(Re)Making a Killing

Forbrydelsen : un réseau d’adaptations ?

  • Revisiting the Crime Scene: Intermedial Translation, Adaptation, and Novelization of The Killing

p. 91-113

Résumés

Forbrydelsen, ou The Killing, est sans doute la série télévisée qui a connu le plus grand succès international dans les pays nordiques. Elle a circulé simultanément dans des séries télévisées sous-titrées ou synchronisées au Danemark et aux États-Unis, et sous la forme d'une novelization en langue anglaise, diffusée dans de multiples traductions. Cet article interroge les réseaux d'adaptation interculturels et intermédiaires de Forbrydelsen en explorant la manière dont ce texte audiovisuel permet de réfléchir aux préoccupations centrales des études d'adaptation concernant l’« originalité » et la « localisation » dans un paysage intermédiaire mondialisé. En s’appuyant sur les études de la mobilité, les études de la traduction ainsi que la théorie de l’intermédialité, l’auteur soutient que les scènes du crime danoises localisées de la série originale devraient être considérées comme des espaces entièrement mobilisés, toujours en cours de traduction, revisité et remédiatisé, ce qui fait de Forbrydelsen un exemple notable de narration contemporaine mondialisée et hypermédiatisée.

Arguably the most internationally successful TV drama to come out of the Nordic countries, Forbrydelsen or The Killing simultaneously circulated in subtitled or synchronized Danish and US television serials and as an English-language novelization, disseminated through multiple translations. This article interrogates the cross-cultural and intermedial adaptation networks of Forbrydelsen by exploring the ways in which this audio-visual text allows us to reflect on central concerns within adaptation studies about “originality” and “locatability” in a globalized intermedial landscape. Drawing on mobility studies, translation studies and intermedial theory, it is argued that the localized Danish crime scenes of the original series, are better viewed as thoroughly mobilized spaces, always in-translation and always to be revisited and remediated, which makes Forbrydelsen a notable example of globalized and hypermediated contemporary storytelling

Plan

Notes de l’auteur

Cet article a été publié en anglais sous le titre « Revisiting the Crime Scene: Intermedial Translation, Adaptation, and Novelization of The Killing », in Badley, L., Nestingen, A., Seppälä, J., 2020 (eds.), Nordic Noir, Adaptation, Appropriation, Cham, Palgrave Macmillan, p. 89-112, © Springer International Publishing, repoduit ici avec la permisssion du SNCSC.

Texte

Forbrydelsen (2007-2012, The Killing) est une série policière en trois saisons qui suit la brillante et obsessionnelle détective Sarah Lund dans sa chasse aux tueurs à travers les paysages sombres et labyrinthiques de Copenhague ainsi que la politique obscure de cette ville, tandis que sa vie de famille se désintègre lentement. Le script de cette série a été écrit par Søren Sveistrup pour la société publique danoise DR Drama. Visant à l’origine le grand public national, elle est devenue une obsession nationale, attirant en moyenne 2 millions de téléspectateurs par semaine - dans un pays qui compte 5,5 millions d’habitants. Cette série est fondamentale pour la popularité mondiale du Nordic Noir et du roman policier scandinave dans les années 2010 : à ce jour, elle reste la série télévisée la plus populaire issue des pays nordiques. Forbrydelsen a été exportée dans 159 pays et territoires sur tous les continents (Esser 2017 ; Bondebjerg, Redvall 2015), a été nominée pour plusieurs Emmys et a reçu le UK International BAFTA en 2011. En même temps, Forbrydelsen a commencé à mener sa propre vie sous le nom de The Killing dans un remake américain très remarqué, produit par Fox pour AMC et plus tard pour Netflix (2011-2014). The Killing (US), qui a également connu une diffusion internationale, est d’abord resté fidèle à l’original danois, même s’il a été géographiquement déplacé à Seattle, au nord-ouest des États-Unis. Bientôt, il a commencé à développer de nouvelles intrigues et de nouvelles lignes narratives et personnages au cours de ses quatre saisons, s’écartant de l’original danois.

À la mobilité transnationale de la série s’ajoute le fait que Forbrydelsen a également été adaptée en trois romans par l’auteur de romans policiers britannique David Hewson (2012-2014), qui a écrit cette première « novélisation », The Killing, alors que la troisième saison de la série était en production à Copenhague. Les romans de Hewson ont ensuite été traduits en plusieurs langues, notamment en allemand, italien, japonais, néerlandais, polonais et russe, alors que, jusqu’à présent, seul le premier roman a été traduit dans la langue danoise « originale » de la série de Kim Langer. En peu de temps, Forbrydelsen-The Killing a été diffusé simultanément sous la forme de feuilletons télévisés danois et américains, sous-titrés ou doublés, ainsi que sous la forme d’une novélisation en anglais, également diffusée par le biais de diverses traductions. Pourtant, les nombreuses versions textuelles et médiatiques de Forbrydelsen ne représentent qu’une partie du réseau transnational et intermédiaire complexe par lequel ce policier procédural est proposé aux téléspectateurs du monde entier, y compris au Royaume-Uni.

Prenant pour point de départ cette situation externe du Danemark et de la région nordique au sens large, cet article examinera les réseaux d’adaptation transnationaux et multimédias qui ont constitué Forbrydelsen-The Killing. L’accent sera mis sur la manière dont ce texte audiovisuel « réadapté » permet de réfléchir aux questions centrales des études sur l’adaptation en matière d’originalité et de localisation, dans un paysage médiatique mondialisé. En « revenant sur la scène du crime » de cette série dramatique danoise mondialisée à travers les études sur l’adaptation, nous suggérons que les espaces et les scènes du crime apparemment localisés de la série télévisée danoise « originale » sont des espaces entièrement mobilisés. Forbrydelsen peut être considéré comme un texte audiovisuel toujours en cours de traduction ou d’adaptation, et (comme c’est la nature du roman policier en tant que genre) comme un texte à revisiter et à remédier, ce qui fait de Forbrydelsen un exemple notable de narration contemporaine mondialisée et hypermédiatisée.

