Il existe de multiples exemples et formes de politiques linguistiques dont témoignent les diverses contributions à cette Journée d’études. La question que nous voudrions examiner ici concerne une situation extrême, avec l’espoir de pouvoir tirer de cet examen des conclusions utiles sur un plan général : que se passe-t-il en ce qui concerne les champs qui viennent d’être évoqués dans le contexte précis d’un régime politique dictatorial ? Peut-on analyser ces situations et ainsi observer l’évaluation de politiques linguistiques menées par de tels régimes, étant entendu que nous prendrons ici le concept de politique linguistique dans un sens large (trop large, diront certains) : une action politique d’ensemble aux incidences linguistiques majeures.
La réponse à la question posée (sous cette forme) est à portée de main au moins dans un cas précis : le national-socialisme « évalué » par Victor Klemperer. Klemperer (1881-1960), fils de rabbin converti au protestantisme, fait partie de la première génération de juifs allemands qui bénéficie des possibilités d’intégration sans restriction dans la société allemande impériale. Spécialiste de littérature française après des études à Genève, Paris, Berlin et Munich (thèse sur Montesquieu en 1914), il est, au moment de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, un professeur respecté à l’Université de Dresde. Contrairement à son frère, un médecin au grand renom, il n’émigre pas après 1933, mais reste à Dresde avec son épouse « aryenne ». La petite protection que lui accorde ce statut particulier lui permettra d’éviter d’être victime de l’extermination, mais ne le protégera d’aucune des restrictions, violences et humiliations subies par tous les juifs prisonniers de l’Allemagne pendant toute cette période. Il est destitué de sa chaire en 1935, sera manœuvre dans une usine ou affecté à des tâches de voirie ou déblayage de neige. Expulsé de son domicile pour la Maison de juifs de Dresde, il doit comme tous les juifs porter l’étoile jaune à partir de 1941. En février 1945, les nationaux-socialistes lèvent l’ultime protection concernant les juifs mariés à des Allemandes. Le 13 février au matin, Klemperer est convoqué pour être déporté. Il est sauvé par le bombardement de Dresde le 13 février au soir et commence alors avec son épouse un parcours de fuite à travers le sud de l’Allemagne jusqu’à la capitulation du régime.
Nous en arrivons ainsi à notre sujet. Victor Klemperer a toujours tenu un journal. Mais dans les années de régime national-socialiste et de guerre, ce journal devient (Klemperer, 1996 : 34) :
un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même… Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tombé… Aux heures de dégoût et de désespoir […], toujours m’a aidé cette injonction que je me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive […], retiens la manière dont cela se manifeste et agis.
Le journal est écrit dans des conditions extrêmes : les feuillets sont dissimulés et régulièrement transférés chez des amis « aryens » pour éviter destruction et représailles en cas de découverte lors des visites de contrôle et de brimades. Klemperer se lève à quatre heures du matin pour écrire avant de partir accomplir un travail épuisant. Il faut écrire à la main après la confiscation des machines à écrire. Le papier est de plus en plus difficile à trouver, en particulier pour les juifs, les sources à partir desquelles Klemperer se le procure lui sont de moins en moins accessibles à mesure que les interdictions se multiplient. Il s’agit donc d’un véritable acharnement qui se maintient même pendant l’exode final et dont V. Klemperer témoigne cent fois dans son Journal, par exemple (Klemperer, 2000 : 345) :
Je veux mettre désormais un point d’honneur à utiliser mon temps au mieux et à poursuivre mon travail — mes soldats de papier — envers et contre tout. C’est donc aujourd’hui que je commence la semaine de six jours. Il faut à tout prix que j’essaie d’échapper au travail de nuit, parce que mon inflammation des yeux en est la conséquence, et elle a maintenant atteint son paroxysme.
