1. L’émergence d’un conflit
1.1. Questions linguistiques dans l’internationalisation des entreprises
Tant que les entreprises ont inséré la majeure partie de leurs activités dans un cadre national, c’est-à-dire tant qu’elles fabriquaient des produits ou fournissaient des services dans un pays en s’appuyant essentiellement sur son marché intérieur, leurs pratiques et leurs choix en matière de langues au travail étaient peu différents de ceux de ce pays. Ce sont essentiellement la mondialisation de l’économie et le processus d’internationalisation dans lequel beaucoup d’entreprises ont intégré leurs activités qui les ont confrontées à des questions linguistiques nouvelles et les ont contraintes à les traiter.
En France, ce processus d’internationalisation s’est déroulé pour l’essentiel au cours des vingt dernières années. De nombreuses entreprises, à commencer par les plus grandes, se sont lancées à la conquête de marchés, ont créé ou acquis des filiales, ont fusionné, à leur avantage ou à leur détriment. Elles ont dû internationaliser leurs modes de fonctionnement. En même temps, la forte pénétration de capitaux étrangers a entraîné l’implantation en France de nombreuses filiales d’entreprises d’origine étrangère. On peut ajouter que les flux internationaux de biens, de services, de techniques, de main d’œuvre ont contribué à généraliser l’internationalisation de l’économie française. On peut considérer qu’actuellement ce processus d’internationalisation pose des questions de langues à l’ensemble des entreprises situées sur le territoire français. Les plus concernées sont les grandes entreprises d’origine française qui se sont implantées dans le marché mondial et les entreprises étrangères en France.
Toutes les observations montrent que ces questions sont traitées de manière très empirique (Truchot / Huck, 2009, Bothorel / Choremi, 2009). Des problèmes se posent à partir du moment où l’entreprise instaure des pratiques linguistiques différentes de celles des pays où elle est implantée et qui consistent le plus souvent à recourir à l’usage de l’anglais. Ce mode de traitement affecte les conditions de travail (Truchot, 2013). Il est à l’origine de tensions entre le personnel et la direction. Celles-ci peuvent aboutir à des conflits du travail, particulièrement quand des pratiques linguistiques sont imposées sans concertation, de manière autoritaire. Pour prendre en charge les intérêts des salariés, les organisations représentatives du personnel ont dû apprendre à analyser les problèmes posés et à formuler des revendications à caractère linguistique.
1.2. Un cas de figure emblématique
Ce nouveau champ de revendications est apparu en France pour la première fois, du moins de manière publique, dans un conflit qui a eu lieu à GEMS (General Electric Medical Systems), une filiale du groupe américain General Electric. Dans la perspective tracée pour ces travaux, on va tenter d’en analyser les différents aspects. On essaiera d’observer la genèse du conflit, comment s’est construite une action syndicale sur une question linguistique de ce nouveau type, comment les représentants syndicaux l’ont prise en charge, quelle analyse a été faite de la situation, quelles revendications ont été formulées et à quels modes d’action il a été fait recours. On tentera également de comprendre la démarche de la direction de l’entreprise et ses motivations. Et l’on essaiera d’établir si, ou dans quelle mesure, les notions de « droits linguistiques » et de « droit à la langue » sont significatives en regard des autres droits dans le contexte d’un conflit du travail en entreprise1.
1.3. Sources d’informations
Il existe plusieurs types de documents qui apportent des informations sur ce conflit. Les organisations syndicales ont produit plusieurs documents. Elles ont diffusé plusieurs tracts, mais surtout réuni de nombreux témoignages. Dans la mesure où ce conflit a été porté devant la justice, celle-ci a livré deux documents : un jugement du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Versailles et un arrêt de la Cour d’appel de Versailles. Ce dernier est le plus détaillé puisqu’il présente les motivations de l’appel, c’est-à-dire les arguments de la direction de l’entreprise, et les réquisitions du procureur2. Les médias en France et à l’étranger ont largement fait état de ces décisions3. Ce conflit a finalement été résolu par un accord conclu entre la direction et les représentants du personnel en 2008. Ce texte de 10 pages, intitulé Accord relatif aux modalités pratiques de l’usage de la langue française au sein de GEMS SCS4, fait aussi partie du corpus de documents auxquels se référer.