Le Nordic Noir comme réseau d’adaptations

Selon Kim Toft Hansen, Stephen Peacock et Sue Turnbull, l’impact transnational du Nordic Noir « suggests that the locative implications in Nordic noir has turned into a set of identifiable stylistic and narrative tropes that, as a result, extends beyond the Nordic region » (2018 : 11). Si, au départ, Forbrydelsen était associé aux productions nordiques en tant qu’instance paradigmatique du Nordic Noir, il est également devenu un phénomène transnational ayant la capacité de s’enraciner dans des lieux bien au-delà de la région nordique. En tant que représentant éminent du genre ou de la marque du Nordic Noir, Forbrydelsen a eu une influence remarquable (habituellement réservée aux formats anglo-américains) sur des séries télévisées produites en dehors des pays nordiques, comme Broadchurch (ITV 2013-2017), Hinterland/Y Gwyll (S4C 2013-2016) et Shetland (BBC 2013-) aux Royaume-Uni, le drame tchèque Pustina/Wasteland (2016) de HBO Europe, la série allemande de Netflix Dark (2017-) et la production britannique Fortitude (Sky Atlantic, 2015-2018), qui se déroule dans un Svalbard imaginaire où Sofie Gråbøl de Forbrydelsen joue le rôle central du gouverneur Hildur Odegard (Toft Hansen et al. 2018 : 2, 11).

En tant qu’objet d’étude culturelle, Forbrydelsen remet donc en question les modèles centre-périphérie des transferts culturels qui ont dominé les études sur la télévision, la littérature et la traduction pendant des décennies1. Ces modèles tendent à suggérer que les innovations culturelles et génériques ont lieu exclusivement dans les centres mondiaux, d’où elles se répandent sur le globe comme une vague géante qui menace la diversité culturelle en imposant l’homogénéité. Ces modèles suggèrent également que les traditions locales et nationales ne sont que légèrement perturbées, à leur tour, et qu’elles ne donnent que rarement quelque chose en retour au mainstream transculturel (Even-Zohar 1990, Moretti 2000).

Comme nous le montrerons dans cette introduction aux itinéraires de Forbrydelsen entre le Danemark périphérique et les centres de production culturelle du monde anglophone, cette série a été un exemple très mobile de Nordic Noir, qui peut être discuté de manière productive dans la perspective conceptualisée par Stephen Greenblatt dans son « mobility studies manifesto ». Forbrydelsen est un exemple significatif de transnationalisation avec lequel nous pouvons « identify and analyse the ‘contact zones’ where cultural goods are exchanged2 » (Greenblatt 2010 : 251). Une telle mobilité dépend toujours de conditions locales et limitées dans le temps ainsi que de la prédisposition à penser aux expressions culturelles comme à des phénomènes profondément localisés, même (ou surtout) dans notre monde globalisé. À l’ère de la mondialisation, le roman policier scandinave et le phénomène du Nordic Noir, en particulier démontrent que le policier est un genre particulièrement mobile et adaptable, capable de se répandre et de s’enraciner dans le monde entier en adaptant des formes littéraires et audiovisuelles internationalement reconnues aux circonstances, langues et traditions locales (Stougaard-Nielsen 2016). Christina Gregoriou a adopté une position similaire dans ses travaux sur le roman policier cross-cultural et ses adaptations, en explorant le « crime fiction migration effect », un terme qu’elle a développé pour expliquer la mobilité et de la relocalisation répandues de récits criminels tels que Forbrydelsen (Gregoriou 2017 : 2). À la suite d’Yvonne Griggs, Gregoriou considère le processus d’adaptation, dont Forbrydelsen est un exemple séminal, comme une fiction assurant « a story’s on-going rebirth within other communicative platforms, other political and cultural contexts » (Griggs 2016 : 5, Gregoriou 2017 : 2).

Le roman policier est sans doute le plus internationalisé des genres populaires ; ses conventions de base sont reconnaissables à travers le temps, l’espace et les médias, tout étant également riches en variations locales, langues et contextes culturels. Cette confluence de formes transnationales et de spécificités locales fait du roman policier un cas prééminent pour explorer la mobilité des genres, des zones de contact, des pratiques culturelles et des valeurs sociales à travers des frontières nationales. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de formats télévisés transnationaux, et la série télévisée policière avec ses traits de genre et ses formes narratives universellement reconnaissables devrait être comptée parmi eux. Une raison essentielle du succès de ces formats, selon Jean K. Chalaby, « is the particular way they combine the local and the global » (2013 : 54). Les genres transnationaux et les séries télévisées formatées « follow rules that are applied across borders […] TV formats may be transnational in the sense that they travel and incorporate cross-border rules, but essentially, they apply these rules to create characters and fashion stories that resonate locally » (2013 : 55).

Les études sur l’adaptation se sont récemment focalisées sur les complexités de ces transferts culturels dans un monde globalisé en ne considérant plus seulement l’adaptation comme un transfert de texte à sens unique, ce qui concerne principalement des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires. Comme Jørgen Bruhn, Anne Gjelsvik et Eirik Frisvold Hanssen décrivent le domaine actuel : « adaptation is viewed within a more comprehensive understanding of the cultural and textual networks into which any textual phenomena is understood » (2013 : 8). Pour comprendre le phénomène de Forbrydelsen, nous devons adopter une vue d’ensemble de la série et de ses nombreuses instances dans le cadre de l’expanding adaptation networks, pour reprendre les termes de Kate Newell, qui constituent ensemble l’« œuvre » transnationale et multimodale ainsi que le phénomène culturel de Forbrydelsen, et rendent compte de « the aggregate of narrative moments, reference points, and iconography that comes to be associated with a particular work through successive acts of adaptation » (2017 : 26). Jan Baetens a décrit de manière similaire la tâche des futures études sur l’adaptation, dont l’objet d’analyse « will be more the interaction between various texts (some visual, others literary) and contexts (the publishing world, the movie world) within a more complex and layered arena than is found in traditional approaches toward adaptation » (2018 : « Introduction »).

Outre les versions sous-titrées et doublées qui permettent à Forbrydelsen de voyager au-delà de sa localisation et de son audience dans un petit pays (comme l’illustrent le remake américain et la novélisation britannique), l’expanding adaptation networks de Forbrydelsen pourrait inclure des points de référence épitextuels tels que les critiques, les réseaux de fans, les imagologies nationales, y compris les perceptions plus larges de la région nordique et du Nordic noir, jusqu’à l’iconographie du pull de Sarah Lund qui est devenu un véritable objet transmédiatique imprégné de différentes significations en fonction des contextes culturels.

