« …havet lär ha lagt sig inte bara i vikar och sund, utan långt ut till Kattegat. »
De prime abord, Selma Lagerlöf n’est pas une écrivaine de la mer. L’environnement qui lui est le plus intimement associé est la province du Värmland, où se trouve la propriété de Mårbacka, et dont le territoire littéraire s’ouvre au lecteur dès les premières pages de Gösta Berlings saga (1891), le grand roman de ses débuts. La forêt apparaît également comme le lieu privilégié du surnaturel lagerlövien, le lieu qui interagit avec les personnages qui y évoluent, qui exerce un pouvoir sur eux et qui instille la sensation d’espace propre à ces récits. La mer n’est pourtant pas absente en tant que cadre des histoires. Lagerlöf situe nombre de ses récits courts sur la côte ouest suédoise ou dans le Sud. Le cadre maritime y reste la plupart du temps un arrière-plan dont le potentiel narratif n’est pas exploité. Deux exceptions notables existent toutefois. D’une part Bannlyst [Banni] de 1918, d’autre part le récit qui nous occupera ici, l’un de ses plus célèbres et des plus spectaculaires : Herr Arnes penningar [Les écus de Messire Arne] de 1903).
Selma Lagerlöf écrit cette histoire sombre aux accents gothiques, de fantômes et de vengeance, dont le déploiement emprunte à l’intrigue policière et au mélodrame, à l’automne 1903. Le récit est d’abord publié sous forme de feuilleton dans la revue Idun. En 1904, il paraît chez Bonniers dans une édition de prestige avec des illustrations d’Albert Edelfeldt (Nordlund 2018 : 171-172). Ces illustrations sont une des sources d’inspiration de Mauritz Stiller, dans la première adaptation cinématographique en 1919. Une seconde adaptation, de Gustaf Molander, voit le jour au milieu du siècle, en 1954 (Stiller 1919 ; Molander 1954).
Notre objectif dans ces pages est de montrer comment Selma Lagerlöf exploite, dans Herr Arnes penningar, le cadre maritime de façon exceptionnelle, et comment s’y articulent des thématiques essentielles de l’œuvre dans son ensemble, comme l’amour, le sacrifice et la rédemption. Nous évoquerons, pour commencer, l’origine particulière du récit, avec son hypotexte bien précis où Lagerlöf puise des éléments ensuite amplifiés, complétés et dramatisés. Cela se fait notamment au moyen du cadre maritime hivernal, intimement lié au surnaturel lagerlövien, qui joue un rôle déterminant dans le développement de l’intrigue et qui, in fine, dissout la frontière entre paysage extérieur et paysage intérieur1.
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L’histoire dans Herr Arnes penningar a une origine bien précise. Lagerlöf trouve la trame de son récit dans le Chorographia Bahusiensis de Johan OEdman (1746 : 185-186), une chronique de la province de Bohuslän où OEdman remonte à l’époque où le territoire appartenait encore au royaume Danemark-Norvège2. Dans les pages de la chronique, on note que le motif de la mer en hiver est encore absent.
La chronique évoque la paroisse de Solberga, en énumérant les pasteurs qui s’y sont succédé, le premier étant un certain Herr Arne. OEdman n’est pas certain de la date mais raconte que, dans la nuit, Herr Arne fut assassiné, en même temps que son pasteur assistant, ses enfants et son frère, par trois Écossais, qui se faisaient passer pour des apprentis tanneurs. Dans la ferme voisine du presbytère, Brannehög, ils s’étaient renseignés au sujet du pays et s’étaient mis à aiguiser leurs couteaux, ce qui avait paru bien étrange à leurs hôtes. Dans la nuit, ils se rendent au presbytère, où ils assassinent d’abord les domestiques et ensuite le pasteur lui-même et son assistant, ainsi qu’une jeune fille, qui « avait voulu se cacher dans la cheminée, mais qu’on avait trouvée et tuée aussi, malgré ses plaintes, soupirs, prières et larmes »3. Les assassins emportent ensuite argent et objets précieux dans un traîneau sur la mer prise dans les glaces. En arrivant à Marstrand, ils vident le traîneau et le font couler avec le cheval. Avant de quitter le presbytère, ils l’avaient mis à feu. En voyant les flammes, les paroissiens accourent, et, avant de mourir, l’assistant pasteur leur fait signe qu’il y avait trois assassins. Dans une auberge à Marstrand, les assassins sont ensuite identifiés par une « petite fille, qui, au moment des assassinats dans le presbytère, était couchée au-dessus du four, à leur insu ». Dans l’auberge, elle entend l’un des assassins dire à l’autre : « Bois, mon frère, l’argent de Messire Arne dure encore »4, ce qu’elle annonce à la maîtresse aubergiste, qui transmet l’information au magistrat local. Les assassins sont arrêtés et jugés. Ils sont finalement brûlés vifs jusqu’à ce que mort s’ensuive, à Brannehög. L’un d’entre eux aurait exprimé des regrets de ne pas avoir eu pitié de la jeune fille et de l’avoir assassinée.