Si les organisations syndicales ont fait connaître leurs positions et organisé une communication sur cette question, pour connaître les arguments avancés par la direction on ne dispose que de ce qui est rapporté dans les jugements de justice, c’est-à-dire ce qu’ont plaidé les avocats lors des audiences. L’entreprise n’a jamais fait connaître publiquement sa position sur ce conflit, ce qui correspond probablement à un choix délibéré. Ultérieurement, en 2011, dans le cadre d’une enquête qui s’insère dans un projet sur les langues au travail de la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France) (DGLFLF/OQLF, 2013), il n’a pas été possible d’obtenir d’entretien avec un représentant de la direction. Le seul témoignage dont on dispose est celui d’un reportage du magazine L’étudiant publié en novembre 2001. Dans son enquête sur place, la journaliste avait interrogé des membres du personnel issus de l’encadrement qui livrent quelques indications sur les pratiques linguistiques instaurées par la direction de l’entreprise et sur leurs motivations.
1.4. Le conflit dans la mémoire de l’entreprise
En fait, ce conflit a laissé un souvenir particulièrement fort à ceux qui l’ont vécu. Il est transmis par une tradition orale à tous les nouveaux salariés et fait partie de la mémoire de l’entreprise. Dans la perspective développée ici, il était important d’enregistrer cette mémoire. Nous avons pu le faire grâce au témoignage d’une représentante du personnel, Jocelyne Chabert, déléguée CGT, agent commercial trilingue à GEMS, qui a joué un rôle important dans l’action syndicale. Dans le cadre de l’enquête que nous venons de mentionner, dont la DGLFLF m’avait confié la direction et la réalisation scientifiques, nous avons eu avec elle un entretien dans lequel elle décrit ce conflit et livre ses analyses et son point de vue. L’entretien a été effectué à partir d’un questionnaire ou fil conducteur conçu pour permettre à des acteurs du monde du travail de décrire les pratiques linguistiques au sein de leur entreprise. L’enregistrement, réalisé en 2012, dure 1h40 et a été transcrit. Nous y ferons très largement référence5. Jocelyne Chabert livre également son témoignage dans un vidéogramme réalisé par la CGT et mis en ligne en 20106. Ce document d’une durée de 7 minutes est intitulé « Bilinguisme au travail. Un cas qui fait école » (CGT, 2010).
2. La genèse du conflit
2.1. Les acteurs
A propos de ce conflit, Jocelyne Chabert parle d’une « bataille de David contre Goliath ». Le terme de Goliath désigne General Electric (GE), multinationale américaine qui emploie environ 300 000 salariés dans le monde, réalise 160 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dans une quinzaine d’activités. Selon le classement du magazine Forbes, elle était en 2011 la troisième entreprise mondiale7. GEMS est issue de l’achat par GE de la CGR (Compagnie générale de radiologie), filiale de l’entreprise française Thomson, en 1987. Selon ce qu’en dit l’ancien PDG de GE, Jack Welch, dans ses mémoires8, cette transaction s’est faite autour de courts de tennis à Roland Garros, sous forme d’un troc entre lui-même et Alain Gomez, alors PDG de Thomson. Ce dernier a repris les activités Hi-Fi de GE en échange de la CGR, fabricant d’appareils médicaux de haute technologie. L’évolution ultérieure de ces deux secteurs d’activités montre que l’Américain avait nettement gagné au change. GEMS fait partie de la branche imagerie médicale du groupe, GE Healthcare, qui est présente dans une centaine de pays et génère le taux le plus élevé de profit de GE (3 milliards de dollars). Le site de GEMS qui est localisé à Buc dans les Yvelines est à la fois siège européen et pôle d’excellence pour les appareils de détection de tumeurs et de mammographie. Sur les 2000 personnes employées en France, 1700 travaillent sur le site de Buc, les autres font partie du réseau de maintenance. Face à ce « Goliath », que Jack Welch qualifie de « mastodonte agile », « David » désigne les représentants des salariés, issus des organisations syndicales CGT, CFDT et FO.
2.2. Le processus d’anglicisation et sa perception
Dès que CGR est racheté, rapporte Jocelyne Chabert, la direction française est tout de suite mise sur la touche : « GE a introduit ses hommes ». Ce sont des Américains, mais aussi des cadres internationaux qui tous ont l’habitude de travailler en l’anglais : « Tout ce qui était uniquement francophone a dégagé immédiatement ».