C’est dans ce Journal que se trouvent les passages consacrés à la langue du IIIe Reich, que Klemperer distingue en les faisant précéder du sigle LTI. Ce sigle est une protection en cas de découverte de feuillets par les sections de surveillance. Il désigne pour Klemperer la lingua tertii imperii et se perd ainsi dans la forêt de sigles du IIIe Reich : « D’abord un jeu parodique, […] puis très vite, pour toutes les années de misère, un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même, voilà ce que représente la LTI dans mon journal » (Klemperer, 1996 : 33), écrit l’auteur dans l’ouvrage de synthèse qu’il fait paraître dès 1947 et dans lequel, à partir des notes du Journal, il procède à une véritable évaluation de ce que nous appellerons la politique linguistique du IIIe Reich : LTI, la langue du IIIe Reich. Cette obstination à traquer la langue du bourreau s’explique par le fait que c’est, dans la situation d’un juif au sein de l’Allemagne national-socialiste, le seul angle d’attaque et de résistance possible, et aussi parce que c’est un des rares moyens de mettre à nu les mécanismes de fonctionnement du régime : « Ce que quelqu’un veut dissimuler aux autres et à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour » (Klemperer, 1996 : 35). Et plus précisément encore (Klemperer, 2000 : 58) :
La langue est un révélateur. Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas [Die Sprache lügt nicht]. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle. Contre la vérité de la langue, il n’y a pas de remède… Les philologues et les poètes reconnaissent la nature de la langue. Mais ils ne peuvent empêcher la langue de dire la vérité.
Ostension, dissimulation, c’est cet écheveau touffu de signes que Victor Klemperer entreprend de déchiffrer dans son travail quotidien d’évaluateur. Pour une part en tout cas, le national-socialisme affiche, exhibe ses objectifs et son idéologie à partir de principes qu’il est bon de rappeler brièvement avant de poursuivre l’analyse. Tout d’abord, l’idéologie est à la base du régime. Philippe Burrin constate ainsi que le national-socialisme opère une césure capitale dans l’histoire au fondement de laquelle se trouve la « force propulsive de l’idéologie » (Burrin, 2004 : 43). Cette force est fondée sur la mise en œuvre d’une théorie du peuple comme communauté de vie et d’expérience (Volksgemeinschaft, Erlebnisgemeinschaft) entraîné par les directives et l’irrésistible force d’attraction de ses guides (Führerprinzip, mise en scène et esthétisation du politique). Mais la redoutable efficacité du régime vient de la combinaison de cette théorie du peuple avec une théorie de la race comme principe explicatif du monde promis à une application concrète par la mise en œuvre des notions de sélection et de pureté : « Un Etat qui, en ces temps de dégénérescence raciale, consacre tous ses soins à ses meilleurs éléments raciaux, un tel Etat ne peut que devenir un jour le maître du monde. » (C’est l’avant-dernière phrase de Mein Kampf.)
Cette idéologie est mise en œuvre sans délai par le régime à travers les instruments dont il se dote pour accomplir sa besogne : mise au pas (Gleichschaltung) de toutes les institutions qui sont chargées de mettre en application les principes directeurs qui viennent d’être évoqués : police, justice, armée, organisations patronales et syndicales, Églises, monde de la culture et des affaires… ;système de terreur et de répression : la menace permanente qui pèse sur les individus et les groupes à partir d’un système de délation et de terreur organisé comme jamais auparavant ; propagande : diffusion et affirmation de l’idéologie par la mise en scène permanente du régime, l’instrumentalisation de la culture et des moyens de diffusion de masse, de l’éducation et des loisirs. L’hypertrophie du Ministère de la Propagande de Josef Goebbels (dix sections) suffit à rappeler l’importance capitale de cette fonction au sein du régime national-socialiste.
