En 1970, dans le sud de l’Oregon, aux États-Unis, des communautés séparatistes lesbiennes et rurales voient le jour. Des centaines de femmes déménagent dans ces lieux utopistes au cœur desquels l’écologie et la pratique agraire se mêlent à une réappropriation sexuelle et corporelle loin du patriarcat et de la vie urbaine1. Issue d’une volonté de créer une culture neuve du féminin, cette autonomie rurale permet à celles qui s’y adonnent de bouleverser les pratiques genrées quotidiennes par l’accomplissement de toutes les tâches qu’une société impose : construire un bâtiment, bêcher, tailler le bois, etc. Cette vie communautaire écologiste donne naissance à de nouvelles pratiques socio-écologiques qui participent à une féminisation et une esthétisation du territoire à la fois symbolique et matérielle. À travers la réalisation de jardins en formes de vulves ou de terres défrichées dont les sillons dessinent des corps féminins, les éco-séparatistes lesbiennes cherchent à considérer la nature comme une partie d’elles-mêmes2. Ce faisant, ces actes visent également à déconstruire les stéréotypes de genre qui creusent les inégalités entre les hommes et les femmes. Nous verrons à travers cet article que ce croisement entre le corps féminin et le végétal qui émerge dans les années 1970 se répercute dans l’activisme et les représentations féministes actuelles. Cette intersectionnalité qui désigne une convergence des luttes entre genre, sexualité et écologie met en exergue de nouveaux agencements entre les humains et leur environnement. Nous verrons que ce concept d’agencement rend possible un renversement des rapports de dominations qui s’exercent historiquement sur le corps des femmes et contribue à décloisonner le genre.
Origeon Woman’s Land (OWL)
© Herstory
Un clitoris arborescent
Dans le contexte des années 1970 et des luttes féministes, la libération de la femme passe par le devoir d’aimer son corps. La philosophe Emilie Hache explique que c’est « une façon de nous réapproprier la part biologique de notre existence, là encore, pour sortir du dualisme nature/culture nous demandant de choisir un corps sans esprit ou un esprit sans corps3. » À l’heure actuelle, l’amour de son corps fait partie de tous les discours féministes à travers la revendication body positive : être fière de son corps en toute circonstance est un acte militant du quotidien. Et qu’en est-il du sexe féminin ? C’est au début des années 2000 que se déclenche un mouvement féministe qui souhaite introduire l’image du clitoris au sein des ouvrages de biologie dans les écoles. Ce mouvement trouve son apogée en 2016 lorsque la chercheuse indépendante et ingénieure Odile Fillod met en libre accès un fichier permettant de créer un clitoris stylisé en trois dimensions de taille réelle. Le plaisir féminin et les potentialités méconnues de cet organe deviennent alors des outils de revendication. Depuis, il apparaît un peu partout sur les réseaux sociaux ou dans l’espace urbain, dessiné sur les murs ou en affichage sauvage. C’est ce qu’a voulu le collectif féministe Gang du clito qui a invité les villes françaises à coller partout dans les rues ses affiches de clitoris4. « Quand un objet devient exposable, il acquiert en lui-même une capacité d’agir5 » indique l’historienne et sociologue du genre Delphine Gardey pour expliquer la façon dont les femmes se sont approprié cette image. L’histoire du clitoris est ponctuée d’incompréhensions, parfois considérée comme une marque que le diable dépose sur le corps des sorcières (durant l’inquisition du xv au xviie siècle6), parfois encore comme un appendice à retirer pour traiter l’hystérie (à partir du xixe siècle) ou l’excision7. Mais il n’est pas le seul organe féminin à avoir subi ces violences. Le philosophe et féministe queer Paul B. Preciado rappelle également que l’utérus, qui « historiquement, a fait l’objet de l’expropriation politique et économique la plus acharnée8 », est quant à lui considéré comme terrain de gestion des populations ou de mutilations lors des guerres.