La reprise par General Electric a changé complètement le paysage linguistique : « Il fallait s’adapter ou mourir ». « Peu à peu le français disparaissait et aussi les autres langues ». Le plurilinguisme avait pourtant fait partie de l’entreprise CGR : « On a toujours eu d’autres langues, notamment à l’export avec du personnel bi- ou trilingue. On avait aussi beaucoup d’Italiens avec une usine à Monza en Italie ».
Le personnel ne s’est pas tout de suite rendu compte des changements linguistiques et de cette disparition progressive du français et des autres langues. « C’était une évolution insidieuse ». « On se retrouvait avec le seul anglais ». Au bout du compte, il n’y avait plus de documents de travail, de communication interne, de logiciels de travail en français. Tout ce qui concernait la marche de l’entreprise était en anglais, y compris les formations techniques. La compréhension de la vie de l’entreprise échappait totalement à un grand nombre de salariés, ce qui était pour eux une situation intolérable. Le problème était d’autant plus crucial que la langue tient une place considérable à GEMS : « C’est une entreprise omni-communicante ». De plus, GEMS a toujours eu une importante activité de maintenance. « Et tous les ingénieurs et techniciens de ce secteur se sont trouvés avec des instructions en anglais, sans être formés pour les utiliser ».
2.3. L’action syndicale
C’est à partir de 1998 que cette situation a été prise en charge par les organisations syndicales, c’est-à-dire qu’une action suivie et coordonnée a été organisée. Jocelyne Chabert explique cette réaction tardive, l’entreprise étant passée sous contrôle américain dès 1987, par le caractère progressif du processus d’anglicisation, et par une perception très graduelle de la nature des problèmes et d’une situation de crise. « Le problème n’a pas été immédiatement repéré par les syndicats ». « On était sans doute un peu naïfs, mais la multiplication des plaintes a fini par nous mobiliser ». L’action syndicale s’est alors intégrée dans les procédures de dialogue social prévues dans les entreprises, dans les instances où les salariés sont représentés. « Il n’y avait pas de réunion de CE ou de CHSCT9 sans que l’un au moins des trois syndicats de Buc soulève des questions de langues ». Les organisations syndicales réclament régulièrement l’ouverture de négociations sur ces questions. Mais leurs demandes se heurtent aux refus systématiques de la direction. Elles font intervenir l’inspection du travail qui signifie à la direction qu’elle doit se conformer au code du travail. Rappelons que la loi de 1994, ou loi Toubon, y a fait inscrire plusieurs articles (DGLFLF / DGT, 2013), en particulier l’article suivant:
Tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l'exécution de son travail doit être rédigé en français (Article 10 de la loi du 4 août 1994, article L. 5331-4 du Code du travail).
Mais cette démarche de l’inspection du travail se heurte à la même fin de non-recevoir.
3. Le dénouement du conflit
3.1. Le recours à la justice
Jocelyne Chabert souligne que ce n’est qu’à partir du moment où la négociation s’est révélée improductive, où il y avait un refus du dialogue social, qu’il a été décidé d’aller en justice, car il n’y avait pas d’autre issue :
C’est seulement après avoir recherché jusqu’au bout une solution négociée, parce qu’on est syndicaliste et qu’on croit à l’action du syndicat, et c’est seulement à bout de ressources qu’on a décidé d’entamer une action en justice, quand on a vu qu’il n’y avait pas d’autres solutions possibles et que ce n’était pas tolérable de continuer.
En 2004, le comité d’entreprise, les CHSCT de Buc et hors Buc (réseau de maintenance) et la CGT décident de porter l’affaire en justice avec l’accord de l’inspection du travail et l’aide d’un avocat, en se référant à la loi de 1994. À partir de 1998, les représentants du personnel avaient constitué un dossier qui rassemblait les interventions, plaintes, problèmes posés, et avaient fini par en avoir « plusieurs cartons pleins ». Ceux-ci sont remis à leur avocat. Ils obtiennent gain de cause par jugement du Tribunal de grande instance (TGI) de Versailles du 11 janvier 2005 :
Le tribunal
– ordonne à la société GEMS de mettre à disposition de ses salariés en France,
* sans délai une version française des logiciels informatiques,
* sans délai, en français, les documents relatifs à la formation du personnel, à l’hygiène et la sécurité,
* à compter du jour de la signification, en français, les documents relatifs aux produits que la société fabriquera,
* avant le 1er juin 2005, en français, les documents relatifs à tous les produits de la société présents sur le marché et ce sous astreinte de 20 000 euros par jour de retard et par document non conforme.