Lagerlöf s’était déjà servi de ces pages de la chronique comme trame du conte Hämnd får man alltid [La vengeance arrive toujours] quelques années plutôt, en 1897. Ce texte ne lui plaisait pas, elle le jugeait ennuyeux et il ne paraîtra que de façon posthume, en 19435. La matière avait un potentiel bien supérieur et le lecteur de Herr Arnes penningar reconnaît ici la trame narrative du récit ainsi que plusieurs détails précis dont Lagerlöf a exploité les possibilités. Pratiquement tous les éléments de la chronique sont réutilisés dans la narration mais Lagerlöf leur confère une épaisseur dramatique en resserrant leurs liens, en créant une intrigue et en les incarnant sur la scène où se déroule l’action.
En effet, Lagerlöf crée son intrigue à partir de la relation factuelle de la chronique. Dans un déploiement d’une grande subtilité, elle crée une connivence avec le lecteur, qui n’hésitera jamais sur l’identité des assassins du presbytère, identité qui est progressivement dévoilée aux autres personnages. La petite fille, qui échappe aux assassins et qui les identifie finalement, devient une jeune fille, Elsalill, le personnage central de l’histoire. La jeune fille assassinée malgré ses prières devient le spectre qui rôde dans Marstrand et dans l’esprit des deux personnages principaux, pour venger la mort de messire Arne et sa maisonnée. Les trois assassins deviennent des mercenaires écossais, au service du roi de Suède, et qui cherchent à retourner dans leur pays. Leur chef, sir Archie, est le second personnage principal. Lagerlöf introduit également d’autres personnages, dont le marchand de poissons Torarin6, qui évolue en marge des événements, mais qui les observe et les comprends et qui devient comme un relais de l’auteur au sein de l’histoire.
L’exécution des assassins n’est pas retenue par Lagerlöf. Ils sortent de l’histoire ligotés et arrêtés par la justice. En revanche, elle ajoute un autre élément : le sacrifice et la mort d’Elsalill. Cette mort s’inscrit dans le cadre d’un ajout important : l’histoire d’amour entre Elsalill et Sir Archie, auquel nous aurons l’occasion de revenir. De même, Lagerlöf crée ce qui nous occupera principalement dans ces pages, à savoir le cadre spatiotemporel spectaculaire. Le fait que Lagerlöf détaille et précise le temps et le lieu est une première indication de l’importance narrative de ces éléments, qui ne fournissent pas simplement un décor mais fonctionnent comme de véritables actants dans l’histoire. Nous verrons notamment le rôle de la mer prise dans les glaces.
