Le bilinguisme à l’âge scolaire

DOI : 10.57086/cpe.1363

Notes de la rédaction

Cet article est paru initialement en 1968 : « Le bilinguisme à l’âge scolaire », dans Revue tunisienne des sciences sociales n° 13, Tunis, Publications du C.E.R.S.S., Université de Tunis, p. 129-138.

Texte

Dans le titre de mon exposé « Le bilinguisme à l’âge scolaire », j’introduis deux concepts qui demandent à être définis. Par bilinguisme, j’entendrai « le fait général de toutes les situations qui entraînent la nécessité de l’usage parlé et, dans certains cas, écrit de deux ou plusieurs langues par un même individu ou par un groupe2 ». Cette définition mérite un commentaire. Bilinguisme n’est pas entendu au sens étroit du contact de deux langues mais au sens large, qui est d’ailleurs celui de l’usage le plus répandu, du contact de deux ou de plusieurs langues. La définition que je propose peut donc être appliquée au tri- ou au plurilinguisme. Cette définition implique que, pour la compréhension de l’ensemble du phénomène de bilinguisme, il soit fait appel non seulement à l’analyse des faits proprement linguistiques, ce qui entraîne l’étude structurale du processus de contact et de ses conséquences, mais également aux faits sociologiques qui définissent la situation de contact et sa transformation ainsi qu’aux faits psychologiques qui touchent au locuteur ou au groupe de locuteurs et aux rapports originaux qu’il entretient avec ses différents langages. Par âge scolaire, j’entendrai la période qui correspond à la scolarité primaire dont la durée varie selon les pays : elle commence à 6 ou 7 ans et se termine entre 12 et 16 ans.

Mon exposé suivra un développement qui conduit de l’analyse d’une situation particulière de bilinguisme scolaire en France — le bilinguisme alsacien-français — à la comparaison de différents systèmes scolaires bilingues et de leurs résultats : les systèmes français, suisse, belge et luxembourgeois. Ce développement conduit à mettre l’accent, en première partie, sur les caractéristiques d’un type donné de bilinguisme scolaire et de ses résultats, en deuxième partie, sur les différences de méthodes et de résultats entre des systèmes scolaires bilingues en France, Suisse, Belgique et au Luxembourg.

Voyons d’abord comment peut être abordée l’étude d’un bilinguisme scolaire particulier. Elle comprend en premier lieu la description de la situation linguistique. En Alsace, le bilinguisme est en fait un trilinguisme où sont en contact le dialecte alsacien (dialecte allemand), le français et l’allemand. La figure 1 est indicative des tendances de l’évolution des différents modes d’usage des trois langues en présence. Elle ne prétend pas décrire une situation linguistique, elle souligne simplement la complexité de ses aspects.

Figure 1. Tendances de l’évolution des différents modes d’usage des trois langues en présence en Alsace

Figure 1. Tendances de l’évolution des différents modes d’usage des trois langues en présence en Alsace

Les personnes les plus âgées et les enfants les plus jeunes mis à part, l’ensemble de la population en Alsace sait parler, écrire et lire le français, ce qui n’entraîne pas qu’elle ait effectivement l’occasion de le faire : beaucoup de personnes ne sont amenées à écrire en français que rarement. Le dialecte alsacien n’est courant que sous sa forme parlée, l’existence d’un théâtre, de chants et de poésies en dialecte semble d’un poids négligeable dans le tableau général de l’évolution ; l’allemand est de moins en moins bien connu par la jeune génération : elle peut avoir dans cette région frontalière l’occasion de le parler, elle a l’occasion de le lire car une grande partie de la presse locale est écrite en allemand mais elle n’a pas, ou très peu, l’occasion de l’écrire. Par contre, depuis l’implantation de la télévision, les programmes des émetteurs de la République fédérale d’Allemagne sont souvent choisis, de préférence à ceux des émetteurs français (surtout dans les régions rurales). Il se développe ainsi une forme passive de connaissance de l’allemand : les téléspectateurs comprennent les émissions de langue allemande mais ils n’ont pas l’occasion de s’exprimer eux-mêmes dans cette langue.

Dans le cadre de cette situation linguistique complexe, la situation scolaire est relativement simple : l’école est le domaine du français, la vie extra-scolaire, celui du dialecte. Le bilinguisme scolaire en Alsace correspond à une répartition temporelle et spatiale des usages des deux langues en présence : le français correspond au lieu et au temps de l’école, il n’est pas la langue des grandes vacances ni celle du dimanche, le dialecte correspond à la vie familiale, aux jeux et aux congés, aux relations sociales en général. Pour l’enfant, la place de l’allemand est minime : il n’apparaît pas obligatoirement à l’école3, son importance diminue dans l’enseignement religieux ; à la télévision, il ne requiert qu’un comportement passif. Cette description correspond à la situation dans les campagnes, c’est-à-dire qu’elle concerne la majorité de la population. En milieu urbain, la répartition des usages des deux langues est moins tranchée dans la mesure où la vie extra-scolaire des enfants est plus ou moins largement pénétrée par le français, l’importance de cette pénétration étant en rapport direct avec le niveau socio-économique et professionnel des parents.

En Alsace, la scolarité se fait directement et entièrement en français. Dans le cadre de la politique d’assimilation d’un territoire germanophone, un effort exceptionnel de scolarisation, déjà commencé entre les deux grandes guerres et encore accentué à partir de 1945, a abouti à doter toutes les localités d’écoles maternelles où la quasi-totalité des enfants est scolarisée dès l’âge de 4 ans. Les enfants dont l’acquisition du langage n’est alors pas achevée y apprennent le français, seul langage que l’institutrice soit autorisée à utiliser. Sans développer les aspects particuliers de cet enseignement, retenons qu’il permet aux enfants à leur entrée dans le cycle primaire, à 6 ans, d’apprendre à lire et à écrire le français en français. En principe, à l’école, le recours au dialecte est exclu : le français n’est pas enseigné par traduction ou par association aux termes connus du dialecte mais par référence aux objets nommés eux-mêmes, à des dessins les représentant, à l’image en général et aux activités propres des enfants. La méthode d’enseignement du français est donc directe : on essaye d’installer l’enfant dans un monde « français ».

