement linguistiques, phonologiques, psychologiques ou sociologiques.
Devant cette complexité, il peut paraître paradoxal d’introduire un élément supplémentaire en étudiant les situations de bilinguisme.
En fait, le bilinguisme introduit un élément de variation ; il peut être considéré comme une situation expérimentale qui a l’avantage d’être tout entière comprise dans la réalité de l’usage parlé et écrit de la langue.
Les observations d’enfants bilingues ont conduit, entre autres, à l’étude de la genèse des processus de traduction. Cependant, la présente communication visant surtout à illustrer une démarche de recherche, j’ai cru nécessaire de rester plus près des faits et de leur mode de traitement. C’est pourquoi j’ai restreint l’objet de ma communication au développement de la fonction linguistique chez le petit enfant, en milieu bilingue.
Définition du sujet de l’étude
Le bilinguisme est défini d’une façon très générale par les linguistes comme « l’état d’individus qui ont en commun de ne pas être unilingues » (E. Haugen, 1956) ou comme « la pratique alternée de l’usage de deux langues » (U. Weinreich, 1953), une définition mineure est celle que H. Piéron (1951) a reprise à E. Pichon (1936) et qui considère comme déterminante la succession dans le temps des systèmes linguistiques tels qu’un individu donné les a rencontrés au cours de sa croissance. Le bilinguisme implique d’une part une situation, indiscutablement sociale, où deux systèmes linguistiques se côtoient dans un même groupe humain : la situation de bilinguisme relèverait d’une analyse sociologique. D’autre part, les individus de ce groupe ajustent leurs usages à l’état linguistique existant : le fonctionnement de l’individu dans une telle situation relèverait d’une analyse multidimensionnelle qui irait de l’étude des lois de l’interférence phonologique de deux systèmes linguistiques à l’étude des processus du tri nécessaire dans l’alternance des deux systèmes par exemple, ou de ce qu’on appelle de ce mystérieux nom de « conscience linguistique » et qu’il conviendrait d’analyser en termes d’habitudes acquises.
Pour l’étude qui suit, l’éclairage est centré sur un seul cas : dans le milieu familial étroit où l’enfant observé apprend à parler, deux systèmes linguistiques sont usuels. Quels sont, dans ces conditions, les traits dominants de l’apprentissage de l’exercice de la fonction « parler » pendant la période qui va de 1 an 8 mois à 3 ans ? Est-ce qu’il est possible d’en dégager des informations quant aux facteurs de cette fonction dont l’étude est bien au centre de nos préoccupations « psycholinguistiques » ?
Définition des conditions d’observation
Du point de vue expérimental, on peut dire que l’enfant se trouve en présence d’un système unique où tous les termes sont doubles. Par hypothèse, on peut avancer également que les différenciations que l’enfant opérera à l’intérieur de ce système double varieront en fonction de la fréquence d’usage du milieu. Deux points sont donc à étudier :
- Que retient l’enfant par rapport à ce qui est offert par le milieu ?
- Est-ce que les différenciations opérées répondent à celles existant dans le milieu, sinon comment peut-on les expliquer ?
L’observation de l’enfant, Ève, se poursuit régulièrement entre l’âge de 1 an 8 mois et celui de 2 ans 11 mois. Tous les mots nouveaux sont notés journellement ; les phrases sont notées tous les deux jours en moyenne pendant que l’enfant joue et bavarde en présence de sa mère. Certaines interruptions sont dues aux vacances, les conditions de vie et d’entourage étant toutes différentes pendant cette période, seuls les mots nouveaux sont notés.
Le statut socio-économique des parents se définit de la manière suivante : le père est mineur de fond, porion-adjoint, il a toujours été bilingue, issu d’une famille aisée où les deux systèmes linguistiques étaient usuels ; la mère est issue d’une famille d’ouvriers ruraux pauvres où seul le dialecte était usuel ; elle a fait des études secondaires et a exercé comme sténodactylo bilingue français-allemand jusqu’à la naissance de la première enfant qui est de trois ans l’aînée de celle dont l’acquisition du langage est étudiée ici. Les données de l’observation des usages linguistiques des parents ont permis de définir les proportions d’usage 2/3 pour le français et 1/3 pour le dialecte. Dans l’établissement de ces proportions, il est tenu compte du fait que le père qui travaille par poste est assez souvent présent dans la journée et qu’il s’occupe aussi des enfants, il parle français un peu plus souvent que la mère. La proportion d’usage est calculée à partir d’observations portant sur les usages quotidiens des deux parents entre eux et avec les enfants.