Si on le considère comme une œuvre textuelle, culturelle et télévisuelle intégrée à ces réseaux d’adaptation étendus (expanded adaptation networks), où la forme transnationale et la spécificité locale s’associent pour produire un texte très mobile et en constante migration, Forbrydelsen illustre une compréhension plus large du Nordic Noir en tant que phénomène transnational. Nous l’avons défini comme un genre textuel et audiovisuel qui est reconnu comme un phénomène à part entière seulement quand les romans et les séries télévisées sont largement traduits, sous-titrés et adaptés dans une langue étrangère et sur le marché international (Stougaard-Nielsen 2016). Le Nordic Noir, tel que nous l’avons suggéré précédemment, n’est sans doute compris comme un genre régional distinct qu’en conséquence de son succès international. Il n’est peut-être vraiment « nordique » que lorsqu’il est vu ou lu depuis l’étranger, lorsqu’il est publié, commercialisé et vendu dans des librairies, des salons du livre ou des salons de la radiodiffusion, où la mise en avant des particularités nationales est essentielle pour attirer l’attention des financeurs potentiels, des éditeurs et des acheteurs de livres potentiels dans un champ culturel bondé et mondialisé (Stougaard-Nielsen 2016). En d’autres termes, le Nordic Noir est intrinsèquement un produit des réseaux d’adaptation élargis et multiples, plutôt que d’en être l’origine. Forbrydelsen, comme nous allons le démontrer, est lui-même un texte audiovisuel qui a pu être conçu et perçu au départ comme un feuilleton télévisé du drame danois « original ». Cependant, dès sa création puis ses instances ultérieures, il est un exemple de texte transnational dont la forme et le style mondialisés s’adaptent à des circonstances locales et, ensuite, il a été adapté et conçu pour de nouveaux publics et médias dans d’autres espaces.

Le Nordic Noir et Forbrydelsen plus spécifiquement sont donc des phénomènes transnationaux par leur nature, en raison de la popularité du genre et de la mobilité inhérente au format télévisuel. Cela nécessite une certaine prudence lorsque l’on considère le genre à travers la perspective d’études d’adaptation, traditionnellement préoccupée par la question centrale de la « fidélité » et donc par ce qui pourrait être perdu dans le transfert, par exemple, d’un roman « original » à un film « dérivé ». Considérer les textes audiovisuels et littéraires en mouvement au sein de réseaux d’adaptations multidirectionnels nécessite une compréhension différente de l’adaptation. Celle-ci n’est pas sans rappeler la désignation centrale de David Damrosch de la notion de « littérature mondiale » (Damrosch 2003), comme une perspective intéressée par ce qui est « gained in adaptation » : une compréhension de l’œuvre comme une somme totale de son « aggregate of narrative moments, reference points, and iconography », réalisée dans des zones de contact où le local rencontre le global et la périphérie peut parfois devenir un nouveau centre.

De Forbrydelsen à The Killing (UK)

Le succès de Forbrydelsen, à la fois récit danois localisé et feuilleton télévisé mondialement reconnu, tient essentiellement à son émergence à partir de modes de narration et de productions audiovisuelles « étrangères ». Par une heureuse coïncidence, Forbrydelsen fut produit simultanément pendant la vague d’intérêt pour un nouveau style de narration télévisée appelé « complex TV » qui a commencé à émerger au début des années 2000 (Mittell 2015). Avec des séries américaines révolutionnaires telles que Twin Peaks (ABC 1990-1991) et The Sopranos (HBO 1999-2007) ainsi que des succès ultérieurs tels que Mad Men (AMC 2007-2015), The Wire (HBO 2002-2008) et Breaking Bad (AMC 2008-2013), la télévision a été acceptée en tant que médium chargé de raconter des histoires de longue durée au sein de l’industrie et auprès d’un grand public de téléspectateurs, dans un paysage culturel plus large. Bien que Jason Mittell ne soit pas d’accord avec la valeur des comparaisons entre les médias dans son étude sur la Complex TV, il explique que « contemporary complex serials are often praised as being ‘novelistic’ in scope and form » (2015 : 18). Si les séries télévisées ne sont en aucun cas une nouveauté, des productions comme Forbrydelsen possèdent un style cinématographique en incorporant des intrigues complexes ainsi qu’un développement des personnages habituellement associés à la forme romanesque. Ce changement confère un prestige culturel au feuilleton télévisé, il constitue un élément central de la perception de Forbrydelsen en dehors du Danemark et contribue à sa capacité d’adaptation à d’autres cultures et d’autres médias.

De manière centrale, ces séries « complexes » ont initié de nouvelles façons de produire et de regarder les séries policières, notamment en suivant le modèle américain du showrunner, qui met en avant le scénariste principal comme un nouveau type d’auteur télévisuel (Redvall 2013). DR a adapté le modèle du showrunner à un contexte danois, connu sous le nom de « One-Vision », avant que Sveistrup ne devienne le showrunner de Forbrydelsen. Ce qui fait suite à des études sur les pratiques de production américaines et plus particulièrement à une visite déterminante des producteurs de DR sur le plateau de NYPD Blue (1993-2005), à la fin des années 1990. De cette visite aux studios de télévision FOX est né un ensemble de dogmes pour la production de fictions télévisées danoises à « la manière américaine » (Toft Hansen et al. 2018, Redvall 2013, Nielsen 2016). Outre One-Vision, l’une des principes clés de l’approche de DR en matière de production de fictions télévisées nationales est le dogme appelé « double storytelling » qui va au cœur du dévouement de la chaîne au service public.