Dans l’étude de l’acquisition du français à l’école, je distinguerai trois types d’analyses : l’analyse proprement linguistique, l’analyse psycho-pédagogique de l’évolution des connaissances scolaires et l’analyse psychologique. L’analyse linguistique porte plus particulièrement sur les interférences entre les deux systèmes linguistiques en contact. Par interférence, on entend le fait qu’un élément appartenant à l’un des systèmes se retrouve dans l’exercice de l’autre système ; par élément, j’entends ici de manière générale aussi bien un élément du lexique qu’un agencement syntaxique ou des modalités d’opposition phonologique, ce qui implique qu’il y a lieu d’étudier les interférences aux deux niveaux d’articulation de la langue, tels que les a définis A. Martinet4. De manière générale, le bilinguisme en Alsace se caractérise par le fait que ce sont les traits du dialecte alsacien qui se retrouvent dans le français des patoisants, l’interférence du français vers le dialecte restant limitée au seul domaine lexical par le truchement d’emprunts, surtout dans les domaines techniques et politique.

L’analyse au niveau de la première articulation montre que si l’école ne tolère pas l’irruption du vocabulaire dialectal dans le français, elle ne réussit pas à éliminer ni même à contrecarrer l’interférence dans le domaine grammatical et syntaxique. En Alsace, on a une « fixe idée » (l’adjectif comme en allemand précède le substantif) et on ne met jamais plus qu’une seule négation (comme en allemand où la division « ne … pas » n’existe pas) ; on pourrait multiplier ces exemples. Il y a cependant une évolution nette entre le français parlé par les enfants de 7-8 ans et celui des enfants de 14 ans. Dans les premières années de scolarité, l’adjectif de couleur aussi précède le nom (« elle a un bleu tablier »), l’ordre du syntagme complétif est inversé (« le forgeron sa maison »), le verbe ou le participe passé est rejeté en fin de phrase (« elle va dans la cour à la corde sauter », « elle a une gifle reçu »). Ces interférences ont pour résultat de grossir le rang des alsacianismes courants chez les patoisants qui parlent ou écrivent en français, car ils se manifestent également dans la forme écrite. L’école réussit à corriger ces interférences mais pour un temps seulement et elles réapparaissent dès la fin de la scolarité, surtout chez les adolescents qui n’ont plus que rarement l’occasion de parler français. Les interférences sont cependant toujours moins nombreuses en français écrit qu’en français parlé.

Le français parlé en Alsace se caractérise par ce qu’il est convenu d’appeler « l’accent alsacien » : il s’agit là du résultat d’interférences qui se jouent au niveau de la deuxième articulation. Dans un récent travail, Philipp5 étudie de près un cas d’interférence phonologique : le transfert du système phonologique du dialecte alsacien — parlé à Blaesheim — sur celui du français. Philipp montre que « bien que les deux systèmes soient différents l’un de l’autre, le patoisant réussit à parler le français sans modifier la qualité des phonèmes et sans augmenter beaucoup le nombre des unités distinctives de son propre parler », le dialecte alsacien (op. cit., p. 123). L’accent alsacien repose sur deux catégories de faits : une catégorie touchant directement la réalisation des phonèmes et le fonctionnement du système phonologique et une catégorie touchant la place de l’accent tonique. En français, l’unité d’accentuation est le mot ou le groupe de mots dont la dernière syllabe porte un accent d’intensité, dans les langues germaniques par contre l’unité d’accentuation n’est pas le groupe rythmique mais le lexème dont une seule voyelle, généralement la première, reçoit l’accent. L’interférence de l’accentuation dialectale sur celle du français se manifeste par la présence, inattendue, de l’accent tonique sur la première syllabe de chaque lexème, ce qui a pour conséquence de multiplier les incidences d’accent :

  en français   une grande maison blānche
  en français patoisant   une grānde māison blānche

L’interférence au niveau des systèmes phonologiques relève d’une analyse plus complexe dont il n’est pas possible de donner le détail ici. Disons que « le bilingue remplace un certain nombre de combinaisons françaises par des combinaisons de son parler qui lui sont plus familières… ainsi, il ne s’habitue pas à la corrélation de sonorité du système consonantique français. Aux combinaisons françaises dont le seul trait distinctif est la sonorité, il substitue les combinaisons de son parler pour lesquelles la distinction repose sur la durée vocalique » (op. cit. p. 129).

  Français   Dialecte
  f s š   f s š
  v z ž   v / /
          s, z, š, ž  sont confondues
          en toutes positions

Alors que la scolarité réussit à intervenir sur les interférences grammaticales et syntaxiques, elle reste sans effet sur les interférences phonologiques. Dans la mesure où le patoisant est littéralement sourd à certaines oppositions du système phonologique français, il continue à appliquer sans plus les oppositions du système dialectal. Ces interférences d’infrastructure psycho-physiologiques — l’audition et la perception sont en cause — se répercutent dans le domaine des connaissances à acquérir, et plus particulièrement dans le domaine de l’apprentissage de l’orthographe. Jusque vers 10 ans, les enfants continuent à confondre, également à l’écrit, les consonnes sourdes et sonores. Mais ces confusions s’éliminent dans la mesure où l’orthographe française est, de manière générale, très distante de la prononciation et où l’enfant apprend un système d’écriture dont les rapports avec la prononciation sont réduits. Disons que pour les patoisants, ces rapports sont encore plus réduits que pour les francophones.