Au cœur de toutes ces actions, il y a la LTI (dont nous venons d’ailleurs de citer certains des concepts fondamentaux) : elle est le support de la « mise au pas » à travers tout le langage uniformisé et anonymisant du régime et de son système administratif. Elle accompagne la terreur et constitue une véritable incitation à la violence. Le journal de Victor Klemperer en porte constamment témoignage : « Les discours d’Hitler ont-ils vraiment un effet ? Un ouvrier d’un certain âge m’a lancé du haut de son vélo : “Saligaud de juif” » (Klemperer, 2000 : 74) ; plus nettement encore, après la mise en œuvre du port de l’étoile jaune le 19 septembre 1941 : « Une automobile freine en passant à côté de moi dans une rue déserte, une tête inconnue se penche par la fenêtre : “Tu es encore en vie, espèce de sale porc ? On devrait t’écraser, sur le ventre !” » (Klemperer 2000 : 221). Il ne s’agit pas ici seulement de réactions individuelles isolées, mais des résultats d’une politique menée par le régime. Ainsi, lorsque Klemperer se rend chez l’administrateur Richter à propos d’une hypothèque sur son dernier bien, il se trouve en présence d’une personne compréhensive et épouvantée par la cruauté du régime. L’administrateur accepte donc d’aider Klemperer autant que possible, cependant il ne le peut tenir au courant que par écrit et termine en précisant : « Mais je dois vous écrire dans un style brutal » (Klemperer, 2000 : 99 ; c’est moi qui souligne). La brutalité verbale est donc une injonction du régime pour le comportement et le registre linguistique à adopter envers certaines catégories de personnes. Enfin la LTI nourrit, irrigue, constitue la base même de la propagande et notamment du discours politique du IIIe Reich. Le journal de Victor Klemperer revient constamment dans ses notes LTI sur les expressions caractéristiques puisées dans les discours de Hitler et de Goebbels (par exemple p. 73 ou 289), mais aussi dans les écrits des théoriciens du régime (notamment dans Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg), et aussi bien dans la presse, les manuels scolaires, les annonces, affiches…
A travers cette analyse obstinée de toutes les productions linguistiques du régime, Klemperer réalise donc une analyse extrêmement minutieuse de la Lingua tertii imperii et une évaluation de la « politique linguistique » qui préside à son utilisation et à sa promotion systématique.
La LTI telle qu’elle ressort de cette analyse est tout d’abord volontairement pauvre (par rapport au foisonnement créateur de la République de Weimar qui avait, selon V. Klemperer, « libéré la parole » (Klemperer, 1996 : 46). Volontairement parce que :
on veille, avec une tyrannie organisée dans ses moindres détails, à ce que la doctrine du national-socialisme demeure en tout point, et donc aussi dans sa langue, non falsifiée. Pendant les dernières années, une habitude s’instaura selon laquelle, le vendredi soir à la radio de Berlin, était lu le dernier article de Goebbels à paraître dans le Reich du lendemain. Ce qui revenait, chaque fois, à fixer dans l’esprit jusqu’à la semaine suivante ce qu’on devait lire dans tous les journaux de la sphère d’influence nazie. Ainsi quelques individus livraient à la collectivité le seul modèle linguistique valable […] La domination absolue qu’exerçait la norme linguistique de cette petite minorité, voire de ce seul homme, s’étendit sur l’ensemble de l’aire linguistique allemande avec une efficacité d’autant plus décisive que la LTI ne faisait aucune différence entre langue orale et écrite (Klemperer, 1996 : 48-49)
Ainsi, conclut V. Klemperer :
Tout ce qu’on imprimait et disait en Allemagne était entièrement normalisé par le Parti. Livres, journaux, courriers administratifs et formulaires de service : tout nageait dans la même sauce brune, et par cette homogénéité absolue de la langue écrite s’expliquait aussi l’uniformité de la parole (Klemperer, 1996 : 36 ; c’est moi qui souligne)
Cette pauvreté n’enlève rien, bien au contraire, à la redoutable efficacité de la « politique linguistique » nationale-socialiste. Celle-ci tient notamment à la recherche de « simplicité » en tant que proximité avec la langue du peuple. Dans le chapitre de LTI, la langue du IIIe Reich consacré à la boxe, V. Klemperer décline notamment les métaphores sportives de Josef Goebbels. Celui-ci (Klemperer, 1996 : 299) énonce son principe directeur en 1934 lors du Congrès du Parti […] : « Nous devons parler la langue que le peuple comprend. Celui qui veut parler aux hommes du peuple doit, comme dit Martin Luther “considérer leur gueule” » (par référence — certes scandaleuse — à l’expression de M. Luther « Dem Volk aufs Maul schauen »).
Mais cette efficacité tient aussi au fait que la stratégie du IIIe Reich est fondée sur la lancinante réitération des mêmes expressions enrichies peu à peu pour faire face aux situations nouvelles. De la sorte, le message du régime s’insinue progressivement mais d’autant plus sûrement dans les esprits (Klemperer, 1996 : 40) :
Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposèrent à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente.