Étude de l’acquisition du langage
Chaque fois qu’un mot nouveau apparaît, il est noté, mais il n’est considéré comme faisant partie du vocabulaire que quand il a été utilisé plusieurs fois par l’enfant, sans qu’il y ait imitation directe de l’adulte, et ceci d’une façon pertinente répondant à la situation. Les mots qui ont simplement été répétés, par imitation par exemple, sans qu’ils réapparaissent, sont notés, mais n’ont pas été pris en considération pour l’analyse qui suit. L’accroissement de l’étendue du vocabulaire est représenté sur la figure 1.
La comparaison de ces données avec celles de M. E. Smith (1935) montre un retard important pendant les premiers mois, puis un léger retard. Il s’explique en partie par le fait que seuls les mots acquis au point de vue de l’usage ont été retenus, mais surtout par l’attitude extrêmement permissive de la mère : l’enfant se trouvait bien comprise pour la plupart de ses besoins malgré un vocabulaire rudimentaire et relativement pauvre. Il convient de noter deux faits : la croissance rapide du vocabulaire français pendant une première période allant de 1 an 8 mois à 2 ans 1 mois, puis le tassement de l’acquisition de ce vocabulaire allant de pair pendant une deuxième période avec l’acquisition très lente et continue du vocabulaire dialectal. À partir de 2 ans 4 mois, on aura d’une façon continue la proportion suivante : pour 3/4 de vocabulaire français, 1/4 de vocabulaire dialectal. On se rappelle que la fréquence d’usage dans le milieu est de 2/3 pour le français et de 1/3 pour le dialecte. L’apprentissage s’écarte donc de cette fréquence, ce qui pourrait vraisemblablement s’expliquer par le renforcement plus grand dont bénéficie le vocabulaire français.
L’allure générale du processus d’acquisition est comparable chez cette enfant en milieu bilingue à l’allure de l’apprentissage en milieu unilingue. Pour avoir des précisions sur les modalités de répartition de l’apprentissage entre le français et le dialecte, on a étudié, à partir des moyennes mensuelles, les variations des pourcentages des mots des deux familles.
La figure 2 apporte des précisions masquées par la figure 1 : pendant la première période, de 1 an 8 mois à 1 an 11 mois, une partie du vocabulaire est constituée par des éléments n’appartenant ni au français, ni au dialecte, mais à un certain type de langage bébé qui est celui que les adultes utilisent quand ils veulent se faire comprendre par les petits enfants ; pendant cette période, on rencontre également des onomatopées assez nombreuses, soit reprises de l’adulte, soit imitées directement, comme certains cris d’animaux, le corbeau par exemple, ou des bruits familiers comme celui du rasoir électrique du père. Après une période d’apprentissage intensif de termes français, il y a ralentissement au profit d’un pourcentage de plus en plus élevé de termes dialectaux avec, à 1 an 7 mois, un accident dans la courbe. Cet accident traduit la présence en grand nombre, pendant trois semaines environ, de « doublets » faits de l’accolement d’un terme dialectal avec son « synonyme » français. Exemples : /dal-gagig/ (sale), /bet-li/ (lit), /do-ici/ (ici), /byd-kase/ (cassé), etc. Dans la grande majorité des cas, le terme dialectal est placé en premier. Ce procédé avait été très rarement rencontré précédemment ; à 2 ans 7 mois, il s’agit d’un procédé utilisé systématiquement. Sur ma recommandation, les parents n’ont pas répété ces productions, ils ne les ont pas corrigées non plus.
Nous pouvons résumer les observations examinées jusqu’ici autour de trois groupes de faits :
- La fréquence d’usage des deux systèmes par les parents est de 2/3 pour le français et de 1/3 pour le dialecte.
- À partir de 2 ans 1 mois, l’enfant a un stock de vocabulaire qui est constitué par 3/4 de termes français et 1/4 de termes dialectaux.
- À partir de 2 ans 4 mois, l’acquisition de termes du dialecte prend en pourcentage le pas sur l’acquisition de termes du français.