Dans ses grandes lignes, l’évolution des connaissances scolaires en Alsace peut se caractériser de la manière suivante : le bilinguisme ne l’affecte pas en ce qui concerne les matières autres que le français : le calcul, l’histoire, la géographie, etc. En ce qui concerne l’acquisition du français, un travail de comparaison entre les connaissances de patoisants alsaciens et d’unilingues français de Bourgogne, mené uniquement en milieu rural6, a permis d’établir les faits suivants. Les connaissances en vocabulaire estimées par un test que j’ai établi moi-même sont significativement7 plus élevées chez les unilingues à l’entrée à l’école primaire, elles le restent jusqu’à 12 ans. Mais à partir de cet âge, les connaissances des bilingues rejoignent celles des unilingues ; pour la compréhension de textes français estimée par le test de P. Rennes, l’évolution est parallèle. En ce qui concerne l’usage du français écrit (rédaction de textes à partir d’une série d’images) ou du français oral (histoire racontée à partir d’une série d’images) avant 8-9 ans, les possibilités réduites de narration interviennent plus que les connaissances linguistiques pour modeler un récit qui témoigne surtout d’une certaine étape de la mentalité de l’enfant. Vers 10 ans, le français des patoisants est relativement maladroit (interférences grammaticales et syntaxiques), mais par la suite, leur français écrit se caractérise par une certaine lourdeur, une sorte d’académisme, alors que celui des francophones est constamment envahi par des tournures non académiques, patoisantes ou argotiques, de leur français parlé courant.

Figure 2. Variations du nombre de synonymes reconnus en fonction de l’âge

Figure 2. Variations du nombre de synonymes reconnus en fonction de l’âge

En traits fins : variations du Quotient Intellectuel (test de Cattell « culture free »)

Au cours de la même étude, j’ai comparé le Q.I. des unilingues et des bilingues : il n’y a aucune différence entre les deux groupes, et cela quel que soit l’âge, à condition de retenir pour l’évaluation de l’intelligence un test qui ne fasse pas intervenir les connaissances dans la deuxième langue (ici le test « culture free » de R. B. Cattell).

Des comparaisons faites au moment de l’entrée au service militaire entre les connaissances en français de recrues alsaciennes et de recrues d’autres départements unilingues français montrent que 6 ans après la fin de la scolarité primaire, les connaissances en français (connaissances en vocabulaire, compréhension de textes, capacité de rédiger, orthographe, etc.) sont dans tous les cas déterminées par l’appartenance socio-professionnelle de la recrue et non par le fait d’être bilingue ou unilingue8. Les recrues d’origine rurale perdent très rapidement un grand nombre de connaissances acquises pendant la scolarité parce qu’elles n’ont plus jamais l’occasion de les appliquer. Chez les recrues d’origine urbaine, le maintien des connaissances dépend également des possibilités que l’exercice professionnel fournit pour leur application, les métiers purement manuels étant à cet égard les moins favorisés.

En Alsace, on est donc en présence d’un cas extrême de bilinguisme scolaire, avec un enseignement donné entièrement dans la deuxième langue de l’enfant, langue qu’en milieu urbain il a de plus en plus souvent l’occasion d’entendre et d’utiliser mais qui en milieu rural reste pratiquement absente de son expérience extra-scolaire quotidienne. Dans les conditions scolaires en vigueur, avec les deux années d’école maternelle introductives à l’usage du français, les conséquences du bilinguisme peuvent être caractérisées de la manière suivante : la scolarité ne réussit pas à remédier aux interférences au niveau de la deuxième articulation, elle y réussit partiellement au niveau de la première ; avec un handicap au départ, et qui ne s’élimine que progressivement, les connaissances acquises par les enfants atteignent, en fin de scolarité, le même niveau qu’en conditions unilingues françaises. Après la fin de la scolarité, les conditions socio-économiques et professionnelles comptent plus pour le maintien des connaissances que le fait d’être unilingue francophone ou patoisant bilingue.

Les différents bilinguismes — milieu scolaire, milieu extra-scolaire — que j’ai eu l’occasion d’étudier dans d’autres pays européens constituent en face du bilinguisme scolaire en Alsace des situations à la fois moins radicales du point de vue pédagogique et plus complexes du point de vue du contact des langues. Prenons par exemple le cas de la Suisse allemande (Canton de Berne) : l’enfant entre à l’école à 7 ans, il apprend à lire et à écrire dans le langage même qu’il parle : [švi.tsərdy.tš] (« Schwyzerdütsch »). Ce n’est qu’au cours de la deuxième année scolaire, c’est-à-dire à partir de 8 ans que les maîtres commenceront à exercer en allemand (Hochdeutsch) et qu’ils passeront à la lecture et à l’écriture de l’allemand, mais certains enseignements sont encore donnés dans le dialecte suisse, en particulier le calcul. À partir de la 4e année scolaire, des matières comme l’histoire et la géographie seront elles aussi enseignées en allemand. La deuxième langue, français ou italien, est introduite à partir de 12 ans. La scolarité primaire étant obligatoire jusqu’à 16 ans, l’enfant a l’occasion au cours des quatre dernières années scolaires d’atteindre à des connaissances suffisantes dans la seconde langue pour lui permettre de la lire, de l’écrire et de s’en servir, les connaissances acquises se maintenant dans la mesure où elles trouvent à s’exercer. Les autorités suisses que j’ai pu rencontrer définissent cette situation comme une situation de trilinguisme scolaire. Une des caractéristiques de la mentalité suisse est la tolérance linguistique, une autre caractéristique est la conviction que la Suisse doit une part de sa forte position commerciale et bancaire, donc politique, au trilinguisme de la plupart des Suisses. Toutes choses égales par ailleurs, en Suisse allemande la motivation pour apprendre le français est supérieure à la motivation pour apprendre l’allemand en Suisse francophone, les résultats scolaires pour le français en Suisse allemande sont également supérieurs aux résultats scolaires pour l’allemand en Suisse française.

La comparaison entre deux villes situées toutes deux sur la frontière linguistique et à une trentaine de kilomètres l’une de l’autre, Fribourg et Bienne, montre que dans les deux cas c’est la minorité linguistique qui est la plus motivée pour apprendre le langage de la majorité mais qui se sent également la plus brimée et qui, dans le domaine de la politique municipale par exemple, se manifeste comme un groupe d’opposition (quel que soit le bord politique).

