L’entretien de recherche au service d’une réflexivité professionnelle sur la place de l’accent au travail

DOI : 10.57086/cpe.1804

Dans le monde du travail, la question de l’accent soulève un double enjeu : faut-il corriger la prononciation pour réduire les discriminations, ou au contraire agir sur les représentations sociales pour favoriser l’empouvoirement des individus ? Les études sur l’accentisme tendent à montrer que ces discriminations sont souvent masquées par un discours institutionnel encore centré sur l’inclusion malgré l’interdiction des programmes de diversité, équité et inclusion dans certains pays. Dans ce contexte, le projet PROSOPHON adopte une approche transformative visant à revisiter ces processus. À partir d’un corpus de 21 entretiens avec recruteurs et candidats, une analyse du discours et thématique met en évidence le rôle maïeutique et/ou heuristique de l’entretien de recherche. Quatre codes thématiques (tâtonnement, remémoration, remise en question, connaissance) révèlent une capacité des individus à prendre distance avec leurs représentations. L’étude souligne ainsi que l’entretien compréhensif peut constituer un espace critique et réflexif sur les discriminations liées à l’accent, avec des implications sociales et éthiques pour la diversité linguistique au travail.

In the workplace, the issue of accent raises a dual challenge: should pronunciation be reduced to lower discrimination, or should efforts focus instead on reshaping social representations to foster individual empowerment? Research on accentism suggests that such discrimination is often concealed by institutional discourses still framed around inclusion, despite the prohibition of some Diversity, Equity, and Inclusion programs in certain countries. Within this context, the PROSOPHON project adopts a transformative approach to re-examine these processes. Based on a corpus of 21 interviews with recruiters and candidates, discourse and thematic analysis highlight the maieutic and/or heuristic role of the research interview. Four thematic codes (Groping, Remembrance, Questioning, Knowledge) reveal individuals’ capacity to distance themselves from their own representations. The study thus emphasizes that the comprehensive interview can serve as a critical and reflexive space on accent-related discrimination, with social and ethical implications for linguistic diversity in the workplace.

En el mundo laboral, la cuestión del acento plantea un doble desafío : ¿es necesario corregir la pronunciación para reducir las discriminaciones o, actuar sobre las representaciones sociales para favorecer el empoderamiento de los individuos ? Los estudios sobre el acentismo mostran que estas discriminaciones suelen estar enmascaradas por un discurso institucional todavía centrado en la inclusión, a pesar de la prohibición de los programas de Diversidad, Equidad e Inclusión en algunos países. PROSOPHON adopta un enfoque transformador que busca revisitar estos procesos. A partir de un corpus de 21 entrevistas con reclutadores y candidatos, un análisis del discurso y temático pone de relieve el papel mayéutico y/o heurístico de la entrevista de investigación. Cuatro códigos temáticos (Tanteo, Rememoración, Puesta en cuestión, Conocimiento) revelan la capacidad de los individuos para tomar distancia de sus representaciones. El estudio subraya que la entrevista comprensiva puede constituir un espacio crítico y reflexivo sobre las discriminaciones relacionadas con el acento, con implicaciones sociales y éticas para la diversidad lingüística en el ámbito laboral.

Plan

Texte

Le projet PROSOPHON a été financé dans le cadre d’un appel à projet du groupement d’intérêt scientifique (GIS) du Grand-Est avec le soutien de trois laboratoires membres : ATILF, 2LPN & LiLPa, mais aussi de l’INSPÉ de Lorraine.

Introduction

Dans le monde du travail, un débat oppose la correction de l’accent pour réduire les discriminations à une approche visant à atténuer ces discriminations en favorisant l’empouvoirement des individus. Il est entendu par correction de l’accent toute forme d’intervention visant à réduire des formes phonologiques considérées comme des productions non conformes à une norme, souvent celle d’un natif imaginé. Les recherches mettent en lumière, depuis plusieurs décennies maintenant, les biais susceptibles d’affecter la recrutabilité des candidats. En effet, les recruteurs, lors du processus de sélection, sont influencés par des processus de catégorisation, souvent inconscients, basés sur des facteurs comme le genre ou l’ethnicité. Plus récemment, les productions scientifiques anglophones sur les discriminations sur l’accent, appelées accentisme, révèlent que la perception d’un accent dit « étranger » désavantage les candidats dès les premières étapes du recrutement, notamment lors des contacts téléphoniques. Les sociétés modernes occidentales privilégiant jusqu’à présent une approche axée sur le principe d’« égalité diversité inclusion », cela a souvent conduit à un masquage des phénomènes de discrimination liés à l’accent dans les études (Roessel et al., 2020) – phénomène partiellement remis en question avec une certaine libération populiste de la parole plus récente au niveau global. De plus, si les liens entre compréhensibilité, intelligibilité et accentuation ont été explorés pour l’anglais (Darcy, 2018), ces recherches restent limitées pour d’autres langues et contextes professionnels, notamment ceux favorisant l’empouvoirement vu comme le processus par lequel un individu développe la capacité d’agir en tant qu’agent pour participer pleinement aux interactions sociales et professionnelles.

