De Règne animal à L214. Une voix pour les animaux : les relations Homme-Animal sous la plume de Jean-Baptiste Del Amo

Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo

DOI : 10.57086/radar.192

Résumé

L’écrivain Jean-Baptiste Del Amo aborde les différents rapports de domination qui se jouent entre l’homme et l’animal. Son approche littéraire et militante de la cause animale nous permet d’élargir la réflexion que nous portons sur les rapports de domination anthropocentrés vers des rapports de domination de l’Homme sur la nature. En interrogeant les frontières entre l’humanité et l’animalité, cet entretien met en valeur les enjeux écologiques et éthiques actuels que l’auteur déploie dans ses écrits.

Texte

Victoria Ferracioli : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivé à la littérature et à l’engagement militant ?

Jean-Baptiste Del Amo : J’ai un parcours un peu atypique pour un romancier – en tout cas pour un romancier français – parce que je n’ai pas du tout fait d’études universitaires ni littéraires. En réalité, j’ai fait des études de travailleur social. Je n’ai jamais envisagé l’écriture comme un métier, ou du moins, la possibilité de l’écriture comme métier m’a toujours paru exclue. En revanche, l’écriture a toujours été présente dans ma vie, et ce depuis l’enfance. Je crois que le fait d’écrire des histoires, d’inventer des univers, est quelque chose qui m’a toujours accompagné de loin. Ce n’était pas une pratique que j’avais de manière continue mais ça revenait de façon systématique. J’écrivais des nouvelles et j’ai écrit ce qui était pour moi un roman, qui était en réalité un texte un peu long vers mes onze ans. Mes parents n’avaient pas spécialement de bibliothèque ; je suis venu à la lecture avec une littérature assez populaire qui m’a finalement donné le goût du storytelling – de vouloir raconter des histoires en tout cas. Les choses ont changé quand j’étais déjà jeune travailleur social : j’ai présenté une nouvelle pour un prix qui récompense de jeunes auteurs de nouvelles et mon texte avait été primé. À cette période, j’étais demandeur d’emploi et je me suis dit que je pouvais peut-être m’accorder une année sabbatique pour travailler un roman avec véritablement, cette fois, l’objectif de le présenter à des éditeurs. Je n’attendais pas forcément d’être publié, mais je souhaitais avoir un retour de professionnels. J’ai alors écrit le manuscrit d’Une éducation libertine, mon premier roman publié. Contre toute attente, je n’ai jamais repris mon travail de travailleur social parce que j’ai compris qu’il me fallait avoir une certaine disponibilité pour l’écriture. Au départ, j’ai vraiment considéré cette opportunité comme une liberté de sortir d’un système salarial, même si avec le temps ça s’est avéré un peu plus compliqué que cela, car la solitude de l’écrivain est aussi une forme de rupture avec une réalité sociale et professionnelle.

Yasmine Belhadi : De ce fait, envisagiez-vous le militantisme comme un vecteur de sociabilité ?

J.-B D. A. : Le militantisme a toujours fait partie de moi, mais pas forcément le militantisme pour la cause animale. J’ai grandi dans une famille qui était relativement engagée dans l’éducation populaire, en tout cas ma mère est assez militante. Mes parents, de gauche, étaient engagés dans le milieu associatif. Le choix de devenir travailleur social était vraiment guidé par une volonté militante. L’idée d’être utile à quelque chose était le moteur de mon désir d’entrer très tôt dans la vie active. J’avais vraiment ce besoin d’être dans l’action. C’est ce sentiment qui est à l’origine de mon militantisme, qui se manifestait à la fois par mon métier mais aussi par des engagements associatifs. J’ai beaucoup cru en l’action citoyenne, j’ai toujours fait partie d’associations militantes. Puis, ce n’est que bien plus tard que je me suis plus sérieusement intéressé à la question du droit des animaux. Elle est apparue assez tardivement, même si j’ai toujours eu un intérêt particulier pour les animaux. Curieusement pour moi, cette affection était décorrélée de l’antispécisme, que je ne connaissais pas. À ce moment-là, même si je me posais des questions sur l’exploitation des animaux, cela me semblait être un mal nécessaire. Je n’avais pas les outils, je crois, pour véritablement comprendre ce système. Ce n’est qu’entre 30 et 35 ans, pendant que j’écrivais Règne Animal – lorsque j’ai commencé à visiter des élevages industriels – que j’ai découvert une réalité ignorée ou que je soupçonnais sans doute, mais à laquelle je n’avais jamais été confronté directement. Cela coïncidait aussi pour moi avec une prise de conscience environnementale et écologiste. C’est à partir de là que j’ai interrogé ma consommation de viande et mon rôle de citoyen, s’il fallait (ou pas) s’engager et quels étaient les rapports de domination entre l’Homme et l’Animal.