En Belgique, la scolarité se fait en français dans le sud francophone de la Belgique, en néerlandais dans le nord flamand. Dans les deux régions, la seconde langue, respectivement le néerlandais et le français, est enseignée à partir de la 3e année scolaire. Dans la partie flamande du pays, l’acquisition du français est socialement et culturellement valorisée. C’est la connaissance du français qui permet le départ vers le sud industriel ou vers la capitale et en tout cas l’accès à toutes les carrières dépendant de services d’État. Dans la partie francophone, le néerlandais est peu valorisé. Les parents d’élèves ressentent comme une injustice l’obligation où sont mis leurs enfants d’apprendre le néerlandais et souhaitent avoir le choix entre le néerlandais et l’anglais par exemple, ce qui leur permettrait d’opter pour l’anglais. Ces rapports ont beaucoup évolué ces dernières années :

1. du fait de campagnes politiques, les Flamands ayant à leur tour pris comme mot d’ordre la lutte contre l’obligation d’apprendre le français et se rebellant en fait contre la suprématie culturelle du français sur le néerlandais et le flamand ;

2. du fait de changements dans l’infrastructure socio-économique du pays dont le nord flamand, longtemps agricole et excédentaire de main-d’œuvre, évolue par l’industrialisation vers un statut de région demandant de la main-d’œuvre. Il reste qu’une comparaison que j’ai pu faire en 1959 dans la grande banlieue de Bruxelles entre des groupes d’enfants de langue maternelle française apprenant le néerlandais montre que sur une période d’égale durée, avec un matériel pédagogique et un personnel enseignant d’égale valeur, les petits Flamands font de rapides progrès en français alors que les petits francophones refusent de retenir le moindre vocabulaire néerlandais.

Au Luxembourg, la scolarité primaire commence à 6 ans ; les enfants apprennent à lire et à écrire en allemand mais au cours des deux premières années scolaires, les instituteurs peuvent s’adresser à eux en dialecte bien qu’il leur soit recommandé de le faire le moins souvent possible. Le dialecte luxembourgeois est la langue courante des enfants dans leur milieu familial. L’allemand est considéré comme une seconde langue mais le calcul est enseigné en allemand dès l’entrée à l’école et les maîtres s’adressent aux élèves en allemand le plus tôt possible pour les matières principales. Le français est enseigné comme seconde langue obligatoire à l’école primaire à partir de 7 ans et demi (2e semestre de la 2e année scolaire), mais avec des programmes identiques, la différence des résultats atteints selon le milieu, urbain ou rural, est très grande et en faveur du milieu urbain. Dans les villes, le français, et par conséquent le travail scolaire concernant le français, est particulièrement favorisé dans les couches sociales qui désirent une éducation secondaire, voire supérieure, pour leurs enfants. En effet, et c’est là une particularité du système scolaire luxembourgeois, alors que l’allemand occupe une place prépondérante à l’école primaire, l’école secondaire est française. Cette particularité est due à l’évolution historique des cinquante dernières années en Europe : le Luxembourg, petit pays germanophone (330 000 habitants) se trouve économiquement et géographiquement rattaché par son industrie au complexe sidérurgique franco-lorrain et non au complexe allemand de la Ruhr ; par ailleurs, les deux grandes guerres et le rôle qu’y a joué l’Allemagne ont conduit le Luxembourg à se tourner vers la France plutôt que vers l’Allemagne pour la formation de ses cadres.

 

La revue de ces différents types de bilinguismes scolaires nous ramène au thème de ce colloque « Les tâches de la linguistique dans les pays plurilingues ». Je ne fais que mentionner ce qui a déjà été développé : la nécessité de descriptions valables des différentes formes parlées, des phénomènes de contact dans toutes les situations de bi- ou de trilinguisme, mais je me permets d’insister sur la nécessité qu’il y a de replacer ces descriptions dans le cadre plus général d’une étude globale des situations linguistiques. Il s’agit de promouvoir des recherches où des analyses faites du point de vue de disciplines comme la sociologie et la psychologie viennent compléter les analyses linguistiques. Il a été question ici, dès le premier jour de ce colloque, du rôle de la linguistique dans l’élaboration d’une prospective pédagogique. En effet, il ne s’agit pas seulement de savoir quels sont les rapports linguistiques, sociologiques, psychologiques qui définissent une situation donnée mais il s’agit de prévoir comment cette situation peut évoluer en vertu des rapports qui la constituent déjà et surtout en vertu de changements que de propos délibéré l’on introduirait : je pense plus particulièrement à des changements dans le domaine pédagogique, dans le domaine des grands moyens de diffusion, radio, presse, télévision.

La linguistique occupe actuellement une position de pointe dans les sciences humaines, mais les linguistes ne pourront valablement faire entendre leur voix, et je pense qu’ils ne la feront entendre que dans la mesure où ils deviendront les promoteurs d’études interdisciplinaires, d’efforts de synthèse entre des approches diverses. Ce serait une très bonne chose d’introduire l’enseignement de la phonétique et de la phonologie dans les écoles de formation d’instituteurs — même en France ce n’est pas encore réalisé — mais c’est une mesure non proportionnée aux questions qui sont en fait posées et dont certaines ont été soulevées ici, par exemple celle du maintien d’une scolarisation en français dans un pays arabophone. C’est généralement au moment où la solution d’un tel problème devient urgente que l’on se tourne vers le psychologue et qu’on le somme de se prononcer : le bilinguisme pour les enfants, pour le développement de leur intelligence, pour leur formation en général, est-il favorable ou défavorable ? J’entends répondre à une telle question : le bilinguisme ne peut être affecté d’un signe + ou d’un signe – , ni en général, ni dans le cas de l’enfant ; ce sont les conditions de réalisation, les conditions de fonctionnement du bilinguisme qui sont bonnes ou mauvaises. Il est largement démontré que le petit de l’homme peut être bilingue ou le devenir sans aucun danger psychologique, la question justement n’est pas là. La question est de savoir comment ce bilinguisme est promu : dans la famille ou à l’école, dans des classes de 25 ou de 40 élèves, avec des maîtres qualifiés ou non et surtout pour quoi faire on le favorise : des têtes bien pleines ou des têtes bien faites, une politique de prestige d’une scolarisation bilingue ou la politique réaliste d’une scolarisation qui prépare aux besoins de la communication dans une population bilingue. Problèmes qui dépassent sans doute fort largement le thème de ce colloque mais en constituent néanmoins la toile de fond. Il n’y a pas de solution prête à l’avance : c’est pourquoi il semble préférable de renoncer à l’idée si répandue que l’on pourrait promouvoir d’un seul coup le système scolaire qui serait le plus favorable. La mise à l’épreuve de méthodes nouvelles est indispensable ; procéder par étapes n’est pas une perte de temps, mais un gain de temps et sûrement aussi d’argent. Peut-être aussi sera-t-il plus facile de débloquer des crédits restreints pour faire du travail expérimental avant de débloquer les crédits très élevés qu’exigerait une réforme complète.