Selon Jakob Isak Nielsen, en plus de se concentrer sur la création d’une narration divertissante de niveau international, DR a entrepris de « build a so-called ‘deeper layer’ into their stories that address social and ethical dimensions » qui sont censées résonner avec les événements actuels et les questions socioculturelles au moment de la production (2016 : n.p.). Cette « couche de service public » devait, en effet, localiser le feuilleton télévisé dans un contexte danois socialement et culturellement spécifique. Les trois saisons de Forbrydelsen démontrent cette approche consistant à joindre un style de narration et un mode de production « américaine » à une couche plus profonde de contenu national. La première saison entremêle les manœuvres politiques impitoyables de la mairie de Copenhague aux méandres d’une enquête policière classique parsemée d’intrigues personnelles et familiales qui mêlent la vie privée des enquêteurs à l’enquête criminelle en cours. La deuxième saison explore le sort d’un petit pays en guerre avec l’Afghanistan, et la troisième s’intéresse à l’impact du commerce mondial et de la récession sur les mœurs sociales locales et la politique nationale.

Selon Piv Bernth, le directeur de DR Drama à l’époque de Forbrydelsen, le récit local et national (et non les marchés internationaux potentiels) était au cœur de la stratégie de DR :

No, we do not think of foreign markets. We only strive to create a series in Denmark, for Danes. That is always our point of departure. The point is not to think of international narratives, but to delve deeper into the matter in terms of what stories Danish society can generate because that is what is interesting out there, also abroad. (cité dans Nielsen 2016)

En d’autres termes, en localisant fermement le genre transnational dans son cadre et son contexte national, le feuilleton télévisé a plus de chances de toucher le public à l’étranger. Des recherches danoises sur « what makes Danish TV series travel? » ont suggéré que « it is the Danish welfare state that ‘travels », transformant ainsi la spécificité locale en ce que Nielsen appelle « comparative advantage of Danish TV series in the international market place » (2016 : n.p.). La réception internationale du roman policier scandinave et du Nordic Noir a, dans une large mesure, convenu de l’importance des lieux nationaux et des particularités sociales pour leur portée transnationale. Slavoj Žižek considère que l’importance de la procédure policière de Henning Mankell réside dans sa « perfect illustration of the fate of the detective novel in the era of global capitalism » (2003 : 24). La série Wallander illustre la façon dont le cadre du roman policier est devenu limité par « the specific locale, a particular provincial environment » comme « contrepartie dialectique » du monde globalisé, où « a detective story can take place almost anywhere », conclut Žižek (Ibid. : 24).

Plutôt que de prétendre que le Nordic Noir illustre une tendance « provinciale » où les spécificités locales sont exploitées et rendues désirables dans un monde dominé par le capitalisme mondial néolibéral, Bruce Robbins explique de manière convaincante que la localisation de Forbrydelsen dans un État-providence danois reconnaissable peut produire des réactions différentes chez les publics américain et danois. Aux États-Unis, explique Robbins, « the critic of the welfare state [un trait (aspect) souvent associé au Nordic Noir] is largely a right-wing or pro-capitalist phenomenon. The ideological energy behind it comes in the main from what we have come to call neoliberalism » (Robbins 2015 : n.p.). Le succès de Forbrydelsen, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région nordique, repose sur sa capacité à dépeindre l’État-providence dans des tons plus sombres, comme potentiellement corrompu et sapant les libertés civiles. Cependant, en tant que protectrice de l’État (-providence), la détective Sarah Lund n’équivaut pas à une « equal blind legitimization of state power », pas plus qu’elle ne représente un antidote à la corruption politique, qui reste largement une fausse piste dans le Forbrydelsen danois. Au contraire, à travers la figure de Lund, la pression émotionnelle qui la conduit au bord de la suspension et à des sacrifices personnels. Alors qu’elle s’occupe d’une famille endeuillée par la perte d’une fille, la série présente l’État-providence danois « as a desirable antidote to the power wielded by global capitalism » (2015 : n.p.). Par conséquent, « the narrative puts the audience on the side of the protagonist’s sacrifice, and thus on the side of the state », ce qui fait de Forbrydelsen un exemple de ce que j’ai appelé ailleurs le « welfare crime fiction » (Stougaard-Nielsen 2017).

On peut ainsi en conclure que DR s’est d’abord inspiré des pratiques et des modèles américains et a exploité avec succès un genre universellement reconnaissable pour produire un drame télévisé localisé destiné à un public national mainstream (Bondebjerg et Redvall 2015 : 227) – le public s’attendait à ce qu’un drame policier exploite les angoisses communes sur le sort de l’État-providence danois à l’ère néolibérale mondialisée, mais il trouvait aussi un soulagement dans la confirmation de la prise en charge de soi incarnée par Sarah Lund et, par association, à l’État-providence danois. En mettant l’accent sur des histoires élégantes et divertissantes (pour rivaliser avec les séries américaines) bien qu’imprégnées de questions sociales pertinentes (pour le public national) par le biais de la double narration, cette forme « glocale » de fiction s’est avérée exceptionnellement efficace auprès de certains téléspectateurs cosmopolites dans le monde anglophone où une figure comme Sarah Lund est devenue un competitive advantage – probablement davantage encore au Royaume-Uni, où l’attrait transnational de la série a été le plus visible.

Le succès mondial de Forbrydelsen s’est accéléré lorsqu’il a été diffusé avec des sous-titres au Royaume-Uni sur BBC FOUR (2011-2012) – ce qui représente un événement unique puisque, jusqu’aux années 2010, le Danemark était encore considéré comme à la périphérie du marché télévisuel mondial (Jensen 2016, Esser 2017 : 412). Comme l’explique Andrea Esser dans son étude sur l’importance des plateformes dans le succès britannique de Forbrydelsen, à l’époque, BBC FOUR subissait de sévères coupes budgétaires y compris pour ses acquisitions étrangères qui provenaient principalement des États-Unis. La chaîne a dû trouver des moyens novateurs et peu coûteux de respecter ses engagements, qui étaient, selon BBC Trust, « to be a mixed-genre television channel for all adults offering an ambitious range of innovative, high quality output that is intellectually and culturally enriching », y compris l’objectif de fournir « the best international and foreign language feature films, programming and documentaries » (cité dans Esser 2017 : 418). En fait, très peu de fictions internationales sériales avaient été diffusées sur la chaîne avant la première diffusion de Forbrydelsen en janvier 2011. Cependant, BBC FOUR avait trouvé un certain succès avec la série suédoise Wallander (2005-2013) mettant en scène Krister Henriksson dans le rôle du flic éponyme de Henning Mankell, Kurt Wallander, en 2008-2010. Il s’agit du premier Nordic Noir à avoir été diffusé au Royaume-Uni, et ceci, afin de le faire coïncider avec l’adaptation britannique des romans originaux de Mankell, Wallander (2008-2016) sur BBC ONE avec Kenneth Branagh dans le rôle du policier suédo-anglophone. L’adaptation britannique de Wallander sur BBC ONE a régulièrement réuni environ six millions de téléspectateurs, tandis que la série suédoise sous-titrée diffusée sur BBC FOUR a attiré un peu moins de 150 000 téléspectateurs. Elle constituait donc un succès relatif pour une chaîne de niche qui luttait encore pour sa survie, l’équipe des acquisitions s’est ainsi mise en quête de fictions étrangères similaires, peu coûteuses mais de bonne qualité, susceptibles de donner à la chaîne un ton particulier et une marque reconnaissable (Esser 2017 : 420).