Y. B. : D’où vient l’initiative de l’ouvrage L214, Une voix pour les animaux ? Était-ce une proposition des éditions Arthaud ? De l’équipe de L214 (en sachant que les directeurs n’y étaient pas particulièrement favorables) ? De vous-même ?

J.-B D. A. : J’avais déjà rejoint L214 à titre d’adhérent à cette période, parce que j’avais découvert leur travail qui m’avait semblé formidable. À peu près au même moment, l’association avait reçu une proposition d’ouvrage de la part des éditions Arthaud. Effectivement, au départ, les représentants de l’association étaient relativement peu enthousiastes du fait qu’ils avaient l’impression qu’il n’y avait pas grand-chose à raconter. Ce sont eux qui m’ont demandé si j’acceptais de co-écrire l’ouvrage avec eux. C’était un véritable pas de côté pour moi qui ne suis pas du tout journaliste, mais j’ai accepté la proposition car c’était une façon pour moi de rejoindre leur cause. Finalement c’était un travail commun qui a été réalisé juste après la parution de Règne animal.

V. F. : Vous dites, au début de votre ouvrage L214 Une voix pour les animaux, qu’en 2016, l’association L214 vous a demandé de présenter les images d’une nouvelle enquête réalisée à l’abattoir de Mauléon-Licharre. Vous y indiquez votre hésitation, en partie causée par l’appréhension que votre roman Règne Animal, publié peu de temps après, soit considéré comme militant. Tout d’abord vous dites que « jusqu’alors, [votre] engagement était resté personnel. » Qu’est-ce que la publication de L214, Une voix pour les animaux et le fait d’avoir rendu votre militantisme public a apporté à votre engagement ?

J.-B D. A. : Cela n’a rien changé à titre personnel car mon engagement était déjà existant. J’avais cessé de consommer des produits d’origine animale et décidé de m’engager plus avant dans le militantisme. En revanche, ayant une parole publique, même modeste, il m’a semblé naturel de l’utiliser pour défendre ce combat-là. C’est peut-être la vision des médias ou des lecteurs sur mon roman qui a changé. Le texte a plus été perçu par le prisme de mon engagement, comme un roman militant, ce qu’il n’était pas nécessairement.

V. F. : Vous nous expliquiez qu’avant votre engagement, vous n’aviez pas les outils pour comprendre tous ces systèmes d’exploitation. Finalement, votre ouvrage n’est-il pas devenu cet outil ?

