Politique linguistique dictatoriale : l’évaluation de la LTI

Sprachpolitik zur Zeit der nationalsozialistischen Diktatur: die Bewertung der LTI

DOI : 10.57086/cpe.161

Abstracts

La programmation de l’identité collective allemande à l’époque du national-socialisme s’est effectuée à partir d’une réquisition de la langue, d’une occupation permanente des désignations et des concepts qui représente en cela un projet gigantesque et insensé de « politique linguistique ». A la question de savoir s’il est possible d’évaluer une telle politique, Victor Klemperer répond de façon magistrale dès les années 1933-1945 par la rédaction de son Journal et par la publication en 1947 de LTI, la langue du IIIe Reich. L’article a pour objet de faire ressortir les caractéristiques de cette évaluation de nature si particulière.

Zur Zeit der nationalsozialistischen Herrschaft wurde den Deutschen eine kollektive Identität verordnet, die weitgehend durch ein ‚Requirieren’ der Sprache, eine permanente Besetzung der Begriffe gestaltet wurde. Dadurch entstand das gigantische und jeder Vernunft entbehrende Projekt einer allumfassenden – wohl aber verdeckten – « Sprachpolitik ». In seinem Tagebuch und mehr noch in der zusammenfassenden Studie LTI, die Sprache des Dritten Reichs beantwortet Victor Klemperer die Frage, ob es möglich ist, eine solche Politik zu entlarven und wissenschaftlich zu bewerten. Ziel dieses Artikels ist es, die Hauptmerkmale dieser beispiellosen Analyse hervorzuheben.

Index

Mots-clés

idéologie, évaluation, langue du IIIe Reich, politique linguistique, propagande, race, régime dictatorial, violence

Schlagwortindex

Bewertung der Sprachpolitik, Diktatur, Gewalt, Ideologie, Propaganda, Rasse, Sprache des III. Reichs, Sprachpolitik

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Il existe de multiples exemples et formes de politiques linguistiques dont témoignent les diverses contributions à cette Journée d’études. La question que nous voudrions examiner ici concerne une situation extrême, avec l’espoir de pouvoir tirer de cet examen des conclusions utiles sur un plan général : que se passe-t-il en ce qui concerne les champs qui viennent d’être évoqués dans le contexte précis d’un régime politique dictatorial ? Peut-on analyser ces situations et ainsi observer l’évaluation de politiques linguistiques menées par de tels régimes, étant entendu que nous prendrons ici le concept de politique linguistique dans un sens large (trop large, diront certains) : une action politique d’ensemble aux incidences linguistiques majeures.

La réponse à la question posée (sous cette forme) est à portée de main au moins dans un cas précis : le national-socialisme « évalué » par Victor Klemperer. Klemperer (1881-1960), fils de rabbin converti au protestantisme, fait partie de la première génération de juifs allemands qui bénéficie des possibilités d’intégration sans restriction dans la société allemande impériale. Spécialiste de littérature française après des études à Genève, Paris, Berlin et Munich (thèse sur Montesquieu en 1914), il est, au moment de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, un professeur respecté à l’Université de Dresde. Contrairement à son frère, un médecin au grand renom, il n’émigre pas après 1933, mais reste à Dresde avec son épouse « aryenne ». La petite protection que lui accorde ce statut particulier lui permettra d’éviter d’être victime de l’extermination, mais ne le protégera d’aucune des restrictions, violences et humiliations subies par tous les juifs prisonniers de l’Allemagne pendant toute cette période. Il est destitué de sa chaire en 1935, sera manœuvre dans une usine ou affecté à des tâches de voirie ou déblayage de neige. Expulsé de son domicile pour la Maison de juifs de Dresde, il doit comme tous les juifs porter l’étoile jaune à partir de 1941. En février 1945, les nationaux-socialistes lèvent l’ultime protection concernant les juifs mariés à des Allemandes. Le 13 février au matin, Klemperer est convoqué pour être déporté. Il est sauvé par le bombardement de Dresde le 13 février au soir et commence alors avec son épouse un parcours de fuite à travers le sud de l’Allemagne jusqu’à la capitulation du régime.

Nous en arrivons ainsi à notre sujet. Victor Klemperer a toujours tenu un journal. Mais dans les années de régime national-socialiste et de guerre, ce journal devient (Klemperer, 1996 : 34) :

un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même… Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tombé… Aux heures de dégoût et de désespoir […], toujours m’a aidé cette injonction que je me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive […], retiens la manière dont cela se manifeste et agis.

Le journal est écrit dans des conditions extrêmes : les feuillets sont dissimulés et régulièrement transférés chez des amis « aryens » pour éviter destruction et représailles en cas de découverte lors des visites de contrôle et de brimades. Klemperer se lève à quatre heures du matin pour écrire avant de partir accomplir un travail épuisant. Il faut écrire à la main après la confiscation des machines à écrire. Le papier est de plus en plus difficile à trouver, en particulier pour les juifs, les sources à partir desquelles Klemperer se le procure lui sont de moins en moins accessibles à mesure que les interdictions se multiplient. Il s’agit donc d’un véritable acharnement qui se maintient même pendant l’exode final et dont V. Klemperer témoigne cent fois dans son Journal, par exemple (Klemperer, 2000 : 345) :

Je veux mettre désormais un point d’honneur à utiliser mon temps au mieux et à poursuivre mon travail — mes soldats de papier — envers et contre tout. C’est donc aujourd’hui que je commence la semaine de six jours. Il faut à tout prix que j’essaie d’échapper au travail de nuit, parce que mon inflammation des yeux en est la conséquence, et elle a maintenant atteint son paroxysme.