Le texte de la chronique ne précise pas la date des événements, mais indique seulement que cela se passe en hiver, « om wintertiden ». Lagerlöf, pour sa part, les inscrit dans un cadre historique dès l’incipit : « À l’époque où Frédéric II du Danemark régnait sur la province de Bohuslän… », indication à laquelle s’ajoute un peu plus loin la mention du roi Jean III de Suède7. Cela permet de situer les événements dans les années 1570 ou 15808. Quant au lieu, la chronique mentionne le lieu-dit de Brannehög et surtout la ville de Marstrand, situés dans l’archipel du sud de la province de Bohuslän, sur la côte ouest maintenant suédoise de la péninsule scandinave. L’île de Marstrand est le dernier rempart avant que ne s’ouvre la mer du Cattégat. Lagerlöf en fait une évocation très fidèle à la réalité au début du chapitre intitulé « Förföljelse » [Persécution] :
La ville, avec toutes ses maisons et bâtiments, se trouvait du côté de l’île de Marstrand qui donnait vers l’intérieur de l’archipel, et qui était protégée par un collier d’îles et d’îlots. […] Mais sur l’autre moitié de l’île, qui donnait vers la mer à l’ouest, il n’y avait que des rochers dénudés et déserts, et des promontoires rocheux malmenés, qui avançaient dans la mer.9
C’est ce paysage maritime et hivernal qui devient le cadre des événements de l’histoire. Lagerlöf l’étend en faisant des déplacements des personnages un élément important de l’intrigue et en plaçant à l’extrême bout les rochers de Paternoster, qui termine l’archipel. Dans Herr Arnes penningar, la mer et le paysage côtier hivernal prennent une importance particulière, en interférant dans la vie des personnages et en reflétant leur état d’esprit. Quel est alors le rôle qu’ils jouent dans le récit ?
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L’évocation de la mer prise dans les glaces hivernales est un élément essentiel dans le déroulement de l’histoire, et peut être lue comme un commentaire de la situation narrative. La mer est présente dès les premières pages et installe le cadre, qui ne changera pas avant le point final.
Au début du premier chapitre, Torarin, le marchand de poisson, avance, un soir au mois de février, sur la route qui, « de Kunghäll, menait jusqu’à la paroisse de Solberga ». Il parle à son chien Grim, auquel il annonce une situation exceptionnelle. Pendant quelque temps, il a fait beau et froid, et la mer a gelé, « jusqu’au grand large du Cattégat », si bien qu’il « n’y a pas de passage pour les bateaux et les navires entre les îles, que de la glace ferme et dure, si bien qu’on peut aller jusqu’à Marstrand et Paternoster en traîneau »10.
Le paysage s’est immobilisé dans une atmosphère de malaise et malgré le temps calme, un vent froid passe sur le pays et rend le voyage de Torarin désagréable. Ce n’est que dans les dernières lignes du récit que cette situation se voit modifiée et la mer qui se dégage progressivement devient un élément de suspens dans le dénouement de l’histoire. Finalement, les femmes de Marstrand viennent en cortège chercher le corps d’Elsalill, caché sur un navire qui s’apprête à prendre le large et le récit se termine sur une image finale grandiose :
Au fur et à mesure que les femmes avançaient, la tempête et les vagues s’engouffraient derrière elles, en dégageant la glace là où elles venaient de passer, et, lorsqu’elles arrivèrent à Marstrand avec Elsalill, toutes les portes de la mer étaient ouvertes11.
Entre ces deux extrêmes, l’histoire se déroule dans une atmosphère hivernale à la lumière basse et dans un espace créé pour accueillir les événements terribles et leurs conséquences. Au cours du récit, ce cadre, ainsi que les variations météorologiques sont régulièrement rappelés. La qualité exceptionnelle et étrange de cette situation ressort plus particulièrement dans le chapitre « Au clair de la lune », où c’est encore Torarin qui traverse un paysage transformé, où l’opposition entre terre et mer s’efface.
Tout le paysage est recouvert d’une couche de neige, qui vient de tomber : « À perte de vue s’étendaient la même plaine égale et les mêmes collines rocheuses »12. Torarin contemple et commente ce qu’il voit, en s’adressant à nouveau à son chien, dans une forme de prétérition. Comment auraient-ils réagi s’ils avaient vu ceci pour la première fois ? « Sans doute on aurait cru traverser une vaste lande. » Ils se seraient demandé quel est ce pays où on ne trouve ni fossés ni barrière, et d’où sont absents les ruisseaux, « qui d’habitude tracent leur chemin à travers les plaines blanches, même par le froid le plus rude ». Finalement arrive la question rhétorique : « Ne serait-ce pas la mer même ? Mais cela semblerait impossible que ce sol ferme ne soit que de l’eau, que les collines rocheuses, en apparence si fermement reliées, ne soient que des îlots et des rochers séparés par les vagues »13. La prétérition invite ici à une double interprétation. Le paysage maritime transfiguré par le froid semble irréel alors qu’il est réel. La mer prise dans les glaces obtient une qualité paradoxale.
