Dans le cadre d’une exposition dont la vocation même est de montrer, comment aborder la violence et les rapports de domination qu’elle engendre ? Une question qui sans cesse s’actualise lorsqu’il s’agit de violences extrêmes liées aux guerres, aux actes de barbarie, aux conflits sociaux dont s’emparent surtout la muséographie d’histoire et d’ethnographie. Face à l’insoutenabilité des images notamment capturées par le photojournalisme, d’autres représentations de la violence s’inscrivent dans un registre moins figuratif, plus métaphorique, suggéré, et contribuent à l’émergence de nouvelles scénographies visuelles et modélisations du regard. Quelles sont donc ces modalités de présentation et de représentation de la violence dans l’art ?
L’exposition L’esprit souterrain, organisée à la maison de Champagne Pommery de Reims en 2018 par Hugo Vitrani, commissaire d’exposition au Palais de Tokyo à Paris, propose d’en vivre l’expérience. Une vingtaine d’artistes ont été invités à explorer la notion de « souterrain » et à en présenter une vision fantasmagorique personnelle. Ainsi l’exposition s’est-elle construite autour de « ce qui est à la marge » — l’interdit, les peurs et les fantasmes — et renvoie à un univers particulièrement cruel et angoissant dans lequel les spectateurs sont immergés, confrontés à plusieurs formes de violences, physique et urbaine, sociale et intime. Le parcours aux allures de maraude nocturne rejoue les tensions, l’appréhension et les codes des bas-fonds de la ville à travers les regards critiques d’artistes qui se rejoignent dans la volonté de dénoncer les rapports de domination. À partir du concept d’« opérativité symbolique » définie par Jean Davallon, il s’agira ici d’analyser les gestes de mise en exposition et d’en dégager les effets symboliques et sociaux.
Faire corps avec le lieu
Domaine Pommery, Reims
Un panneau marqué « VANITASVANITATUMETOMNIAVANITAS » ou en français, « Vanité des vanités, tout est vanité » sollicite notre attention. Écrite en longues lettres noires et étirées sur toute la hauteur du mur, la formule énoncée par Tania Mouraud donne le ton à l’exposition. Initiée en 1989, la série des Wall Paintings dont l’œuvre est issue constitue des mots de forme géométrique presque illisibles. Ce choix typographique incite paradoxalement à déchiffrer l’écriture dont l’artiste exploite le potentiel plastique. Par cette stratégie, elle interroge notre aptitude à voir et à réfléchir au-delà des certitudes liées à la lecture. Cette démarche s’inscrit dans le prolongement de sa série Black Power, dont l’intitulé « désigne précisément le noir comme médium privilégié du pouvoir du sens dans notre civilisation de l’écrit. » Celui qui se donne la peine de lire, ou plutôt de décrypter, ne peut être que surpris du sens que l’artiste souhaite transmettre sans rien imposer, ce pourquoi elle le dissimule. Les citations tirées d’opéras tels qu’Un survivant de Varsovie de Schoenberg (« How can you sleep ? ») ou de poèmes comme celui de Martin Luther King (« Now is the time »), qu’elle associe à un slogan d’une campagne contre le racisme (« Stand Up Speak Up »), sonnent comme des injonctions générales liées à la réalité politique et sociale. Toujours contextuelles, les « œuvres-signes » de Tania Mouraud, ainsi qu’elle les nomme, émergent de ce que les espaces lui évoquent. Conçue spécifiquement pour l’expérience Pommery # 14, la peinture murale rompt avec ce que le lieu a de paisible. De son noir acrylique, l’œuvre contraste avec la couleur pastel des bâtiments dont le style néo-gothique élisabéthain fait écho à l’univers d’Alice aux pays des merveilles imaginé par Lewis Carroll en 18651. Accueillant le public à l’entrée de la maison de Champagne telle une intendante, une sculpture mutante rappelle notamment l’un de ses personnages fictifs. D’un gris métallique, la chimère apparaît sous des formes organiques semblables aux oreilles du lapin blanc, celui qui, au début de l’intrigue, suscite l’attention d’Alice et assure son passage vers le « monde des merveilles ». Il serait ainsi tentant d’assimiler l’enfant au visiteur de l’exposition qui rencontre la créature de Bruno Gironcoli en début de parcours. Par ses traits incurvés et aiguisés, cette dernière provoque fascination et inquiétude, attire l’attention dans sa manière de s’imposer en rupture avec le lieu qui l’abrite. Elle marque le passage de l’extérieur vers l’intérieur duquel s’aventure le public, loin de songer à ce qu’il découvrira par la suite, encore moins d’où il le découvrira.
