La musique spectrale est une mouvance de la musique contemporaine qui naît en 1973 avec la fondation du collectif Itinéraire autour des compositeurs Gérard Grisey, Tristan Murail, Michaël Levinas, Hugues Dufourt et Roger Tessier. Il s’agit d’une musique dont tout le matériau est dérivé des propriétés acoustiques du son. Le spectre sonore, obtenu à partir d’une analyse spectrographique ou de schémas théoriques, sert de modèle au compositeur, qui peut en déduire mélodie, harmonie, développement temporel, directionnel, dynamique.
Or les compositeurs spectraux, leurs précurseurs (Edgard Varèse, Karlheinz Stockhausen), les compositeurs qui leur sont associés (Jonathan Harvey) ou leurs successeurs (notamment Kaija Saariaho) décrivent beaucoup leur musique à l’aide de métaphores liées à la lumière ou à la couleur, ne serait-ce que dans le titre des œuvres : Mehr Licht, Licht, Jour contre-jour, Sortie vers la lumière, Dusk Light, Treize couleurs du soleil couchant, Couleurs de la mer, Inner Light, Changing Light, Light and matter, Note on light, Lichtbogen, Aurora… C’est pourquoi il se révèle intéressant d’étudier l’influence du phénomène lumineux auprès de ces compositeurs, et ce d’autant plus que la lumière et le son ont un mode de fonctionnement, des comportements et une appréhension similaires. En effet, ce sont des ondes (acoustiques pour le son, électromagnétiques pour la lumière) dont on mesure la fréquence, avec leurs limites perceptives (infrasons, infrarouges, ultrasons, ultraviolets) ou leurs propriétés de propagation : ce sont des phénomènes qui peuvent présenter du bruit, ou que l’on peut décomposer, filtrer…
Parmi les lumières qui ont inspiré les compositeurs spectraux, l’aurore boréale retient l’attention, car elle génère occasionnellement du son.
Précurseur de la musique spectrale, le compositeur français Edgard Varèse (1883-1965) fait référence au son de l’aurore dans un projet musical élaboré entre 1910 et 1912. Cependant, cette propriété était alors largement contestée, et si un bruit peut effectivement accompagner le phénomène, il a fallu attendre les travaux (entre 1999 et 2016) du professeur finlandais Unto Laine, spécialiste de la synthèse et de la reconnaissance vocale, pour prouver que ces bruits proviennent bien de l’aurore, et pour les enregistrer. Laine a fait écouter ses enregistrements à de nombreux artistes, dont sa compatriote Kaija Saariaho (née en 1952). Cette dernière appartient à la seconde génération de la musique spectrale et les titres de ses œuvres font très souvent référence à la lumière et à sa décomposition. L’une d’entre elles, Lichtbogen (1986), a d’ailleurs été inspirée par la vision d’une aurore boréale.
Dans un premier temps, je présenterai la forte impression que l’aurore a produit chez Varèse, notamment pour ses aspects sonores. J’exposerai ensuite les travaux de Laine, qui au-delà de la justification scientifique, décrivent le phénomène dans des termes assez proches de ceux Varèse. Enfin, j’aborderai Lichtbogen de Saariaho, œuvre sonore réalisée à partir d’une expérience purement visuelle de l’aurore. Une vidéo réalisée par son époux Jean-Baptiste Barrière y sera adjointe en 2008, suite à l’audition des enregistrements de Laine : il s’agit de Nox Borealis. Cette étude montrera que Varèse et Saariaho font tous les deux à leur manière une expérience de synesthésie, stimulée par cette attention qu’ils ont pour le son et son comportement, proche de celui de la lumière.