C’est dans ce Journal que se trouvent les passages consacrés à la langue du IIIe Reich, que Klemperer distingue en les faisant précéder du sigle LTI. Ce sigle est une protection en cas de découverte de feuillets par les sections de surveillance. Il désigne pour Klemperer la lingua tertii imperii et se perd ainsi dans la forêt de sigles du IIIe Reich : « D’abord un jeu parodique, […] puis très vite, pour toutes les années de misère, un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même, voilà ce que représente la LTI dans mon journal » (Klemperer, 1996 : 33), écrit l’auteur dans l’ouvrage de synthèse qu’il fait paraître dès 1947 et dans lequel, à partir des notes du Journal, il procède à une véritable évaluation de ce que nous appellerons la politique linguistique du IIIe Reich : LTI, la langue du IIIe Reich. Cette obstination à traquer la langue du bourreau s’explique par le fait que c’est, dans la situation d’un juif au sein de l’Allemagne national-socialiste, le seul angle d’attaque et de résistance possible, et aussi parce que c’est un des rares moyens de mettre à nu les mécanismes de fonctionnement du régime : « Ce que quelqu’un veut dissimuler aux autres et à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour » (Klemperer, 1996 : 35). Et plus précisément encore (Klemperer, 2000 : 58) :

La langue est un révélateur. Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas [Die Sprache lügt nicht]. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle. Contre la vérité de la langue, il n’y a pas de remède… Les philologues et les poètes reconnaissent la nature de la langue. Mais ils ne peuvent empêcher la langue de dire la vérité.

Ostension, dissimulation, c’est cet écheveau touffu de signes que Victor Klemperer entreprend de déchiffrer dans son travail quotidien d’évaluateur. Pour une part en tout cas, le national-socialisme affiche, exhibe ses objectifs et son idéologie à partir de principes qu’il est bon de rappeler brièvement avant de poursuivre l’analyse. Tout d’abord, l’idéologie est à la base du régime. Philippe Burrin constate ainsi que le national-socialisme opère une césure capitale dans l’histoire au fondement de laquelle se trouve la « force propulsive de l’idéologie » (Burrin, 2004 : 43). Cette force est fondée sur la mise en œuvre d’une théorie du peuple comme communauté de vie et d’expérience (Volksgemeinschaft, Erlebnisgemeinschaft) entraîné par les directives et l’irrésistible force d’attraction de ses guides (Führerprinzip, mise en scène et esthétisation du politique). Mais la redoutable efficacité du régime vient de la combinaison de cette théorie du peuple avec une théorie de la race comme principe explicatif du monde promis à une application concrète par la mise en œuvre des notions de sélection et de pureté : « Un Etat qui, en ces temps de dégénérescence raciale, consacre tous ses soins à ses meilleurs éléments raciaux, un tel Etat ne peut que devenir un jour le maître du monde. » (C’est l’avant-dernière phrase de Mein Kampf.)

Cette idéologie est mise en œuvre sans délai par le régime à travers les instruments dont il se dote pour accomplir sa besogne : mise au pas (Gleichschaltung) de toutes les institutions qui sont chargées de mettre en application les principes directeurs qui viennent d’être évoqués : police, justice, armée, organisations patronales et syndicales, Églises, monde de la culture et des affaires… ;système de terreur et de répression : la menace permanente qui pèse sur les individus et les groupes à partir d’un système de délation et de terreur organisé comme jamais auparavant ; propagande : diffusion et affirmation de l’idéologie par la mise en scène permanente du régime, l’instrumentalisation de la culture et des moyens de diffusion de masse, de l’éducation et des loisirs. L’hypertrophie du Ministère de la Propagande de Josef Goebbels (dix sections) suffit à rappeler l’importance capitale de cette fonction au sein du régime national-socialiste.

Au cœur de toutes ces actions, il y a la LTI (dont nous venons d’ailleurs de citer certains des concepts fondamentaux) : elle est le support de la « mise au pas » à travers tout le langage uniformisé et anonymisant du régime et de son système administratif. Elle accompagne la terreur et constitue une véritable incitation à la violence. Le journal de Victor Klemperer en porte constamment témoignage : « Les discours d’Hitler ont-ils vraiment un effet ? Un ouvrier d’un certain âge m’a lancé du haut de son vélo : “Saligaud de juif” » (Klemperer, 2000 : 74) ; plus nettement encore, après la mise en œuvre du port de l’étoile jaune le 19 septembre 1941 : « Une automobile freine en passant à côté de moi dans une rue déserte, une tête inconnue se penche par la fenêtre : “Tu es encore en vie, espèce de sale porc ? On devrait t’écraser, sur le ventre !” » (Klemperer 2000 : 221). Il ne s’agit pas ici seulement de réactions individuelles isolées, mais des résultats d’une politique menée par le régime. Ainsi, lorsque Klemperer se rend chez l’administrateur Richter à propos d’une hypothèque sur son dernier bien, il se trouve en présence d’une personne compréhensive et épouvantée par la cruauté du régime. L’administrateur accepte donc d’aider Klemperer autant que possible, cependant il ne le peut tenir au courant que par écrit et termine en précisant : « Mais je dois vous écrire dans un style brutal » (Klemperer, 2000 : 99 ; c’est moi qui souligne). La brutalité verbale est donc une injonction du régime pour le comportement et le registre linguistique à adopter envers certaines catégories de personnes. Enfin la LTI nourrit, irrigue, constitue la base même de la propagande et notamment du discours politique du IIIe Reich. Le journal de Victor Klemperer revient constamment dans ses notes LTI sur les expressions caractéristiques puisées dans les discours de Hitler et de Goebbels (par exemple p. 73 ou 289), mais aussi dans les écrits des théoriciens du régime (notamment dans Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg), et aussi bien dans la presse, les manuels scolaires, les annonces, affiches…

A travers cette analyse obstinée de toutes les productions linguistiques du régime, Klemperer réalise donc une analyse extrêmement minutieuse de la Lingua tertii imperii et une évaluation de la « politique linguistique » qui préside à son utilisation et à sa promotion systématique.