La mer implique généralement des connotations de mouvement, d’ouverture, de traversée, et la possibilité d’atteindre d’autres rivages. Tous ces éléments sont présents à la fin du récit, comme nous le verrons, mais jusqu’au dernier chapitre, ces connotations deviennent négatives, sous l’effet du froid. Le paysage maritime de Herr Arnes penningar est immobile et fermé, empêche un mouvement autre que les déplacements à l’intérieur de l’espace pris dans la glace. Ainsi nous verrons les marins et les pêcheurs, retenus à Marstrand, grimper sur les rochers de l’île, « pour voir si les baies et les détroits n’étaient pas encore débarrassés de leur couverture glacée ». Et ils découvrent que « la mer était aussi fermée que jamais »14. C’est cette situation d’attente qui provoque les événements. Le temps semble exceptionnellement en suspens et l’espace est préparé pour ce qui s’y passe. Cet état dure du début à la fin du récit et devient un sujet d’étonnement pour les personnages, jusqu’à ce que l’intervention divine soit suggérée comme explication.
C’est à la question qu’il pose à Torarin, s’il sait « pourquoi, cette année, Dieu ferme si longtemps tous les passages vers la mer et nous garde tous prisonniers », que le capitaine du navire sur lequel les assassins prévoient de quitter Marstrand, répond lui-même par le récit d’une de ses expériences de marin. Il est resté dans le port de Bergen pendant un mois entier, en raison de vents contraires. Sur un des navires dans le port se cachait un homme voleur des biens de l’église. Grâce à la tempête, on a eu le temps de le trouver et une fois qu’il a été mené à terre, le beau temps et le bon vent se sont installés. Le capitaine sous-entend que des malfaiteurs impies qui se cachent, ont provoqué la colère divine et qu’il faut les trouver, pour que l’emprise hivernale sur la mer se termine. Le passage rappelle au lecteur que l’argent de messire Arne est maudit. Au début du récit, nous apprenons qu’il s’en est emparé dans « les grands monastères qu’on trouvait dans le pays jadis », et les moines auraient prédit qu’il le plongerait dans le malheur15. L’idée d’une intervention divine qui permet d’attraper et de punir les coupables anticipe également la résolution de l’histoire, où le capitaine découvre que les trois Écossais assassins se trouvent sur son navire, les fait prisonniers et les rend à la justice. Le motif de la présence divine, liée à la mer et aux conditions météorologique, se file donc tout le long du récit mais il n’est jamais pris en charge par la voix narrative. Le rapport à Dieu est le propre des personnages. Des indices parlent en faveur d’une présence divine mais l’hésitation subsiste pour le lecteur.
L’action dans Herr Arnes penningar se déploie ainsi dans un espace transfiguré où la mer prise dans la glace fournit une scène installée au début du récit et qui disparaît à la fin. Cette scène apparaît comme réel et irréel en même temps. La situation d’attente inscrit le récit dans un moment en suspens, qui pourrait avoir pour origine une intervention divine, qui vise l’accomplissement d’une vengeance. Le paysage maritime hivernal devient partie prenante à l’action. Ses qualités exceptionnelles et paradoxales effacent les frontières habituelles – entre la terre et la mer, entre la terre et le ciel – et il devient un lieu privilégié du surnaturel lagerlövien, dont Herr Arnes penningar constitue un des exemples les plus spectaculaires.
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Il est possible d’invoquer la définition du genre fantastique à propos de l’action. Dans son essai Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov (1970 : 29) le définit comme « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturelle ». Le mécanisme narratif qui installe l’hésitation quant à la qualité réelle ou surnaturelle des événements, est effectivement mis en place au troisième chapitre, « Den utsända » [L’envoyée] (Lagerlöf 1903 : 23-31.