Edgard Varèse et le son de l’aurore boréale : une expérience bouleversante
Varèse est un compositeur fasciné par la science. Toute sa vie, il a cherché à comprendre les phénomènes physiques au niveau de l’acoustique, de l’optique, de la chimie… qui l’ont par ailleurs inspiré dans sa musique. Avec les moyens de son époque, il a essayé de dépasser le concept de note pour saisir celui de son et de timbre, et rêvait, avant les compositeurs spectraux, de composer le son. Son intuition, son sens de l’observation et sa soif de science lui permettent en tout cas d’organiser le son, de structurer le bruit. Varèse est non seulement un précurseur de la musique spectrale, mais aussi le prophète du timbre pour tous ceux qui, après la seconde Guerre mondiale, concevront la musique en blocs, masses ou textures sonores.
On ne connaît que peu de choses de la vie de Varèse avant 1915 et son départ aux États-Unis, à l’exception de ce qu’il a raconté à ses biographes, Fernand Ouellette et Odile Vivier, à son épouse Louise rencontrée à New-York à l’automne 2017, ou encore des témoignages d’amis ou de collaborateurs. Les archives du compositeur, sa correspondance, les esquisses ou les manuscrits d’œuvres ont été perdus dans l’incendie de son domicile berlinois alors qu’il séjournait à Paris, mais pour ce qui concerne les partitions, il est très probable qu’il les a lui-même détruites.
Aucun des biographes de Varèse ni son épouse ne révèlent où et à quelle occasion il a pu observer une aurore boréale. Toutefois, Louise Varèse évoque la date de 1910 et rapporte le récit qu’il lui en fera, quelques années plus tard (Varèse 1972 : 100-101, Lalitte 2003 : 43) :
Il me raconta qu’une fois, en regardant une aurore boréale, il ressentit une incroyable exaltation, une indescriptible sensation et qu’à la vue de ces pulsations incandescentes de banderoles de lumière, non seulement il les voyait, mais aussi il les entendait. Dès son retour chez lui, il mit sur papier les sons qui avaient accompagné les mouvements de lumière.
Ce spectacle lui a inspiré une pièce intitulée Mehr Licht (1911), restée à l’état d’esquisse. Fernand Ouellette, auteur de la première biographie de Varèse, en traduit littéralement le titre par Plus de Lumière, « comme s’il [Varèse] avait voulu filtrer la matière sonore pour la rendre plus lumineuse » (Ouellette 1966 : 47). Elle est ensuite remaniée pour devenir Les Cycles du Nord (1912). Mais comme toutes les œuvres composées ou esquissées avant 1915, elle est perdue.
Les spécialistes ou les biographes de Varèse ne peuvent donc faire que des hypothèses quant au contenu de Mehr Licht ou des Cycles du Nord. Aurait-il tenté de transposer les phénomènes lumineux en sons (Lalitte 2003 : 43) ? Ou bien, comme on peut le supposer à travers le témoignage de son épouse, voulait-il retranscrire les phénomènes sonores qu’il avait entendus ? En effet, Louise Varèse insiste bien sur la question de l’audition, en mettant « heard » (entendu) en italique (Varèse 1972 : 101) : « Alors qu’il observait ces “pulsations incandescentes de banderoles de lumière”, non seulement il les voyait, mais aussi il les entendait1. » Notons également la notion musicale de pulsation, entre guillemets : ce mot est sans doute d’Edgard Varèse lui-même. Aurait-il perçu une dimension musicale, un travail rythmique à effectuer ? Pour qui connaît l’importance du rythme dans ses œuvres, cette hypothèse est tout à fait plausible.
Il est donc probable que le compositeur ait tenté de retranscrire ce qu’il avait entendu, mais que par la suite, le résultat lui a paru très anecdotique et qu’il ait renié ce travail, qui l’avait pourtant exalté au départ, la transcription n’étant pas à la hauteur du phénomène dont il avait été témoin, surtout avec les outils musicaux alors à sa disposition.