Ayant appris qu’AMC avait acheté les droits d’adaptation de la série pour le marché américain, BBC a tenté sa chance avec cette série danoise extraordinairement longue (elle dépasse les vingt épisodes dans sa première saison), qui est devenue, étonnamment, le plus grand succès d’un drame international au Royaume-Uni. Elle a attiré dès sa deuxième saison une moyenne de 1,2 millions de téléspectateurs (Esser 2017 : 420) et environ 300 000 coffrets DVD ont été vendus par le biais du sous-label du distributeur britannique Arrow Film, Nordic Noir TV (rebaptisé plus tard Nordic Noir & Beyond) – les deux distributeurs responsables d’une grande partie de la programmation nordique avant l’arrivée de Netflix (2012-) et du service de video-on-demand de Channel 4 pour les drames en langue étrangère, dont plusieurs drames nordiques, organisé par « Walter Presents » (2016-).

Malgré sa part comparativement limitée de téléspectateurs au Royaume-Uni, Forbrydelsen/The Killing est rapidement devenu un phénomène culturel beaucoup plus large au sein d’un panel significatif de téléspectateurs britanniques qui ont montré un intérêt particulier pour tout ce qui concerne The Killing, Sarah Lund, ses tricots féroïens emblématiques et Nordicana3. Forbrydelsen n’a donc pas voyagé au Royaume-Uni « sans accompagnement », la série a été mobilisée grâce à un effort concerté pour donner une image de marque à une chaîne en difficulté tout en cherchant à plaire à un panel particulier de téléspectateurs ayant un goût pour les productions étrangères « intellectuellement » stimulantes. Elle fut diffusée à la suite d’une adaptation britannique réussie d’un célèbre policier procédural nordique. Cependant, malgré ces éléments contextuels, Forbrydelsen a été rapidement perçue comme la première série Nordic Noir au Royaume-Uni.

L’iconicité transculturelle de la série fut lancée par des critiques élogieuses, une vague d’articles de journaux portant des titres tels que « The Killing: Want to live like Sarah Lund? » (Kingsley 2012), et un blog de The Guardian qui a fourni une communauté en ligne dynamique pour que les lecteurs partagent leurs expériences en regardant la série lors de sa diffusion – ces expériences ont conduit à des comparaisons entre les productions télévisées britanniques et danoises ainsi qu’à des différences socioculturelles (Frost 2011-2012). De plus, Forbrydelsen a été diffusé après le documentaire de la BBC Nordic Noir : The History of Scandinavian Crime Fiction (décembre 2010) et il a été accompagné par la fan-non-fiction The Killing Handbook (2012) d’Emma Kennedy, profitant d’un goût étonnamment persistant pour les romans policiers scandinaves en traduction, de nouvelles séries dramatiques danoises et nordiques, voire une véritable obsession pour tout ce qui est danois, comme en témoignent des publications telles que How to Be Danish de Patrick Kingsley : From Lego to Lund. A Short Introduction to the State of Denmark (2012) de Patrick Kingsley.

Les spécialistes de la télévision ont expliqué les flux internationaux de programmes télévisés par la thèse selon laquelle le public préfère des programmes nationaux ou, du moins, culturellement proches, suggérant que, par exemple, une série dramatique diminue sa valeur lorsqu’elle quitte son pays d’origine (Esser 2016 : 28). Le cas de Forbrydelsen au Royaume-Uni suggère une dynamique tout aussi convaincante selon laquelle la valeur d’une série télévisée dans un tel contexte culturel et pour un tel segment d’audience peut, au contraire, augmenter en raison de sa dimension étrangère et de sa différence avec ce qui est disponible au niveau national. Il est remarquable qu’un pays source local comme le Danemark, soit devenu un competitive advantage très important dans la réception de Forbrydelsen au Royaume-Uni. The Killing Handbook explique pour une part l’engouement des Britanniques pour la série, en insistant sur le personnage de Sarah Lund et sa représentation iconique d’une danicité aux multiples facettes et adaptables, grâce à laquelle le téléspectateur étranger peut accéder à une expérience interculturelle authentique :

This book is your step-by-step guide to everything you’re going to need to pretend you are Danish, bone up on everything suspicious and transform yourself into Sarah Lund herself. You’re going to learn Danish, eat Danish food, study Danish history; you’re going to wrap your noggin round the subtle intricacies of Danish politics (TROOOOOOEEEEELLLLLS), throw yourself into dating Danish-style, transform your living space into Danish interior design heaven, knit a jumper, wear it – and then, and only then, you can travel to Copenhagen, track down all the locations and shout ‘Tak!’ at the top of your voice. (Kennedy 2012 : « Introduction »)

Bien qu’évidemment ironique, ce livre de fan-non-fiction est représentatif de la façon dont Forbrydelsen et d’autres séries télévisées danoises ont été adaptées dans les médias et par les communautés de fans au Royaume-Uni. Rendu accessible par un genre et un style télévisuel reconnaissables, Forbrydelsen a été étonnamment préférée par le public britannique plus pour sa langue étrangère inintelligible (probablement rendue accessible par des sous-titres et un binge watching dédié) et ses différences socioculturelles que pour sa proximité culturelle. La tendance, cependant, à percevoir les artefacts culturels étrangers comme nécessairement iconiques et réductibles à leur source nationale est perceptible dans la réception britannique souvent transnationale-banalisante des séries télévisées danoises. Elle révèle une perspective centre-périphérie persistante dans la manière dont Forbrydelsen et d’autres séries ont été « adaptées » et reçues par un public britannique, illustrant ce que Greenblatt a décrit comme « the allure (and, on occasion, the entrapment) of the firmly rooted » (2010 : 252). Cependant, la zone de contact des regards multidirectionnels sur la fiction danoise doit également être considérée comme un produit de l’approche de la double narration adoptée par DR et du déplacement de sa localisation fermement enracinée par la fusion créative des formes étrangères avec le contenu national.