3.2. L’appel et la jurisprudence
Mais la direction n’accepte pas le jugement et fait appel. « Ils contestaient quand même ». « On a regagné ». « D’une façon brutale pour eux, finalement ». Dans son dossier d’appel, la direction avait mis en avant les arguments suivants :
- Les plaignants ne faisaient pas la démonstration du caractère obligatoire des documents en anglais.
- Les documents en langue anglaise remis par l’entreprise à ses salariés provenaient de l’étranger ou étaient aussi à destination d’étrangers, et la loi précise que dans ce cas, ces documents n’ont pas un caractère obligatoire.
- L’activité de GEMS est de nature internationale.
Sur le premier point, les représentants du personnel avaient présenté 58 documents. Le tribunal, après les avoir faits expertiser par un laboratoire spécialisé dans l’organisation du travail, a conclu que leur connaissance nécessaire aux salariés pour l’exécution de leur travail était démontrée. De plus, plusieurs de ces documents portaient sur les conditions d’hygiène et de sécurité et relevaient non seulement du Code du travail français et du Code de la santé publique, mais aussi de la législation communautaire européenne.
Le second point était plus délicat puisque la loi fait effectivement une exception pour les documents en provenance de l’étranger. On se trouve là devant une question qui est centrale pour l’interprétation de la loi et sa mise en œuvre. L’interprétation revendiquée par la direction est que, dans une entreprise internationale, tous ses documents sont destinés à circuler dans tous les pays et donc par essence destinés à l’étranger ou à des étrangers. « Les juges ne l’ont pas entendu comme ça. À partir du moment où le travail est effectué en France le document devait être en français, écrit ou traduit ». C’était ce que revendiquaient les représentants des salariés : « Nous avons été intraitables là-dessus ». En effet une large partie des documents en anglais émanaient du site français à Buc, qui a une importante activité de fabrication et d’assemblage. De plus, l’entreprise a également une activité de distribution, installation et maintenance de produits en France qui emploie environ 400 personnes. Cette activité porte sur des appareils fabriqués aussi bien en France qu’à l’étranger. Un même technicien aurait eu dans certains cas à installer des machines en français et dans d’autres en anglais, éventuellement dans le même centre de soins. En décidant que la loi s’appliquait à tous les documents, quelle que soit leur provenance, la Cour d’appel élargissait donc son périmètre d’application. Cette décision pouvait donc faire jurisprudence. Pour les syndicats c’était un pas très important. « Pour nous c’était une pure merveille. ».
3.3. La négociation d’un Accord
Mais la direction a voulu aller en Cassation, estimant que la Cour d’appel avait outrepassé la loi et que son jugement pouvait être cassé. « Mais on a aussi compris que c’était (…) un levier pour nous obliger à négocier quelque chose ». « J’étais pour aller jusqu’au bout, mais on a préféré négocier, car il y avait un risque de perdre ». Il fallait négocier en préservant l’essentiel : « Dans la négociation de l’accord, il a fallu intégrer que les documents venant de l’étranger n’allaient pas échapper à la règle, et ça oui on a gagné quelque chose ». « Mais l’accord il a été long à signer ». Il a fallu un an et demi de négociations, jusqu’en janvier 2008. « On prenait point par point et on a aussi englobé les évolutions technologiques à venir ». Il a fallu faire un choix parmi les documents à traduire. « Mais on a essayé de faire un tri intelligent de manière à ne pas avoir à traduire un immeuble entier ». Ce choix a été négocié et fait par les intéressés.
L’Accord relatif aux modalités pratiques de l’usage de la langue française au sein de GEMS SCS décrit de manière précise les cas de figure, nombreux, dans lesquels le français sera utilisé. Il n’écarte pas l’anglais, mais précise les modalités de son utilisation « au sein de Départements à vocation européenne ou mondiale dans la mesure où cet usage est justifié et proportionné à son objet ». Il met en place la formation à l’anglais au sein de l’entreprise et énumère les conditions d’accès à cette formation. Enfin, il crée une Commission Paritaire de Suivi de l’Accord, précise ses compétences et ses moyens de fonctionnement10.
4. Construire une action syndicale sur des questions de langue
4.1. Les bases de l’action
Sur quelles bases inscrire des questions de langues dans l’action syndicale ? À partir de quelles revendications linguistiques exprimées par les salariés ? Telles sont les questions qui se sont posées aux représentants du personnel. Dans l’analyse qu’ont faite les syndicats et que livre Jocelyne Chabert, on voit apparaître trois thèmes principaux.