Le témoignage de Louise Varèse est sans doute quelque peu enjolivé, et il est probable que le récit fait par son mari soit romancé lui aussi. Cependant, l’aurore boréale n’a pas simplement inspiré une œuvre malheureusement perdue ; elle a surtout induit toute la démarche de Varèse dans ses futures œuvres (Lalitte 2003 : 43) : la référence à un phénomène physique, scientifique, naturel, mais aussi le mystère, les rêves… Pour en rester dans le domaine de la lumière, on pourra s’intéresser à Ionisation (1929-1931) pour 13 percussionnistes. Ce titre renvoie à la chimie :
Le mot “Ionisation” signifie la dissociation des électrons du noyau de l’atome et leur transformation en ions. Ici une immense force opère au-dedans d’un espace infinitésimal. Dans ce qui paraît être l’interprétation musicale chez Varèse de ce phénomène, l’extraordinaire précision de manipulation de ces éléments est combinée avec un judicieux discernement dans le dynamisme (Slonimsky 1982).
Cependant, Lalitte lui aussi associe l’ionisation au phénomène plus spécifique de l’aurore boréale, après avoir rappelé l’intérêt de Varèse pour la question de la lumière, mise en parallèle avec celle du son (Lalitte 51-53). En 1905, le compositeur avait lu La théorie physiologique de la musique d’Helmholtz et la question de la décomposition du son en partiels, tout comme on peut décomposer la lumière à l’aide d’un prisme (Varèse 1926) :
Il est étonnant de voir à quel point le son pur, sans harmoniques, donne une autre dimension à la qualité des notes qui l’entourent. Vraiment, l’emploi de sons purs en musique agit sur les harmoniques comme le fait le prisme de cristal sur la lumière pure. Cette utilisation les irradie en mille vibrations variées et inattendues.
Varèse file la métaphore lumineuse, avec les termes « lumière pure2 », « irradie » et « prisme ». Le mot « vibrations » est également intéressant, car le son et la lumière sont justement des vibrations. Les connaissances que le compositeur avait alors de l’optique et de l’acoustique ne sont pas aussi précises que celles dont nous disposons aujourd’hui, mais l’exactitude scientifique n’importe pas autant que ce que l’approximation lui inspire.
La plupart des titres des œuvres de Varèse renvoient à la physique, aux sciences. Dans le cas d’Hyperprism et d’Ionisations (si on lie cette dernière à l’expérience de l’aurore boréale), il est fait allusion à l’optique et aux phénomènes lumineux. Lalitte écrit d’ailleurs que « métaphoriquement, Ionisations suggère un phénomène de “luminescence”, une sorte d’aurore boréale sonore » (Lalitte 2003 : 53).
Pour autant, peut-on y voir une tentative de description de ces phénomènes ? Y a-t-il un système de correspondances aussi systématique que chez Messiaen, avec des tableaux d’équivalences très précises entre les modes et les harmonies d’une part, et les couleurs d’autre part (Messiaen 2002) ? Varèse s’en est toujours défendu, ou plutôt, a toujours entretenu le mystère à ce sujet. D’ailleurs, d’autres titres de ses œuvres font allusion aux sciences occultes, à l’alchimie, voire à la magie. Cependant, ces références sont plutôt à prendre comme des stimulations créatives. Jamais la musique de Varèse n’est illustrative, exotique, anecdotique. C’est peut-être pour cela que toutes les œuvres précédant Amériques comme Mehr Licht ou Les Cycles du Nord sont perdues et reniées.
Le son de l’aurore boréale : les travaux d’Unto Laine
Après avoir beaucoup conjecturé sur l’œuvre perdue inspirée par l’aurore boréale, on peut se demander en quoi consiste la sonorité du phénomène, et comment il est suscité. Le témoignage de Varèse est-il romancé ? Le son entendu provient-il vraiment de l’aurore ? En tout cas, la description que le compositeur fait s’accorde à des croyances vieilles de plusieurs siècles, selon lesquelles les aurores boréales émettraient des sifflements, voire des cris (Brekke, Egeland 1983).