La LTI telle qu’elle ressort de cette analyse est tout d’abord volontairement pauvre (par rapport au foisonnement créateur de la République de Weimar qui avait, selon V. Klemperer, « libéré la parole » (Klemperer, 1996 : 46). Volontairement parce que :

on veille, avec une tyrannie organisée dans ses moindres détails, à ce que la doctrine du national-socialisme demeure en tout point, et donc aussi dans sa langue, non falsifiée. Pendant les dernières années, une habitude s’instaura selon laquelle, le vendredi soir à la radio de Berlin, était lu le dernier article de Goebbels à paraître dans le Reich du lendemain. Ce qui revenait, chaque fois, à fixer dans l’esprit jusqu’à la semaine suivante ce qu’on devait lire dans tous les journaux de la sphère d’influence nazie. Ainsi quelques individus livraient à la collectivité le seul modèle linguistique valable […] La domination absolue qu’exerçait la norme linguistique de cette petite minorité, voire de ce seul homme, s’étendit sur l’ensemble de l’aire linguistique allemande avec une efficacité d’autant plus décisive que la LTI ne faisait aucune différence entre langue orale et écrite (Klemperer, 1996 : 48-49)

Ainsi, conclut V. Klemperer :

Tout ce qu’on imprimait et disait en Allemagne était entièrement normalisé par le Parti. Livres, journaux, courriers administratifs et formulaires de service : tout nageait dans la même sauce brune, et par cette homogénéité absolue de la langue écrite s’expliquait aussi l’uniformité de la parole (Klemperer, 1996 : 36 ; c’est moi qui souligne)

Cette pauvreté n’enlève rien, bien au contraire, à la redoutable efficacité de la « politique linguistique » nationale-socialiste. Celle-ci tient notamment à la recherche de « simplicité » en tant que proximité avec la langue du peuple. Dans le chapitre de LTI, la langue du IIIe Reich consacré à la boxe, V. Klemperer décline notamment les métaphores sportives de Josef Goebbels. Celui-ci (Klemperer, 1996 : 299) énonce son principe directeur en 1934 lors du Congrès du Parti […] : « Nous devons parler la langue que le peuple comprend. Celui qui veut parler aux hommes du peuple doit, comme dit Martin Luther “considérer leur gueule” » (par référence — certes scandaleuse — à l’expression de M. Luther « Dem Volk aufs Maul schauen »).

Mais cette efficacité tient aussi au fait que la stratégie du IIIe Reich est fondée sur la lancinante réitération des mêmes expressions enrichies peu à peu pour faire face aux situations nouvelles. De la sorte, le message du régime s’insinue progressivement mais d’autant plus sûrement dans les esprits (Klemperer, 1996 : 40) :

Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposèrent à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente.

Victor Klemperer souligne en outre le peu d’invention linguistique du national-socialisme. Très peu de créations propres donc, mais par contre de fréquents changements de valeur des mots et une évolution dans leur fréquence et leur combinaison. Un exemple caractéristique est à cet égard l’emploi des termes « fanatique » ou « aveuglément » avec une connotation positive. Ainsi, « les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le national-socialisme, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années » (Klemperer, 1996 : 40). Et l’auteur de la Langue du IIIe Reich précise (1996 : 92) :

Le national-socialisme étant fondé sur le fanatisme […], « fanatique » a été durant toute l’ère du IIIe Reich un adjectif marquant, au superlatif, une reconnaissance officielle […]. Toute connotation péjorative, même la plus discrète, a disparu dans l’usage courant que la LTI fait de ce mot. Les jours de cérémonie, lors de l’anniversaire de Hitler par exemple ou le jour anniversaire de la prise du pouvoir, il n’y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations… qui ne comprît un « éloge fanatique » ou une « profession de foi fanatique » et qui ne témoignât d’une « foi fanatique » en la pérennité [ewige Dauer] du Reich hitlérien. Et pendant la guerre […] plus la situation s’assombrissait, plus la « foi fanatique dans la victoire finale », dans le Führer ou la confiance dans le « fanatisme du peuple » comme une vertu fondamentale des Allemands était exprimée souvent.

Victor Klemperer en conclut que la langue nazie « réquisitionne pour le parti ce qui, jadis, était le bien commun et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison » (Klemperer, 1996 : 40-41). L’auteur nous livre ainsi une belle définition de ce que je désigne, malgré toutes les réserves possibles, comme la politique linguistique du régime national-socialiste.

L’efficacité de cette politique se résume donc en ceci qu’elle est l’expression et le soutien de l’édifice idéologique du régime et tout particulièrement de son fondement racial. Tentons donc de mettre à jour à partir de ce paradigme racial les modalités d’utilisation de la LTI.

Celle-ci est tout d’abord un vecteur de classification : le régime est saisi dès l’origine d’une sorte de fureur classificatrice poussée jusqu’à l’indécence et l’indignité extrêmes, mais aussi banalisée par l’apparente normalité des distinctions opérées. Aussi Klemperer enregistre-t-il avec une froide précision la distinction entre les juifs qui avaient la permission d’utiliser le tramway (Fahrjuden = juifs motorisés) et ceux qui devaient aller à pied (Laufjuden = juifs marcheurs). De même, il constate que la section de la LTI consacrée aux juifs (1996 : 223-224) :

est riche en expressions et tournures officielles qui étaient employées couramment par toutes les personnes concernées et apparaissaient constamment dans leurs conversations. Cela commença naturellement par « non-aryen » et « aryaniser », puis il y eut les « lois de Nuremberg sur la conservation de la pureté [Reinhaltung] du sang allemand » puis les « Juifs complets » [Volljuden] et les « demi-Juifs » [Halbjuden] firent leur apparition ainsi que les « métis au premier degré » [Mischlinge ersten Grades] et à d’autres degrés, et les Juifs de souche [Judenstämmige].