4.1.1. Les discriminations
C’est le thème sur lequel elle insiste le plus fortement :
Nous, ça a été notre préoccupation principale tout au long, qu’il n’y ait personne de mis sur la touche, et comme par hasard les gens les plus affectés par cette anglicisation forcée sont les plus anciens, les plus vieux, et les moins qualifiés, et forcément syndicalement, ça ne pouvait pas nous laisser indifférents. On s’est principalement battus pour ces gens-là, mais on a gagné pour tout le monde. Quand on s’est lancés dans l’action juridique, c’était plus pour les ateliers qu’on l’a fait.
4.1.2. Les conditions de travail
Ce sur quoi les salariés insistent le plus, ce sont les conditions dans lesquelles ils doivent effectuer leur travail : « Nous voulons comprendre, faire notre travail correctement, et nous ne pouvons pas le faire. » De telles conditions génèrent du stress. « Il y avait aussi du stress, dans la mesure où on a peur de ne pas bien faire son travail et d’être sanctionnés lors des évaluations. »
4.1.3. Les risques
Les risques dus à une compréhension erronée sont particulièrement importants à GEMS étant donné la nature des activités.
Nous fabriquons des appareils de très haute technologie utilisant les rayons X dont l’utilisation peut comporter certains risques, des logiciels de localisation, qui servent par exemple pour la recherche de tumeurs, au micron près, des appareils télécommandés au fonctionnement complexe. Le réglage est extrêmement important.
De plus, GEMS a eu une importante activité de maintenance qui fait partie de la garantie des équipements.
Et tous les ingénieurs et techniciens de ce secteur se sont trouvés avec des instructions en anglais, pas formés pour les utiliser. Il n’était plus possible de procéder à des installations et d’en assurer un suivi en français. Des problèmes de sécurité étaient posés. On ne pouvait plus garantir l’exécution du contrat de travail.
Jocelyne Chabert cite l’affaire de l’hôpital d’Épinal, précisant que les appareils de radiothérapie qui y étaient utilisés ne provenaient pas de GEMS : « C’est une branche qui a été vendue ». Mais ce qui s’y est produit est l’exemple même des risques que fait courir une compréhension erronée du fonctionnement d’appareils utilisant les rayons X11.
4.2. Les difficultés de l’action syndicale
4.2.1. L’adhésion du personnel au mouvement revendicatif
La mobilisation du personnel des ateliers en faveur du mouvement revendicatif a été forte. Parmi les autres salariés, surtout au sein de l’encadrement, on trouvait plusieurs types de positions. Certains soutenaient, mais ne voulaient pas trop marquer ce soutien. « Il y a un certain nombre de cadres qui étaient contents qu’on se lance dans cette action et qui n’en pensaient pas moins. »
Mais plus on montait dans la hiérarchie, moins on admettait les difficultés. « Il y a aussi un certain snobisme à montrer qu’on connaît l’anglais ». « Certaines catégories hiérarchiques ont du mal à admettre qu’on n’a pas compris ». La tendance est alors souvent de faire semblant d’avoir compris. La meilleure façon de le mettre en évidence était de prendre des personnes à la fin des réunions et de leur demander ce qu’elles avaient compris : « Au sortir d’une réunion quand on demandait à 5 à 6 collègues ce qu’ils avaient compris, on obtenait 5 à 6 versions différentes ».
Par contre, un certain nombre de cadres ont apporté un soutien actif au mouvement, malgré les mesures de rétorsion auxquelles ils s’exposaient.
Mais on a eu aussi reçu le soutien effectif de cadres. Car il y a un grand nombre de techniciens qui ont le statut de cadre, notamment dans la maintenance. Et ils nous ont soutenus. Dans notre dossier il y avait un grand nombre de témoignages de cette catégorie de personnels malgré les difficultés qu’il y a à GE d’obtenir des témoignages.