Annexe

Discussion

M. Garmadi : Quelle est la proportion des gens qui, dans les situations étudiées par vous, possèdent parfaitement les deux systèmes linguistiques, c’est-à-dire de ceux qui arrivent, au bout d’une scolarité normale, à évoluer aussi à l’aise dans l’une que dans l’autre langue ? N’y a-t-il pas finalement dans ces situations bilingues suprématie de l’une des deux langues sur l’autre, suprématie due au contexte culturel et socio-économique dans lequel évolue l’individu ? Si ce que je dis là est vrai, et si on aboutit à une minorité pour laquelle le bilinguisme est une richesse très grande, le problème peut alors se poser dans les pays en voie de développement, car il s’agit de pays dont l’une des plus grandes préoccupations est la démocratisation des situations sociales, économiques et psychologiques.

Si donc, les conclusions, au point de vue de la recherche internationale sur les situations linguistiques bilingues que vous avez observées, tendaient à démontrer que seule une minorité, de part sa situation culturelle et socio-économique, de part des motivations poussant vers la préférence pour telle ou telle langue de prestige et de grande civilisation, était seule capable d’évoluer à l’aise aussi bien dans sa langue première que dans sa langue seconde, cela serait assez important pour nous, car cela nous obligerait ici en Tunisie et dans tous les pays en voie de développement d’une façon générale à poser le problème autrement que nous ne le faisons actuellement.

Mme A. Tabouret-Keller : Vous soulevez là un très gros problème qui est celui de l’accès à la culture. Je ne pense pas qu’actuellement sur terre, il y ait un seul pays où on puisse dire que tout le monde, de la même façon, accède à un niveau culturel élevé, parce que les possibilités individuelles, au départ, ne sont pas les mêmes. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il est essentiel de garantir à chaque enfant les mêmes possibilités pour accéder à ce niveau intellectuel élevé ; mais il ne faut pas se faire d’illusion sur le fait que, garantissant ces mêmes possibilités au départ à tous les enfants — ce qui est effectivement la solution démocratique —, on fera de tous ces enfants des génies.

Dans toutes les populations les dons sont répartis d’une façon inégale, et vous aurez toujours à la fin de la scolarité un certain nombre d’enfants qui en auront profité plus que d’autres, en dehors de toute considération économique ou professionnelle.

M. Garmadi : Certes, mais est-ce que le fait de partir, dans une situation bilingue, avec un élément de difficulté en plus ne finit-il pas par favoriser les plus doués au détriment de ceux qui le sont moins ?

Mme A. Tabouret-Keller : De toutes les façons, ils sont favorisés.

M. Garmadi : Bien sûr, mais l’adjonction d’une difficulté en plus n’est-elle pas de nature à défavoriser davantage les moins doués ?

Mme A. Tabouret-Keller : Je ne pense pas qu’elle creuse l’écart.

M. Martinet : Je me permettrais d’intervenir dans cette discussion, en pensant à une étude faite par Mme A. Tabouret-Keller. Il s’agit d’un chapitre de thèse, où Mme A. Tabouret-Keller étudie le parler d’une petite ville alsacienne qui, pendant très longtemps, ne se rend pas compte qu’elle est bilingue. Elle emploie dans une même phrase des mots alsaciens et des mots français.

Je me demande, à un niveau plus avancé, si le bilinguisme n’a pas très souvent, dans le cas d’un Tunisien, un rôle de supplétion, c’est-à-dire si le bilinguisme n’apparaît pas sous la forme supplétive. M. Garmadi se demandait tout à l’heure s’il n’y aurait pas une langue qui l’emporterait sur une autre. Je serais tenté de le croire si M. Garmadi lui-même ne se sentait pas plus à l’aise en français pour parler de linguistique, et plus à l’aise en arabe dans certains autres domaines.

J’ai un ami qui est d’origine hongroise, qui a fait ses études de médecine en allemand à Vienne, et qui maintenant vit en Amérique.

C’est donc un homme qui parle parfaitement trois langues, dans trois domaines différents et exclusifs : dans le domaine des contacts humains directs, il parle anglais ; dans le domaine professionnel correspondant aux nouvelles acquisitions des sciences médicales, il parle également anglais car il serait incapable de s’entretenir de certains problèmes médicaux nouveaux en allemand, mais dans celui de la médecine traditionnelle, il peut parler allemand et enfin il plaisante de temps en temps en hongrois.

La situation qui paraîtrait anormale dans une situation de bilinguisme serait précisément le bilinguisme total et parfait car il y aurait là beaucoup de gâchis.

Dans la plupart des situations que j’ai connues en Amérique ou ailleurs, il y a incontestablement supplétion : c’est-à-dire qu’il y a une langue qui sert en priorité dans certains domaines et d’autres langues qui servent en priorité dans d’autres domaines.

M. Skik : Quelles seraient les conséquences si on maintenait telle langue pour un domaine, telle autre langue pour un autre domaine ? En Tunisie, ceci se ramènerait à cantonner l’arabe aux domaines familiers et quotidiens et à lui refuser l’accès aux domaines techniques, par exemple.

M. Martinet : Mais M. Skik, en ce moment, je ne suis pas en train de discuter le caractère désirable ou non désirable de la chose. Nous avons discuté, après la conférence de Mme Tabouret-Keller, de problèmes psychologiques, de bien-être humain. Nous nous demandons si le bilinguisme est néfaste ou non pour l’individu. Est-ce que vous, qui êtes bilingue, vous n’avez pas le sentiment qu’en fait ce bilinguisme n’est pas un parallélisme parfait entre deux instruments linguistiques ?