Cette étude, qui s’inscrit plus largement dans le projet PROSOPHON, cherche à analyser la manière dont l’entretien de recherche compréhensif peut devenir un espace maïeutique et/ou heuristique autour de questions sensibles comme celle des discriminations sur l’accent. La maïeutique désigne en effet concrètement l’art de l’accouchement, et renvoie à Socrate lorsqu’il évoque la technique d’interrogation qui vise à faire accoucher d’un savoir enfoui en soi. La frontière est mince avec la valeur heuristique de l’entretien, qui désigne le fait de faire émerger des idées, pistes, hypothèses nouvelles, puisque dans les deux cas, les interactants co-construisent le discours. Cette contribution explorera ainsi les interactions entre « accent » et monde du travail, tout en mettant en lumière les enjeux heuristiques et maïeutiques liés à l’entretien compréhensif comme espace de co-construction du réel.

1. L’entretien de recherche pour questionner l’accentisme

L’accentisme – se référant aux micro-agressions et discriminations sur l’accent comme sous-domaine de la glottophobie1 – apparait comme un terrain sensible de recherche lorsqu’il s’agit d’identifier des comportements ou des processus de discrimination des individus dans le cadre du travail, réglementé par un code juridique (Article L1132-1)2. Adopter une démarche qualitative basée sur l’entretien compréhensif permet de voir le sujet étudié, le recruteur ou le candidat, comme un être social partenaire de la construction du corpus en cours d’élaboration.

1.1. L’accentisme : un terrain où la parole est sensible

Les travaux en psychologie du travail ont montré que des biais culturels et ethniques font émerger chez les recruteurs des préférences pour les candidats issus des mêmes groupes sociaux qu’eux-mêmes (Arai et Skogman Thoursie, 2009). Si les effets de certaines variables comme le genre ou l’ethnicité ont largement été traités pour permettre une compréhension fine de leurs effets directs et différés, l’accent en tant que construit relatif aux compétences langagières est un phénomène encore mal compris. S’inscrivant dans un paradigme sociophonétique, le construit d’« accent » est défini par notre groupe de recherche comme un faisceau d’indices souvent oraux (la voix et la parole) – mais concomitants à d’autres indices extralinguistiques (par ex. l’ethnicité) voire méta- et épilinguistiques, qui concourent à la création d’hypothèses (in)conscientes sur l’origine (géographique, sociale, etc.) et l’identité des individus (« l’étranger »). Plutôt que de penser l’« accent » comme une réalité uniquement acoustique, il est pensé en termes sociophonétiques. Pour une discussion plus développée du construit d’accent, le lecteur pourra se référer à la notice de Candea (2021).

Ces dernières années, les recherches anglophones, notamment en contexte nord-américain, ont documenté les formes systémiques de discrimination liées à l’accent, ou « accentisme ». Une méta-analyse récente (Spence et al., 2024) confirme que les personnes perçues comme ayant un accent dit étranger subissent une discrimination professionnelle persistante, en particulier dans les métiers exigeant des compétences communicationnelles. Ces inégalités s’inscrivent dans des logiques intersectionnelles : les femmes avec un accent dit « étranger » sont ainsi jusqu’à trois fois plus discriminées que les hommes (Timming, 2017). D’autres travaux montrent que ces attitudes varient selon les contextes sociolinguistiques. Au Canada, par exemple, elles dépendent fortement des profils des recruteurs (Trofimovich et al., 2024). En France, les représentations restent largement centrées sur une norme phonologique unique, comme l’illustrent les attentes implicites dans les rapports des concours de recrutement d’enseignants (Dupouy et Wilson, 2024). À l’inverse, une étude brésilienne (Teló et al., 2024) révèle l’absence de préférence systématique pour les locuteurs « natifs » du portugais brésilien et montre même une valorisation ponctuelle des locuteurs hispanophones, remettant partiellement en cause les hiérarchies habituelles.

Concernant l’accentisme, une distinction importante est faite entre l’accentisme explicite – les attitudes ouvertement hostiles à l’encontre des accents étrangers (Dovchin et Dryden, 2022) – et les formes plus insidieuses de stigmatisation activée par l’accent, où les biais implicites influencent inconsciemment les perceptions et décisions (Cantone et al., 2019). À ce titre, la synthèse menée par Roessel et al. (2020) indique l’existence de deux formes de préjudices liés aux accents, qui tendent à restreindre l’expression explicite de l’accentisme. Le préjudice moderne se manifeste par des formes subtiles et socialement acceptables de discrimination, souvent justifiées par des rationalisations, comme des problèmes de compréhensibilité. En revanche, le préjudice aversif concerne les personnes qui adhèrent sincèrement à des valeurs d’égalité et souhaitent éviter toute forme de discrimination, mais qui réagissent malgré elles de manière négative. Ce décalage entre leurs convictions conscientes et leurs réactions automatiques peut se traduire par des comportements d’évitement ou, à l’inverse, par une surcompensation destinée à prouver leur impartialité. Ainsi, les postures envers l’accent peuvent être influencées par deux facteurs : la stabilité et la diagnosticité (Hansen, 2020). Le premier fait référence à la croyance selon laquelle l’accent d’une personne est fixe et difficile à modifier au fil du temps. La diagnosticité de l’accent est la croyance selon laquelle l’accent d’une personne fournit des informations significatives sur ses traits de caractère, tels que son intelligence, ses compétences ou son bagage culturel. Les personnes qui considèrent les accents comme stables ont tendance à être plus compréhensives sur la place de l’accent dans les compétences professionnelles, tandis que celles qui les perçoivent comme diagnostics ont souvent tendance à juger négativement l’identité professionnelle d’une personne en fonction de son accent. Munro et Derwing (2020) rappellent que les caractéristiques contribuant à la perception d’un accent (accentedness) n’affectent pas nécessairement l’intelligibilité ni la compréhensibilité. Ainsi, un locuteur peut présenter un accent évalué comme « fort » tout en restant parfaitement intelligible et compréhensible. Les auteurs soulignent également que la capacité à appréhender la variation linguistique dépend largement des compétences perceptives construites par les individus. Par ailleurs, Albuquerque et Alves (2022) mettent en évidence que l’intelligibilité et la compréhensibilité relèvent d’un processus co-construit, où l’ensemble des interactants portent une responsabilité partagée – une dynamique qu’ils comparent à une danse.