4.2.2. Définir la signification du mouvement revendicatif
L’une des difficultés que rencontre une organisation syndicale pour mener une action sur des questions de langues provient des significations symboliques et idéologiques qui sont associées aux langues et à leur usage. « Sur le plan de l’action syndicale, on s’est trouvés sur le fil du rasoir afin de ne pas tomber dans le nationalisme et le rejet de l’étranger ». « On a eu le meilleur et le pire. » « On a toujours fait très attention. » Jocelyne Chabert insiste sur le « très ». Elle précise qu’il y a eu aussi des réactions antiaméricaines mais elles n’étaient pas majoritaires. En revanche, les représentants du personnel ont peu apprécié le soutien d’associations militantes : « On s’est fait envahir par des nationalistes en sortant de la Cour d’appel, avec les affiches non reconnues par nous, avec des photos publiées dans la presse régionale ». Elle souligne les « risques de tomber dans le nationalisme », leur souci « de ne pas ratisser dans le chauvinisme ». « Nous avons eu des soutiens indésirables ». Elle cite par exemple cet appel téléphonique d’un officier supérieur qui l’avait félicitée pour s’être opposée à des Américains. « Ce n’était pas US go home mais presque quoi ».
La CGT GEMS a pris soin de montrer que l’action n’était pas contre l’anglais mais pour les conditions de travail. Dans la mesure où des salariés de plusieurs nationalités cohabitent sur le site de Buc, le syndicat a décidé de publier une information en anglais à la fois sur son site internet, qui est indépendant, et par des tracts bilingues. Mais cette initiative n’a pas été comprise de certains salariés. « Mais qu’est-ce qu’on n’avait pas fait là ! Les gens, ils comprenaient pas […] : « Vous vous virez votre cuti, vous retournez votre veste, vous faites quoi ? » […] Il a fallu expliquer beaucoup ». « Je pense qu’il y avait un fond de chauvinisme chez pas mal de gens ».
La question qui se pose dans une entreprise comme GEMS est de savoir quand il est légitime d’utiliser l’anglais dans l’entreprise et quand cela ne l’est pas. Jocelyne Chabert estime qu’il est normal que quelqu’un qui travaille à l’international puisse travailler dans une langue comme l’anglais, à condition qu’on lui fournisse les moyens de le faire, notamment en donnant accès à des formations.
Par contre, elle ne voit aucune raison que ce soit le cas dans la communication interne, en particulier dans les entretiens d’évaluation auxquels sont soumis les salariés. « Je ne vois pas pourquoi je discuterais avec ma DRH en anglais. Ça touche à ma vie. »
5. Le traitement des questions de langues par la direction de l’entreprise : essai d’interprétation
5.1. Le mutisme
Il est particulièrement difficile d’expliquer le traitement des questions de langues par la direction de l’entreprise. À partir du moment où GE a pris le contrôle, il n’y a eu aucune explication donnée aux salariés sur les pratiques linguistiques qui s’instauraient. Lors du conflit, et surtout à partir du moment où celui-ci a pris une dimension publique après les décisions judiciaires, il n’y a eu aucune déclaration. Et par la suite, lorsque nous avons voulu savoir, dans le cadre de l’enquête de la DGLFLF, quelle était la position de la direction, quel bilan elle faisait de l’application de l’Accord de 2010, il a été totalement impossible, malgré de nombreuses tentatives, d’obtenir un entretien. On doit donc se contenter d’hypothèses, en s’appuyant sur les témoignages des syndicalistes qui évidemment tout au long du conflit ont tenté de comprendre les motivations de leur employeur et tentent encore de le faire.
5.2. Un traitement implicite mais une stratégie délibérée ?
5.2.1. La prise de pouvoir
Il y a probablement eu, dès la prise de contrôle de la Compagnie générale d’électricité en 1987, la volonté d’en faire rapidement une entreprise américaine. D’autant que la CGR, filialisée en 1930 au sein de Thomson, pouvait être considérée comme une entreprise très française, ce qui avait été accentué par la nationalisation de Thomson en 1981. Ce qui explique la mise en place immédiate d’une direction américaine. Dans cette stratégie, l’instauration de l’anglais avait sans doute pour fonction de faire disparaître le français comme langue de pouvoir et d’inciter les cadres qui ne connaissaient pas l’anglais à quitter l’entreprise.
Toutefois cette révolution au sommet n’explique pas à elle seule que les pratiques linguistiques du sommet aient été imposées jusqu’à la base, c’est-à-dire jusqu’aux ateliers. Beaucoup de groupes internationaux, quand ils prennent le contrôle d’une entreprise à l’étranger ou y implantent une filiale, prennent des dispositions pour que le travail à la base puisse s’effectuer dans la langue locale. Ils le font soit en recrutant une direction locale qui connaît la langue du siège social, mais relaie son pouvoir dans la langue locale, soit en confiant ce relais à des cadres intermédiaires qui connaissent les deux langues. Ce n’est pas ce mode de gouvernance qui a été choisi ici par GE. Pourquoi a-t-elle fait ce choix ?