Aujourd’hui, certains artistes souhaitent mettre en avant l’histoire du corps féminin à travers les organes génitaux. C’est le cas de l’artiste Camille Juthier qui joue sur la forme spécifique du clitoris dans un enchevêtrement végétal. L’organe sexuel devient arborescent, être mi-clitoris, mi-libellule, mi-fleur. Suspendues au plafond, les œuvres libellule clitoris et aile clitoris (2020) côtoient l’œuvre Pollinisatrice (2020). Étrange orchidée, elle flotte dans les airs, liane hybride au centre de laquelle une lueur illumine une coulée de gel douche. Faits de plexiglass, de pâte à modeler et de fil de fer, ces clitoris n’ont rien de naturel hormis leur forme organique. L’artiste met en avant la porosité des relations humaines et non-humaines avec l’environnement comme autant d’infections et d’affections mutuelles. Bien que bénéfique dans les écosystèmes, cette influence se retrouve également entre les corps et les substances polluantes produites par l’industrialisation de masse. Ces transformations mises en avant par l’artiste sont pourtant bien réelles quoique souvent invisibles. Perturbateurs endocriniens et autres produits issus de l’industrialisation ont de profondes conséquences sur les corps entraînant des changements hormonaux, génitaux, affectant la fertilité et produisant des mutations comme des cancers. Une violence d’un autre genre, écologique cette fois.
Camille Juthier, Pollinisatrice, 2020
Luminaire, plexiglas, pâte à modeler, pierres, gel douche axe, fil de fer.
© 2020 Maison Contemporain. Tous droits réservés.
L’analogie entre les femmes et les plantes est présente dans l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité. On retrouve ce lien dans le mythe de Daphné dont le père, pour la sauver des avances d’Apollon, la transforma en Laurier. La femme ressort comme la figure principale de ces récits et allégories consacrés à la végétalisation de l’humain ou à son rapport unique et symbiotique avec la nature. La nature se dévoilant devant la science (1899) d’Ernest Barrias, sculpture représentant une femme qui se dévêt, soulève ce rapport étrange entre compréhension de la nature et du corps féminin par leur soumission à une science masculine.
Louis-Ernest Barrias, La Nature se dévoilant à la science (1899)
Musée d’Orsay, Paris 6e arrondissement.
© Yvette Gauthier, 2017.
À l’heure actuelle, ce rapport entre le végétal et le sexe féminin dans une esthétique analogique permet de valoriser cet organe historiquement déprécié, y compris dans l’industrie publicitaire. L’enjeu général de ces nouvelles publicités dites mindstyle9 est moins d’améliorer son apparence que de se sentir bien dans son corps10. Certaines pratiques sont remises en question comme l’épilation, ou le port du soutien-gorge. Cette négociation rappelle les réflexions sur les normes corporelles portées par les féministes des années 1970. Revendiquant la multiplicité des formes de vulves dans sa publicité Viva la vulva (2019), la marque de serviettes hygiéniques Nana a fait scandale dans les médias. Le spot publicitaire mettait en avant des fruits, des algues, des coquillages, comme autant de célébrations autour des formes et couleurs que peut prendre cette partie du corps. Cette publicité a été retirée de la télévision française quelques jours après sa première diffusion et son visionnage est interdit aux mineurs sur la plateforme Youtube. Voilà comment fruits et coquillages deviennent transgressifs.