J.-B D. A. : Oui, je l’espère, parce que je crois que toutes les enquêtes, comme celles réalisées par L214, sont également des outils qui permettent aux gens de découvrir une réalité que bien souvent ils ignorent ou ignorent dans les détails. Cela permet une prise de conscience, ou du moins de confronter les gens à une réalité qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas voir. Pour moi, la confrontation de ces vidéos, ces images, ces enquêtes et toute la littérature qui existe dans le domaine de la recherche antispéciste et sur le droit des animaux, a été utile dans mon cheminement personnel. Ce que l’équipe de L214 et moi voulions avec ce livre, c’était retracer l’histoire de l’association, son origine, la manière dont elle fonctionne, tout en donnant aux lecteurs un aperçu du contenu qui est diffusé pour qu’ils puissent s’interroger. Nous restions conscients du fait que lorsque quelqu’un achète un livre sur L214, c’est que cette personne s’intéresse déjà à la cause animale. On ne tombe pas sur cet ouvrage par hasard. C’est peut-être moins vrai aujourd’hui, car la médiatisation des enquêtes et la généralisation du débat sur la question du droit des animaux a attisé la curiosité du grand public pour les acteurs de ce combat que sont les militants.

Y. B. : La forme de l’essai de L214, Une voix pour les animaux a retenu notre attention. L’utilisation du « je », l’intégration de nombreux témoignages, etc. nous donnent parfois l’impression d’être dans un roman. Ce format accessible rompt avec les habituels ouvrages scientifiques sur la question. Nous serions intéressées de comprendre comment vous mêlez ou dissociez la part militante dans vos romans et la part romancée de votre essai. Quel est votre rapport à ces deux genres littéraires et comment distinguez-vous l’argumentaire que vous y faites ?

J.-B D. A. : Ce qui est certain, c’est que l’ensemble du matériel informatif était très dense. Certaines parties nous semblaient nécessaires, comme celle sur les aspects de la cognition animale et du droit des animaux, ou bien celle sur les enquêtes existantes, qui mises en comparaison avec l’aspect législatif, montrent la contradiction fondamentale qui existe entre un droit supposé être de la défense du bien-être animal et le système-même de l’élevage et de l’abattage. Tout cela, c’est l’arsenal théorique, puis il y a l’application dans la vraie vie de tout un chacun. En rencontrant ces personnes, j’ai été touché par leur parcours. C’est aussi cela qui m’a éclairé sur la manière dont on pouvait cheminer vers une prise de conscience et la manière dont on pouvait l’appliquer à soi-même, la façon dont on devient acteur d’un changement. Aujourd’hui, on se trouve souvent désemparé face à la situation mondiale, la crise écologique par exemple ou la répartition inégale des ressources. De ce fait, le végétalisme et le véganisme semblent offrir un moyen d’action à la portée de tous, ce qui fait la force du mouvement antispéciste. Cela dit, L214, Une voix pour les animaux est un pas de côté dans ma carrière littéraire et je ne sais pas si j’écrirai à nouveau un texte de cet ordre. Pour l’instant, je ne le souhaite pas car je me sens profondément romancier. En revanche, je dissocie totalement mon activité de militant de mon activité de romancier. J’ai le sentiment que la littérature et la fiction ne doivent pas nous donner du prêt-à-penser, mais soulever des questions, nous déstabiliser, nous confronter à des zones d’ombre, à notre identité en tant qu’être humain. Sans forcément nous donner de thèses ou de pistes, la littérature représente un vertige pour moi. Alors que bien évidemment, un livre comme L214, Une voix pour les animaux pose des questions mais apporte aussi des réponses ou des pistes de réponses.

V. F. : Lorsque vous décrivez le parcours des fondateurs de L214, on peut lire leur aversion envers l’injustice en général. Leur engagement a débuté par les luttes antimilitariste, anticapitaliste et proféministe. Et plus tard, ils perçoivent dans le combat antispéciste une convergence de l’ensemble de ces luttes. Cette question de l’intersectionnalité (une lecture complexe des dominations qui s’abattent sur les corps) nous intéresse tout particulièrement dans ce numéro de la revue Radar. Nous aimerions avoir votre point de vue sur la question.