Victor Klemperer souligne en outre le peu d’invention linguistique du national-socialisme. Très peu de créations propres donc, mais par contre de fréquents changements de valeur des mots et une évolution dans leur fréquence et leur combinaison. Un exemple caractéristique est à cet égard l’emploi des termes « fanatique » ou « aveuglément » avec une connotation positive. Ainsi, « les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le national-socialisme, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années » (Klemperer, 1996 : 40). Et l’auteur de la Langue du IIIe Reich précise (1996 : 92) :
Le national-socialisme étant fondé sur le fanatisme […], « fanatique » a été durant toute l’ère du IIIe Reich un adjectif marquant, au superlatif, une reconnaissance officielle […]. Toute connotation péjorative, même la plus discrète, a disparu dans l’usage courant que la LTI fait de ce mot. Les jours de cérémonie, lors de l’anniversaire de Hitler par exemple ou le jour anniversaire de la prise du pouvoir, il n’y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations… qui ne comprît un « éloge fanatique » ou une « profession de foi fanatique » et qui ne témoignât d’une « foi fanatique » en la pérennité [ewige Dauer] du Reich hitlérien. Et pendant la guerre […] plus la situation s’assombrissait, plus la « foi fanatique dans la victoire finale », dans le Führer ou la confiance dans le « fanatisme du peuple » comme une vertu fondamentale des Allemands était exprimée souvent.
Victor Klemperer en conclut que la langue nazie « réquisitionne pour le parti ce qui, jadis, était le bien commun et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison » (Klemperer, 1996 : 40-41). L’auteur nous livre ainsi une belle définition de ce que je désigne, malgré toutes les réserves possibles, comme la politique linguistique du régime national-socialiste.
L’efficacité de cette politique se résume donc en ceci qu’elle est l’expression et le soutien de l’édifice idéologique du régime et tout particulièrement de son fondement racial. Tentons donc de mettre à jour à partir de ce paradigme racial les modalités d’utilisation de la LTI.
Celle-ci est tout d’abord un vecteur de classification : le régime est saisi dès l’origine d’une sorte de fureur classificatrice poussée jusqu’à l’indécence et l’indignité extrêmes, mais aussi banalisée par l’apparente normalité des distinctions opérées. Aussi Klemperer enregistre-t-il avec une froide précision la distinction entre les juifs qui avaient la permission d’utiliser le tramway (Fahrjuden = juifs motorisés) et ceux qui devaient aller à pied (Laufjuden = juifs marcheurs). De même, il constate que la section de la LTI consacrée aux juifs (1996 : 223-224) :
est riche en expressions et tournures officielles qui étaient employées couramment par toutes les personnes concernées et apparaissaient constamment dans leurs conversations. Cela commença naturellement par « non-aryen » et « aryaniser », puis il y eut les « lois de Nuremberg sur la conservation de la pureté [Reinhaltung] du sang allemand » puis les « Juifs complets » [Volljuden] et les « demi-Juifs » [Halbjuden] firent leur apparition ainsi que les « métis au premier degré » [Mischlinge ersten Grades] et à d’autres degrés, et les Juifs de souche [Judenstämmige].
Une fois la classification opérée, la LTI ouvre la voie à la transgression verbale. Injure, mortification de l’autre sont ainsi transférées vers la normalité. Apparaît donc dans le cours du Journal la sinistre liste des injures envers les juifs (Judenknecht, Judenhure, Judenschwein, Judensau …). Nous avons déjà constaté que cette extrême dureté verbale est même devenue un devoir civique. On en trouve une autre preuve dans le Journal lorsqu’un des deux SS qui visitaient régulièrement l’immeuble des Klemperer invective l’épouse « aryenne » du Professeur en ces termes : « Si j’avais une parente qui fréquente un juif, je la mépriserais au plus haut point, Sie artvergessenes Weib [espèce de bonne femme oublieuse de sa race] » (Klemperer, 2000 : 117). A ceci correspond la marginalisation linguistique, identitaire et intellectuelle des juifs. Le Journal énumère toutes ces mesures discriminatoires fondées sur des critères raciaux : interdiction de machine à écrire, de papier et de matériel d’écriture, interdiction de s’adresser en public à des non-juifs, de lire des ouvrages non-juifs, de fréquenter les bibliothèques, d’emprunter des ouvrages de bibliothèques (un problème considérable en ce qui concerne le travail de Klemperer pour son inventaire de la LTI). Sur un autre plan, interdiction de donner des prénoms non-juifs aux enfants, et si des adultes juifs en ont un, obligation de rajouter Israël ou Sarah au premier prénom pour mieux les identifier. Klemperer doit ainsi se désigner comme Victor Israël à partir de 1938 (Klemperer, 1996 : 114). Interdiction bien sûr de publier, voire même d’écrire en allemand, puisqu’une inscription placardée sur une porte de la Maison des étudiants de Dresde proclame que lorsque le juif écrit en allemand, il ment, et qu’il ne devrait plus écrire qu’en hébreu. A cela correspond l’abandon de l’écriture gothique, décrétée pour des raisons tactiques comme étant d’origine juive par une circulaire de Martin Bormann en janvier 1941, et la germanisation des noms de lieux slaves, silésiens…, ainsi que des noms de rue d’où disparaissent toutes les désignations de personnes réputées juives (Klemperer, 1996 : 117-120).