5.2.2. Internationalisation du recrutement
Une réponse possible est que GE a décidé de faire du site de Buc le siège de la Division Europe de GEMS. De ce fait, une partie des cadres, ingénieurs et chercheurs est recrutée à l’étranger. C’est ce que met en évidence le reportage du magazine L’étudiant de novembre 2001 intitulé « Marijke, François, Filippo cadres européens » qui précisait que le site de Buc réunissait 38 nationalités sur un effectif de 1674 personnes. Ce qu’atteste aussi Jocelyne Chabert. Mais cette fonction internationale n’implique aucunement l’usage de l’anglais comme langue commune et unique. Tout d’abord parce que la grande majorité du personnel est francophone. De plus, les équipes internationales sont localisées dans certains départements et non dans toute l’entreprise. Ce qui est reconnu explicitement par l’Accord de 2010 qui précise dans son article 2, intitulé « Application du principe d’utilisation de la langue française » :
Ce principe de rédaction ou de traduction des documents ne fait pas obstacle à l’utilisation de l’anglais comme langue de travail par les salariés de GEMS SCS travaillant au sein de Départements à vocation européenne ou mondiale dans la mesure où cet usage est justifié et proportionné à son objet.
Pourquoi avoir attendu de passer devant un tribunal pour convenir de cet usage localisé, justifié et proportionné ? De plus, rien n’empêchait la direction d’offrir aux cadres étrangers des formations au français, ce que font beaucoup d’entreprises en France. Et comme le révèlent les entretiens réalisés par la journaliste de L’étudiant, bon nombre d’entre eux maîtrisaient le français. En fait, les seules personnes qui ne connaissaient pas le français étaient les cadres américains qui exerçaient dans l’entreprise pour de courtes durées.
5.2.3. Une démarche idéologique
Les raisons de cette anglicisation implicite sont donc plus profondes. Pour Jocelyne Chabert elles sont probablement idéologiques.
En fait leur démarche était idéologique. General Electric est une entreprise idéologique. Bien sûr il y a l’argent, mais il y a les idées. Ils ont tout un système de valeurs très élaboré, un système de méritocratie très structuré : on est les maîtres chez nous, nous sommes Américains et nous dictons nos lois où nous nous trouvons.
L’usage de l’anglais fait partie de cette démarche idéologique. Ceci expliquerait non seulement le refus de négocier l’application de la loi Toubon, mais aussi la manière de refuser :
On a essayé de négocier avec la direction sur l’application de la loi Toubon. On s’est trouvés confrontés à des refus dédaigneux comme en attestent des comptes rendus des réunions qui contrastent avec le langage mielleux qu’on a maintenant. De nombreuses déclarations montrent qu’on refusait de nous prendre au sérieux. Quand on demandait des versions en français des packs Office Microsoft, on nous répondait que ça n’existait pas. Alors qu’on les avait l’année précédente12. C’était du « foutage de gueule ». En fait ils n’avaient passé commande que de matériel en anglais.
Ceci explique aussi l’attitude de la direction vis-à-vis de Jocelyne Chabert elle-même :
Souvent on m’a interpellée, et ça se trouve même dans les conclusions de la direction : « Vous êtes bilingue, de quoi vous vous mêlez ? ». Et alors, je suis syndicaliste […] ? ». Non mais ça veut dire quoi, ça, je trouve ça scandaleux, scandaleux, si on n’est pas noir on ne peut pas aller à une manif contre le racisme !
Pour la direction américaine, il y a probablement un lien entre l’usage et la connaissance de l’anglais et l’appartenance au milieu social qui maîtrise cette langue et son adhésion à ses valeurs. Le refus de parler cette langue relèverait alors d’une sorte de trahison.
5.2.4. Langue et adhésion à un modèle de management
Cette interprétation est confortée par le reportage du magazine L’étudiant, dans une perspective très différente, puisque la journaliste n’a interrogé que des dirigeants et des cadres, qui en pareille circonstance sont généralement délégués par la direction.