J.-B D. A. : Oui, en effet, ce qui m’a surpris aussi dans l’ensemble de ces parcours militants, c’est que beaucoup venaient d’autres combats. Peut-être qu’à travers le combat pour les droits des animaux, ils avaient le sentiment de s’attaquer quelque part à une forme originelle de la discrimination et de la domination. Aujourd’hui, on retrouve effectivement l’intersectionnalité dans beaucoup de combats : récemment par exemple, on peut voir des membres du mouvement Black Lives Matters s’orienter vers des groupes liés à la lutte antispéciste et qui expliquent justement la manière dont ces fonctionnements sont liés. C’est quelque chose auquel je suis véritablement sensible (et que vient d’ailleurs soulever Règne Animal). J’ai le sentiment que dans l’asservissement des animaux, qui sont par définition ceux qui n’ont pas de voix, se joue quelque chose qui est de l’ordre du geste originel de la violence et de la domination. Il n’est cependant pas nécessaire d’être sensible à cette thématique pour s’intéresser à la question du droit des animaux et pour s’engager dans cette voie. Mais cette relation entre les différents combats me semble importante. Très souvent de manière caricaturale, les militants antispécistes sont représentés comme des militants misanthropes, alors que je ne crois pas du tout que ce soit le cas : par exemple, beaucoup d’entre eux font des maraudes pour aller porter des repas aux personnes sans-abri ou sont du moins engagés dans d’autres types d’associations et de combats.

Y. B. : Ce qui nous semblait pertinent dans l’antispécisme, c’est que ce mouvement apparaît presque comme la finalité de toutes les luttes. La question de l’animalisation se dessine dans tous les rapports de force : on parle de « traiter la femme comme un bout de viande », les personnes racisées ont pendant longtemps été déshumanisées et portées au rang d’animal, etc. L’antispécisme se veut une potentielle solution pour accorder moins de crédit à toutes les autres formes de domination.

J.-B D. A. : Oui, c’est vrai que j’ai été très marqué – plus que par La libération animale de Peter Singer – par Un éternel Treblinka de Charles Patterson, qui démontre la manière dont le vocabulaire de l’animalité a servi à l’asservissement et à la domination (en particulier des Juifs), mais aussi la manière dont le lexique permet d’établir une domination et un système de destruction d’un groupe. Je ne sais pas si l’antispécisme est une solution, parce qu’aujourd’hui encore, l’antispécisme reste une forme d’idéal, difficilement généralisable du jour au lendemain, mais je crois que c’est ce vers quoi nous devons tendre, ne serait-ce que pour essayer de préserver notre monde et nos sociétés. Inévitablement, j’ai l’impression que par effet domino les questions des droits des animaux sous-tendent ceux d’autres minorités. Dès que l’on pose la question de l’individualité et de la sensibilité, on se confronte à toutes les autres questions de discriminations envers n’importe quel autre groupe. Il y a peut-être un point d’union, au-delà des divergences, qui fait qu’autour de ce combat-là, d’autres combats peuvent émerger.

V. F. : Dans votre ouvrage L214, Une voix pour les animaux, lorsque Sébastien Arsac s’infiltre dans un abattoir Charal en tant qu’employé, il parle de son expérience de capture de vidéo en caméra cachée et décrit ces lieux de cette façon : « Il y a des gens en blanc, des ingénieurs, une hiérarchie, des règles, des codes. Cela évoque inévitablement la monstruosité des camps durant la Seconde Guerre Mondiale » (p. 57). Il décrit également l’exploitation humaine qui est inhérente à ces structures, souvent des immigrés non formés et sous-payés. Plus loin, Olivier, un éleveur de vaches reconverti dans l’agriculture bio confirme ce parallèle en déclarant : « Je sais combien l’élevage est devenu un double esclavage, infligé aux animaux mais aussi aux hommes » (p. 118) Que pensez-vous de ces parallèles glaçants entre l’élevage, l’esclavage et les camps de concentration ? Pour beaucoup de personnes, faire ce type de comparaison pourrait sembler inapproprié voire indécent car ce serait considérer qu’une vie animale est aussi importante qu’une vie humaine.

