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Pour répondre à cette question que nous posons dans le titre de ce dossier, il convient d’abord de clarifier un certain nombre de définitions qui ne vont pas de soi : qu’est-ce qu’on entend par dispositif transmédiatique du Nordic Noir ? Encore, qu’est-ce que la transmédialité ? et quel est son apport au Nordic Noir ? Aborder le Nordic Noir comme dispositif transmédiatique ne permet-il pas d’observer non seulement son fonctionnement social et politique mais également la complexité de ses enjeux plurimédiatiques ?

L’expression Nordic Noir est apparue en 2010 dans les études des chercheurs du Département scandinave de l’University College of London pour définir les productions littéraires, sérielles et télévisuelles construites sur une double narration (double storytelling) dans laquelle l’enquête sur le crime permet aussi de développer un contenu social et éthique (Agger 2016 ; Redvall 2015). L’expression a été immédiatement portée sur le petit écran par un documentaire de la BBC intitulé Nordic Noir: The Story Of Scandinavian Crime Fiction (2010), où des célèbres auteurs de polars, des journalistes et des chercheurs universitaires retracent l’histoire de la fiction policière dans le nord de l’Europe.

Même si l’expression Nordic Noir n’est pas le premier terme employé par ce genre de fiction, il a tendance à remplacer deux autres expressions utilisées auparavant : Scandinavian Crime Fiction et Scandi-crime qui reflètent sur les principaux éléments du récit, tels que l’intrigue policière et le cadre scandinave de la fiction. Ces deux expressions sont de moins en moins utilisées à la suite du succès des adaptations et des réécritures télévisées des Nordic Noir des années 2000, telles que Forbrydelsen [The Killing], Broen-Bron [The Bridge], Wallander et la saga cinématographique Millenium, ces deux dernières, respectivement inspirée par les livres de Henning Mankel et Stieg Larsson. Ces produits autrefois localisés dans la région scandinave (ou plus largement nordique) et ancrés à ces cutures subissent une dislocation spatiale lors des adaptations – ce qui implique le remplacement des termes aussi caractérisés culturellement et thématiquement comme « Scandinave » et « fiction criminelle ».

Le rôle des différents médias dans l’Histoire du Nordic Noir est déjà exposé dans ce parcours philologique qui n’a pas la volonté d’être exhaustif. D’une part, le Nordic Noir est un genre narratif dont l’histoire s’inscrit au croisement des études culturelles, littéraires, les théories de la réception et, bien sûr, des médias. D’autre part, la définition même du terme se pose dans la « convergence » entre différents médias, à partir du documentaire de la BBC – qui donnait une définition à la fois journalistique, académique, littéraire, télévisuelle et sociologique des motifs du Nordic Noir.

Quant au dispositif transmédiatique, il dérive d’une formule composée et empruntée tant à Henry Jenkins qu’à Michel Foucault. Selon Foucault, le dispositif constitue un réseau entre plusieurs éléments afin de leur donner une signification commune (Foucault 1977), il favorise ainsi l’articulation entre les différents éléments de ce réseau que la transmédialité implique. D’un autre point de vue, il a l’avantage de mettre en valeur la posture active du public d’une production transmédiatique, dont le rôle est fondamental dans la construction d’une signification globale des différents récits.

La notion de transmédialité est inspirée par Henry Jenkins dont l’étude de Convergence Culture. Where Old and New Media Collide (2006) a guidé les réflexions des auteurs de ce dossier. Dans son œuvre, Jenkins invite à considérer le transmédia comme une modalité de concevoir des récits complémentaires en tant que parties différentes d’une seule narration cohérente et à étudier leur rapport à travers les différentes plateformes et médias qui produisent cette narration. D’autres chercheurs ont cependant montré la fluidité de la notion de transmédialité et ses implications selon le champ d’analyse : à cette première définition de Jenkins, s’en ajoutent ainsi d’autres qui focalisent sur des éléments différents du récit transmédiatique – comme dans le cas des études de Christian Salmon (2007) sur le storytelling, de Stephen Greenblatt (2010) qui se concentre sur la « cultural mobility » et Sarah Sepulchre (2013) qui met l’accent sur les constellations narratives. Cette expression de « dispositif transmédiatique » déjà utilisée par Laurent Di Filippo et Émilie Landais (2017), enfin, à l’avantage de concevoir le Nordic Noir d’une double perspective : à la fois d’un point de vue narratif, comme une narration composite basée sur des récits qui se développent sur des plateformes différentes et, d’un point de vue de la réception, pour comprendre le rôle des publics dans cette convergence.