« Basé sur… » : réécrire Forbrydelsen

Les journalistes et blogueurs britanniques ont eu tendance à promouvoir la série comme une représentation authentique de la culture danoise contemporaine et une version réaliste de la société du bien-être. Lorsque l’adaptation américaine de The Killing a été diffusée sur Channel 4 en 2011 (après le succès de la première saison de Forbrydelsen sur BBC), la crainte d’une « loss in adaptation » était palpable. Dans The Guardian, Vicky Frost écrit :

For a start, there won’t be any shouts of Troels!, any sing-song Nanna Birk Larsens, no choruses of TAK! as British viewers kid themselves they can speak fluent Danish. I know it sounds ridiculous but the language, while largely still a mystery to me, did add something to the show, along with those long, dark Danish winter days. And then there was the complex world of Copenhagen mayoral politics that became incredibly important; the weekly Scandi interiors lust. Can The Killing be as good without any of that? (2011 : § 3)

En déplaçant la version américaine de Copenhague à Seattle (bien qu’elle ait été principalement tournée à Vancouver), l’adaptation de la série fait un clin d’œil au climat nordique humide et lugubre de Forbrydelsen en permettant un soupçon de nordicité dans l’emploi de Ballard comme setting de la maison du personnage de Rosie Larsen (la victime du meurtre – Nanna Birk Larsen dans la version danoise). Ballard est depuis longtemps le quartier scandinave-américain de la ville de Seattle, et abrite toujours le National Nordic Museum. La relocalisation fait également référence à Twin Peaks de David Lynch – fiction Noir « complexe » par excellence qui, comme The Killing, suit le meurtre d’une jeune femme pendant toute une saison, et dont le lieu de tournage fictif se situe dans les forêts lugubres de l’État de Washington, autour de North Bend, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Seattle. Le mème de la culture pop de Twin Peaks « Who killed Laura Palmer? » a également été recyclé dans le matériel promotionnel et dans les couvertures de DVD de The Killing où il est devenu « Who killed Rosie Larsen? » (Akass 2015 : 747).

Cependant, comme le laisse entendre le générique liminaire, la version américaine est vaguement « basée sur la série danoise Forbrydelsen ». En fait, seul l’épisode pilote suit de près sa source, les épisodes suivants s’éloignant, de manière intéressante, de Forbrydelsen. Cependant, un aspect de la divergence du remake par rapport à la source est frappant par la manière dont le nouveau lieu culturel s’impose à la « couche profonde » (« deeper layer ») du récit. Comme l’adaptation a été diffusée lorsque Forbrydelsen était facilement disponible avec des sous-titres, The Killing (US) a dû naturellement introduire un nouveau rebondissement à la fin. Cette solution est révélatrice de la « renaissance » de la série dans un nouveau contexte politique et culturel. Dans Forbrydelsen, l’implication des politiciens locaux dans le meurtre de Nanna Birk Larsen s’avère être une fausse piste : le meurtrier est un ami de la famille motivé par le racisme. Cela cadre bien avec la règle de la double narration que suit la série et qui fait référence aux débats nationaux actuels sur la confiance dans le système politique et le scepticisme croissant à l’égard de la migration et du multiculturalisme. En revanche, dans The Killing (US), Rosie Larsen meurt presque par accident, bien que sa mort implique des suspects politiques dans la dissimulation d’une corruption dont elle a été témoin. On peut soutenir que le remake offre une solution plus acceptable correspondant à une tendance anti-étatiste plus répandue dans la fiction de genre américaine, répondant aux attentes du public.

Malgré les craintes britanniques d’une « perte dans l’adaptation », la première saison de The Killing (US) a été bien accueillie par les critiques et les téléspectateurs. Richard Berger note qu’elle a été vue par deux millions de téléspectateurs réguliers pour sa première saison au Royaume-Uni, et les commentaires des téléspectateurs semblaient exprimer moins de préjugés contre l’adaptation en tant que telle qu’une compréhension plus complexe de la façon dont les différentes versions peuvent s’entrecroiser (Berger 2016). Moins préoccupée par la fidélité à l’œuvre originale et plus concernée par la comparaison et le contraste des différentes versions, la réception de The Killing (US) (lorsqu’elle a été diffusée juste après Forbrydelsen) illustre une adaptation à un paysage médiatique plus contemporain, où les textes médiatiques peuvent produire de bonnes représentations des conditions et des identités locales, mais des représentations qui peuvent être relocalisées et amalgamées de manière productive (Berger 2016 : 152). Comme l’a écrit un critique à propos de The Killing (US) : « The credits for The Killing say it is ‘based on’ Forbrydelsen. Abridged and remixed might be a better description » (Tyler 2011).

Pas qu’une novélisation

La façon de nommer et de définir la relation entre les versions, les instances, les réécritures, les adaptations ou les remix et leur rapport avec le texte source sont également des considérations pertinentes lorsqu’il s’agit de la variante moins connue de l’adaptation, la novélisation – souvent considérée comme un « stepchild of adaptation », selon Jan Baetens (2018 : « Introduction »). Associée à la littérature de masse et motivée par le désir des éditeurs d’exploiter le succès des blockbusters, la novélisation reste largement méconnue des chercheurs. Selon Baetens, il s’agit d’une « form of writing intimately tied not to an author’s inspiration but to a publisher’s strategy, hiring a writer to perform a more or less predetermined job » (« Introduction »). Cependant, au-delà du produit industrialisé dominant du scénario au roman, il existe aussi des exemples d’une forme moins conventionnelle de novélisation, « a legitimate cultural variant, close to the forms and status of innovative literature » (« Introduction »).