Chercheur dans le domaine de la synthèse de la parole et de la reconnaissance vocale à l’Université Aalto (Helsinki), le professeur finlandais Unto Kalervo Laine a mis en œuvre l’Auroral Acoustics Project en 1999, avec pour but d’enregistrer les sons de l’aurore et d’en expliquer l’origine. Bien que ses recherches aient subi une période d’interruption entre 2005 et 2011, Laine est en mesure de présenter de premières conclusions tout à fait probantes en 2016 (Laine 2016). À partir de là, il émet l’hypothèse selon laquelle ce son est généré par des particules chargées, piégées dans une couche de l’atmosphère qui se forme pendant les nuits froides. Ces particules se déchargent très rapidement, dès lors que des éclats de matière solaire viennent frapper la Terre à l’occasion des orages magnétiques qui engendrent l’aurore boréale, produisant des sons de crépitement. Le son de l’aurore serait lié au même phénomène d’ionisation qui suscite les banderoles colorées. Depuis, Laine a publié de nouveaux travaux (2018, 2019) pour approfondir ces questions, et a mis en ligne un enregistrement datant de 20043.
On ne sait pas ce que Varèse a entendu et il est possible que son épouse ait un peu enjolivé son récit. Cependant, le témoignage de Laine à propos d’une autre aurore boréale observée en 2000 rappelle beaucoup celui de Varèse :
L’événement du 6 au 7 avril 2000, qui s’est présenté sous la forme d’une aurore violette remplissant la moitié du ciel, accompagné d’un bruit distinctement audible, a été une expérience très forte qui restera dans [ma] mémoire pour le reste de [ma] vie. Le bruit était si fort qu’il masquait les sons plus faibles provenant de loin (par exemple, les oiseaux ou le bourdonnement d’une ligne électrique)4 (Laine 2016).
Malheureusement, l’enregistrement de cet événement s’est révélé inexploitable.
Il est possible que l’intensité sonore de l’aurore boréale soit liée à des conditions atmosphériques et météorologiques particulières, car Laine précise également que le son n’est pas systématique. En outre, les propos de Varèse et Laine se rejoignent, mais ne correspondent pas à l’enregistrement de 2004.
Laine a fait écouter ses enregistrements à sa compatriote Kaija Saariaho et son époux Jean-Baptiste Barrière. Il a également présenté ses recherches à l’Institut Finlandais de Paris, lors de l’édition 2008 du festival Agora de l’IRCAM. La conférence était suivie d’une installation audio-visuelle, Nox Borealis (2008), associant un enregistrement multipistes d’une œuvre plus ancienne de Saariaho – Lichtbogen (arcs de lumière, 1986) pour ensemble instrumental et électronique – et des images de synthèse de Barrière imitant les mouvements des banderoles des aurores boréales. Les enregistrements de l’aurore auditionnés appartiennent à la première phase d’Auroral Acoustics project (1999-2005). L’installation Nox Borealis fait partie des entreprises de Laine pour sensibiliser le grand public à ses premières recherches. Ainsi, de nombreux Finlandais lui envoyaient des témoignages de leurs observations d’aurores boréales. Cet engouement a sans doute contribué à ce que Laine puisse reprendre ses recherches à partir de 2011.
Kaija Saariaho : de Lichtbogen à Nox Borealis
Établie à Paris depuis le début des années 1980, Saariaho est considérée comme une des plus grandes représentantes de la musique française. Très marquée par la musique de Grisey et Murail, elle est catégorisée comme appartenant à la seconde génération de la musique spectrale. Elle travaille à l’IRCAM en informatique musicale sur l’analyse du timbre, mais aussi en psycho-acoustique. Elle explore notamment la partie bruiteuse du timbre et aime alterner les épisodes de son pur et de son bruiteux, ce qu’elle appelle « axe timbral » ou « axe son/bruit » (Saariaho 2013a).