Une fois la classification opérée, la LTI ouvre la voie à la transgression verbale. Injure, mortification de l’autre sont ainsi transférées vers la normalité. Apparaît donc dans le cours du Journal la sinistre liste des injures envers les juifs (Judenknecht, Judenhure, Judenschwein, Judensau …). Nous avons déjà constaté que cette extrême dureté verbale est même devenue un devoir civique. On en trouve une autre preuve dans le Journal lorsqu’un des deux SS qui visitaient régulièrement l’immeuble des Klemperer invective l’épouse « aryenne » du Professeur en ces termes : « Si j’avais une parente qui fréquente un juif, je la mépriserais au plus haut point, Sie artvergessenes Weib [espèce de bonne femme oublieuse de sa race] » (Klemperer, 2000 : 117). A ceci correspond la marginalisation linguistique, identitaire et intellectuelle des juifs. Le Journal énumère toutes ces mesures discriminatoires fondées sur des critères raciaux : interdiction de machine à écrire, de papier et de matériel d’écriture, interdiction de s’adresser en public à des non-juifs, de lire des ouvrages non-juifs, de fréquenter les bibliothèques, d’emprunter des ouvrages de bibliothèques (un problème considérable en ce qui concerne le travail de Klemperer pour son inventaire de la LTI). Sur un autre plan, interdiction de donner des prénoms non-juifs aux enfants, et si des adultes juifs en ont un, obligation de rajouter Israël ou Sarah au premier prénom pour mieux les identifier. Klemperer doit ainsi se désigner comme Victor Israël à partir de 1938 (Klemperer, 1996 : 114). Interdiction bien sûr de publier, voire même d’écrire en allemand, puisqu’une inscription placardée sur une porte de la Maison des étudiants de Dresde proclame que lorsque le juif écrit en allemand, il ment, et qu’il ne devrait plus écrire qu’en hébreu. A cela correspond l’abandon de l’écriture gothique, décrétée pour des raisons tactiques comme étant d’origine juive par une circulaire de Martin Bormann en janvier 1941, et la germanisation des noms de lieux slaves, silésiens…, ainsi que des noms de rue d’où disparaissent toutes les désignations de personnes réputées juives (Klemperer, 1996 : 117-120).

Il faut cependant constater que le national-socialisme n’est pas en mesure d’élaborer une politique et un comportement linguistique cohérents. Il n’y a pas de stratégie linguistique systématique, mais des mesures et comportements imposés qui seront en définitive plus efficaces par le pouvoir d’insinuation antérieurement évoqué que par leur cohérence. Ainsi Victor Klemperer lui-même remarque que la LTI ne recule pas devant l’emploi de mots étrangers bien souvent d’origine latine si cela sert son style. Il consacre même tout un chapitre intitulé La douche écossaise à l’analyse de ces emprunts assez inouïs de termes tels que diskriminieren, diffamieren, liquidieren, etc. à la langue de l’ennemi (Klemperer, 1996 : 321-324). Les hauts responsables et propagandistes du régime préfèrent à l’évidence tirer profit du caractère ronflant et savant de ces termes et tirer en outre partie de leur capacité à masquer le terrible sens concret de certaines des actions ainsi désignées.

C’est donc bien l’efficacité qui est mise en avant et, sur ce plan, l’évaluation de Victor Klemperer conclut à une totale réussite. Les notations quotidiennes du Journal témoignent de cette glissée progressive et systématiquement organisée vers la destruction de l’autre, et de cette inoculation d’une langue porteuse d’idéologie qui conduit chez certains, plus ou moins rapidement, au passage à l’acte conforme à cette violence idéologique. On retiendra à cet égard le passage du Journal où Klemperer raconte la visite des deux SS déjà évoqués (qu’on surnomme dans l’immeuble « le cracheur » et « le cogneur ») : après avoir découvert sur sa table de travail Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, un des SS s’indigne de voir l’ouvrage majeur de l’idéologie raciste national-socialiste ainsi utilisé par un juif et le frappe sur la tête avec le livre comme pour en faire sortir les précieuses pensées de Rosenberg (Klemperer, 2000 : 116) :

Cette fois-ci, on en a fait un terrible crime. On m’a tapé sur le crâne avec le livre, on m’a giflé, on m’a enfoncé sur la tête un ridicule chapeau de paille de Kätchen : « Mais ça te va très bien ! » Lorsque, à une question, j’ai répondu que j’avais été en fonction jusqu’en 1935, deux individus que je connaissais déjà m’ont craché entre les yeux.

On saisit ainsi sur le vif le caractère performatif (cf. Austin, 1971) de la langue du IIIe Reich. Le national-socialisme dit, et en disant, il exécute au sens figuré et bientôt au sens propre. J.P. Stern remarque très justement à ce propos qu’au sein de ce régime, « c’est dans l’acte même de dire que le vouloir prend corps » (Stern, 1985 : 65). C’est d’ailleurs ce qui justifie les grands rassemblements du régime, les procédés rhétoriques employés, la structure des discours, l’essentiel étant orienté vers les questions totales qui impliquent une réponse radicalement positive ou négative et servent ainsi à la désignation des ennemis à abattre. Ce qui est ainsi mis en scène est en effet l’affrontement radical du bien et du mal, l’annonciation de l’apocalypse (Burrin, 2004 : 50, 72).