Le lecteur y retrouve Torarin, qui, au premier chapitre, a dîné au presbytère avec messire Arne, juste avant les assassinats. Sur sa charrette, il suit maintenant la même route. Sous l’effet des nombreux bocks de bière qu’il a dû vider en racontant la mort de messire Arne et de sa maisonnée, il s’allonge et somnole sur sa charrette, et le cheval poursuit le chemin à son insu. Quand Torarin se redresse, il se trouve dans la cour du presbytère. Mais quand il s’apprête à repartir, le vieux palefrenier de messire Arne le tape sur l’épaule et l’invite à entrer, le même qu’il « avait vu mort, étendu à côté des autres, une profonde blessure à la gorge ». La voix narrative prend bien soin de signaler que Torarin « ne savait pas s’il rêvait ou s’il était éveillé »16. Suit une scène qui fait écho à celle du premier chapitre, et où messire Arne désigne la sœur de lait d’Elsalill pour aller dans le monde des vivants et d’accomplir la vengeance des assassinats et du vol. Lorsque messire Arne annonce à la jeune fille qu’elle pourra compter sur le soutien de deux personnes vivantes « qui se trouvaient avec nous autour de cette table, il y a huit jours », à savoir Elsalill et Torarin, ce dernier prend peur et veut protester, mais au « même moment, il semblait à Torarin que messire Arne et le presbytère disparurent dans un brouillard, et qu’il tomba lui-même comme d’une très grande hauteur, et il perdit connaissance »17.
Quand il se réveille, il se trouve à terre dans la cour du presbytère, et le chapitre se clôt sur ce qui fonctionne comme une antiphrase pour le lecteur. Torarin déclare que tout n’était qu’un rêve qui « m’a fait si peur que je suis tombé de la charrette »18. Ainsi l’hésitation propre au genre fantastique permet d’introduire le surnaturel dans le récit. Le paysage maritime transfiguré ouvre à l’inconnu et à la confrontation avec ce qui transgresse encore une frontière, celle entre la vie et la mort.
À partir de ce troisième chapitre, le spectre de la jeune fille assassinée devient un élément moteur de l’action, où elle apparaît dans le monde des vivants à des moments clés, afin que la vengeance soit accomplie. C’est Torarin qui la voit quand elle fait son entrée dans l’histoire au clair de lune, sur la glace, où elle poursuit Sir Archie, son assassin, qui ne la voit pas, en disparaissant et en surgissant dans le jeu des ombres : « quelque chose de fin et étiré, de gris, qui flottait au-dessus du sol sans laisser de traces sur la route et sans faire crisser la neige ». Pris de peur, Torarin, qui comprend d’une part qui est ce revenant, d’autre part qui est son assassin, s’en va à toute allure. C’est ensuite le spectre qui instille le souvenir de l’assassinat de sa sœur de lait dans l’esprit d’Elsalill lorsqu’elle tombe amoureuse de sir Archie. Une mèche de cheveux, qui n’est peut-être qu’un effet de quelques rayons de soleil, apparaît subitement autour de la main du mercenaire. Elsalill la fixe du regard et dit que c’est « de cette façon que les cheveux de ma sœur de lait entouraient la main de celui qui l’a tuée »19. Le spectre va en effet poursuivre les deux amants, jusqu’à ce que Elsalill comprenne qui sont les assassins. Ceci se passe dans la scène clé de la deuxième partie du chapitre « I Rådhuskällaren » [Dans la cave de l’auberge] (Lagerlöf 1903 : 53-59). Le spectre est à l’origine de cette scène où il joue également un rôle. C’est maintenant que la réplique reprise au Chorographia Bahusiensis révèle l’identité des assassins aux yeux d’Elsalill : « Bois, mon frère, l’argent de messire Arne dure encore ».
La dimension surnaturelle est donc essentielle dans la conduite de l’histoire et c’est le paysage maritime hivernal qui fournit le cadre propice à son apparition et à l’intervention des morts dans le monde des vivants. L’élément surnaturel principal, le spectre de la sœur de lait d’Elsalill est intimement lié à ce cadre, par le motif du froid.