Comment l’enfant procédera-t-il dans ces conditions pour construire des phrases ?
En ce qui concerne la longueur des phrases, nos observations corroborent celles de M. E. Smith (1935), D. Mac Carthy (1930) et M. M. Shirley (1933). La figure 3 montre l’accroissement progressif de la longueur moyenne de la phrase, qui passe de deux mots à 1 an 8 mois à près de quatre mots vers 3 ans.
Voyons maintenant de quels éléments linguistiques ces phrases sont constituées. On distinguera deux périodes. Pendant la première jusqu’à 2 ans 2 mois, le vocabulaire dialectal est très rare et une grande proportion de phrases, alors encore de deux mots en moyenne, est entièrement en français ; il existe une petite proportion de phrases en dialecte et aussi une proportion de phrases en parler bébé ou en onomatopées. Pendant la période suivante (mi-juin à fin août), les observations sur l’acquisition du vocabulaire n’ont pas été interrompues, mais celles sur la production de phrases l’ont été : pendant cette période, l’enfant a plusieurs fois changé de milieu et les conditions d’observations normales n’ont pas pu être réalisées.
Un mois après son retour dans la famille, on constate que la production de phrases amalgames a très nettement pris le dessus, la production de phrases homogènes en français ayant par contre beaucoup diminué. Pendant les six mois suivants, les rapports entre les différents éléments de l’expression parlée restent assez stables : les phrases amalgames dominent très nettement et leur proportion oscille autour de 60%.
On se souvient (fig. 1) que la provision de mots dialectaux reste relativement faible et qu’à l’âge de 2 ans 7 mois, 70 termes seulement sont connus ; dans les mois qui suivent, une trentaine de termes nouveaux viendront s’y ajouter et l’on aura vers la fin de la troisième année environ cent termes. Or, sur cette centaine de termes connus en dialecte, l’enfant n’utilisera pour la construction de ses phrases amalgames que 46 termes différents, c’est-à-dire un peu moins de la moitié des termes connus. Ces 46 termes se répartissent avec des fréquences d’usage inégales dans une centaine de phrases amalgames.
Les phrases amalgames sont toujours composées de trois mots ou plus, dont un ou deux sont dialectaux ; la proportion des mots dialectaux n’a pu être reliée à aucun facteur significatif. Quand on étudie comparativement la distribution des phonèmes dans les mots dialectaux et les mots français utilisés dans ces phrases, on constate que plus de 40 % des mots dialectaux utilisés sont des mots de trois phonèmes, alors que la longueur des mots français utilisés se distribue d’une façon équilibrée entre les longueurs 2, 3, 4 et 5 phonèmes qui représentent chacun environ entre 20 et 25% du total des mots utilisés.
Nombre de phonèmes |
Dialecte (46 mots) |
Français (135 mots) |
1 | 2 % | 2,2 % |
2 | 16 % | 22,0 % |
3 | 40 % | 28,0 % |
4 | 24 % | 25,0 % |
5 | 10 % | 17,6 % |
6 | 6 % | 2,2 % |
7 | 2 % | 1,4 % |
Parmi les 46 mots dialectaux utilisés, 6 apparaissent dans 9 et 13 % des phrases ; les 40 autres mots n’apparaissent pour 32 d’entre eux qu’une seule fois et pour 8 deux fois. Les 6 mots utilisés le plus fréquemment sont les suivants : /vel/ (veux), le mot le plus fréquent (13 %), puis /min/ (à moi) (11 %), puis /net/ (pas), /gyg/ (regarde), /keit/ (tombé) et /mãxa/ (faire) entre 9 et 11 %. Quatre de ces mots ont trois phonèmes, et présentent l’alternance consonne-voyelle-consonne. Il y a quatre verbes qui sont : « je veux », « regarde », « tombé », et « faire ». /vel/ n’est pas plus simple que « veux », il présente peut-être quand même un avantage sur « veux » car il suffit de changer la dernière consonne /l/ en /d/ pour obtenir la conjugaison. L’enfant utilise ce système de signalisation qui représente au point de vue de l’information qu’elle veut transmettre une économie ; on peut dire qu’il est plus économique de transformer la dernière consonne que de faire précéder par « je », « tu », « il », etc. De plus, il suffit d’ajouter « s » /vel’s/ pour obtenir le difficile « je le veux » ou « je la veux » qui n’est pas distinct en dialecte parlé. /gyg/ me paraît plus simple que « regarde » que l’enfant connaît d’ailleurs bien et a précédemment utilisé souvent, mais remplacé constamment pendant toute cette dernière période.