En effet, l’exposition se joue des spécificités liées à l’architecture du lieu, investissant notamment les sous-sols du domaine Pommery aménagés en 1868, sous l’initiative de sa propriétaire mécène d’art, Jeanne-Alexandrine du même nom. Tunnels, caves labyrinthiques, alcôves profondes et obscures ont été construits sur 18 kilomètres à 30 mètres sous terre, et les tourelles, créneaux et donjons bâtis à l’extérieur, selon un plan ouvert en H, à l’opposé des traditions architecturales des Maisons de Champagne. Ce nouvel aménagement traduisait non seulement une volonté de favoriser les expansions futures des enceintes, mais aussi celle de révéler une nouvelle philosophie de vie à l’époque : inviter, s’ouvrir tant au monde du dehors, en surface, qu’au monde souterrain. L’exploitation et l’investissement du sous-sol par les réseaux de la modernité (canalisations, égouts, tunnels) au xixe siècle, ont permis d’y trouver les vestiges du passé, d’objets anciens aux tas d’ossements transférés dans les catacombes, en accord avec la politique d’assainissement des villes initiée au xviiie siècle. Ces découvertes fortuites ont progressivement fait émerger une conscience patrimoniale devenue significative avec le développement de l’archéologie moderne, et ont ainsi révélé l’importance des « archives du sous-sol » dans l’écriture de l’histoire et la pérennité de la mémoire. Inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO en raison de la métamorphose des crayères en caves, le domaine Pommery est devenu lieu de mémoire, accueillant depuis 2004 des expositions d’art contemporain, parmi lesquelles L’Esprit souterrain résonne particulièrement avec « l’esprit du lieu2 » Institutionnalisée par l’ICOMOS en 20083, la notion vise à saisir les dynamiques relationnelles entre des éléments matériels (sites, bâtiments, paysages…) et immatériels (récits, mémoires, sensations…) pour penser le lieu patrimonial, lui donner du sens, de la valeur et du mystère. Elle suppose avant tout une expérience sensorielle induite par l’émotion ressentie dans l’ensemble du lieu. L’expérience Pommery #14 exploite l’imaginaire du domaine de Champagne, lequel est intimement lié à l’univers décrit par Lewis Carroll. En effet, est-ce un hasard si l’édification du château intervient seulement trois années après la publication du manuscrit, originellement intitulé « Les aventures souterraines d’Alice » ? Le parcours de l’exposition semble en tout cas emprunter au récit littéraire sa structure narrative fondée sur une dualité entre deux mondes, le monde concret et ennuyant d’Alice et un univers curieux dans lequel le personnage vit une succession d’événements illogiques. Il débute dans les jardins colorés du domaine et se prolonge dans les caves obscures, jouant de ce fait avec les émotions du visiteur, doublement subjugué par la splendeur du château et l’envers de son décor. Consacré à la production de Champagne, un plaisir gustatif qui satisfait la gourmandise, le lieu suscite d’autant plus l’émerveillement. Les œuvres de Tania Mouraud et de Bruno Gironcoli s’y insèrent comme des appels à voir plus loin, à regarder autrement. La première dénonce la vanité, la deuxième, en réponse à la précédente, invite à se détacher des structures conventionnelles pour mieux s’ouvrir aux voies de l’imaginaire.
Expérimenter, conscientiser la violence
On dit qu’il n’y a qu’un pas entre deux opposés. Dans le cadre de l’exposition, il y a trente mètres entre l’émerveillement et le désenchantement, un passage obligé pour le visiteur, invité à une immersion progressive vers les profondeurs. Celui-ci parcourt les marches animées de faisceaux lumineux et mouvants par lesquels il se retrouve happé, projeté dans un autre espace-temps. Conçue en 2016 pour ce tunnel dont on peine à distinguer le bout, l’installation de Pablo Valbuena indique la direction à prendre. Elle ouvre un espace mental qui se mêle à l’esthétique naturelle, aux conditions matérielles et aux qualités perceptives du lieu qu’elle sublime de ses éléments intangibles. Cette superposition du physique et du virtuel entraîne une indistinction entre la réalité concrète et un univers parallèle dans lequel le visiteur s’aventure. Le passage souterrain s’impose ainsi comme un chemin initiatique où la verticalité, l’obscurité et le changement brutal de température plongent ce dernier dans une atmosphère angoissante. Il constitue une passerelle entre deux mondes, un monde embelli en surface et un monde occulte. En effet, qu’il y a-t-il De l’autre côté du miroir4 ?