The Killing de David Hewson se présente comme un hybride entre une novélisation commerciale et une novélisation littéraire sérieuse. La version livresque de Forbrydelsen a été lancée par l’éditeur britannique Pan Macmillan, qui en a acheté les droits internationaux en concurrence avec plusieurs autres éditeurs internationaux (aucun éditeur danois ne s’étant montré intéressé par le projet). S’apparentant d’abord à la pratique de la novélisation industrielle, l’éditeur s’est ensuite adressé à David Hewson, qui n’est pas un écrivain indépendant mais un auteur de romans policiers bien connu – il est le créateur d’une série située en Italie sur le détective Nic Costa. Hewson a accepté le projet avec deux conditions importantes qui rapprochent plus clairement l’adaptation de la « novélisation littéraire » :

I would only work with my normal book editor, as I didn’t want to have anybody on the TV side having input at an editorial level. Secondly, I wanted the right to change things. (Hewson 2019)

On peut donc supposer que l’éditeur a traité le projet non comme une novélisation d’un produit secondaire, mais comme un projet littéraire légitime, tout en voyant une opportunité commerciale de prolonger la vie et le succès de la série télévisée en l’adaptant au support écrit d’un roman.

Selon Baetens, nous devrions aborder la novélisation comme une pratique différente de ce que l’on entend conventionnellement par adaptation, comme un transfert transmédial entre un texte écrit et un texte audiovisuel, puisque

[t]he majority of novelizations are based on one form or other of the screenplay, thus a verbal pretext, meaning among other things that the problem of ‘translation’ from one semiotic system to another is systematically eluded. (« Introduction »)

Cependant, dans le cas de The Killing de Hewson, l’ambition artistique a conduit à contourner cette pratique pour revendiquer un certain degré de paternité (et donc d’originalité) pour la version livre – de manière intéressante, en distançant l’œuvre résultante du phénomène de novélisation :

There are people who call it a novelization. It is not a novelization. A novelization is where you just take the script and turn it into a book. I wanted to do something that was much more interesting than that. It was to take the skeleton of the story from the screen, and then to develop it into a novel in its own right, and change things as I saw fit. The Danes [le scénariste Sveistrup et les producteurs] were very open and said, ‘we are cool with that’. (Hewson 2019)

La trilogie publiée ne mentionne pas le terme novelization (novélisation) dans ses paratextes ; cependant, sur la couverture du premier volume, nous retrouvons des traits habituellement associés à la novélisation industrielle :

  1. un portrait de Sarah Lund, la star de la série télévisée, arborant ses tricots féroïens dans des tons bleus froids du Nordic noir ;
  2. la plus inhabituelle mention de genre « the novel by » suivie du nom de l’auteur David Hewson et enfin,
  3. au bas de la couverture en plus petits caractères, l’accréditation de la source : « Based on the original screenplay by Søren Sveistrup ».

La formulation de l’accréditation est probablement due à un accord contractuel car, comme l’explique Hewson, même s’il avait voulu baser sa version sur le scénario ou, plus vraisemblablement, sur une traduction du scénario, aucun « prétexte verbal » de ce type n’existait pour la première saison qui avait été tournée cinq ans auparavant. Au lieu de cela, Hewson a travaillé à partir du téléfilm sous-titré sur DVD, a consulté le scénariste original et a effectué des recherches sur place à Copenhague.

À partir de ces sources disponibles, Hewson a créé non pas une novélisation mais, comme il le note dans ses remerciements : « reimagining of the original story [is] mine and mine alone » (Hewson 2012, « Acknowledgements »). Dans le troisième roman, Hewson attribue à nouveau Sveistrup en tant que créateur de la série, mais décrit désormais son travail comme « an adaptation of the TV original story, not a scene-by-scene copy », bien que la couverture indique toujours qu’elle est basée sur le scénario original (Hewson 2014, « Acknowledgements »). Outre l’affirmation d’une caractéristique de la novélisation qui, selon Baetens, « avails itself of a well-stocked peritextual apparatus », la négociation de la paternité et la détermination (pas tout à fait cohérente) de la relation entre original et adaptation signalent clairement une intention de différencier le roman en tant qu’original à part entière (Baetens 2018 : ch. 3, § 1). Cette différenciation suggère que le public cible initial était censé être déjà familier de la série télévisée, ce qui nécessitait une adaptation reconnaissable pour un public britannique tout en ajoutant de la valeur à une histoire déjà connue (Gregoriou 2017 : 27).

Cette reconnaissabilité est en partie obtenue grâce au style narratif ekphrastique de Hewson, qui imite l’expérience de regarder la série à la télévision, mais aussi en adaptant la narration au regard de la base de fans britanniques. On en trouve un exemple lorsque le narrateur explique au lecteur comment Lund a fini par porter ses célèbres pulls féroïens, avec un clin d’œil subtil aux fans eux-mêmes qui ont commencé à commander les leurs auprès de la petite entreprise de tricot féroïenne Guðrun & Guðrun :

She still wore the black and white sweater from the Faroes. It was warm and comfy. Bought it on the holiday just after the divorce, with Mark, trying to ease him through the shock. She liked them so much she got some more. Different colours. Different patterns. There was a mail order place… (Hewson 2012 : 67)

Outre l’utilisation de la forme romanesque pour ajouter des histoires de fond et, par le biais de monologues intérieurs, pour donner un aperçu des pensées et des motivations des personnages non disponibles dans la version télévisée, Hewson a également réimaginé une autre fin pour le roman – ajoutant un troisième final alternatif aux fins (danoises et américaines) disponibles. Cependant, le plus remarquable, du point de vue de l’adaptation interculturelle, est la « traduction culturelle » du texte « étranger » faite par Hewson, qui ne lui était accessible qu’à travers la ressource limitée des sous-titres. En effet, l’adaptation de Hewson implique une localisation et un texte-source étrangers à travers une utilisation massive de noms de lieux danois (Pinseskoven, Politigården, le Rådhus), de titres des personnages (Vicekriminalkommissær, overborgmester) et de termes (borgfred, undskyld), à un point tel qu’un lecteur anglais pourrait trouver cette étrangeté comme surdéterminée.