Le projet PROSOPHON et son extension « Accent & Discrimination » cherchent à contribuer aux connaissances encore limitées sur l’accentisme et sur l’accent dit étranger dans le contexte de la France hexagonale, en tant qu’espace spécifique où les mythes du locuteur natif et du monolinguisme restent prégnants. Au regard de la littérature scientifique sur le sujet, questionner l’accentisme dans le monde du travail apparait comme un terrain sensible et glissant à deux niveaux. D’une part, les sociétés d’Europe occidentale centrées sur une valorisation de la tolérance et la bienveillance ont eu pour effet de masquer certaines réactions négatives face aux accents (Roessel et al., 2020) complexifiant la capacité à recueillir des données, d’abord quantitatives par questionnaires, ensuite explicites et verbalisées sur ces phénomènes de micro-agressions linguistiques et/ou discrimination. D’autre part, il semble important de continuer à documenter ces phénomènes qui peuvent évoluer avec une certaine libération de la parole (Lorant, 2019) plus récente et xénophobique.

1.2. L’entretien compréhensif comme processus heuristique/maïeutique

L’entretien compréhensif pratiqué a pour objet la compréhension du phénomène social de l’accentisme dans le monde du travail, à partir de la parole d’informateurs recueillie lors d’interactions face à face. Il ne s’agit pas de répondre à des questions standardisées, mais plutôt de construire un va-et-vient entre l’interprétation des catégories de pensée de ces enquêtés et la théorie, conçue comme une élaboration progressive née d’hypothèses forgées sur le terrain. C’est d’ailleurs ce renversement de construction de l’objet, en lien avec la Grounded Theory (Glaser et Strauss, 1967) qui caractérise la démarche. L’entretien, vu comme la méthode par excellence pour saisir les expériences vécues des individus, les considère en effet comme « des producteurs actifs du social » (Kaufmann, 2016 : 24). Toutefois, saisir de l’intérieur les significations que les personnes donnent à leurs actions, la manière dont elles interprètent les situations et le monde dans lequel elles vivent est une tâche complexe. En effet, l’opinion d’une personne ne constitue pas un bloc homogène, elle se structure à différents niveaux de conscience, ce qui se traduit dans le discours par des avis multiples et parfois contradictoires. Dépassant l’opinion de surface, laquelle génère des données standardisées propices à l’analyse de contenu (Bardin, 1977), le matériau issu de l’entretien compréhensif comme l’écrit Kauffman (Ibid.) en s’inspirant de la réflexion du philosophe François Jullien (1995) sur la production du sens en chinois, dissimule l’essentiel dans les détours et les biais de la conversation, dans les ratés, les hésitations, les manifestations du « dire difficile » (Gardin, 1988). L’interaction favorise en effet une pensée non linéaire, proche de la logique de la découverte dans les sciences, où elle catalyse la résolution de problèmes complexes (Dhouibi et al., 2015). Von Kleist (1878 : 14) illustre plaisamment ces mécanismes, à l’œuvre dans le discours :

j’introduis des sons inarticulés. Je traîne en longueur les mots de coordination ; j’emploie inutilement une apposition et je me sers d’autres artifices pour allonger mon discours et gagner le temps nécessaire à la fabrication de mon idée.

Ce dernier point intéresse particulièrement cette étude centrée sur la dimension heuristique/maïeutique de l’entretien. Von Kleist ajoute que l’allocutaire, ici l’enquêteur, joue un rôle de stimulant essentiel, puisque l’entretien reste avant tout une interaction ; et donc une co-construction du discours, au cours de laquelle les interactants s’influencent mutuellement. Dans les entretiens conduits pour cette enquête, les intervieweurs amènent souplement les informateurs à parler de la place de l’accent en lien avec leurs pratiques professionnelles, en décrivant des faits à travers des remémorations et en donnant leur opinion. Il s’agira d’observer dans ce corpus les moments où cette dernière évolue, se modifie, se structure ou se déconstruit à travers les indices interactionnels évoqués ci-avant. En somme, seront saisies quelques manifestations du processus maïeutique/heuristique.

2. « Accent & Discrimination » : des récits professionnels sur l’accent

Cette étude s’intègre dans un projet plus large visant à questionner les accents et les différentes formes de discrimination au travail.

2.1. Un projet d’envergure sur « Accent & Discrimination »

Le projet PROSOPHON, initié en 2022 avec le soutien du groupement d’intérêt scientifique (GIS) « Éducation et Formation » de la région Grand Est, s’inscrit dans une perspective transdisciplinaire visant à explorer les relations entre les productions sonores des individus en contexte multilingue et leur insertion socioprofessionnelle. Il mobilise 19 chercheurs et chercheuses issus de champs variés tels que la phonétique, la sociolinguistique, la didactique des langues et la psychologie du travail, répartis dans neuf laboratoires relevant de six universités. Il vise à questionner dans le contexte spécifique de la France hexagonale l’opérationnalité des études portant sur l’accentisme dans le monde du travail. Pour prendre une dimension plus large de manière à englober d’autres projets connexes, PROSOPHON s’est doté d’un site web sur l’accent et la discrimination3.