Je suis moi-même plurilingue. J’ai eu le sentiment, lorsque j’enseignais en Amérique, qu’il y avait des domaines de la linguistique où je m’exprimais plus facilement en anglais qu’en français, parce que j’avais travaillé ces domaines-là en anglais. Cela peut changer d’ailleurs rapidement : actuellement, dans ces mêmes domaines, après que j’ai enseigné pendant dix ans ces sujets-là en français, je crois que je m’exprimerai beaucoup plus facilement en français.

Il est bien évident qu’on peut modifier une situation. Si pareil désir se manifestait dans un pays comme la Tunisie, à savoir celui de promouvoir une même langue pour tous les emplois scientifiques et autres, cela est alors une autre question.

Je dirai simplement que les bilingues se font quelquefois des idées sur leur malheur ou leur bonheur : l’exemple du Luxembourg et de la Suisse est intéressant.

Je me rappelle avoir lu dans la déclaration d’un Luxembourgeois, un passage qui disait : « nous autres nous sommes malheureux, nous avons trois cordes à notre arc, mais toutes sont lâches », alors que les Suisses, au contraire, se sentent admirablement dans leur peau de trilingues.

Mme Tabouret-Keller : J’ai eu l’occasion de rencontrer en Suisse un écrivain connu qui écrit des romans et des pièces de théâtre : c’est un Suisse-Allemand qui écrit en français. Il est parfaitement à l’aise dans son bilinguisme. Il jure comme un charretier en suisse-allemand et écrit des pièces de théâtre en français.

M. El Ayeb : Est-ce que vous avez pensé éventuellement à une enquête qui serait menée sur des intellectuels bilingues pour savoir dans quelle langue ils pensent ? Est-ce que les psychologues peuvent nous aider dans ce domaine ?

Mme Tabouret Keller : Je ne pense pas qu’il y ait de parfaits bilingues, et il serait assez grave d’en rencontrer, car cela relèverait du domaine de la pathologie.

Maintenant, pour ce qui est de savoir dans quelle langue on pense, il s’agit du problème da la possibilité d’usage de l’instrument oral : on voit très mal quelqu’un penser admirablement qui n’aurait jamais l’occasion d’écrire ou de dire sa pensée.

M. Martinet : Il y a tout de même un décalage. Je connais un jeune linguiste de grande valeur, Luis Prieto, qui pendant très longtemps a fait de la linguistique en chambre, à Cordoba, en Argentine, sans s’exprimer, parce qu’il n’avait pas d’auditoire. Il a avancé très loin dans ses théories, mais lorsqu’il s’est agi ensuite de les exprimer, il a rencontré des difficultés considérables, accentuées par le fait que cette expression lui était réclamée en français, puisqu’il était à Paris.

Mais il me semble qu’il doit y avoir un décalage entre la pensée et l’expression.

Mme Tabouret-Keller : On entre dans le domaine de la psychologie clinique : si on prend les deux catégories des obsessionnels et des hystériques, on aura chez les obsessionnels une très grande facilité à parler, et tout chez eux sera symbolisé, alors que dans le grand groupe des hystériques, on aura, au contraire, une conceptualisation dans le domaine de l’imaginaire, et il y aura une certaine difficulté, dans ce groupe, de passer au plan du symbolisme.

M. Wittwer : Je voudrais faire une remarque à propos du langage et de la pensée : il m’est arrivé, pas plus tard qu’hier soir, une curieuse aventure à propos du problème du langage. Je me suis engagé dans l’initiation des étudiants à la théorie des ensembles. Et c’est ainsi qu’à propos du phénomène d’inclusion et d’intersection, nous nous sommes trouvés brutalement en face de la possibilité de penser de quatre façons.

Quand vous exposez la théorie des ensembles, vous pouvez raisonner au moyen du langage. Il y avait un problème d’intersections, le problème des boules blanches, des boules argentées, d’autres en bois et enfin d’autres creuses. On se met à jouer sur les inclusions sur toutes ces boules. On peut faire le raisonnement en disant : si les boules sont à la fois argentées et creuses et si un autre ensemble de boules sont à la fois argentées et en bois etc. et illustrer ainsi les problèmes des inclusions.

Donc là, on s’appuie sur le langage pour jouer sur le problème des inclusions. Quand j’ai préparé le cours, j’ai utilisé à un certain moment le langage langue et puis j’ai employé un deuxième langage qui est celui des cercles, c’est-à-dire qu’on représente l’ensemble par des ronds, qu’on fait l’intersection, et qu’on essaie de comprendre le problème des inclusions et des intersections au moyen d’une « Gestalt ». À ce moment-là, on n’utilise pas le langage langue mais l’imagerie visuelle parce que quand on en est encore à l’initiation, il faut utiliser l’imagerie.

Donc jusque-là, nous avons deux formes de langage. S’appuyer sur les données du langage langue, et s’appuyer ensuite sur l’imagerie. On peut enfin s’appuyer sur le formalisme – c’est-à-dire, par exemple A inclus dans B etc. – Ici on a un autre langage qui est d’ailleurs un langage écrit, un langage d’opérateur, le langage formel par excellence.

Le problème fondamental psychologique était le suivant : comment arriver au maniement final qui est le maniement noble chez les logiciens, et qui se caractérise par le fait d’abandonner le raisonnement par le langage langue et par le langage visuel pour arriver finalement à utiliser le langage purement formel et algorithmique ?

Le problème est le suivant : serait-il possible d’avoir un logicien qui n’aurait pas appris le langage parlé et auquel dès l’âge de 2/3 ans, on aurait enseigné un langage formel ? Mais pour ce faire, toujours faut-il passer par l’imagerie visuelle.

On fait la théorie des ensembles à l’école maternelle, mais on le fait au moyen des objets, ce qui constitue une sorte de quatrième langage, celui des objets.

Je pense qu’il faut passer par les différents langages pour arriver à ce formalisme.

Par conséquent, quand on parle du problème des rapports du langage et de la pensée, il me semble que le passage par le langage langue dans l’espèce humaine est nécessaire. Peut-être que les Martiens, eux, peuvent se passer du langage langue et arriver directement au formalisme. Mais c’est là une question d’espèce. Pour l’espèce humaine, on ne peut pas s’en passer pour atteindre le formalisme, qui est un autre langage qui, en quelque sorte, n’a pas d’histoire ou dont l’histoire est une lutte permanente contre l’histoire. Les logiciens visent en effet à établir un langage atemporel, alors que toutes nos langues, au contraire, ont cet énorme passé culturel… Je pense finalement qu’il existe des modes de pensée sans langage langue, mais que pour y arriver, dans l’espèce humaine, il a fallu vraisemblablement passer par là.