En d’autres termes, la LTI a légitimé et banalisé le passage à la violence radicale commandée du sommet de l’Etat, et elle a rendu possible à la base (si l’on exclut les actes de résistance qu’il n’est pas question d’ignorer et que Klemperer mentionne lui-même dans son Journal) l’acceptation passive, la participation relative par le langage (injures évoquées), ou pour certains l’acceptation de prendre part aux exactions les plus atroces. Philippe Burrin remarque à ce propos que cette évolution n’aurait pas été possible sans une certaine intériorisation de l’identité politique du régime (Burrin, 2004 : 88) :

Le champ des coordonnées identitaires du régime […] offrait ainsi une légitimité rassurante. Sans ce discours sur la santé, la puissance, la culture […], il aurait été bien difficile aux exécutants de justifier à l’intention des autres et de se justifier à eux-mêmes la violence qu’ils pratiquaient. La haine a besoin de s’appuyer sur des représentations pour devenir acte ou, parfois, pour stabiliser la mémoire d’une violence.

Or Victor Klemperer nous montre clairement que tout ce processus est rendu possible par la mise en œuvre et l’insidieuse pénétration de la lingua tertii imperii dans les esprits. Non sans consternation, il prend acte à la fin de La langue du IIIe Reich de la réussite de cette manipulation de la langue en constatant après avoir été en contact avec des hommes et des femmes de toutes contrées allemandes pendant l’exode final (Klemperer, 1996 : 330-331) :

Tous, littéralement tous, parlaient avec un accent du Sud ou de l’Ouest, tantôt du Nord ou de l’Est de l’Allemagne, une seule et même LTI, celle que j’avais entendue chez moi en saxon. Ce que je devais ajouter à mes notes, au cours de cette fuite, n’était que compléments et confirmations […] Bien plus, je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux et je voyais partout des traces de cette langue. Elle était vraiment totalitaire. Ici, à Falkenstein, cela s’imposa à mon esprit avec une insistance particulière.

Un peu plus tard, V. Klemperer se fait plus précis. Son constat ne manque alors pas d’une cruelle ironie (Klemperer, 1996 : 355) :

Triste réussite donc, constatée au fil du Journal, puis dans la synthèse LTI, la langue du IIIe Reich que V. Klemperer fait paraître pour la première fois (dans la zone d’occupation soviétique) en 1947 (LTI a été ensuite republié, mais seulement en RDA, sans grand souci de large diffusion ; quant au Journal lui même, il n’a été publié pour la première fois à Berlin qu’en… 1995-96). Et il est vrai que l’Allemagne de l’après national-socialisme a dû attendre jusqu’aux années 1960-70 pour regarder en face ce passé et faire le travail d’identification et de mémoire (cf. A. et M. Mitscherlich, 1967) qui lui a permis notamment de mettre au jour les marques distinctives et les fonctions de cette « politique linguistique » du régime dictatorial. On sait aussi bien sûr que l’histoire des régimes dictatoriaux ne s’arrête malheureusement pas avec le national-socialisme et que bien des traits ici soulignés se retrouvent ultérieurement, amplifiés certainement par le rôle prépondérant des médias dans les sociétés et dans l’action politique de notre temps.

Mais je préfère conclure en soulignant aussi l’échec de cette politique linguistique, parce que l’évaluation (pour rappel : action engagée pour déterminer l’efficacité de méthodes ou de dispositions prises pour atteindre certains objectifs) engagée par Victor Klemperer avec le soutien obstiné de son épouse a été menée à son terme et que celui-ci a pu, par son incroyable défi, mettre à nu tous les mécanismes de la « politique linguistique » national-socialiste et mettre en garde les générations futures contre les infinis dangers de ce qu’Alain Brossat désigne dans la postface de La langue du IIIe Reich comme une « réquisition » et « contamination » de la langue par « l’arsenic de l’idéologie » totalitaire (Klemperer, 1996 : 368). A cet égard, la preuve la plus cuisante de cet échec se trouve peut-être dans le retour à la normalité que marque pour Victor Klemperer la dernière phrase du Journal 1942-45, 31 décembre, lundi 11 heures (Klemperer, 2000 : 974) :

Quoi qu’il en soit : cette année ! C’est bien quand même le plus pur conte de fées que j’aie vécu. - Nous devons passer la Saint-Sylvestre chez les Wolff.

Normalité donc, mais aussi achèvement de la recherche entreprise pendant les années de dictature jusqu’à l’aboutissement de la synthèse de LTI, la langue du IIIe Reich. Et celle-ci fait, à mon sens, de Victor Klemperer un des précurseurs (méconnus) de l’analyse du discours et de la démarche sociolinguistique.

a MITSCHERLICH Alexander und MITSCHERLICH Margarete, 2007, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, München (1. Auflage 1967) 20

1 Avec l’aide de dictionnaires usuels.

Bibliography

La perspective de cette contribution est historique et donc décalée par rapport aux autres interventions. Il peut donc sembler utile de commencer par quelques définitions pour assurer le lien avec les autres travaux ici présentés1. Une politique est la définition et la mise en œuvre d’actions publiques en direction d’une communauté humaine. Une politique linguistique concerne le développement, l’évolution, la répartition des langues et leurs rapports entre elles. Enfin une évaluation est une action engagée pour déterminer l’efficacité de méthodes ou de dispositions prises pour atteindre certains objectifs. L’évaluation de politiques linguistiques rassemble les différents éléments qui viennent d’être mentionnés et permet donc de mesurer les effets de mesures ponctuelles ou d’une politique d’ensemble qui veut exercer une influence sur le développement, l’usage des langues et leurs rapports respectifs dans une communauté donnée.

AUSTIN John L., 1962, How to do things with words, Cambridge, Harvard University Press.

BURRIN Philippe, 2004, Ressentiment et apocalypse, Paris, Seuil.

KLEMPERER Victor, 1996, LTI, la langue du IIIeReich, Paris, Albin Michel (Pocket).

KLEMPERER Victor, 2000, Journal 1942-1945 : Je veux témoigner jusqu’au bout, Paris, Seuil.

MITSCHERLICH Alexander & MITSCHERLICH Margarete, 2007, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, München (1. Auflage 1967) 20. Auflage, Piper (trad. Française : Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, 2005, Paris, Payot (coll. Sciences de l’Homme).