À partir de ces considérations nous est venue l’intuition d’appréhender le Nordic Noir comme un dispositif transmédiaque1. Non pas que la relation entre le roman policier scandinave et les différents médias (littérature, cinéma, séries télévisées) n’ait pas déjà été étudiée par d’autres chercheurs2, mais parce que nous souhaitions comprendre comment le Nordic Noir se transforme dans la convergence de ces différents médias. Pour cette raison, les articles du dossier interrogent le Nordic Noir et son rapport à la transmédialité et ses dispositions transmédiatiques sont envisagées soit dans une perspective théorique et à partir de cas précis.

Si les premiers articles s’attachent à considérer le Nordic Noir dans ces perspectives théoriques, la deuxième partie du dossier est dédiée à une autre considération de la transmédialité, plus similaire à la perspective de Dominic Arsenault et Vincent Mauger (2012) et donc un dialogue entre des médias autonomes qui possèdent pourtant des points de rencontre.

Les trois premiers articles se concentrent sur une perspective théorique et sur un corpus de Nordic Noir produits en Scandinavie. L’article de Frédérique Toudoire-Surlapierre est une ouverture générale sur les différentes modalités transmédiatiques du Nordic Noir. Elle examine la façon dont cet objet culturel est capable de se transmédiatiser dans plusieurs médias et selon différentes modalités médiatiques ainsi à ses enjeux sociaux, politiques, mais également culturels et médiatiques. La contribution de Jakob Stougaard-Nielsen se concentre sur la série danoise Forbrydelsen (2007-2012) et le réseau transmédiatique qu’elle implique à travers son adaptation anglophone – devenue célèbre sous le titre de The Killing – et sa novélisation britannique. Enfin, l’étude d’Alessandra Ballotti s’attache à comprendre la constellation narrative et le paratexte transmédiatique dans les Nordic Noir danois et norvégiens produits et distribués par Netflix.

Dans les autres trois articles du dossier, le Nordic Noir est étudié à travers quelques déclinaisons transnationales. L’article de Bertrand Westphall s’inscrit dans la lignée des études récentes sur les adaptations et les appropriations européennes et plus précisément germaniques du Nordic Noir, il analyse ainsi les transferts culturels entre la Suède et l’Allemagne dans la série Der Kommissar und das Meer (2007-2021). D’une manière similaire, Maria Hansson compare la série suédoise Jordskott (2015-2017) avec la production franco-belge Zone Blanche (2017-) à l’aide de la notion d’écotopie. Enfin, l’article d’Alex Fouillet revient sur cette définition du roman policier scandinave qui n’a pas cessé d’exister avec l’avènement du terme britannique Nordic Noir. C’est un autre type de convergence, une convergence entre des cultures, qui est analysée dans cet article où l’auteur relate la pratique de la traduction de romans policiers scandinaves et son rôle dans la diffusion de ces fictions en France. Les approches théoriques comme les différents exemples présentés dans ce volume mettent en évidence les potentialités médiatiques du Nordic Noir qui permettent de le définir comme un genre particulièrement transmédiatique, transculturel et transnational. Significativement, ce point de rencontre entre genre et médias s’effectue grâce aux modalités de l’enquête – et il n’est pas sans nous interroger que toutes ces enquêtes qui ne visent rien d’autre qu’à élucider un meurtre sont au coeur des grandes et profondes transformations/mutations que connaissent actuellement les humanités.

Anmerkungen

1 Ces contributions sont issues d’une journée d’étude organisée par le centre de recherche REIGENN de Sorbonne Université et EHIC de l’Université de Limoges le 11 mars 2022 et qui s’est tenue à la Maison des étudiants suédois de Paris avec le soutien de l’Ambassade de Norvège et du EHIC.

2 Les études sur le Nordic Noir et le croisement des médias sont nombreuses, voir entre autres : Wendelius 1999, Tapper 2011, Nestingen, Arvas 2011, Bergman 2014, Peacock 2014, Badley et al. 2020.

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gedruckte Quellen

Alessandra Ballotti und Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Avant-propos », Deshima, 16 | 2022, 75-78.

Elektronische Referenz

Alessandra Ballotti und Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Avant-propos », Deshima [Online], 16 | 2022, online gestellt am 04 décembre 2025, aufgerufen am 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=470

Autoren

Alessandra Ballotti

Maître de conférences en études nordiques à Sorbonne Université, REIGENN.

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Frédérique Toudoire-Surlapierre

Professeure en études nordiques à Sorbonne Université.

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