N’étant pas un formaliste de métier, j’avoue que je fais très souvent des raisonnements verbaux pour arriver au formalisme, lequel à ce moment-là me montre incontestablement une plus grande souplesse que le langage langue.

En revanche, si on prenait le domaine de l’affectif, il est évident que le langage langue reprendrait son importance pour le mode de pensée.

M. Fitouri : Je voudrais demander à Mme Tabouret-Keller, dont l’exposé m’a beaucoup passionné, certaines précisions concernant son enquête menée auprès des petits Bourguignons et des petits Alsaciens. Vous avez opéré en milieu rural de façon à avoir des niveaux socio-culturels et socio-économiques équivalents. Il aurait été peut-être intéressant de passer ensuite à un deuxième stade de documentation et d’établir des comparaisons entre des enfants ruraux alsaciens et des enfants citadins alsaciens afin de voir comment évoluent deux groupes bilingues de niveaux socio-culturels et socio-économiques différents, et afin de rapporter le tout aux enfants bourguignons. Car ce qu’on constate dans un pays comme la Tunisie, c’est que le phénomène du bilinguisme doit toujours se référer au phénomène de biculturalisme, c’est-à-dire qu’on doit toujours se référer au niveau socio-culturel des individus. Et j’ai pu, en suivant assez longtemps une promotion d’élèves du Primaire de la 1re à la 5e année, constater qu’à partir du moment où il y a apprentissage du français, c’est-à-dire en 3année de l’enseignement primaire, il y a des différences énormes qui éclatent entre divers niveaux socio-culturels. Il faut rappeler que ceci s’est passé en opérant dans une ville comme Tunis.

J’ai utilisé un test verbal qui permet de mettre les enfants à égalité, car on peut le donner dans la langue maternelle, c’est à dire ici en arabe dialectal. Et j’ai pu constater qu’au-dessous d’un certain niveau socio-culturel et socio-économique, le bilinguisme peut être considéré comme un mal. On a vu des enfants non seulement stagner mais régresser pour ce qui est du résultat du test, ce qui est grave. Par contre, au-dessus d’un tel niveau, l’apprentissage du français devient un stimulant extraordinaire. On a vu ainsi des enfants faire des bonds considérables, pour ce qui est de leurs résultats scolaires, à partir du moment où ils se mettent à apprendre le français.

Pour exprimer tous ces phénomènes, il faudrait les ramener à la situation qui est nettement antérieure à la situation bilingue. Il ne s’agit pas de l’apprentissage d’une deuxième langue, mais surtout de l’acclimatation de l’enfant à des notions culturelles qu’il a pu acquérir par l’intermédiaire de sa langue maternelle même.

On peut être « biculturé » tout en étant unilingue : c’est une situation qui peut paraître un peu paradoxale, mais je suppose que l’enfant qui habite le quartier du Belvédère et qui est d’un niveau socio-économique assez élevé a été déjà acclimaté à des notions culturelles qui proviennent de la culture occidentale, sans apprendre le langage français correspondant à ces notions. Ensuite, une fois l’apprentissage du français commencé, l’enfant se sent beaucoup plus à l’aise, alors que l’enfant qui vient des quartiers pauvres se sent absolument dépaysé.

Par ailleurs, je crois qu’il faut faire des distinctions entre différents bilinguismes : bilinguisme alsacien, belge etc.

En ce qui concerne la Belgique, on peut faire des comparaisons beaucoup plus précises avec la Tunisie : le pays flamand est un pays sous-développé par rapport au pays wallon. C’est le pays agricole par excellence, c’est aussi le pays de la pauvreté.

Mme Tabouret-Keller : C’est un pays qui a quand même évolué, la natalité est beaucoup plus forte maintenant.

M. Fitouri : Mais sur le plan industriel, le pays est presque dépourvu de tout, et même sur le plan politique, les partis progressistes ne sont pas nombreux en pays flamand. C’est la main mise de l’Eglise sur le pays. Il y a là des phénomènes qui peuvent nous donner des indications sur le niveau socio-culturel des gens.

Il y a un autre phénomène : c’est celui du prestige attaché à la langue. Lorsqu’il y a bilinguisme, il y a généralement deux situations différentes : une langue de plus grand prestige en face d’une langue de moindre prestige.

L’exemple que vous avez cité et qui concerne deux classes de la même école où les motivations pour l’apprentissage de telle ou telle langue sont différentes est un exemple que nous voyons quotidiennement en Tunisie.

D’ailleurs nous aboutissons à cette situation paradoxale en apparence, c’est que l’enfant tunisien qui passe peut-être deux fois plus de temps à apprendre la langue arabe que la langue française, se sent, au niveau du baccalauréat, beaucoup plus proche de la langue française que de la langue arabe pour s’exprimer spontanément, même quand il n’a pas acquis les mécanismes essentiels de cette langue française.

Il y a là le phénomène du prestige attaché à telle ou telle langue. Évidemment, le prestige de la langue arabe n’est pas réduit à zéro, mais c’est un prestige qui est attaché au passé, à la culture et à l’histoire arabe ancienne et même récente, le passé de la lutte nationale par exemple où la langue arabe constituait un symbole et un instrument de lutte. Mais le prestige du français me semble quand même plus grand.

Pour ce qui est de la pathologie que M. Garmadi a soulevée, il y a au moins deux auteurs qui ont travaillé là dessus : Selim Abou, avec sa thèse sur « le bilinguisme franco-arabe au Liban » et un travail non édité jusque-là, celui de M. Consci, qui a travaillé sur le ralentissement des tests de lecture chez les enfants libanais. Il a constaté chez les enfants bilingues libanais, que la lecture du français était nettement ralentie par rapport aux enfants unilingues.