Viva la vulva, 3 min, publicité Nana, 2019
Capture d’écran de la vidéo Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0k-_4WloY6Y
Viva la vulva, 3 min, publicité Nana, 2019
Capture d’écran de la vidéo Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0k-_4WloY6Y
Pourtant cette analogie ne date pas d’hier, et si à l’heure actuelle elle fait partie de revendications féministes et d’un moyen d’accepter et de se réapproprier son corps, elle a longtemps été la source d’une essentialisation de la femme. Julien Offray de La Metrie, un philosophe et médecin du xviiie siècle, est connu pour avoir fait ces liens dans son ouvrage de 1748, intitulé L’Homme-Plante, où il compare les propriétés esthétiques et physiologiques entre humains et plantes11. Il décrit le sexe féminin à l’image d’une structure florale : « Le stylus de la femme est le vagin ; la vulve, Le Mont de Venus avec l’odeur qu’exhalent les Glandes de ces parties, répondent au Stigma : et ces choses, la Matrice, le Vagin et la Vulve forment le pistil ; nom que les Botanistes Modernes donnent à toutes les parties femelles des plantes12. » Il ajoute à cela la vision romantique de son temps qui tend à représenter la beauté féminine à travers la fragilité et la docilité végétale : « J’ai décrit botaniquement la plus belle Plante de notre espèce, je veux dire la Femme : Si elle est sage, quoique métamorphosée en fleur, elle n’en sera pas plus facile à cueillir13. » Le philosophe et botaniste Francis Hallé explique qu’il existe certaines plantes qui s’attachent à prendre la forme d’un organe sexuel d’une espèce animale. Ophrys, une Orchidée du bassin méditerranéen, prend l’odeur et l’apparence d’une abeille femelle permettant un accouplement interrègne14. Lorsque l’abeille se retire de la fleur, le pollen est déposé sur sa tête. Face à cet imaginaire foisonnant qui allie féminité et végétaux, nombreux sont les artistes ou autres écrivains de science-fiction, à imaginer des devenirs hybrides entre les plantes et les Hommes (Poison Ivy de chez DC comics, le peuple des arbres de J. R. R.Tolkien, etc.).
Végétaliser la femme dans un but de soumission ? Le rapport ambivalent et controversé entre la femme et la nature
La végétalisation de la femme que l’on peut lire dans les mythes se retrouve dans le discours de grands penseurs qui ont traversé l’histoire. Paracelse, un médecin alchimiste du xvie siècle, décrivait la femme en ces termes : « Ainsi la femme, est aussi un champ de la terre, dont elle ne diffère en aucune manière. Elle le remplace, à proprement parler ; elle est le champ et le jardin façonné dans lequel l’enfant est ensemencé et planté15. » Depuis Aristote, les médecins et philosophes ont perpétué l’idée que la femme est liée par son corps à la nature. Alors que l’homme dominerait par sa raison et son âme, la femme détiendrait l’apanage de l’émotion et de la sensualité. Dans cette vision dualiste de l’humanité qui se retrouve dans de nombreux mythes, masculinité et féminité sont deux entités opposées à l’image de la nature et de la culture16. C’est lors de la seconde moitié du xxe siècle que les féministes commencent à mettre des mots sur cette assimilation essentialiste. En 1972, la militante Françoise d’Eaubonne, co-fondatrice du MLF, théorise pour la première fois cette assimilation à travers le concept d’écoféminisme, néologisme forgé à partir des termes “féminisme” et “écologie17”. Selon elle, un lien unit féminité et nature dans le développement du patriarcat à travers le temps18. Les cultes anciens, qui remontent au début de l’histoire des Hommes, sacralisent l’assimilation de la fécondité terrestre à celle du corps féminin19. Cependant lorsque le monothéisme fait son apparition et efface progressivement les cultes païens, une nouvelle conception de la nature marquée par l’extractivisme et le productivisme s’installe20. La domination qui s’est construite autour du corps environnemental s’inscrit également sur le corps des femmes qui deviennent dès lors « exploitables. » Cette comparaison de la femme à la terre ou au végétal permet aux hommes de la soumettre : « enraciner la femme pour mieux la condamner à l’attente, figée dans la passivité et l’inaction21 » dans un état végétatif, contrairement à l’Homme placé du côté de l’action. Parallèlement, la cause environnementale se caractérise dès les années 1970 par une forte présence féminine d’origine populaire dans la convergence des luttes écologistes et féministes (grassroots22). Ainsi des femmes de classes défavorisées, des afro-américaines, des ouvrières, mères au foyer ou des indigènes se révoltent contre les grandes utopies industrielles et/ou colonialistes néfastes pour leur famille et leur environnement23.