Le paysage glacé et immobile implique le froid et ce sont là des éléments par connotation associés à la mort. C’est dans un paysage momentanément mort que l’histoire se déroule et lorsque le spectre fait son apparition, il en devient le représentant. Le spectre, qui évolue dans le monde des vivants et dont les manipulations visent l’accomplissement de la vengeance des assassinats, demande un travail à la femme aubergiste. Cette dernière lui fait laver la vaisselle de son établissement mais lorsque les assiettes lavées doivent être posées sur les tables, elles sont si froides que l’aubergiste a l’impression de « les prendre des mains de la mort même ». De même, lorsque le spectre guide Elsalill, pour lui faire prendre sa place de laveuse de vaisselle à l’auberge, sa main est si froide qu’Elsalill « sursaute et se mit à trembler d’effroi ». Elsalill, qui a un lien privilégié avec sa sœur de lait assassinée et qui devient le moyen grâce auquel la vengeance pourra s’accomplir, va elle-même devenir le double de sa sœur de lait et lui emprunte la caractéristique du froid mortifère. Ainsi, lorsque Sir Archie s’avance vers Elsalill, dans la cave de l’auberge, celle-ci, qui sait maintenant qui il est, est si pâle et immobile qu’il la prend pour « la morte, qui [le] poursuit jour après jour ». Quand il pose sa main sur la sienne, elle est si froide qu’il « ne pouvait dire si c’était celle de quelqu’un de mort ou de vivant ».
Le surnaturel est donc étroitement lié au paysage dont il emprunte les qualités. L’aspect froid, glacé et mortifère de l’univers où sont enfermés les protagonistes, ressort d’autant plus nettement dans l’opposition qui s’établit avec le paysage maritime dégagé, contemplé à distance par le capitaine du navire encore pris dans les glaces au dernier chapitre. Ce paysage, dont tout élément surnaturel est absent, est illuminé par « le soleil du matin haut sur le firmament » par opposition au clair de lune. La vie et le mouvement envahissent la scène, avec les « navires libérés [qui] allaient et venaient », les oiseaux de mer arrivant « du sud avec des cris de joie », les poissons qui sautent hors de l’eau, « comme étourdis après leur emprisonnement sous la glace », et les essaims de mouettes qui retrouvent leurs lieux de chasse habituels20.
Un paysage transfiguré par le froid, où les frontières s’effacent, accueille ainsi le surnaturel lagerlövien dans Herr Arnes penningar. Les éléments surnaturels s’inscrivent à l’intersection de la vie et de la mort, et la scène de l’action devient une zone de contact entre ces deux opposés21. Ce contact a lieu dans l’univers de l’histoire lorsque le spectre apparaît sur la scène mais, comme nous allons le voir, il s’agit d’un contact aux allures essentiellement psychiques. Le paysage glacé et mortifère apparaît comme source d’encore une frontière effacée, celle entre l’intériorité des personnages et le monde.
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Ce sont les rapports entre le spectre et les deux personnages principaux, Elsalill et Sir Archie, qui permettent de mettre en évidence la dimension intériorisée du paysage.
Lors de l’entrée du spectre de la sœur de lait d’Elsalill sur la scène de l’action, elle poursuit Sir Archie qui avance sur la glace, observé par Torarin. Comme nous l’avons déjà constaté, ce dernier voit le spectre de la jeune fille, alors que le mercenaire écossais ne le voit pas. Le spectre le poursuit de si près qu’il « semblait vouloir lui murmurer quelque chose à l’oreille ». Sir Archie semble percevoir une présence mais, quand il se retourne, il ne voit rien, le spectre immobile restant caché par son ombre. Sir Archie avance, « sourcils froncés et l’air fâché, comme occupé par une seule pensée, qui le contrariait »22. La même situation se répète dans la scène de l’auberge, où c’est Elsalill qui observe, à distance, comment le spectre se tient face au mercenaire. Devant ses camarades et complices, Sir Archie se plaint : « Je la vois tout le temps. Elle me poursuit partout », mais Elsalill comprend qu’il « ne voyait pas la morte » et qu’il parle de quelqu’un « qui occupait constamment ses pensées ». Le spectre instille ainsi le remords et la culpabilité dans l’esprit du personnage, qui devient incapable de penser à autre chose, et qui se demande pourquoi « il faut que je me rappelle un souvenir que je veux oublier »23. Dans une page remarquable, Lagerlöf fait part au lecteur des réflexions de son personnage, en multipliant les images pour donner forme à ces pensées qui le hantent et qui l’enferment dans un état que le lecteur d’aujourd’hui qualifierait de dépressif. Sir Archie dit que « c’est comme si quelqu’un voulait tisser une toile autour de moi, afin d’attraper toutes mes pensées pour ne m’en laisser qu’une seule ». L’image du tisseur de toile et suivie par celle du peintre, qui fait que Sir Archie voit le même tableau, où qu’il tourne ses regards. Une troisième image évoque un tailleur de pierre : « C’est comme si un tailleur de pierre se tenait près de mon cœur et y faisait entrer, à coups de marteau, le seul sentiment de tristesse. Je ne le vois pas mais, jour et nuit, j’entends le bruit des coups de son marteau »24.