La formation de profils européens, ou plutôt internationaux, passe d’abord chez GE par une harmonisation. L’entreprise se soucie certes de créer un vivier de talents issus du monde entier, mais la priorité reste d’épouser le modèle de management du groupe. Le dénominateur commun, ce sont les valeurs, la culture du groupe, et ses méthodes de travail. « Nous sommes tous différents, mais avec des points communs, explique Filippo. L’appartenance culturelle vient au second plan. »
Par le passé, l’entreprise avait organisé une formation à l’interculturel pour mieux comprendre les approches asiatiques, mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui ces adaptations se réalisent à travers le brassage des nationalités et par des programmes de développement des capacités managériales où l’on inculque aux cadres une « vision globale des affaires ». On peut considérer que pour le groupe GE, l’usage de l’anglais est partie intégrante de ce modèle de management, de cette « harmonisation ».
5.3. Des inconnues
Toutefois les motivations de la direction restent en partie opaques. Alors qu’un directeur des ressources humaines a bloqué toute négociation, le suivant a laissé entendre aux représentants des salariés que « cette affaire-là aurait dû être résolue en peu de temps et à peu de frais » et qu’il aurait volontiers appliqué les lois linguistiques. Mais il est probable que la direction à Buc avait reçu des instructions. « On se perd en conjectures » commente Jocelyne Chabert. D’autant qu’il est souvent difficile de comprendre les décisions prises.
Il y a un paradoxe dans cette entreprise qui prône le respect des lois, s’en gargarise et impose les siennes. C’est un paradoxe qui ne les gêne pas. On a encore des affaires en justice sur d’autres questions. On ne comprend pas toujours toute la logique. Mais ils préfèrent toujours aller au bras de fer.
Elle ajoute :
Ils tiennent un discours sur le bien-être (à les écouter ce sont des champions du bien-être) et prennent des décisions en matière d’organisation du travail qui ont des conséquences désastreuses sur les conditions de travail, qui vont à l’encontre de ce discours.
Leur volonté de négocier après la décision de la Cour d’appel plutôt que d’aller en cassation peut s’expliquer par la volonté de reprendre l’avantage.
GE étant une entreprise qui n’aime pas perdre, […] ils ont voulu faire plus que ce qu’on leur en demandait et du coup ils ont mis 7, 8, 9 langues en ligne sur certains sujets alors qu’on en n’était pas là… et après ils ont pu proclamer dans tous leurs forums de DRH et dans leur communication que General Electric était une entreprise respectueuse de la diversité. Ils ont même ajouté des langues européennes moins répandues.
Notons qu’on peut aussi interpréter cette initiative en faveur de la diversité comme un moyen d’éviter de reconnaître explicitement un retour du français comme langue de l’entreprise.
Conclusions
Ce que fait apparaître l’histoire de ce conflit, c’est que les représentants du personnel ont essayé de le gérer de façon à ce que leur démarche se situe dans le cadre de la défense des salariés. Les questions de langues ont été traitées comme le sont les difficultés qui affectent les conditions de travail et les problèmes qu’ils rencontrent face à leur direction. Les responsables syndicaux ont voulu éviter que les questions d’identité deviennent centrales dans le conflit, même s’il est probable qu’elles ont joué un rôle important dans la perception qu’ont eue bon nombre de salariés des pratiques linguistiques qui leur étaient imposées. Il est donc plus pertinent de parler ici de conflit du travail portant sur l’usage des langues, plutôt que de conflit linguistique, même si sa spécificité est forte et marquée par des formulations affirmées comme « discrimination linguistique », « exclusion linguistique », « anglicisation forcée ».
La notion de « droits linguistiques » est-elle pertinente ? Son utilisation aurait comme conséquence de faire apparaître les problèmes posés par l’utilisation des langues comme pouvant être séparés des autres problèmes que posent le fonctionnement de l’entreprise et les conditions de travail. Or tous ces problèmes sont liés : discriminations, stress, droit à l’information, risques. En isolant un « droit linguistique » des autres droits, celui-ci peut être réduit à un « respect de la diversité », ce qui servirait surtout la communication de l’entreprise, mais n’affecterait que de manière marginale le fonctionnement de celle-ci et les conditions de travail. En revanche, il est pertinent, considérant les problèmes linguistiques posés dans l’internationalisation des entreprises et donc du travail, que le « droit à la langue » fasse partie du droit du travail. Sans la mise en œuvre de la loi, les salariés n’auraient jamais eu gain de cause. La question est actuellement de savoir comment conserver ces droits et même les compléter dans les lois françaises, et comment les intégrer dans un droit communautaire européen qui ne reconnaît pour l’instant que l’exercice de la libre concurrence.