Pour « tomber », il y a une petite particularité : l’enfant a toujours utilisé /keit/ et n’a jamais voulu répéter « tomber ». Sa mère a remarqué son refus et pense qu’il est lié au fait qu’à l’âge de 1 an 10 mois, la petite est tombée et s’est fait très mal ; elle se promenait avec un pansement et tous les gens lui demandaient « tu es tombée ? », à quoi elle répondait invariablement « bobo » en montrant son pansement. C’est à partir de ce moment qu’elle a systématiquement refusé de répéter « tombé », même quand on le lui proposait : on a peut-être ici un exemple de l’interférence entre l’affectif et le linguistique, dont on sait encore très peu de chose. /mãx/ ne me paraît pas plus simple que « faire » et je n’ai aucune hypothèse pour expliquer sa fréquente présence. Pour /min/ c’est plus commode que « mienne », « à moi », « ma », « mon » et « mes », pour quoi ce terme est indistinctement utilisé ; le pluriel /mini/ apparaît aussi pendant cette période. Pour /net/ aucune hypothèse ne se présente, /vø pa/ est d’ailleurs utilisé aussi fréquemment que son équivalent /vel net/ ; peut-être faut-il penser à l’alternance consonne-voyelle-consonne déjà signalée ?
Pouvons-nous tenter une analyse de portée plus générale ?
Le langage étant un instrument de communication, une première hypothèse peut être formulée : la fréquence d’emploi est liée à la pression linguistique du milieu.
On peut limiter la signification de la « pression du milieu » au fait que les mots employés sont pour 2/3 des mots français, pour 1/3 des mots dialectaux, ce qui caractérise les stimulations entendues, dont une partie seulement sont des communications adressées à l’enfant. Le fait que les phrases sont presque toujours homogènes peut seul contribuer à marquer l’existence des deux systèmes linguistiques. On conçoit que cette distinction ne soit pas de première nécessité pour l’enfant. Si l’on envisage les communications que l’enfant veut transmettre, c’est-à-dire l’usage de la langue, autre moment de son apprentissage, on ne peut guère plus parler de « pression du milieu », puisque l’attitude des parents est totalement permissive, les phrases peuvent être – et sont – aussi efficaces et bien vues si elles ne sont pas homogènes. Rien d’extérieur ne vient contribuer à faire distinguer à l’enfant pour son expression l’existence de deux systèmes linguistiques distincts. Le fait est que les mots paraissent être extraits d’un stock unique que nous avons caractérisé par les proportions de 3/4 d’éléments français et 1/4 d’éléments du dialecte.
Dans la première période, le stockage abondant semble correspondre à un enregistrement : la proportion obtenue de mots français beaucoup plus nombreux (3 pour 1) corroborerait l’hypothèse de la « pression linguistique » du milieu.
Dans la deuxième période, notre analyse peut porter sur l’usage du stock acquis, celui-ci s’accroît d’ailleurs peu et sans modification notable des proportions français-dialecte. Notre étude s’intéresse de fait surtout à ce deuxième aspect de l’apprentissage, et la « pression du milieu » n’a pas de réalité directement liée à cette activité, sauf de continuer à créer un fonds favorable en français et de préparer peut-être de façon latente des changements ultérieurs. Mais il semble que, dans cette deuxième période, des facteurs liés à l’activité linguistique propre de l’enfant soient dominants, entre autres les qualités phonétiques des mots employés ou la prise de conscience de l’existence possible de deux signes distincts qu’il accole en doublets, la prise de conscience de l’existence de deux systèmes linguistiques homogènes n’étant pas encore apparue.
On peut imaginer pour cette deuxième période des modèles probabilistes qui rendent compte ou non de cette « pression du milieu » et comparer, pour la formation de phrases de trois mots par exemple, les proportions des phrases en français et en dialecte avec les proportions que fourniraient ces modèles.