Dans les titres de ses œuvres, on retrouve de manière récurrente le champ lexical de la lumière, de l’optique : Lichtbogen, Du cristal…, Solar, Mirrors, Changing Light, Laterna Magica, Nymphea Reflection, Mirrors, Couleurs du Vent… Il y a une part de synesthésie dans sa démarche créatrice. Sa recherche musicale et sa grande sensibilité au timbre, à son étude, à sa décomposition, peuvent être mises en rapport avec cette sensibilité lumineuse. Cependant, il ne s’agit pas d’établir un système ou une théorie de correspondances entre acoustique et optique.
Lichtbogen est inspirée par une aurore boréale observée en Laponie en 1984 (Saariaho 2013b : 274-275) :
Le titre de cette pièce trouve son origine dans une aurore boréale à laquelle j’ai eu la chance d’assister dans le ciel arctique, à l’époque où les premières pensées concernant cette pièce s’agitaient dans mon esprit. En regardant les mouvements de ces lumières silencieuses envahir l’immensité du ciel noir, la musique a commencé à trouver sa forme et son langage.
Ailleurs, elle affirme encore (Nieminen, Grabócz 2013 : 113) :
Ceux qui en ont eu l’expérience connaissent le sentiment d’éternité qui naît lorsque cette illumination traverse la voûte du ciel, défiant la perception avec une légèreté de plume. L’expérience réunit le sentiment de l’immensité et de l’intemporalité, ainsi que celui d’une vitesse à la précision d’une horloge. Tout se passe dans un silence absolu, – un silence qui appelle à être rempli de sons, de couleurs, de mouvements.
Dans ces deux citations, j’ai volontairement mis les allusions au silence en italique. En effet, les phénomènes sonores entendus par Varèse en 1910 et Laine (notamment en 2000 et en 2013) ne sont pas systématiques. C’est d’ailleurs ce que ce dernier laisse entendre dans son article de 2016 :
Les sons étranges qui accompagnent occasionnellement les aurores boréales lumineuses ont été difficiles à étudier et encore plus difficiles à expliquer (Laine 2016 : 1)5.
Par ailleurs, Saariaho éprouve un grand intérêt pour la peinture. Avant d’émigrer en France via l’Allemagne, elle avait également fait des études d’arts plastiques à l’Académie d’Helsinki. Elle est fascinée par la théorie des couleurs de Goethe6, dans laquelle elle décèle des espaces transitoires comparables à ceux qu’elle cherche à susciter dans sa musique (Saariaho 2013a : 94-95).
Bien que scientifiquement fausse, cette théorie a séduit et inspiré de nombreux artistes, car elle rend compte d’une expérience sensible. Cela paraît évident à propos de la musique de Saariaho, de ses références spectrales (et plus précisément la caractéristique « liminale » définie par Grisey7), et de son expérience de l’observation de l’aurore boréale. En effet, on peut mettre en regard d’une part l’idée de Goethe selon laquelle la couleur est un éclaircissement du noir, et d’autre part les banderoles de lumières dans le ciel noir, décrites par Saariaho.
La compositrice se réfère également à la peinture lorsqu’elle envisage le point de départ de ses œuvres (Saaraho 2013a : 85) :
Par “forme”, j’entends précisément une définition de Vassily Kandinsky : « La forme est l’extériorisation du contenu intérieur » (Kandinsky 1989 : 118). Dans mon travail, je n’ai pour ainsi dire jamais fait appel à des structures formelles préétablies. Le plus souvent, c’est par le biais d’une idée globale de la forme que j’aborde les différents paramètres musicaux et les problèmes particuliers qu’ils supposent.
Ainsi, Saariaho commence souvent son travail avec des schémas qui représentent l’ensemble de l’œuvre, son déroulement temporel. Dans le cas de Lichtbogen, le plan de la pièce (consultable dans Grabócz 2013 : 114) est inspiré par la vision l’aurore boréale. Les grandes courbes correspondant aux arcs (bogen) évoqués dans le titre, c’est-à-dire le mouvement des banderoles de lumière.