Camille Juthier inscrit sa pratique artistique dans une démarche écoféministe. Bien que la végétalisation de la femme ait contribué à sa soumission à l’homme, elle permet à l’heure actuelle d’appuyer les liens symboliques qui l’unissent à la nature dans une volonté de dénonciation. Le clitoris, organe controversé et longtemps invisibilisé, est investi comme un nouveau terrain politique féministe. L’œuvre Pollinisatrice (2020) permet de comprendre le double enjeu qui se déploie autour du sexe féminin. À la fois symbole de réappropriation du corps et du plaisir, les organes génitaux sont également durement affectés par l’industrie. La pilule contraceptive mais aussi les perturbateurs endocriniens, présents dans le plastique, les cosmétiques ou les pesticides, dérèglent les hormones et peuvent entraîner infertilité, puberté précoce et cancers des ovaires24. En ce sens, cette morphogénèse du clitoris vers le non-humain baignant dans des produits chimiques hygiénistes (gel douche), révèle la vulnérabilité des corps face aux mutations invisibles qui l’affectent au sein de la crise écologique.
Penser le genre et le sexe en dehors de l’humain : de l’agencement à l’agentivité
Durant l’antiquité, les agronomes romains classent les plantes en « mâles » et « femelles », bien qu’à ce moment-là, toute identification biologique exacte des plantes (qui peuvent être dioïques, monoïques ou hermaphrodites), soit techniquement impossible25. Les agronomes s’appuient alors sur d’autres caractéristiques comme les attitudes ou les formes. L’un des critères d’attribution à un sexe est la similitude morphologique évoquant l’un des organes sexuels26. Le genre est donc pensé en dehors de l’humain et projeté sur le végétal, portant même préjudice à la véracité scientifique. Francis Hallé déplore ces liens comparatifs entre mammifères et végétaux qui persistent depuis l’antiquité et nuisent à l’étude des caractéristiques uniques des plantes. Lucas Greco, sociolinguiste et membre du comité scientifique de l’Institut du Genre, explique qu’à l’heure actuelle, le genre se détache peu à peu de l’humain pour nouer des relations avec des subjectivités non-humaines (animaux, monstres, bactéries, végétaux) de façon positive. Pour lui, le féminisme est un débordement, un décloisonnement ; il investit des terrains toujours nouveaux, dans une dynamique intersectionnelle (c’est-à-dire une lutte incluant le genre, la race, la classe, l’espèce et l’environnement) et contribue à insérer l’humain au sein d’une plus vaste échelle, celle du vivant non-humain. Le féminisme n’est donc pas un humanisme, mais « un animalisme non anthropocentrique27 » explique Paul. B. Préciado, précisant que les premières machines (re)productrices industrielles étaient les esclaves, les femmes et les non-humains. Selon Lucas Greco, nous assistons depuis quelques années à un non-human-turn, qui oblige l’humain à repenser le genre, l’animalité, la végétation dans de nouveaux agencements. Cette convergence des luttes repose sur une pensée du monde au prisme de l’agencement de Félix Guattari et Gilles Deleuze qui permet un devenir Autre. Les deux philosophes ont élaboré ce concept en dépassant les analogies de l’Homme à la plante pour l’inscrire dans une alliance interrègnes : « Si l’évolution comporte de véritables devenirs, c’est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des êtres d’échelles et de règnes tout à fait différents, sans aucune filiation possible. Il y a un bloc de devenir qui prend la guêpe et l’orchidée, mais dont aucune guêpe-orchidée ne peut descendre28. » Ce devenir s’étend à travers « des communications transversales entre populations hétérogènes » et se produit sur le principe de la contagion interrègnes. À l’image de l’infection entre organes génitaux et pollution que met en avant Camille Juthier dans Pollinisatrice (2020), il est le fruit d’un agencement : « par exemple un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molécule, un micro-organisme29 », exemple d’autant plus marquant durant l’épidémie du coronavirus (Covid-19), identifié lui-même en tant qu’agencement et prolifération interrègnes, du pangolin à un virus, puis à l’Homme. Mais l’agencement peut aussi être positif à l’image de l’orchidée Ophrys et de l’abeille, que Deleuze et Guattari prennent pour exemple30. C’est donc par agencement que s’opère le devenir animal ou végétal à travers le débordement d’un Règne sur l’autre engendrant de nouveaux rapports « qui arrachent l’organe à sa spécificité pour le faire devenir “avec” l’autre31. » Dès lors, se placer dans cette vision de seuil, de symbiose inter-espèces serait-il la clef pour agencer de nouveaux rapports à l’environnement ? Comme nous l’avons vu, dans son œuvre Pollinisatrice, Camille Juthier mêle des produits cosmétiques connus pour leurs effets néfastes à un organe féminin doté de formes animales et végétales. C’est un agencement contemporain incluant corps, industrie, environnement et molécule, qui est le résultat d’un désastre écologique. Cependant, l’œuvre n’est pas tout à fait pessimiste. En créant de nouveaux agencements, en brisant les frontières entre les espèces, les genres et les disciplines, un avenir reste possible.