STERN Jean-Pierre, 1985, Hitler, le Führer et le peuple, Paris, Flammarion.

Appendix

Discussions

Cécile Jahan

Une petite remarque à faire. C’est quand même assez étonnant, finalement même paradoxal que Klemperer évalue l’entreprise linguistique de l’époque nazie comme une réussite, en tous cas c’est une implantation terminologique qui a bien marché, alors que finalement, c’est un régime qui n’avait pas de politique linguistique, qui n’avait pas de cohérence ou de plan d’ensemble et qui n’a cherché qu’à faire passer une idéologie avant tout, en prenant des mots simples qui se répétaient, etc. Il n’y avait donc pas une vraie politique linguistique derrière, et finalement, ça a beaucoup plus marché qu’une politique linguistique pensée, consciente, voulue, etc.

Jean-Jacques Alcandre

C’est pour ça que j’ai dit « politique linguistique » entre guillemets. C’est l’entreprise elle-même qui a été un plein succès. Et les Allemands ont mis énormément de temps à s’en remettre, voir Mitscherlich et autres, « die Unfähigkeit zur Trauer »a, etc., parce qu’il était extrêmement difficile de sortir des parties de ce schéma qui étaient même pénétrées jusqu’à l’inconscient quand il cite des termes qui, au fond, sont employés sans même qu’ils s’en rendent compte, on voit combien ça a pénétré en fait en profondeur. Et il était sans doute préférable que le régime n’ait pas une politique linguistique affichée, mais ce sont les procédures d’injection permanente, progressive, de tous ces instruments, de tout cet appareil qui vont faire leur effet. Il n’a pas dit qu’il s’en réjouit, il est consterné, ça, ça doit être clair aussi.

X

Moi, je vous remercie d’avoir analysé ce texte. Il se trouve que je l’ai lu il n’y a pas très longtemps, donc ça m’a intéressé d’autant plus. Mais je suis un petit peu dubitatif sur votre conclusion. La réussite de cette manipulation linguistique me paraît totale. Et le fait qu’un intellectuel isolé parvienne à maintenir ce travail d’analyse, à mon avis, ce n’est pas du tout l’indice d’un échec. En fait, je me demande dans quelle mesure les vraies politiques linguistiques qui marchent ne sont pas le fait de régimes totalitaires, parce que ce sont ceux qui sont les mieux placés pour manipuler la langue. Et d’autre part, ce que ça me fait venir comme question, à propos de l’évaluation, c’est : dans quelle mesure peut-on réfléchir à l’évaluation de politiques linguistiques qui ne sont pas des politiques linguistiques concertées, mais des politiques linguistiques créées au fil de l’eau, qui sont tout simplement un laisser faire de situations souvent de domination, d’imposition par une absence de politique délibérée ? Mais l’absence de politique délibérée qui est difficile à évaluer est encore une façon de faire la politique.

Jean-Jacques Alcandre

Sur ce deuxième point, c’est certain. Sur le premier point, vu d’aujourd’hui ou de plus tard, ce qui se produit, c’est quand même que ce régime s’effondre, il accomplit sa prédiction. En remplissant un certain nombre de conditions, nous arriverons à une destruction totale. Mais, au fond, cette prédiction, elle vaut pour les nationaux-socialistes eux-mêmes, l’Allemagne, elle a survécu, et c’est là qu’il y a une victoire considérable. Klemperer, en fait, avait déjà été une sorte de personne qui était caractéristique de cette assimilation, de cette volonté de vouloir être Allemand et Européen. Quand Klemperer revient, il retourne à Dresde, il reprend un poste à l’Université, il recommence. Arrive la période socialiste, où là, son attitude a été plus délicate, parce que les perturbations qui s’étaient produites antérieurement font qu’il était vraiment difficile d’avoir à ce moment-là un regard complètement détaché de tout ce qui c’est passé auparavant. Mais « réussite » ou « échec » ? Quand on regarde, c’est dérisoire, c’est tout un régime face à un individu. Mais si on prend cet individu-là comme symbole, moi, je retiens qu’un individu est allé jusqu’au rétrécissement le plus énorme qu’on puisse concevoir. Dans la préface est cité le petit passage de Bertolt Brecht évoquant ce personnage à qui un autre demande « tu vas me servir ? » et il ne répond pas ; il sert l’autre pendant une très longue période et puis, quand l’autre est mort, tellement il est devenu gras et a été gâté par cette période de bons soins, il lui répond « non ». C’est un peu ça et c’est, en ce sens, que je dis qu’il y a eu échec. Mais sinon, c’est une réussite consternante et dont il faut se méfier à chaque instant.