Dans ce schéma de base, on voit le temps en minutes en abscisse, et quelques repères de notes de musique, exprimées en notation allemande. La compositrice a ensuite approfondi et précisé ce premier jet sur du papier millimétré, avec plusieurs schémas correspondant aux différentes sections de l’œuvre (Grabócz 2013 : 114-117).
Ex. 1 : Lichtbogen by Kaija Saariaho, 1986
© Edition Wilhelm Hansen Helsinki. Reprinted by Permission of Hal Leonard Europe Ltd.
Tout comme sur des images ou des films d’aurores boréales, on observe les différences de courbures des arcs. Ceci apparaît également dans leur retranscription en notation musicale pour les musiciens, à travers les ambitus des figures. Dans l’exemple 1, la ligne du piccolo s’étend sur presque 2 octaves, tandis que celles des cordes se limitent à une quinte ou une sixte, et sont beaucoup plus conjointes.
De nombreux commentaires et analyses ayant déjà été publiés sur l’œuvre (Grabócz 2013, Kankaanpää 2011, Sivuoja-Gunaratnam 2005), seul le début de l’œuvre sera présenté ci-après. J’ai sélectionné ce passage car il nous permettra ensuite d’aborder les enjeux de spatialisation de Nox Borealis.
Les 41 premières mesures consistent en tenues sur un fa dièse, joué à l’unisson par les différents instruments impliqués. On peut parler d’une véritable Klangfarbenmelodie. Cette note connaît des colorations très différentes en passant d’un instrument à l’autre, mais aussi en raison des nombreux modes de jeu utilisés : passage du souffle au son, flatterzunge, jeu en harmoniques, jeu avec ou sans vibrato, positions de l’archet, trémolos… Le passage d’un mode de jeu à un autre se fait toujours de manière progressive, mais pas toujours à la même vitesse.
Par ailleurs, les tenues sont parfois cassées par une attaque (mais jamais au même endroit selon les instruments) pour créer de la dynamique. Au fur et à mesure que l’on avance vers la mesure 41, plus d’instruments entrent en jeu et les attaques se font plus resserrées. Pour enrichir encore la texture, on notera aussi des glissandi vers le quart de ton supérieur, et surtout l’utilisation de l’harmonizer8. Ce dernier capture le fa dièse de certains instruments et le rediffuse en temps réel, transposé jusqu’à un quart de ton plus haut ou plus bas. Il en résulte de nombreux battements, qui vont se marier avec les autres modes de jeu, et surtout épaissir la texture globale de cette tenue.
On assimilera aisément cette écriture dynamique aux mouvements des banderoles de lumière de l’aurore boréale, et l’on pourra dresser tout aussi facilement un parallèle entre le travail d’orchestration et le jeu de lumières de l’aurore. D’ailleurs, Laine suggère la possibilité d’une synchronisation entre les phénomènes visuel et sonore. Il serait même tentant d’y voir une retranscription ou une inspiration du bruit de l’aurore. Cependant, cette dernière idée reste une hypothèse, puisque la compositrice n’avait rien entendu lors de sa vision de l’aurore, n’avait alors sans doute pas connaissance d’enregistrements de l’aurore (ceux de Laine n’étaient pas encore réalisés), et ne s’était pas intéressée aux légendes du chant de l’aurore. D’ailleurs, dans tous les écrits ou entretiens évoquant Lichtbogen de près ou de loin, il n’est jamais question du son de l’aurore.