Les qualités du paysage hivernal, étale et immobile, et qui enferme les personnages, se retrouvent ainsi dans l’enfermement psychique de sir Archie, en proie aux remords et à la culpabilité que lui instille le spectre de sa victime. Chez le personnage d’Elsalill, le motif du deuil et de la tristesse envahissante, source d’un état dépressif, est également présent.
L’expérience de la nuit des assassinats et du vol de l’argent pèse sur elle, et, en arrivant à Marstrand, prise en charge par Torarin, elle ne cesse de pleurer, se plaignant d’avoir perdu tous ses proches, et regrettant de s’être cachée et n’avoir pu suivre sa sœur de lait dans la mort. Cet état de deuil se prolonge et, dans la première partie du chapitre « Förföljelse » [Persécution], le lecteur apprend qu’elle a « le cœur malade » : « Ils me semblent tous heureux, ceux qui aspirent à la réalisation de leurs désirs. Pour moi, il n’y a rien au monde qui me semble désirable »25. L’immobilité et l’enfermement autour d’une seule pensée obsédante liée à la mort, se retrouvent donc chez Elsalill mais, à la différence de ce qui se passe à propos de sir Archie, cet état d’esprit ne lui est pas instillé par le spectre de sa sœur de lait. Le contact d’Elsalill avec le spectre confirme toutefois le repli dépressif du personnage. Ainsi, lorsque le spectre lui apparaît – « elle sentit un souffle léger, comme si un vent froid lui était passé sur le front » – elle n’éprouve aucune peur. Quand le spectre lui demande de l’aider dans son travail à l’auberge, Elsalill accepte, avec la sensation qu’un « voile s’étendait sur son entendement. Elle devint incapable de réfléchir, d’avoir une volonté, d’éprouver de la crainte »26. C’est dans cet état second qu’elle va apprendre la vérité sur son bien-aimé.
La mort, sous la forme du spectre de la sœur de lait d’Elsalill, rôde donc dans le paysage et dans l’esprit des personnages. Les deux personnages principaux se détournent de la vie vers l’obsession de la jeune fille assassinée. Ils ont la mort dans l’âme et l’association avec le froid glacial du paysage maritime fait d’Elsalill et Sir Archie deux âmes prises dans la glace, enfermées dans la culpabilité et le remords. C’est à ce propos que nous pouvons évoquer ces thèmes essentiels dans l’œuvre de Lagerlöf, qui se tissent dans l’histoire et la conduit à son dénouement, à savoir l’amour, le sacrifice et le rachat.