Il faut cependant constater que le national-socialisme n’est pas en mesure d’élaborer une politique et un comportement linguistique cohérents. Il n’y a pas de stratégie linguistique systématique, mais des mesures et comportements imposés qui seront en définitive plus efficaces par le pouvoir d’insinuation antérieurement évoqué que par leur cohérence. Ainsi Victor Klemperer lui-même remarque que la LTI ne recule pas devant l’emploi de mots étrangers bien souvent d’origine latine si cela sert son style. Il consacre même tout un chapitre intitulé La douche écossaise à l’analyse de ces emprunts assez inouïs de termes tels que diskriminieren, diffamieren, liquidieren, etc. à la langue de l’ennemi (Klemperer, 1996 : 321-324). Les hauts responsables et propagandistes du régime préfèrent à l’évidence tirer profit du caractère ronflant et savant de ces termes et tirer en outre partie de leur capacité à masquer le terrible sens concret de certaines des actions ainsi désignées.
C’est donc bien l’efficacité qui est mise en avant et, sur ce plan, l’évaluation de Victor Klemperer conclut à une totale réussite. Les notations quotidiennes du Journal témoignent de cette glissée progressive et systématiquement organisée vers la destruction de l’autre, et de cette inoculation d’une langue porteuse d’idéologie qui conduit chez certains, plus ou moins rapidement, au passage à l’acte conforme à cette violence idéologique. On retiendra à cet égard le passage du Journal où Klemperer raconte la visite des deux SS déjà évoqués (qu’on surnomme dans l’immeuble « le cracheur » et « le cogneur ») : après avoir découvert sur sa table de travail Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, un des SS s’indigne de voir l’ouvrage majeur de l’idéologie raciste national-socialiste ainsi utilisé par un juif et le frappe sur la tête avec le livre comme pour en faire sortir les précieuses pensées de Rosenberg (Klemperer, 2000 : 116) :
Cette fois-ci, on en a fait un terrible crime. On m’a tapé sur le crâne avec le livre, on m’a giflé, on m’a enfoncé sur la tête un ridicule chapeau de paille de Kätchen : « Mais ça te va très bien ! » Lorsque, à une question, j’ai répondu que j’avais été en fonction jusqu’en 1935, deux individus que je connaissais déjà m’ont craché entre les yeux.
On saisit ainsi sur le vif le caractère performatif (cf. Austin, 1971) de la langue du IIIe Reich. Le national-socialisme dit, et en disant, il exécute au sens figuré et bientôt au sens propre. J.P. Stern remarque très justement à ce propos qu’au sein de ce régime, « c’est dans l’acte même de dire que le vouloir prend corps » (Stern, 1985 : 65). C’est d’ailleurs ce qui justifie les grands rassemblements du régime, les procédés rhétoriques employés, la structure des discours, l’essentiel étant orienté vers les questions totales qui impliquent une réponse radicalement positive ou négative et servent ainsi à la désignation des ennemis à abattre. Ce qui est ainsi mis en scène est en effet l’affrontement radical du bien et du mal, l’annonciation de l’apocalypse (Burrin, 2004 : 50, 72).