J.-B D. A. : Ce sont des parallèles que je trouve tout à fait pertinents, qui ne signifient pas que la vie d’un veau est égale à la vie d’un homme, mais l’importance de considérer les intérêts de chaque individu indépendamment de son appartenance à une espèce. Finalement, les antispécistes ne militent pas pour que les animaux aient exactement les mêmes droits que les êtres humains, cela n’aurait pas de sens. En revanche, ils militent pour que l’on considère les intérêts des animaux au même titre que l’on considère ceux des êtres humains. Ce sont d’ailleurs des intérêts relativement simples : ne pas être tué, enfermé ou exploité, etc. Cela étant, lorsque l’on regarde le fonctionnement des différents systèmes de domination, on ne peut qu’être frappé par leurs points communs. Le fonctionnement de l’abattoir, dans la division même du travail, fonctionne de telle sorte que la responsabilité de la mise à mort de l’animal et de sa transformation en viande soit invisibilisée, excepté pour celui qui va directement tuer l’animal. C’est ce qui se passait dans les camps de concentration, à travers la question de l’industrialisation de la mise à mort. Chacun disait qu’il ne faisait qu’accomplir les ordres qui lui avaient été donnés, qu’il ne s’agissait que d’un petit bout de l’opération, etc. C’est ce qui a justement été brillamment décrit dans Un éternel Treblinka et aussi dans ce qu’en ont relevé beaucoup de rescapés des camps qui ont témoigné, et qui par la suite, se sont aussi engagés sur la question du droit des animaux. Ce ne sont pas des parallèles qui me heurtent. Je pense que s’ils choquent, c’est parce que l’on croit réellement que les antispécistes mettent sur un pied d’égalité l’être humain et l’animal. Mais il s’agit au contraire de prendre en compte la singularité et l’individualité de chacuns. Et il se trouve que beaucoup d’intérêts sont similaires.

Y. B. : Depuis l’instauration d’une philosophie occidentale héritée d’Aristote, il y a cette idée qu’il y aurait des êtres de culture et de civilisation, à savoir l’Homme, et des êtres d’instinct et de pulsions, à savoir les animaux. La rationalité a ainsi longtemps été préférée aux émotions, car propre aux animaux.

J.-B D. A. : Ce qui ne résiste pas deux minutes à l’analyse car, aujourd’hui, l’avancement des découvertes sur la cognition animale nous montre que non seulement il existe des formes de culture chez les animaux mais aussi des organisations sociales complexes. On a longtemps cru que les animaux ne souffraient pas, puis on s’est aperçu qu’ils souffraient ; on croyait que les animaux n’avaient pas de langage, puis on s’est aperçu qu’il existait en réalité une multitude de langages (que malheureusement nous ne sommes pas toujours à même de comprendre). Il y a donc aujourd’hui des preuves qui nous montrent qu’en réalité, cette frontière qui avait été décidée de manière assez catégorique entre l’humain et l’animal ne tient pas et est très flottante. Tous les jours, on découvre que la barbarie et l’animalité existent avant tout chez l’homme, davantage que chez l’animal qui tue principalement pour se nourrir.

V. F. : Justement, ce parallèle avec la voix dont vous parlez est très intéressant, car il nous a semblé, lors de la lecture de Règne Animal, que la communication par la parole est quasiment absente. Les humains comme les animaux vivent à travers leurs émotions et leurs sens. Le père d’Éléonore dépérit en silence, seul son corps nous parle de sa douleur. Éléonore, quant à elle, semble vivre au jour le jour et lorsqu’elle tombe amoureuse, la relation se tisse en silence. Nous y avons vu un lien avec l’impossibilité de communiquer verbalement entre l’Homme et l’animal. Dans la pensée cartésienne, le langage est considéré comme la présence de la conscience de l’autre. Vous évoquez, dans le titre de votre ouvrage L214, une voix pour les animaux, cette idée de redonner une voix ou du moins de la prendre en considération. Vous démontrez à bien des égards dans votre ouvrage que la communication se transmet à travers les corps et que la parole ne nous rend pas forcément plus humains.