Mais là, je reste un peu sceptique : car ces troubles (bégaiement, ralentissement de la lecture, etc.) doivent être attribués aux méthodes pédagogiques plutôt qu’au bilinguisme lui-même, puisqu’on constate en fait qu’il y a des bilingues qui peuvent lire beaucoup plus vite que des unilingues.

Donc il est difficile de savoir ce qui est à mettre sur le compte du bilinguisme et ce qui est à mettre sur celui de la pédagogie. Mais, en tous les cas et pour ce qui est des cas précis que j’ai pu signaler, on peut dire que dans la mesure où le contexte social et culturel est un contexte favorable, dans la mesure où on a affaire à un bon maître et que le travail pédagogique se passe dans de très bonnes conditions, le bilinguisme pour un pays sous-développé est un stimulant.

Vous nous avez parlé du test de vocabulaire et vous avez remarqué que le bilingue avait beaucoup plus de mots à sa disposition, mais que son discours était lourd…

Mme Tabouret-Keller : Il n’a pas beaucoup de mots différents, mais il a beaucoup plus de mots pour dire la même chose.

M. Fitouri : Mais à ce moment là, il y aurait d’autres rapprochements à faire…

Mme Tabouret-Keller : Les Alsaciens parlent le français n’importe comment.

M. Fitouri : Mais vous avez opéré au niveau du Primaire je suppose, donc à un niveau où le mécanisme linguistique n’a pas été encore bien acquis et où le niveau d’expression n’est pas encore affiné.

Mme Tabouret-Keller : Vous savez, pour le garçon qui sort de l’école à 14 ans et qui devient cultivateur, le niveau d’expression ne va pas beaucoup s’affiner.

M. Fitouri : Je me demande quand même si le bilingue, ayant à sa disposition deux systèmes de communication et, partant, deux systèmes de référence à la culture, si, à un certain moment, ces deux systèmes ne provoquent pas chez lui un enrichissement de la personnalité et ne mettent pas à sa disposition des modes d’expression beaucoup plus riches et variés.

Je pense notamment à la culture arabe et surtout à la production de gens qui sont bilingues, qui ont produit en arabe et qui ont été à l’origine de la rénovation de cette culture (Taha Hussein, El Aqqad, etc.).

Je pense aussi à une autre catégorie de producteurs, celle des gens qui ont produit en français, dans des pays comme l’Algérie : le style de Malik Haddad, par exemple, n’est pas le style des classiques français ni celui des écrivains contemporains français. Il y a chez lui une certaine coloration de l’expression et de la pensée qui ne peut s’expliquer que par l’apport du dialecte et de la culture algériennes, qui sont passés par le canal de la langue française.

À ce moment-là, on peut se demander si les possibilités d’expression, d’imagination, de pensée, pour un homme comme Malik Haddad ne sont pas beaucoup plus grandes que pour un écrivain qui serait resté uniquement francophone.

Mme Tabouret-Keller : Je ne crois pas qu’il y ait à apporter un jugement sur le style ou les possibilités. Chacun a les siennes et elles sont ce qu’elles sont.

M. Fitouri : Il y a quand même une coloration spéciale qui ne peut s’expliquer que par l’apport d’une deuxième langue.

Mme Tabouret-Keller : Que l’origine en soit dans le bilinguisme, soit, mais il ne faut pas attribuer une note à ce bilinguisme.

M. Djammali : Je voudrais répondre à une première question, celle de savoir dans quelle langue on pense. Je crois que c’est surtout la situation qui décide dans quelle langue je pense : quand je suis dans une situation anglo-saxonne, je pense en anglais, quand je suis dans une situation française ou arabe, je pense en français ou en arabe, etc.

Je voudrais également répondre à M. Fitouri. Il a parlé tout à l’heure du prestige de la langue arabe, en disant que la langue arabe est plutôt la langue du passé. Et je voudrais dire à mon tour que la langue arabe n’est pas seulement la langue du passé, mais qu’elle est aussi la langue de l’avenir. Il est vrai que les Arabes, à un moment donné de l’histoire, étaient en retard par rapport aux autres peuples, et que parallèlement à ce fait, leur langue eut un déclin. Mais actuellement, les Arabes sont en plein développement et leur langue sera bientôt la langue de la culture, de la science, de la philosophie, etc.

Notes

2 TABOURET-KELLER Andrée, Le bilinguisme chez l'enfant avant 6 ans. Thèse d'État encore non éditée, p. 4 du chapitre 1. Retour au texte

3 L’enseignement de l’allemand était facultatif jusqu’ici : entre 12 et 14 ans, les enfants dont les parents le demandaient pouvaient bénéficier de deux heures hebdomadaires d’allemand. La réforme actuelle de l’enseignement avec le passage à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans va introduire des modifications dans l’état que je décris et qui est encore actuel. Retour au texte

4 MARTINET André, 1960, Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, voir p. 17 et suiv. Retour au texte

5 PHILIPP Marthe, 1965, Le système phonologique du parler de Blaesheim. Étude synchronique et diachronique, coll. Annales de l’Est, mémoire n° 27, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nancy. Retour au texte

6 TABOURET-KELLER Andrée, 1959, « Modalités d’acquisition du français écrit par des enfants de langue maternelle dialectale allemande ». Courrier de la Recherche Pédagogique n° 10, p. 17-22. Retour au texte

7 Les différences entre les résultats des deux groupes sont statistiquement significatives. Retour au texte

8 TABOURET-KELLER Andrée, 1960, « Problèmes psycho-pédagogiques du bilinguisme », Revue internationale de pédagogie, 6, n° 1, p. 52-66. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1. Tendances de l’évolution des différents modes d’usage des trois langues en présence en Alsace

    Figure 1. Tendances de l’évolution des différents modes d’usage des trois langues en présence en Alsace

  • Figure 2. Variations du nombre de synonymes reconnus en fonction de l’âge

    Figure 2. Variations du nombre de synonymes reconnus en fonction de l’âge

    En traits fins : variations du Quotient Intellectuel (test de Cattell « culture free »)

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Référence électronique

Andrée Tabouret-Keller, « Le bilinguisme à l’âge scolaire », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1363

Auteur

Andrée Tabouret-Keller

Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), professeure à l’Unive)rsité de Strasbourg.

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