L’amour est toujours difficile et contrarié chez Lagerlöf. Elsalill tombe amoureux de l’assassin de sa sœur de lait, sans savoir de qui il s’agit : « Elle resta bouche bée, à le regarder, les yeux écarquillés. […] Jamais la pauvre Elsalill n’avait vu un tel homme ». Aussi, après avoir appris de quoi il est coupable, est-elle confrontée à un conflit, que l’on qualifierait, dans un autre contexte, de cornélien, car sa sœur de lait « ne trouvera pas la paix dans sa tombe, […] à moins qu’[Elsalill] ne trahisse [son] bien-aimé »27. Sir Archie, mercenaire assassin, cynique et violent, mais rongé par la culpabilité et persécuté par le spectre, découvre pour sa part, au même moment, comment échapper à son tourment. Son cœur lui dit qu’il a « mal agi à l’égard d’une jeune fille, […] c’est pourquoi tu devras te racheter auprès d’une autre de ce que tu lui as fait souffrir. Tu la prendras pour épouse et seras si bon envers elle, qu’elle n’éprouvera jamais la tristesse »28. Le rachat grâce à l’amour, comme on le rencontrera par exemple dans Körkarlen [La Charrette fantôme, 1912] semble donc possible ici, mais, dans la logique sombre et glacée de Herr Arnes penningar, ce n’est pas le cas29. Dans l’espoir qu’il pourra s’enfuir, Elsalill dénonce Sir Archie, qui le comprend et, retrouvant son « ancien état d’esprit », raconte toute l’histoire qui a mené à la nuit des assassinats. En écoutant cette histoire racontée pour lui faire du mal, l’amour d’Elsalill se transforme en haine. Son sacrifice30 met un point final au mélodrame à la fin du chapitre « Sir Archies flykt » [La fuite de sir Archie]. Pour s’enfuir de l’auberge, Sir Archie saisit Elsalill et se sert d’elle comme d’un bouclier humain :
En voyant qu’elle le protégeait de son corps, si bien qu’il était sur le point de s’échapper, elle tendit sa main, saisit une des lances des soldats et la tira vers son cœur. ‘Je veux enfin servir ma sœur de lait, pour que cette affaire soit enfin terminée’, pensa-t-elle. Et au pas suivant que fit Sir Archie, en montant les marches, la lance transperça le cœur d’Elsalill31.
L’amour n’est donc pas rédempteur ici et le tourment qui agite les personnages dans leur enfermement est accompagné en arrière-plan d’une tempête qui n’aura aucun effet sur la mer prise dans les glaces. Comme nous avons pu le voir, c’est l’accomplissement de la vengeance et la récupération du corps d’Elsalill par les femmes de Marstrand qui brisent finalement la glace dans les dernières lignes du récit.
Le paysage hivernal maritime, qui apparaît pratiquement comme un actant de l’histoire, fournit également une scène qui extériorise les mouvements intérieurs des personnages principaux. Le paysage mort, froid et fermé présente les mêmes caractéristiques que les pensées qui obsèdent les personnages. Le tourment de l’amour contrarié qui les anime également, trouve aussi son équivalent météorologique dans la tempête. La mer prise dans les glaces devient un paysage psychique où se trouve extériorisé un état intérieur. Par les analogies et les frontières qui s’effacent entre les opposés, le récit de Lagerlöf s’ouvre vers la psychologie des profondeurs.
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À la différence de Hämnd får man alltid [La vengeance arrive toujours], fondé sur le même hypotexte, Lagerlöf était très contente du résultat de son travail, cette fois-ci, et Herr Arnes penningar est devenu un de ses récits les plus célèbres. L’utilisation somme toute fidèle d’une page bien précise du Chorographia Bahusiensis de Johan OEdman donne au récit une qualité quasi documentaire. De même, le paysage maritime de la côte ouest suédoise, que Lagerlöf fait surgir de manière magistrale, correspond bien à une réalité géographique. Dans le récit, ce paysage subit toutefois une transfiguration. Le lecteur découvre un paysage maritime paradoxal, où s’inscrivent les motifs chers à l’écrivaine dans une de ses histoires les plus sombres. Anna-Karin Palm qualifie Herr Arnes penningar de « en gåtfullt tydlig berättelse », ‘un récit limpide et énigmatique’. Nous y suivons en effet une narration qui progresse de manière imperturbable vers son dénouement. Les différents éléments s’y élucident les uns les autres, et le surnaturel apparaît comme indispensable dans un univers qui renvoie explicitement au nôtre. Le cadre maritime et ses caractéristiques permettent de tracer des lignes thématiques qui relient et resserrent les éléments de l’histoire. Il fait de Herr Arnes penningar un des récits les plus denses de Lagerlöf, où le paysage hivernal devient celui de l’âme en proie à la cruauté et au tourment.