Yannick Lefranc

En t’écoutant, et pour avoir aussi réfléchi sur le travail de Klemperer par ailleurs, je suis assez frappé par un problème qu’on peut avoir face à cet événement, et j’aimerais mettre ce problème en relation avec l’image courante qu’on donne du nazisme aujourd’hui. On en fait quelque chose comme on explique la fin des dinosaures par une météorite qui serait tombée sur la Terre, alors que ce qui me semble intéressant, c’est l’air de famille de ce phénomène historique. Et personnellement ce qui m’intéresse, c’est de prendre un point de vue de l’immanence de la chose et non pas de ce « miracle » entre guillemets, etc. Au lieu d’en faire une espèce de folie, d’exception, moi, ce qui m’intéresse là-dedans, c’est ce qui renvoie à une certaine normalité et même à une certaine quotidienneté. Et je m’appuie sur les propos de Goebbels qui a écrit lui-même qu’il s’était beaucoup inspiré des pratiques de la publicité qui s’étaient développées dans les années 1920 et 1930. Il faut savoir que Watson, un des fondateurs du béhaviorisme, s’est engagé assez rapidement dans la publicité. Donc, il y a tout un travail là-dessus. Et je pense également qu’on est quand même dans une époque moderne, formidable (!), qui est l’époque du « neuromarketing », actuellement. A une certaine époque, le langage courant admettait qu’il y ait conditionnement de l’animal humain. Actuellement, tout se passe comme si, singulièrement en France, sur tout un tas des sujets, on n’accepte pas l’idée que les milliards de la publicité, si ça continue d’être injecté dans la publicité, c’est parce que ça marche, et que si on multiplie les films de violence sur les antennes qui doivent avoir une efficacité pulsionnelle, c’est que ça marche, l’efficacité pulsionnelle étant sans doute davantage du côté de la peur que du côté de l’imitation d’ailleurs, etc. Le problème quand même, c’est celui de l’amalgame : on ne peut pas amalgamer les choses. Quand on a un exemple aussi fort et impressionnant, chargé évidemment de l’extermination systématique dans les camps, des génocides, il est difficile de chercher à faire des liens. C’est pour ça que je crois néanmoins qu’il faut le faire. Il faut aller voir, sans tomber dans l’amalgame entre le totalitarisme nazi et ce que j’appellerais les fortes tendances totalitarisantes de nos sociétés, ce qui perdure ou, d’une certaine manière, les formes nazies, fascistes, staliniennes, maoïstes aussi, qui étaient fondées sur la manipulation. Cela vaut aussi dans nos contrées où elles se manifestent et où elles ont dû percer face aux jeunes enfants. Je pense que là il y a un truc intéressant à regarder et j’aimerais qu’on s’interroge pour l’évaluation de ce qui est en train de se passer en France, à l’école maternelle, depuis plusieurs années. Il y a un type de classification qui me paraît terrifiant. Il faudrait une révolte, mais il y en a pas pour l’instant, je suis révolté tout seul. Des enfants sans défense de 4, 5, 6 ans, se font classifier par des gens qui n’ont pas de formation pour le faire, mais avec des feuilles, des tableaux, avec des chiffres, depuis plusieurs années, suite à certaines réformes à l’école maternelle. Les uns et les autres, on a rencontré des collègues qui refusent de participer à ça et je pense qu’on est là dans un processus totalitarisant, totalitarisant par effet de terrorisme ou d’intimidation à l’égard des parents, intimidation à l’égard des enfants. Il serait intéressant aujourd’hui, et très urgent, de mener des études sur ces phénomènes terribles qui touchent des mineurs, des enfants que, par ailleurs, on va célébrer à longueur de publicités. Je termine juste d’une phrase sur la relation que tu fais entre le discours et les passages à l’acte, que j’ai beaucoup appréciée, et qui pose la question des possibilités du conditionnement réussi.

Jean-Jacques Alcandre

Je n’ai pas de points de désaccord avec ce que tu as dit. Je n’ai pas voulu déborder encore en évoquant plus longuement ce qui a été abordé brièvement à propos du Ministère de la propagande, mais il est bien évident que le système était fondé là-dessus et que Goebbels est notamment un des grands découvreurs du pouvoir de la radio et du cinéma qu’il a utilisés pleinement et qui sont un des moyens qui ont permis de mettre en place cette LTI. On en retrouve quelques traces dans des commentaires qui concernent les actualités cinématographiques qui étaient importantes à l’époque.

Je ne vois pas d’oppositions entre ce que j’ai dit et ce que tu as dit, simplement je n’en ai pas parlé, sinon il aurait fallu que je décortique tout le système de propagande national-socialiste et j’ai l’impression que je me serais évadé du sujet, par rapport à ce que Klemperer a pu dire lui-même. Mais, constamment, je pense qu’il faut rester vigilant par rapport à tous ces phénomènes parce que l’utilisation toujours plus ample des mass-médias rend les individus isolés, encore plus sensibles à ce type de procédés, même dans un contexte qui se dit démocratique.

Jean-Michel Eloy

Ma question va exactement dans le même sens et j’ai l’impression que vous n’y avez pas encore complétement répondu. Il me semble que la question c’est : est-ce qu’il y a des procédés propres de la LTI, des procédés qui sont restés le propre de ce régime politique ou bien est-ce que tous ces procédés sont aujourd’hui à l’œuvre par le jeu d’influences, par les leçons tirées par les uns et par les autres ? Je pense aussi à Armand Mattelart qui a aussi souligné la continuité des leçons tirées, en particulier après la guerre, à partir du magnifique travail sur Goebbels. Il me semble que, pour reprendre un point qui a été cité, il me paraît judicieux de parler d’une politique discursive et non pas d’une politique linguistique, une politique discursive qui est vraiment tout à fait consistante et qui a lieu aujourd’hui, qu’on peut formuler aussi comme hégémonie. Dans ce cas-là, ça nous renvoie à d’autres théories et, s’il faut donner quelques exemples pour convaincre tout le monde qu’on est bien confrontés aujourd’hui à ce genre de problème, il faut souligner l’invention des expressions suivantes dont on ne peut pas dire qu’elles n’ont pas marqué notre paysage humain. L’expression « problèmes de l’immigration », on peut dater très exactement l’invention de cette expression par certaines forces politiques ; l’expression « armes de destruction massive », qui n’a jamais entendu ça et qui ignore le rôle que ça a joué dans le monde ? Le mot « justice », cherchez-le aujourd’hui, il est dans un camp restreint et perdant. De façon moins conflictuelle, cela vaut aussi pour l’expression « gens de voyage » — et tout le vocabulaire magique des administrations de toutes sortes — ou un peu pour le mot « malvoyant », etc. : cette façon d’implanter de la terminologie est une façon d’agir sur des réalités. Qu’est-ce qui reste donc propre aux nazis ?