PROBLÈME N° 1. – Absence d’influence d’une « pression du milieu ».
Modèle : D’une boîte contenant 3/4 de boules blanches et l/4 de boules rouges (stock de l’enfant), on tire au hasard 3 pièces (phrases de 3 mots). Quelle est la probabilité d’obtenir des lots homogènes de 3 boules blanches, de 3 boules rouges et des lots mélangés ?
Les probabilités obtenues sont :
– pour un lot homogène de 3 boules blanches :
P 3B = P3B = (3/4)3 = 27/64 = 42,1 %
– pour un lot homogène de 3 boules rouges :
P 3R = P3R = (1/4)3 = 1/64 = 1,5 %
– pour un lot mélangé :
P BBR + P BRB + P RBB + P RRB + P RBR + P BRR =
3P2B × PR + 3PB × P2R =
3 (P2B × PR + PB × P2R) = 3PB × PR (PB + PR) =
3 × 3/4 × 1/4 (3/4 + 1/4) = 36/64 = 56,2 %
PROBLÈME N° 2. – La « pression directe du milieu » revient à exiger de l’enfant qu’il réponde en français à une communication en français, et en dialecte à une communication en dialecte. Ce serait le cas pour des parents « autoritaires » ou si chaque système linguistique était spécifique d’un interlocuteur ou d’un genre de communication. Le cas le plus connu de ce type est celui réalisé par Ronjat (1913) pour son fils : le père : une langue (le français), la mère : une langue (allemand).
Modèle : On présente à l’enfant soit des plaquettes blanches B, soit des plaquettes rouges R, toutes percées de 3 trous. L’enfant répond en comblant les trous à l’aide des pièces tirées de la boîte. La probabilité de présentation d’une plaquette blanche est PB=2/3, celle des rouges PR=1/3. Le stock de pièces contenues dans la boîte est comme précédemment 3/4 de boules blanches, 1/4 de boules rouges. Quelle est la probabilité de répondre à une plaquette blanche par un lot de 3 boules blanches et à une plaquette rouge par un lot de 3 boules rouges ?
Les probabilités obtenues sont :
– pour 3 boules blanches répondant à une plaquette blanche :
P 3B/B = PB × P3B = 2/3 × (3/4)3 = 9/32 = 28 %
– pour 3 boules rouges répondant à une plaquette rouge :
P 3R/R = PR × P3R = 1/3 × (1/4)3 = 1/192 = 0,5 %
PROBLÈME N°3. – La « pression du milieu » consiste à favoriser l’apparition des mots du système linguistique dominant chez les interlocuteurs d’une façon générale et moyenne, sans qu’il y ait relation directe de la question à la réponse.
Modèle : On peut imaginer un modèle où le stock contenu dans la boîte serait soumis à une influence sélective obéissant à la même proportion que l’usage des deux langues dans le milieu. Les boules sont affectées d’une densité différente : boules blanches, densité=2 ; boules rouges, densité=1. Le champ de pesanteur agissant sur ces boules de densité différente rend compte de la pression du milieu qui est 2/3 pour les boules blanches et 1/3 pour les boules rouges.
La composition du stock s’exprime en poids de la façon suivante :
partie blanche du stock ....... | 3 × 2 = 6 | |
partie rouge du stock .......... | 1 × 1 = 1 |
soit dans les proportions respectives de 6/7 et 1/7.
On extrait de ce stock des séries de 3 boules en imaginant un dispositif qui double la possibilité de sortie des boules blanches par rapport aux boules rouges (par exemple : action d’un champ magnétique sur des boules les unes en bois, les autres en fer). La probabilité de sortie de lots de 3 boules blanches ou de lots de 3 boules rouges peut alors s’exprimer directement en fonction des proportions en poids. Elle sera :
P3B = P3R = (6/7)3 = 216/343 = 62,7 %
P3R = P3B = (1/7)3 = 1/343 = 2,9 %
L’examen des trois problèmes et des modèles respectifs suggère différentes remarques. La formulation du problème 2 ne correspond pas à la situation de l’enfant dans notre étude ; la formulation des problèmes 1 et 3 pourrait y correspondre. Comparons les résultats de l’observation à ceux obtenus à partir du modèle probabiliste :
- problème 1 : français : 42,1 %, dialecte : 1,5 %, mélange : 56,2 % ;
- problème 3 : français : 62,7 %, dialecte : 2,9 %, mélange : 34,4 %.