Les études de genre s’emparent de ce principe d’agencement pour libérer le corps du dualisme entre le feminin et le masculin et de la nature à la culture. « Nos corps sont eux-mêmes des assemblages composés par des bactéries, des organes, des discours, des affects, influencés par la technologie dans une interaction constante avec d’autres organismes et matérialités32 » nous dit Lucas Greco. Ce concept d’assemblages permet de dépasser l’anthropocentrisme pour une vision biocentrique. L’écrivaine et autrice des cahiers antispécistes Pattrice Jones compare la sexualité entre humains et non-humains afin de démontrer que la naturalisation de l’hétérosexualité est plus idéologique que logique. On retrouve dans les textes d’éthologues, des comportements d’animaux décrits comme « dégénérescents » car sortant du schéma hétérosexuel33. Le principe d’agencement permet de penser ces associations dites « dégénérescentes » comme des assemblages bénéfiques, y compris au regard des coopérations inter-espèces au même titre que l’abeille et l’orchidée Ophrys. Lorsque les végétaux sont étudiés en dehors des schémas hétéronormés, on s’aperçoit rapidement que certaines fleurs développent une sensualité sans reproduction ou encore que d’autres espèces sont hermaphrodites34. Cette ouverture tend à remettre en question le discours des psychologues évolutionnistes qui fondent leurs propos sur la reproduction comme loi naturelle inébranlable35. Car depuis le point de vue évolutionniste, le sexe est avant tout considéré comme un attribut permettant aux espèces de s’adapter et d’évoluer à travers la sélection naturelle par la reproduction, plaçant de ce fait les personnes hors de ce schéma comme des « ennemis biologiques de l’espèce humaine36. » La théorie de l’agencement déconstruit cette vision évolutionniste par la reproduction. Les représentations des organes sexuels féminins à travers le règne végétal apparaissent dès lors comme une libération des corps sexués et normés grâce au glissement interrègnes et s’inscrivent dans la théorie de l’agentivité et de l’intersectionnalité. L’agentivité est la capacité d’un être à agir, à formuler des intentions et des actions qui transcendent les normes dans lesquelles il s’inscrit. L’agentivité sexuelle, selon la définition qu’en propose la chercheuse Marie-Eve Lang, renvoie à l’idée de posséder pleinement son propre corps et l’expression de sa sexualité à travers la réalisation de ses désirs37 (empowerment). L’agentivité permet une ouverture des possibles pour chaque individu « sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser38 », qui tend à ouvrir à des sexualités hors normes comme l’éco-sexualité (avoir des rapports avec certains éléments de l’environnement naturel). Le monde végétal, si divers dans ses formes sexuées, capable de muter, de coopérer et d’agir sur l’environnement et les autres espèces, devient un symbole fort d’agentivité et de libération du corps des normes dualistes.