La première phase (PQ1), de nature qualitative, repose sur la réalisation d’entretiens approfondis destinés à alimenter une seconde phase, plus expérimentale. Elle a été pensée de manière ascendante, sans hypothèses fortes préalables, en présumant que les données riches et contextualisées récoltées pourront faire émerger des tendances pertinentes au regard des objectifs généraux de la recherche. Conçus selon une approche participative, ces entretiens favorisent l’implication active des personnes interrogées et permettent une co-construction du discours dans un récit narratif. Les données recueillies se révèlent ainsi denses et complexes, rendant compte de zones d’ambiguïté, voire de contradictions et de variations discursives. Deux grandes catégories de participants ont été ciblées : d’une part, des recruteurs/travailleurs francophones (le français ayant ou non le statut de langue additionnelle) évoluant dans divers secteurs professionnels, en particulier ceux requérant une forte mobilisation de la parole ; d’autre part, des professionnels de l’enseignement/apprentissage des langues additionnelles (principalement en français et en anglais). Ce corpus a d’ores et déjà permis d’examiner en profondeur les mécanismes d’ajustement phonologique dans les interactions professionnelles (Miras et Sock, 2024), ainsi que les relations fines entre variation phonologique et contextes hispanophones spécifiques (Ibáñez et Miras, 2025).

Une première expérimentation (PE1) a été menée auprès d’étudiants de master 2 en ressources humaines (RH), à travers un dispositif de sensibilisation de trois heures dont le matériel de formation s’appuie sur le corpus d’entretiens (Miras et Pignault, 2026). Les résultats montrent que si les futurs professionnels ne considèrent pas spontanément les accents comme un biais de recrutement, une courte formation peut amorcer une évolution des représentations, nécessitant toutefois un travail de fond pour transformer ces acquis en compétences opérationnelles. Les prochaines étapes du projet « Accent & Discrimination » consistent à élaborer des outils fonctionnels permettant aux professionnels des RH, qu’ils soient en formation ou en poste, d’affiner leur compréhension et leur gestion des discriminations liées aux accents. Il vise aussi à investir d’autres terrains professionnels de recherche comme le recrutement des enseignants-chercheurs universitaires.

2.2. Construction des (sous-)corpus de travail

Le corpus PROSOPHON relatif à la première phase (PQ1) sera décrit plus en détail puisque la présente étude s’intéresse à un sous-corpus de cet ensemble plus vaste. Le recrutement des participants s’est étalé sur plusieurs années (2022-2025) et s’est appuyé sur les réseaux professionnels et personnels des membres du projet, dans une optique sociologique visant à garantir une diversité de profils. À ce jour, 30 entretiens ont été réalisés. Parmi ces entretiens, neuf portent sur les enjeux du recrutement, impliquant notamment des responsables en ressources humaines, tandis que douze concernent l’enseignement des langues, incluant des acteurs chargés de l’embauche d’enseignants. La sélection de profils hétérogènes permet d’approfondir la compréhension des dynamiques complexes à l’œuvre sans chercher une représentativité ni un équilibre entre les profils. Le corpus global correspond à plus de 18 heures de corpus enregistré (36 min en moyenne ; écart-type = 15 min) comprenant 22 femmes et 8 hommes âgés entre 23 et 65 ans (moyenne = 42 ; ET = 10).

Figure 1 : Distribution des 30 profils des informateurs selon quatre profils différents

Figure 1 : Distribution des 30 profils des informateurs selon quatre profils différents

Un informateur peut appartenir à plusieurs profils.

Le profil « recruteur » (n = 13) rassemble des personnes amenées à participer à toutes formes de recrutement (agence d’intérim, chef d’entreprise, recrutement sur concours d’enseignement, responsable de structure de formation, etc.) (Figure 1). Le deuxième profil majoritaire (n = 13) correspond au domaine de l’enseignement (particulièrement des langues) en raison des intérêts du groupe de chercheurs formé pour le projet. Une part plus faible s’exprime en tant qu’(ancien) candidat à des postes mis au recrutement. Pour terminer, une partie plus minime encore concerne des orthophonistes en poste.

Pour cette étude, un sous-corpus a été constitué à partir de 21 de ces entretiens et près de 15 heures d’enregistrement (sur les 18 heures du corpus global). Les sept profils orthophonistes n’ont pas été retenus au regard de leur spécificité. Deux autres entretiens n’ont pas pu être analysés car menés après le début de l’analyse des données. Ainsi, le sous-corpus retenu concerne treize profils « recruteur » et huit profils « candidats », dont douze sont dans le domaine de l’enseignement (principalement le FLE en France et dans le monde, à l’université et dans des instituts).

2.3. Méthodologie de recueil et d’analyse des données

Les entretiens se sont tenus à distance avec l’accord des participants qui ont signé un contrat d’exploitation et diffusion des données. L’enregistrement a été fait avec le logiciel permettant la visioconférence (Teams – UL) puis a été exporté au format MP3. Les entretiens, menés à partir d’un guide commun par plusieurs enquêteurs, couvrent quatre axes principaux : parcours sociolinguistique et professionnel, compétences mobilisées, rapport à la prononciation et à l’accent, et enfin, une réflexion personnelle sur leur propre accent. Ce guide permet d’aborder un ensemble de sujets similaires tout en laissant une possible liberté d’ordre des items et de formulation relative à l’entretien compréhensif. Les audios ont été ensuite transcrits orthographiquement automatiquement par le modèle Whisper (Humanum) puis corrigés manuellement par des correcteurs recrutés ou stagiaires.