Cependant, l’étrangeté linguistique peut également correspondre à l’expérience (largement partagée par les fans britanniques de Forbrydelsen) selon laquelle la langue danoise a, en fait, ajouté de la valeur à la série télévisée, rappelant l’étonnement de Vicky Frost quant à l’attrait du danois incompréhensible : « while largely still a mystery to me, [it] did add something to the show ». Plutôt que de simplement tenter de domestiquer le texte source, Hewson ajoute des références culturelles danoises là où le texte source pointe vers des phénomènes plus internationalement connus, notamment lorsque Meyer, le partenaire de Sarah Lund, se fait livrer par Burger King dans la série télévisée, Hewson lui offre à la place un hot-dog provenant d’un pølsevogn [stand de saucisses] danois traditionnel (Hewson 2012 : 117, Gregoriou 2017 : 32).

L’adaptation de Hewson ne met pas seulement l’accent sur le sentiment d’appartenance à un lieu par les possibilités du support écrit, mais il exploite également un désir touristique britannique, d’abord généré par Forbrydelsen, pour les lieux, la société, la nourriture, les intérieurs et la langue exotiques du Danemark. Cependant, le traitement romanesque des lieux de Forbrydelsen par Hewson ne se contente pas de surdéterminer leur caractère danois : il les traite également dans un style noir international qui n’est pas sans rappeler le style de la série télévisée. La localisation et la dislocation simultanées du récit sont explicitées dans les commentaires prolongés du narrateur sur les contextes culturels et les lieux, notamment Copenhague :

the capital city, a sprawling metropolis where more than a fifth of Denmark’s five and a half million natives lived and worked, bickered and fought. Young and old, Danish-born and recent, sometimes half-welcome, immigrant. Honest and diligent, idle and corrupt. A city like any other. (2012 : 12)

En plus de fournir au lecteur non danois un contexte culturel localisé, la narration hardboiled de Hewson fait de Copenhague une réminiscence du Los Angeles de Raymond Chandler, « a city no worse than others », illustrant la manière dont l’adaptation construit et renie à la fois sa connotation culturelle (Archer 2014 : 222). La novélisation en anglais de Forbrydelsen démontre que le succès de la mobilité transnationale de la série repose, en mesure égale,

  1. sur l’authenticité performative (notamment en « danifiant » le texte anglais et en donnant une forme verbale à l’expérience de regarder la série télévisée danoise « originale ») et
  2. de domestication (par exemple, à travers un style narratif hardboiled, des références intertextuelles à la tradition anglo-américaine ainsi qu’en réécrivant une intrigue qui devait à l’origine se conformer au dogme de la « double narration » de DR).

Il aurait probablement été trop difficile pour les lecteurs danois d’accepter une version traduite de la novélisation par Hewson de ce qui, au Danemark, est devenu une contribution danoise majeure à la télévision mondiale. Si le premier volume a effectivement été publié en danois par Lindhardt og Ringhof, les critiques ont été pour la plupart tièdes et se sont plaints que la novélisation était soit trop similaire soit trop différente de la série. On pourrait dire la même chose de la traduction elle-même qui, d’une part, tend à « normaliser » la narration hardboiled et fortement visuelle de Hewson et, d’autre part, maintien des informations culturelles contextuelles redondantes (comme le fait d’expliquer combien de Danois vivent à Copenhague), ce qui peut paraître étrange pour un lecteur danois. À ce jour, les deux volumes restants ne sont toujours pas traduits en danois, alors que dans plusieurs autres langues, les trois ouvrages ont atteint et continuent d’atteindre un grand nombre de lecteurs. Aujourd’hui, plus de dix ans après la première diffusion de Forbrydelsen à la télévision danoise, il est probable que le public étranger puisse penser que Forbrydelsen est une intéressante adaptation télévisée danoise d’une série originale de romans britanniques.

En définitive, l’ajout de la novelization britannique à l’expanded adaptation network de Forbrydelsen, dans lequel « une version n’est pas pire que les autres », souligne à quel point la série télévisée de fiction policière offre des opportunités de délocalisations transnationales et transmédiales. La migration de Forbrydelsen d’une région nordique périphérique vers des centres anglophones n’a pas seulement été motivée par la qualité de l’écriture du scénario, la production et le style international adapté de la série danoise, mais également parce que Forbrydelsen s’est avéré un produit flexible aux négociations interculturelles et aux besoins, aux désirs et aux circonstances locaux, à travers lesquels de nouveaux « Killings » ont été imaginés pour mener les enquêtes sur d’autres chemins possibles, pour revenir éventuellement à Forbrydelsen, de sorte que son originalité notable reposerait finalement entièrement sur son adaptabilité.

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Notes

1 Voir l’étude de Mette Hjort, Small Nation, Global Cinema (2005), pour un exemple comparatif de la façon dont le cinéma de la « petite nation » danoise a réussi à créer un modèle périphérique alternatif de mondialisation culturelle pour défier le centre dominant d’Hollywood, en particulier les films du Dogme 95.

2 Greenblatt emprunte le terme « zone de contact » à Mary Louise Pratt, qui définit ces zones comme « social spaces where cultures meet, clash, and grapple with each other, often in contexts of highly asymmetrical relations of power such as colonialism, slavery, or their aftermaths as they are lived out in many parts of the world today » (1991 : 34).

3 Nordicana est également le titre d’un festival annuel, qui a eu lieu à Londres (15-16 juin 2013, 1-2 février 2014, 6-7 juin 2015), organisé par Arrow Films pour célébrer et promouvoir les fictions télévisées et la culture nordiques, où les fans de The Killing, Borgen et The Bridge ont pu rencontrer les stars de ces fictions télévisées nordiques.

Citer cet article

Référence papier

Jakob Stougaard-Nielsen, « (Re)Making a Killing », Deshima, 16 | 2022, 91-113.

Référence électronique

Jakob Stougaard-Nielsen, « (Re)Making a Killing », Deshima [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=485

Auteur

Jakob Stougaard-Nielsen

Professeur de littérature scandinave et comparée, University College of London

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Alessandra Ballotti

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