En fait, cette idée est envisagée dans le cadre la reprise de l’œuvre pour le projet de Nox Borealis. Les sons de l’aurore ont inspiré la mise en espace de l’enregistrement de Lichtbogen avec les images de synthèse synchronisées. Le choix d’utiliser Lichtbogen est évident, par rapport au sujet du projet. Mais le passage présenté précédemment peut désormais être imaginé comme une description du son de l’aurore boréale. Toutefois, cela reste une hypothèse, car à ma connaissance, il n’y a aucun propos des auteurs à ce sujet. Cependant, certains arguments la rendent plausible, et permettent à l’imagination du spectateur de Nox Borealis de s’enflammer.
En effet, pour Daniel Chartier, les cultures qui n’appartiennent pas aux territoires du Nord (Scandinavie, le Groenland, l’Arctique, mais aussi la Russie, la Sibérie, le Canada, l’Alaska) en ont une représentation forgée sur un discours, plus que sur une expérience concrète (cf. Chartier 2018 : 10-11, 15 et 20). Par exemple, la rigueur des hivers de Montréal est bien connue, et l’on pourrait croire que cette ville se situe très au nord du globe. En réalité, elle se trouve seulement à une latitude de 45°30'32'' nord. À titre de comparaison, Paris dont on ne peut pas dire qu’il s’agisse du nord est un peu plus au nord (48°51'24'' nord), mais encore bien loin du cercle polaire (66°33' nord). C’est pourquoi Sylvain Briens propose de « penser le “Nord” non pas en fonction des données stables d’une géographie classique euclidienne, mais sur le mode d’un topos poétique et littéraire, comme la matrice d’un travail figural, comme un réseau d’évocations picturales, comme le creuset d’un imaginaire parfois mythologique, dont la richesse a nourri la poésie européenne. » (Briens 2018).
L’ensemble des discours évoqués par Chartier consitue ce qu’il appelle « l’imaginaire du Nord […]. Il permet d’ouvrir un monde imaginaire par l’évocation partielle de ses caractéristiques […] faisant fi de l’expérience humaine du territoire » (Chartier 2018 : 15).
Le spectateur de Nox Borealis n’a sans doute jamais fait l’expérience concrète de l’aurore boréale. Tout au plus aura-t-il pu en voir dans des documentaires télévisés, à travers des vidéos sur Internet, ou se sera-t-il renseigné dans des ouvrages de vulgarisation ou plus scientifiques ; sans doute aura-t-il vu des films, lu des romans mettant en scène le phénomène. Mais il est bien moins probable qu’il ait eu l’occasion de se rendre sur place comme Varèse, et il n’est pas forcément originaire des territoires où l’aurore se manifeste, comme Saariaho. En d’autres termes, le spectateur de Nox Borealis a une certaine idée de ce qu’est le phénomène, et il la retrouve dans la vidéo de Barrière. Ceci est encore renforcé par le travail spatial de la projection sonore de Saariaho.
En effet, dans Nox Borealis, il n’y a pas d’ensemble instrumental sur place qui jouerait Lichtbogen pendant le visionnage des images de Barrière, mais seulement la diffusion spatialisée d’un enregistrement multipistes de l’œuvre. Ce dernier permet ainsi de faire entendre les différents instruments dans l’espace, de leur faire suivre des parcours précis. Dans le passage de Lichtbogen étudié précédemment, la projection spatiale de l’unique note, le fa dièse, renforce le caractère dynamique de ces 41 premières mesures, notamment lors des attaques qui cassent les tenues. On a l’impression que la note bouge dans l’espace, qu’elle vole dans la salle autour du spectateur, selon des trajets bien définis entre les différents haut-parleurs.
Au niveau de la vidéo, Barrière crée des images de synthèse abstraites qui évoquent les mouvements de l’aurore boréale, mais il ne s’agit en aucun cas de manipulations d’une captation d’une aurore. Elles sont également inspirées par la musique de Lichtbogen et précisément synchronisées avec elle.