En d’autres termes, la LTI a légitimé et banalisé le passage à la violence radicale commandée du sommet de l’Etat, et elle a rendu possible à la base (si l’on exclut les actes de résistance qu’il n’est pas question d’ignorer et que Klemperer mentionne lui-même dans son Journal) l’acceptation passive, la participation relative par le langage (injures évoquées), ou pour certains l’acceptation de prendre part aux exactions les plus atroces. Philippe Burrin remarque à ce propos que cette évolution n’aurait pas été possible sans une certaine intériorisation de l’identité politique du régime (Burrin, 2004 : 88) :
Le champ des coordonnées identitaires du régime […] offrait ainsi une légitimité rassurante. Sans ce discours sur la santé, la puissance, la culture […], il aurait été bien difficile aux exécutants de justifier à l’intention des autres et de se justifier à eux-mêmes la violence qu’ils pratiquaient. La haine a besoin de s’appuyer sur des représentations pour devenir acte ou, parfois, pour stabiliser la mémoire d’une violence.
Or Victor Klemperer nous montre clairement que tout ce processus est rendu possible par la mise en œuvre et l’insidieuse pénétration de la lingua tertii imperii dans les esprits. Non sans consternation, il prend acte à la fin de La langue du IIIe Reich de la réussite de cette manipulation de la langue en constatant après avoir été en contact avec des hommes et des femmes de toutes contrées allemandes pendant l’exode final (Klemperer, 1996 : 330-331) :
Tous, littéralement tous, parlaient avec un accent du Sud ou de l’Ouest, tantôt du Nord ou de l’Est de l’Allemagne, une seule et même LTI, celle que j’avais entendue chez moi en saxon. Ce que je devais ajouter à mes notes, au cours de cette fuite, n’était que compléments et confirmations […] Bien plus, je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux et je voyais partout des traces de cette langue. Elle était vraiment totalitaire. Ici, à Falkenstein, cela s’imposa à mon esprit avec une insistance particulière.
Un peu plus tard, V. Klemperer se fait plus précis. Son constat ne manque alors pas d’une cruelle ironie (Klemperer, 1996 : 355) :
Triste réussite donc, constatée au fil du Journal, puis dans la synthèse LTI, la langue du IIIe Reich que V. Klemperer fait paraître pour la première fois (dans la zone d’occupation soviétique) en 1947 (LTI a été ensuite republié, mais seulement en RDA, sans grand souci de large diffusion ; quant au Journal lui même, il n’a été publié pour la première fois à Berlin qu’en… 1995-96). Et il est vrai que l’Allemagne de l’après national-socialisme a dû attendre jusqu’aux années 1960-70 pour regarder en face ce passé et faire le travail d’identification et de mémoire (cf. A. et M. Mitscherlich, 1967) qui lui a permis notamment de mettre au jour les marques distinctives et les fonctions de cette « politique linguistique » du régime dictatorial. On sait aussi bien sûr que l’histoire des régimes dictatoriaux ne s’arrête malheureusement pas avec le national-socialisme et que bien des traits ici soulignés se retrouvent ultérieurement, amplifiés certainement par le rôle prépondérant des médias dans les sociétés et dans l’action politique de notre temps.
Mais je préfère conclure en soulignant aussi l’échec de cette politique linguistique, parce que l’évaluation (pour rappel : action engagée pour déterminer l’efficacité de méthodes ou de dispositions prises pour atteindre certains objectifs) engagée par Victor Klemperer avec le soutien obstiné de son épouse a été menée à son terme et que celui-ci a pu, par son incroyable défi, mettre à nu tous les mécanismes de la « politique linguistique » national-socialiste et mettre en garde les générations futures contre les infinis dangers de ce qu’Alain Brossat désigne dans la postface de La langue du IIIe Reich comme une « réquisition » et « contamination » de la langue par « l’arsenic de l’idéologie » totalitaire (Klemperer, 1996 : 368). A cet égard, la preuve la plus cuisante de cet échec se trouve peut-être dans le retour à la normalité que marque pour Victor Klemperer la dernière phrase du Journal 1942-45, 31 décembre, lundi 11 heures (Klemperer, 2000 : 974) :
Quoi qu’il en soit : cette année ! C’est bien quand même le plus pur conte de fées que j’aie vécu. - Nous devons passer la Saint-Sylvestre chez les Wolff.
Normalité donc, mais aussi achèvement de la recherche entreprise pendant les années de dictature jusqu’à l’aboutissement de la synthèse de LTI, la langue du IIIe Reich. Et celle-ci fait, à mon sens, de Victor Klemperer un des précurseurs (méconnus) de l’analyse du discours et de la démarche sociolinguistique.