Conclusion sur l’avenir humain : Bientôt les plantes nous absorberons
« L’Homme devra se mélanger aux plantes pour survivre39 », explique d’un ton assuré l’artiste Camille Juthier. Une idée pour le moins étrange mais fascinante alors que d’ores et déjà les scientifiques manipulent les gènes des plantes et des animaux. L’œuvre Be bi bientôt les plantes nous absorberons (2018) offre un étrange écosystème où les végétaux se nourrissent d’éléments artificiels. Dans des bulles de verres posées au sol, se trouvent des plantes baignant dans un liquide fluorescent rose, bleu ou jaune. Ce dispositif fait référence à celui de l’agriculture hors sol, qui consiste à cultiver sous serre et sur étages, avec des lampes UV, en laissant flotter les racines dans une eau chargée de substances nutritives. Les monocultures intensives sont le résultat d’une volonté de l’homme de mécaniser et doper les plantes afin d’augmenter la productivité. Les conséquences sont multiples : appauvrissement des sols, épuisement des nappes phréatiques, dissémination de produits hautement toxiques qui s’infiltrent dans les sols et dans l’eau, etc. Dans Be bi bientôt les plantes nous absorberons, cette augmentation de la rentabilité des plantes par l’homme est mise en parallèle avec la hausse de la productivité humaine car le liquide qui abreuve les plantes de l’installation fait référence à du powerade, une boisson énergisante destinée aux sportifs. Ces nouvelles techniques agricoles sont l’œuvre d’une prouesse scientifique, mais aussi d’un asservissement du végétal et de l’humain.
Camille Juthier, Be bi, Bientôt les plantes nous absorberons, 2019
Le titre de l’œuvre n’est pas sans faire écho aux mains de bronze de Giuseppe Penone agrippées à des arbres, dans l’œuvre Il poursuivra sa croissance sauf en ce point (1968). Pareilles à l’emprise qu’exerce l’homme sur les plantes, les mains de bronze créées par l’artiste italien semblent posséder l’arbre. Ce travail sur la mémoire de l’arbre dévoile la marque de l’homme sur la nature et la façon dont chaque geste peut affecter un milieu. Or, arrivera un moment où l’arbre aura littéralement absorbé la main. Ce renversement de situation renvoie au titre de Be bi les bientôt les plantes nous absorberons. « Alors qu’elles s’adaptent sans cesse, nous les supplierons un jour de fusionner avec elles pour survivre40 », imagine Camille Juthier. L’Homme absorbe les plantes massivement pour se nourrir et se guérir durant sa vie. Cependant, lorsque notre existence prend fin, elles continuent de croître. C’est ainsi qu’en Pennsylvanie (États-Unis) des clones naturels de myrtille de 13 000 ans ont été témoins de la disparition de l’Homme de Néandertal41. L’architecture coloniaire qu’utilise la plante pour survivre induit la question de la longévité, voire de l’immortalité, quête incessante de l’Homme moderne42. Le botaniste nous rappelle que « l’être humain a sur les êtres vivants qui l’entourent un pouvoir qu’il juge lui-même excessif ; en attendant qu’un contre-pouvoir se manifeste, ne perdons pas de vue que l’homme, malgré les prouesses technologiques dont il est si fier, est totalement incapable de fabriquer un brin d’herbe ou un puceron43. » Face aux capacités remarquables du règne végétal à survivre et à braver le temps, le posthumain sera-t-il un Homme plante comme le suggère l’artiste Camille Juthier ? Francis Hallé termine sur cette question : « n’est-ce pas une bonne option, dans la lutte pour la vie, de confier son destin à un programme infaillible44 ? » Lorsque l’on resitue ces incommensurables forces végétales, il devient possible de considérer les plantes comme un symbole puissant des luttes actuelles, d’une remise en question de l’anthropocentrisme et de l’avenir de l’humanité.
Giuseppe Penone, Il poursuivra sa croissance sauf en ce point, 1968