Pour cette étude, nous cherchons à examiner comment l’entretien, en tant qu’espace de verbalisation, contribue à revisiter les catégorisations individuelles liées à l’accent au travail. Les transcriptions ont été analysées à l’aide du logiciel d’analyse qualitative assistée par ordinateur (CAQDAS) MAXQDA 24, afin de traiter finement les contenus des verbatims. Ce codage thématique a été mené de manière inductive relativement au fait qu’aucune hypothèse forte préalable ne guidait l’analyse des données. La pertinence du codage s’est faite par la stabilisation des différentes catégories au fur et à mesure de la progression dans le corpus complet. Au final, huit ensembles ont été constitués (Tableau 1). L’ensemble Didactique réfère aux éléments relatifs à des situations d’enseignement-apprentissage. Compétences professionnelles renvoie à l’association des éléments relatifs à l’accent au travail et à des compétences plus larges. Une posture humaniste voire engagée contre les discriminations est codée de manière spécifique. La mention de compétences linguistiques spécifiques est annotée pour mieux comprendre les rapports entre accent et parole. L’accentisme est relatif à l’expression explicite de contextes où l’accent a conduit à des formes de discriminations tandis qu’accents fait référence plus généralement aux considérations sociolinguistiques sur ces différentes réalisations sonores. Enfin, l’item Recrutement & recruteur code des éléments spécifiques à la fonction de recruteur ou au processus de recrutement.

Tableau 1 : Système de codage final du corpus PROSOPHON

Ensemble Code
Didactique Modèle, Apport, Correction, Difficulté
Compétences professionnelles Identité professionnelle, Niveau social, Critère de nationalité, Attendus clients/apprenants, Intégration, Légitimité professionnelle, Expertise professionnelle
Humanisme Activisme, Bienveillance
Compétences linguistiques Diversité langagière, Légitimité/Sécurité linguistique, Interculturel, Niveau de langue, Agentivité individu, Prosodie, Phonème, Insécurité linguistique, Fluidité/Elocution, Contexte de communication, Habitude auditive, Compétence langagière, Compréhensibilité/Intelligibilité
Accentisme Racisé, Discrimination/Microagression, Non-discrimination
Accents Trahison, Esthétique/Stéréotype, Norme/Registre, Perte, Utopie, Natif, Non accent/Neutre, Hétérocatégorisation
Recrutement & recruteur Exigence linguistique, Formation discrimination, Changement de contexte, Agentivité professionnelle, Contournement discrimination, Compétence du recruteur, Responsabilité client, Diversité des publics, Statut du recruteur, Type de recruteur
Maïeutique/heuristique de l’entretien Tâtonnement, Remémoration, Remise en question, Connaissance

Concernant la présente étude, les quatre codes relatifs à l’ensemble Maïeutique/heuristique de l’entretien (Tâtonnement, Remémoration, Remise en question, Connaissance) sont retenus et représentent 64 segments parmi 909 codés dans l’ensemble du corpus (soit 7 %). Les verbatims relatifs à ce codage ont été exportés dans un tableur via une requête sur MAXQDA.

3. Analyse et discussion

L’ensemble thématique considéré représente 64 segments pour un total d’un peu plus de 6 000 mots (Tableau 2) :

Tableau 2 : Codage relatif à l’ensemble « Maïeutique/heuristique de l’entretien ».

Code Contenu Nb de segments
Tâtonnement L’informateur présente une pensée en construction par des formes de tâtonnements lui permettant de la préciser au fur et à mesure du discours. 20
Remémoration L’informateur illustre son propos par une situation qu’il se remémore à l’occasion d’un des thèmes abordés 22
Remise en question L’informateur verbalise une remise en question de représentations ou préjugés exprimés auparavant dans l’entretien. 17
Connaissance L’entretien est présenté par l’informateur comme un espace de construction de ses connaissances sur un sujet.  5

Une analyse plus en détail de chaque thème relatif aux quatre codes retenus permet d’étudier la construction discursive de ce processus maïeutique et/ou heuristique. Nous nous focaliserons sur des exemples ciblés de manière linguistique et discursive illustrant des phénomènes plus globaux repérés dans le corpus complet. Dans le cadre restreint de cette recherche, il ne sera pas possible d’étudier précisément les écarts de positions sociales entre l’enquêteur et l’informateur et leurs effets sur l’interaction (Demazière, 2008 ; 2012). Nous sommes conscients de ces effets, présents dans tout type d’interaction, et qui, dans le cas de l’enquête, peuvent se laisser percevoir dans des phénomènes catégorisés dans le corpus comme tâtonnement ou remise en question.