Rappelons que Nox Borealis ne fait intervenir ni les sons enregistrés par Unto Laine qui viendraient se greffer à la musique de Lichtbogen, ni aucun film d’aurore boréale. Le spectateur assiste à une vision subjective qui ne fait que prendre son point de départ dans la vision du phénomène. L’audition de l’aurore par les artistes leur donne l’idée d’associer des images à la musique. Ceci est d’autant plus remarquable et prémonitoire de leur part en 2008, car alors, Unto Laine n’avait pas encore démontré le synchronisme entre le son de l’aurore boréale et les mouvements des banderoles de lumière (Laine 2016 : 7)9.
Ouverture : au-delà de l’aurore boréale
Phénomène visuel et potentiellement sonore, l’aurore boréale est susceptible de séduire les compositeurs marqués par l’étude et la compréhension scientifique du son. Le parallèle avec la lumière rejaillit dans les déclarations de Varèse. L’intérêt de Saariaho pour la théorie des couleurs de Goethe va dans le même sens, car très en phase avec les conceptions de la musique spectrale. On retrouve ces convergences entre le son et la lumière avec l’aurore boréale. En effet, Varèse se dit bouleversé non seulement par le spectacle visuel mais aussi par ce qu’il entend, sans savoir qu’il y a une corrélation étroite entre les deux. Pour sa part, avec Lichtbogen, Saariaho traduit de manière sonore une expérience purement visuelle ; l’œuvre sera enrichie ultérieurement par une vidéo, lorsque Laine lui fera découvrir le son de l’aurore ; l’expérience visuelle suscite une réaction sonore, tandis que l’expérience sonore suscite une réponse visuelle.
Les deux compositeurs ont donc été marqués par deux aspects différents de l’aurore boréale, même si la pièce de Varèse est perdue et n’aurait sans doute pas correspondu au compositeur que nous connaissons aujourd’hui. Au-delà de l’œuvre, il faut retenir que l’observation d’un phénomène physique – dont la justification scientifique exacte importe peu aux compositeurs – déclenche une démarche créatrice chez les deux musiciens.
Que ce soit pour les phénomènes visuels ou sonores qu’elle génère, l’aurore boréale a suscité de nombreuses œuvres ou actions artistiques, au-delà du courant spectral. Ainsi, Signe Kjaer Jensen et Cristina Pop-Tiron ont réalisé une installation interactive, Aurora-Connecting Sens. Le public a la possibilité d’assister passivement, mais aussi de participer en pénétrant dans l’espace de jeu ; sa position et ses mouvements auront une incidence sur le contenu de l’installation, les couleurs, les faisceaux de lumière et même le son. Vus de l’extérieur, les participants donneront l’impression de danser avec les banderoles lumineuses figurant l’aurore boréale.
Si cette dernière est spectaculaire, précisons qu’elle n’est pas le seul phénomène lumineux nordique qui fascine les artistes. La situation géographique de pays comme l’Alaska, la Finlande, la Suède, le Danemark, le Nord de la Russie ou du Canada… donne une luminosité particulière. Dans les Études boréales (1990) pour piano du compositeur italien Ivan Fedele, fondées sur le modèle de la résonance et l’exploration du timbre – ce qui le rend assez proche du courant spectral –, l’adjectif « boréales » a une valeur illustrative, car renvoyant à une « dominante de couleurs dont la luminosité est nette, transparente, rasante » (Proietti 1996 : 80), mais aussi à la lumière que Fedele a pu observer lors de son premier voyage en Finlande.
Et lorsque Stockhausen cherche à décrire la couleur précise du voile transparent dont il a rêvé le 10 décembre 1970 à propos de Trans (1971), il se réfère à une lumière aperçue en survolant le pôle Nord peu avant le lever du soleil, à l’occasion d’un voyage entre Copenhague et Tokyo (Cott 1988 : 58-63)10.
La lumière impressionne les compositeurs, et celles du Nord, au-delà de l’aurore boréale, semblent avoir des propriétés spécifiques qui sont à l’origine de démarches et d’œuvres importantes.