Jean-Jacques Alcandre

L’antériorité chronologique. C’est la première fois qu’il y a une sorte de coïncidence entre les possibilités données à un régime dictatorial d’utiliser un certain nombre de moyens qu’on n’avait pas antérieurement. Tant qu’il n’y a pas le développement des mass-médias, c’est beaucoup plus difficile de mettre en place quelque chose qui soit d’une efficacité importante. Le rôle ? J’ai parlé de la radio, j’ai parlé des actualités. Les grandes mises en scène du régime sont également mises en place à partir d’un certain nombre d’éléments qui affichent un gigantisme qui n’avait pas existé auparavant. Bon, ça c’est moins valable, mais je pense qu’il y a également ce côté-là. C’est la première fois qu’on est allé si loin dans cette direction avec des moyens qui, à l’époque, n’avaient pas encore été explorés. Cette utilisation, l’affichage de l’idéologie avec toute sa brutalité et avec toute sa franchise, de façon aussi impudique, c’est quelque chose où il y a une forme de première réalisation.

Je n’ai pas voulu entrer dans l’actualité. Par exemple : une bonne partie de la campagne électorale actuelle s’est faite sur le mot « et » qu’il y avait dans « Ministère de l’Immigration et de l’identité nationale ». On a juste une composition de mots qui représentai(en)t quelque chose sur le plan symbolique. On peut multiplier les exemples. Évidemment aujourd’hui les politiques ont pour rôle, s’ils prennent leur activité au sérieux, de se demander comment ils vont pouvoir sortir de ce type de dispositif, ce brouillard des mots, des expressions de la définition qu’on donne à tel ou tel phénomène pour aller davantage au fond des choses tellement l’action politique s’est starisée, superficialisée. Ce n’est pas à moi de vous dire comment vous avez à lire ces phénomènes, c’est à chacun de le faire s’il en a envie. Cependant, si cette question-là m’a agité plus particulièrement à cette époque-ci, c’est aussi pour ça, clairement.

Nathalie Hillenweck

J’ai juste une remarque à faire. Évidemment, fondamentalement il y a une question de la mainmise des médias, des administrations sur la langue, de la manipulation de la langue. Mais quand même, fondamentalement, la spécificité de la LTI, c’était sa mise en place par un régime dictatorial, à des fins d’élimination, et c’est dans ce contexte-là qu’elle a quelque chose de spécifique, cette langue, par rapport aux problèmes de la manipulation qui peut exister actuellement. Ce sont le contexte historique et le but idéologique affiché par le Ministère de la propagande qui a utilisé une partie de la langue à des fins d’élimination qui sont importants.

Jean-Jacques Alcandre

Pas seulement d’élimination, le Reich millénaire,… etc., toutes ces choses qui font que ça dépasse l’entendement. Et pourtant, ça a été gobé par une bonne partie de la population. Klemperer le dit et se demande comment ils ont pu gober tout ça.

X

Il y a quand même un point que vous n’avez peut-être pas assez souligné. Ce qui m’a frappé, c’est que Klemperer souligne que la source de l’idéologie que met en place le troisième Reich est linguistique. Il y a donc quand même une responsabilité des philologues qui est assez incroyable.

Il y a quand même une petite chose qui m’a frappé et sur laquelle vous n’avez pas assez insisté et qui me fait un peu relativiser les conseils de méthodes qu’on peut donner notamment aux étudiants. C’est qu’il fait flèche de tout bois : son corpus, c’est n’importe quoi, le moindre petit document, la moindre feuille d’emballage. Là où il y a une notation sémiotique qui peut être prise, il la prend. Ça veut dire que l’interrogation est quand même beaucoup plus importante que toutes les précautions de corpus qu’on peut formuler.

Jean-Jacques Alcandre

Absolument partout. Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est que de ce fait-là, le comportement des bourreaux ou de ceux qui injuriaient ou de ceux qui écrivaient ou produisaient quelque chose se retournait contre eux, parce que tout ça était passé à sa moulinette. C’est quand même quelque chose de fascinant, y compris cette capacité, ne serait-ce que cette capacité à continuer ce travail avec dix heures de travail en usine, absolument épuisant pour une personne qui était malade, malade du cœur, qui au bout d’un certain temps ne voit plus correctement. Je n’ai pas cité un passage où il se donne un petit coup de fouet. Parce qu’il se trouve un peu trop laxiste, parce qu’il trouve qu’il n’en fait pas assez, il dit : « Allez, ça y est, maintenant je vais me donner une discipline, je vais mettre désormais un point d’honneur à utiliser mon temps au mieux et à poursuivre mon travail ». « C’est donc aujourd’hui que je commence la semaine de six jours », mais c’est la semaine de six jours pour ses travaux personnels, c'est-à-dire qu’il se levait à 3 heures et demie – 4 heures du matin pour prendre des notes, écrire ce journal. Ça n’est pas rien d’arriver à écrire tout ça pendant cette période, plus d’autres choses qu’il écrivait en plus et arriver à lire, à tout consigner, absolument tout : la littérature de gare, n’importe quel ouvrage. Il y des notations sur les livres des écoliers pendant la période de fuite : tout, absolument tout est utilisé.

Notes

a MITSCHERLICH Alexander und MITSCHERLICH Margarete, 2007, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, München (1. Auflage 1967) 20. Auflage, Piper (trad. française : Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, 2005, Paris, Payot (coll. Sciences de l’Homme).

1 Avec l’aide de dictionnaires usuels.

References

Electronic reference

Jean-Jacques Alcandre, « Politique linguistique dictatoriale : l’évaluation de la LTI », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 1 | 2008, Online since 01 janvier 2008, connection on 15 octobre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=161

Author

Jean-Jacques Alcandre

Université Marc Bloch (Strasbourg II), équipe d’accueil LILPA (EA 1339), Composante : Groupe d’études sur le plurilinguisme européen (GEPE). Professeur au département des langues étrangères appliquées : culture, économie et société de l’Allemagne contemporaine, interculturalité à l’échelle européenne et mondiale.

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