3.1. Connaissance et remémoration

Concernant la « Connaissance », cinq informateurs construisent un cadre au sein duquel l’entretien devient un espace de co-construction des connaissances. Ces moments interviennent souvent à la clôture de l’entretien lorsqu’il est demandé si les informateurs eux-mêmes avaient des questions. S’il n’y a pas de question en tant que telle (« pas qui me vienne », répond par exemple AVD), ces derniers remercient l’enquêteur parce qu’ils ont appris des choses, à différents niveaux. Ainsi, DV a découvert le questionnement sur l’accentisme : « je savais pas que c’était [la discrimination par l’accent] un sujet ». Une autre fait référence aux informations fournies par l’enquêteur :

ok bah déjà je remercie, voilà pour cet échange, franchement y’a des informations que je ne connaissais pas, ce pourcentage-là affilié à la discrimination, en termes de discrimination à l’embauche par rapport à l’accent je l’avais pas et puis cette loi également qui est mise de côté, j’imaginais bien qu’elle existait, qu’il pourrait exister un truc comme ça mais voilà j’avais pas l’information de source sûre. (AG)

L’entretien permet également à certains de mettre en relation leurs connaissances antérieures avec ce qu’ils viennent d’apprendre. AH évoque une émission récente sur les discriminations, et CP, qui intervient dans un institut de formation universitaire, fait un lien avec le Tract des linguistes atterrées (2023) qu’elle a lu la veille, ce qui lui permet de relier cette pensée en construction avec les mouvements scientifiques variationnistes : « la langue évolue change [qu’elle] soit expérimentée malmenée entre guillemets c’est la langue tout simplement ‘fin (rires) la langue c’est la définition même de la langue qui est mouvante ».

Plusieurs informateurs posent des questions relatives aux conditions de passage de l’enquête au sujet de laquelle il leur a été demandé de réagir : « je me pose la question de comment on va objectiver ce fait-là » (EC). Une autre conclut l’entretien en demandant « J’aimerais bien par contre que vous m’appreniez la différence entre accent et prononciation » (LR). Enfin, de nombreux informateurs expriment leur intérêt pour le projet de recherche alimenté par ces entretiens, voire pour ses résultats, et encouragent les chercheurs : « pas de questions mais beaucoup de remerciements et d’encouragements pour ce beau projet » (AVD).

Ces éléments liés à la connaissance et à des actes de parole tels que les remerciements, les félicitations et l’expression d’un intérêt, montrent que les informateurs ne se contentent pas d’être de simples répondants, mais s’engagent activement dans l’enquête. Ce faisant, ils se placent dans une position favorable et valorisée sur l’axe de verticalité de la relation sociale dans l’entretien (Demazière, 2008). Encouragés par le comportement d’accueil et la souplesse des enquêteurs s’efforçant de construire une relation de confiance dans un rapport de places favorable à la relation d’enquête, ils participent pleinement à la co-construction de l’échange, ce qui fait d’eux des interactants à part entière. L’informateur, dans ces cas-là, est considéré comme un partenaire plutôt qu’un producteur de données scientifiques. La relation d’asymétrie sous-jacente à l’enquête tend à s’atténuer par le positionnement de l’enquêté.

Douze informateurs sont concernés par l’étiquetage « remémoration ». Ces thèmes sont souvent introduits par des marques formelles comme « y’a un souvenir en vous écoutant qui revient » (PS), « effectivement effectivement j’ai eu le cas » (SB), « ce qui m’a fait rire une fois, c’est que j’étais à Paris », « je me rappelle que moi » (MDL), « ça me fait penser à une situation » (AVD), « ça me refait aussi penser à un exemple » (LH), « je me rappelle » (LZ). Une informatrice introduit régulièrement ses remémorations par l’expression de modulation de l’intérêt de sa participation à la richesse de l’entretien : « je ne sais pas si ça peut être vu comme une anecdote » ou « c’est une anecdote qui n’a pas forcément à voir » (BJ). Ces métacommunications ne sont pas rares dans le corpus.

Les remémorations, souvenirs ou anecdotes, relevant plus globalement du type narratif (Blanchet et Gotman, 2015) ont plusieurs objectifs pragmatiques. Au-delà de leur fonction d’illustration, ils viennent soutenir un point de vue ou un élément mentionné par l’interviewer, en s’entremêlant étroitement aux autres types de discours, informatifs ou argumentatifs. Ils renvoient à des expériences vécues qui attestent du point de vue en discussion. Le corpus étant aussi composé de situations professionnelles relatives à l’enseignement, faire appel à des situations relatives à d’anciens étudiants et/ou enseignants permet par exemple, de réancrer la discussion dans l’expérience de terrain professionnel, par exemple lorsque l’informatrice ajoute « nos étudiants nous le font remarquer » (AC).

De même, l’orientation sur la thématique de l’accent au travail et la place de ce dernier dans les situations de recrutement amène l’évocation d’entretiens d’embauche auxquels les informateurs ont participé, la plupart du temps comme recruteur, mais parfois également comme candidat. Ces récits, qui ne sont pas toujours étiquetés dans le logiciel comme remémorations lors de l’annotation du fait de l’absence de marqueur linguistique identifiable formellement, jouent des rôles complexes. Ils peuvent en particulier permettre d’exprimer indirectement un point de vue, en parlant de soi à travers ce qu’on dit des autres (Kaufmann, 2016 : 69). Ainsi, DEM, recruteuse, pour expliquer la manière dont elle peut se positionner face à un client qui a des demandes illégales raconte une histoire vécue récemment. Un chef de petite entreprise en maçonnerie « pas raciste mais un peu brut de décoffrage euh pas très ouvert d’esprit » (sic) cherchant un chef d’équipe a refusé un candidat étranger présenté par la recruteuse qui raconte : « je sentais qu’il allait me faire une réflexion […] il s’appelait pas Mamadou, hein, mais il l’a qualifié de Mamadou […] donc oui, parfois […] j’anticipe la réaction quand je commence à connaitre leur fonctionnement ». Ces propos d’un client, rapportés par la recruteuse, démontrent ce à quoi certains services RH peuvent être confrontés en termes de racisme explicite. Cet exemple est donné par DEM pour expliquer que bien qu’elle tente d’appliquer des démarches permettant de limiter les discriminations (suppression de la photo, etc.), elle anticipe voire redoute en permanence les réactions de ses clients face à des profils racisés. Pour l’analyste, loin d’être de simples ornements, les narrations jouent un rôle essentiel en permettant d’évaluer la cohérence des propos de l’informateur. Comme l’écrivent Beaud et Weber (2003 : 221) : « invitez-les [les interviewés] à parler de ce qu’ils font et de ce qu’ils ont fait, des faits, des histoires vécues : cela offre des moyens de contrôle à travers des recoupements, la cohérence des pratiques et des opinions ».