Le visiteur se retrouve confronté à une série de situations fictives, lesquelles semblent bien proches de la réalité. Un paysage cauchemardesque lui est donné à voir, fabriqué à partir de la notion même de « souterrain. » Aux mains des artistes, cette dernière inspire la violence humaine sous toutes ses formes, notamment physique et urbaine. Le parcours prend des airs de maraude nocturne où l’on assiste à des scènes de bagarre, où on les évite. Disposées de part et d’autre d’un immense couloir, les peintures à l’huile de Guillaume Bresson suggèrent des affrontements physiques. En effet, l’artiste donne à voir les fragments d’une image que l’imagination du spectateur vient compléter. Il représente des corps dont on reconnaît les gestes, des coups de poings adressés à leurs victimes que l’on se projette mentalement. Ces fresques, qui paraissent ainsi rognées, se jouent des frontières entre le visible et l’invisible, et placent le visiteur en témoin d’une réalité cachée, celle des rapports de domination entre agresseurs et agressés.
Guillaume Bresson, sans-titre, 2018
Interventions in-situ (peinture, projection et impression), dimensions variables courtesy de l’artiste et la galerie Nathalie Obadia (Paris, Bruxelles)
Photo : Frédéric Laurès
Je me base sur l’analyse de mon propre parcours social et sur ce que je sais de l’histoire de l’art, de la représentation picturale qui est toujours très liée à la représentation politique : quels corps sont représentés dans la peinture, quels corps sont exclus de la représentation. Les catégories dominées socialement ne sont généralement pas représentées dans l’art, même si maintenant cela change un peu. Du coup je me pose la question de savoir qui est visible, et qui est caché5.
Le peintre français s’inspire de son vécu en banlieue toulousaine où il a connu les émeutes, une violence urbaine si normalisée qu’il en a mimé et photographié les gestes, avec la complicité de ses amis d’enfance. C’est à partir de ses captations qu’il commence à peindre, et développe rapidement un style entre l’esthétique hyperréaliste et les techniques du graffiti qui lui servent tant à agencer les corps qu’à les dramatiser. Accrochée au bout du couloir, l’une de ses œuvres sans titre joue avec notre perception d’une toute autre manière. La peinture grandeur nature représente un homme à terre qui essaye, en vain, d’éviter les coups de trois autres personnes. Celles-ci tournent le dos au visiteur, impuissant face à la situation dans laquelle il se sent présent, incapable de déterminer le visage des coupables qui lui tournent le dos. De cette manière, Guillaume Bresson dénonce ces violences muettes, quotidiennes et souvent nocturnes qui font, chaque jour, un nombre incalculable de victimes. Il fait un détour par la fiction pour donner à voir, pour rendre compte de ces faits sociaux latents à travers des situations perceptives, communicationnelles. Ainsi peut-on parler de leur opérativité symbolique, précisément en ce qu’elles produisent un effet chez le visiteur, lui fait découvrir une vérité inaudible au même titre que l’œuvre de Cleon Peterson, installée en fin de parcours.
Cleon Peterson, Into the Night, 2018
14 scènes, impression sur alu dibon
Photo : Frédéric Laurès
Intitulée Into the Night, l’installation dépeint la violence, l’oppression et la domination humaine dans les fantasmes de la rue et de la nuit. Les quatorze scènes imprimées en noir et blanc représentent d’immenses silhouettes armées de couteaux ou de haches, et rappellent les colosses issus de légendes grecques antiques. Leurs traits paraissent figés dans une expression de rage ou de douleur, et symbolisent de ce fait une lutte entre pouvoir et soumission. Disposés çà et là sur une trentaine de mètres, les scènes de corps à corps obligent le visiteur à se frayer un chemin parmi ceux-ci. Face à l’œuvre, il se retrouve confronté à sa propre réalité, son animalité. En effet, l’artiste dévoile l’essence de la brutalité, une violence intérieure qui réduit l’homme à l’état de nature et qui exprime à la fois la capacité de notre fureur et l’incapacité à la contrôler ; ce que le psychiatre Carl Jung nomme « l’ombre », ou autrement dit la partie sombre et irrationnelle de notre personnalité. S’il refuse ainsi le dualisme entre le bien et le mal, il livre sa vision du monde où la violence régit les relations sociales. Sa démarche le place en véritable « témoin du désordre », dont le regard interrogatif se déplace vers le visiteur de l’exposition. En effet, l’œuvre produit une spatialité intérieure où le mouvement des idées prolonge celui des corps. Le visiteur contourne les immenses figures qui s’adonnent, avec une jubilation malsaine, à des actes de barbarie de toutes sortes. Choc émotionnel garanti par cette vision de l’horreur, laquelle incite à réfléchir sur notre propre rapport au monde.