Ce sont les proportions obtenues pour le modèle du problème 1 qui se rapprochent le plus des données de l’observation dans la deuxième période :
- le grand pourcentage de phrases mixtes de l’enfant correspond effectivement au pourcentage d’apparition de lots de boules mélangés, soit 56 % ;
- par contre, au lieu des 42 % de phrases homogènes françaises que laisserait prévoir le modèle, l’enfant n’en produit qu’environ 20 % ;
- la proportion de phrases homogènes en dialecte se situe en moyenne à 25 % entre 2 ans 6 mois et 2 ans 1 mois ; elle est donc nettement plus élevée que ce que laisse prévoir le modèle qui ne donne que 1,5 %.
Quels peuvent être les facteurs de ces divergences ?
Un premier facteur peut être recherché dans la modification du milieu lui-même. À la rentrée des vacances en septembre (2 ans 6 mois), l’enfant commence à sortir avec sa grande sœur pour jouer dans la cour de la cité avec d’autres enfants. Elle est encore trop petite pour participer à des jeux collectifs et, comme les enfants de cet âge, elle joue surtout pour elle-même au milieu des autres. Chez les enfants de la cité, les usages linguistiques varient dans toutes les proportions possibles entre l’usage purement dialectal et purement français. La proportion du dialecte est en gros plus élevée que dans le milieu familial. L’extension du milieu de vie de l’enfant ne se manifeste en tout cas pas par une modification dans la constitution du stock de mots, ni par une modification des observations qui ont toujours lieu dans le logement. Il faudra pour l’étude de l’évolution ultérieure de l’acquisition linguistique chez cette enfant retenir l’hypothèse d’une inférence de la pression dialectale dans le milieu de jeu sur l’ensemble de l’activité verbale de l’enfant.
Un deuxième facteur peut être dégagé de l’analyse qualitative des mots dialectaux relevés dans les phrases mixtes. Le poids du dialecte dans la production des phrases repose sur 46 mots et plus particulièrement sur 6 mots. Ceux-ci apparaissent comme privilégiés, peut-être par leur structure phonétique mais essentiellement par leur économie. Ceci nous amène à une remarque d’ordre général sur l’apprentissage linguistique. On a trop tendance à parler de l’apprentissage enfantin du langage, il faudrait garder à l’esprit qu’il s’agit de la formation d’un langage de l’enfant. Mis en présence d’un langage complexe, l’enfant retient le matériel nécessaire à sa fonction de communication et souvent crée les mots qui assurent la communication le plus économiquement : pour obtenir du chocolat, Ève utilise /ga/, ce terme n’a aucun homonyme ni en français, ni en dialecte, il ne prête pas à confusion, son usage est maintenu aussi longtemps que les échanges sociaux de l’enfant sont limités à la famille qui accepte cet usage et y répond.
Conclusions
L’apprentissage du langage par le petit enfant en milieu bilingue suit en gros le même rythme que celui de l’enfant unilingue en ce qui concerne les caractéristiques suivantes : nombre de mots, construction des phrases et longueur de la phrase. L’acquisition des différents termes dans chacune des langues suit une progression qui dépend des proportions d’usage des deux systèmes linguistiques dans le milieu familial.
L’observation de détail met en évidence des périodes critiques au cours de l’acquisition. Une de ces périodes critiques se caractérise par la présence de termes dialectaux doublés de leurs synonymes français (doublets), cette période est limitée en durée et se situe autour de 2 ans 7 mois. Une autre période critique se caractérise par la construction de phrases mélangées du point de vue de l’appartenance linguistique des termes utilisés. Cette période commence à 2 ans 6 mois et se continue encore au moment où s’arrête la présente étude, c’est-à-dire à l’âge de 3 ans. L’étude d’un modèle probabiliste simple suggère l’idée que pendant cette deuxième période critique, l’enfant puise plus ou moins au hasard dans le stock unique que constitue l’ensemble de son vocabulaire ; l’étude des termes dialectaux utilisés dans les phrases mélangées suggère l’idée que l’enfant procède selon certaines conditions d’économie pour l’information qu’elle veut transmettre.