3.2. Tâtonnements et remise en question

Les « tâtonnements » sont présents dans douze des entretiens. Ils peuvent être aisément identifiés grâce à la formule « je ne sais pas » (dix occurrences dans le corpus d’extraits étiquetés) qui indique une précaution dans l’avancement d’une idée ou d’une hypothèse, par exemple quand il s’agit de définir l’accent : « La manière de parler je sais pas mais plus une aisance, si on peut considérer que ça entre dans la manière de parler » (AC) ; « J’ai l’impression. Mais voilà. Voilà. Je sais pas si c’est… C’est pas peut-être la description scientifique » (MDL). D’autres éléments vocaux, comme les hésitations remplies (euh, ben…) ou silencieuses peuvent également, comme le soulignait Von Kleist (1878), être des indices de tâtonnement. Cependant, de nouveau, ces éléments ne sont pas systématiquement annotés comme tels.

La formule « je ne sais pas » n’est pas toujours un aveu d’ignorance à proprement parler, elle peut montrer également la pensée en train de se construire, de progresser par tâtonnements, justement. Dans l’exemple suivant, les trois emplois de la formule permettent de saisir cette nuance. « Je sais pas quoi leur dire » et « je sais pas où » sont à prendre au sens littéral, tandis que l’occurrence « euh, je sais pas » balise la réflexion en marche sur la question de savoir si « parler comme un natif » peut constituer un objectif d’apprentissage lors d’une situation d’immersion.

Mais c’est vrai que quand les étudiants disent : moi je voudrais parler comme un français ou comme une française, enfin je réponds pas quoi, je botte en touche parce que, parce qu’en réalité j’sais pas quoi leur dire : est-ce que c’est un objectif que de vouloir parler comme un français euh… j’sais pas. J’me dis si j’apprenais l’anglais en…au Royaume-Uni ou en Irlande, je sais pas où, est-ce que je voudrais parler comme un Irlandais ou comme un Écossais ou comme un Anglais ? Je suis pas sûre quoi. (CP)

Dans cet autre exemple, à la question de savoir si les accents de ses étudiants peuvent être gênants pour les habitants de la ville française où ils apprennent le français, MDL, informatrice argentine professeure de français répond :

Écoute, je sais pas. Je sais pas parce que je ne les accompagne pas forcément, mais, des fois, tu entends des, des… quand ils parlent justement en expression orale, ils racontent des choses et… l’accent peut, est, source de discrimination. C’est-à-dire que voilà, on va peut-être pas embaucher quelqu’un, on ne te le dit pas comme ça, mais tu le, tu le vois. C’est-à-dire que quelqu’un qui va parler, entre guillemets, mieux le français parce qu’il n’a pas d’accent, je pense qu’il sera plus rapidement embauché, même si on te dit que non, c’est pas… (MDL)

Dans cet extrait, « je sais pas » introduit un discours dans lequel, à travers une remémoration (« des fois ») l’informatrice reconnait que l’accent peut être, et même « est, source de discrimination ». L’échange revêt ici une valeur maïeutique, dans la mesure où l’informatrice est amenée progressivement (« je sais pas ») à mettre à jour une prise de position (« l’accent peut, est, source de discrimination ») qui ne lui est pas agréable, et qui aurait pu, dans l’expression d’une opinion de surface, rester celée. Néanmoins, la remise en question, lorsque l’informateur découvre une incertitude et s’efforce de la considérer pour éventuellement l’alimenter, mieux la cerner, atteste la valeur heuristique de l’entretien compréhensif.

Dans les extraits étiquetés comme « remise en question », issus des verbatims de neuf informateurs, ce sont des formules telles que « oui du coup c’est vrai » (BS), « en fait, maintenant que vous me posez la question » qui servent d’indices. Dans l’exemple qui suit, l’informatrice construit au fur et à mesure de son tour de parole, une remise en question :

Alors, moi, je ne leur en parle pas, parce que je ne les ai pas en master. Par contre, ma collègue qui a les masters, j’imagine qu’elle doit leur en parler. Euh concrètement… ou pas d’ailleurs ? En fait, c’est c’est vrai que c’est… en fait, ça fait même pas véritablement partie des choses euh, qu’on qu’on aborde en cours. On a, vous voyez, dans le le semestre, on fait la la communication à l’oral, l’interaction orale, on leur fait un un cours sur l’intonation de phrases pour leur faire prendre conscience, mais c’est pas non plus très ciblé, voilà sur la maîtrise de de son accent hein donc. (LR)

Dans cet extrait, LR – responsable de formation – pense initialement que la question de l’accent est traitée dans la formation des futurs enseignants mais c’est en parlant qu’elle se rend compte que ce qu’elle pensait évident ne l’est finalement pas. L’élaboration de la pensée se fait ici à voix haute, un phénomène très intéressant à observer sur les plans cognitif et interactionnel, en rapport avec le fonctionnement récemment remis en question (Vaidis et al., 2024) de la dissonance cognitive.

Un phénomène comparable s’amorce lorsque SB, recruteuse, se rend compte par la verbalisation, du caractère non opérationnel des catégories qu’elle mobilise. À la question « c’est quoi pour toi un accent ? », l’interviewée répond (après s’être exclamée « oh c’est dur ça comme question ! ») que c’est quand elle « ne comprend pas » ou qu’elle « devine ce que la personne veut dire ». Mais elle se reprend aussitôt en précisant :

Oui ça va être ça. Oh pas que ça, hein ! Oui du coup c’est vrai que même l’accent du sud par exemple, n’est pas étranger mais pourtant euh… Oui, oui. AH OUI pourtant là je le comprends ! Donc finalement là, ma définition, elle est nulle ! (rire) (SB)

L’interviewée réalise en parlant, que l’accent peut ne pas être un frein à la compréhension, en pensant à l’accent du sud. Cette « remise en question » de sa conception précédente est particulièrement signifiante au regard de la visée formatrice et humaniste du projet PROSOPHON.

Conclusion

Dans cette étude au sein du projet global PROSOPHON, l’accentisme au travail se révèle être un processus complexe. Les vingt-et-un informateurs interrogés se montrent globalement conscients du fait que l’accent peut être un vecteur de discriminations au travail. Seul un professionnel de l’hôtellerie affirme avoir appris qu’il s’agissait d’un « sujet ».

Néanmoins les verbatims, produits du processus de co-construction de l’entretien, démontrent le rôle de ce type de méthodologie de recherche dans l’expression de discours sur des terrains glissants comme les discriminations sur l’accent. Deux types de phénomènes, maïeutique et heuristique, ont ainsi été observés. Le projet PROSOPHON a voulu articuler, parfois de manière anticipée et parfois de manière inopinée, ces deux types d’approches en fonction des affordances permises par la rencontre entre un intervieweur et un interviewé.

Cette rencontre qu’est l’entretien de recherche a permis l’expression de vécus professionnels négatifs en rapport avec l’accent, très souvent apparus comme le résultat d’un tâtonnement facilitant une remémoration des informateurs au cœur d’un empouvoirement. Parmi les biais de la cohorte, on constate enfin souvent, et c’est probablement heureux, une attitude positive envers l’accent, qui peut même se révéler un atout professionnel dans certains cas. Nous précisons ici qu’une part importante des informateurs possède un parcours marqué par l’interculturalité et le plurilinguisme, qui influence fortement les représentations en tant que biais des tendances décrites. La caractéristique compréhensive des entretiens atteste qu’il ne s’agit pas là d’opinions de surface, comme l’a montré l’étude de la dimension maïeutique/heuristique de leurs discours. L’engagement de l’enquêteur, le fait qu’il ait une opinion et reste lui-même dans cet échange, constitue un repère pour l’informateur qui a besoin, c’est une loi de l’interaction, de typifier son allocutaire pour s’engager à son tour (Berger et Luckman, 2006). On ne peut toutefois écarter des biais de désirabilité sociale – la tendance à donner des réponses socialement acceptables – inhérents à toute interaction humaine, notamment en contexte formel avec des universitaires.

Citons pour le mot de la fin cette belle formule d’un des informateurs qui atteste la valeur heuristique de l’échange en s’exclamant : « Mais l’accent, c’est la beauté de la personne, en fait ».

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Notes

1 On notera que l’utilisation d’« accentisme » se fait par emprunt au concept anglophone accentism largement plus développé en linguistique appliquée. Le concept de glottophobie est quant à lui d’origine française (Blanchet, 2016). Il regroupe un ensemble plus large de micro-agressions et discriminations sur la langue. Retour au texte

2 Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi no 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière […] de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français […]. [https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045391841], consulté le 25 novembre 2025. Retour au texte

3 [https://accent-discrimination.atilf.fr/], consulté le 23 juillet 2025. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1 : Distribution des 30 profils des informateurs selon quatre profils différents

    Figure 1 : Distribution des 30 profils des informateurs selon quatre profils différents

    Un informateur peut appartenir à plusieurs profils.

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Référence électronique

Grégory Miras et Laurence Vignes, « L’entretien de recherche au service d’une réflexivité professionnelle sur la place de l’accent au travail », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 17 | 2025, mis en ligne le 15 décembre 2025, consulté le 27 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1804

Auteurs

Grégory Miras

Professeur des universités à l’INSPÉ de Lorraine/l’ATILF (CNRS) de l’université de Lorraine. Il est membre du comité exécutif de l’Association internationale de linguistique appliquée (AILA) et directeur de la Maison pour les langues en Lorraine. Il s’intéresse à la didactique de la prononciation en FLE, notamment comment développer une sécurité linguistique professionnelle – avec un accent.

gregory.miras@univ-lorraine.fr

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Laurence Vignes

Maîtresse de conférences en sciences du langage à l’université de Rouen Normandie, est membre du laboratoire DYLIS. Spécialiste de l’entretien compréhensif et de l’analyse du discours, ses recherches portent sur les discours de l’environnement, en particulier la diffusion des arguments écologiques dans les sphères politique, publicitaire et entrepreneuriale. Parallèlement, elle s’intéresse aussi à la didactique du FLE, explorant notamment l’impact d’ateliers d’écriture et la place de l’oralité.

laurence.vignes@univ-rouen.fr

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