J.-B D. A. : Heureusement, aujourd’hui, même si on en paye les frais, nous commençons à sortir de cette vision de l’animal machine (répandue par Descartes) qui, parce qu’il serait dénué de qualité d’expression, serait incapable d’avoir des émotions et de ressentir la douleur. Cela fait maintenant une cinquantaine d’années que la science tend à démontrer le contraire. Il est vrai que ce qui m’intéressait en écrivant Règne Animal était de montrer et d’illustrer une communauté du vivant et du sensible en approchant les personnages humains et animaux d’un même point de vue. Ne pouvant rentrer dans la psyché de l’animal – si ce n’est par une forme d’anthropomorphisme –, j’ai pensé que le langage corporel était le plus évident. C’est un langage que l’on sait avoir en commun : lorsque l’on parle de souffrance, on parle une langue commune. Qui plus est, c’est un livre qui décrit le milieu paysan, qui par nature est un milieu assez taiseux. Je voulais essayer de développer une écriture qui soit celle de la physicalité, de l’observation et de la sensation, bien plus qu’une écriture de la psychologie. Plus j’avance dans mes textes, plus je me désintéresse de la psychologie car je me suis aperçu que le geste pouvait en dire tout autant ; il permet aussi de créer de la poétique et de donner naissance à une langue singulière. Je crois que c’est ce que cherche peut-être tout romancier, de créer quelque chose qui lui soit propre.

Y. B. : Cette poétique du geste revient en permanence dans Règne Animal à travers la posture du soin, qu’il s’agisse du soin accordé aux animaux, à la nature ou aux personnes malades. C’est un aspect que nous souhaiterions aborder avec vous : au début du livre, les femmes sont très présentes, elles s’occupent des animaux ; à la fin, ce sont les hommes qui gèrent l’élevage devenu industriel et de masse, alors que les femmes de la famille sont la plupart du temps dans la maison, à prendre soin les unes des autres et des enfants. Sous le prisme du féminisme de la première vague, les femmes étaient exploitées pour la conception et l’éducation des enfants. Malgré leur assignation aux tâches domestiques, elles étaient également très présentes à la ferme, comme vous le décrivez bien dans votre ouvrage. Pourtant, elles semblent aujourd’hui très distantes du milieu de l’élevage fermier. Doit-on y voir un rapport avec les nouvelles pratiques violentes d’élevage de masse ?

J.-B D. A. : Bien sûr, il y a une différence fondamentale entre l’élevage traditionnel et industriel. Dans le traditionnel, où il n’y avait qu’une dizaine d’animaux à la ferme, le rapport à l’animal était plus individualisé. Dans l’espace de l’élevage industriel, la quantité fait que le rapport individualisé à l’animal est impossible. Je ne crois pas que le fait qu’il y ait ou non des femmes dans les élevages changerait grand-chose, même si par expérience, quand j’ai rencontré des ouvriers en porcherie, j’ai toujours été frappé par le fait que ceux qui sauvaient le plus souvent les animaux, qui les extrayaient pour les soigner, étaient bien fréquemment des femmes davantage que des hommes. Ce sont étonnamment les femmes qui sont bien plus présentes dans les bâtiments de maternité. Je ne sais pas pourquoi. Est-ce que l’on attend naturellement d’elles qu’elles soient à même de dispenser des soins ? Le soin relève historiquement du domaine des femmes, à juste titre ou non, que ce soit de la naissance à la mort ; même les toilettes funéraires étaient autrefois majoritairement accomplies par les femmes. Même si, bien sûr, on a tous ces images de fermières qui égorgent des lapins, à l’instar de la Génitrice dans Règne Animal, j’ai quand même le sentiment que l’élevage intensif reste un système éminemment masculin qui symbolise la violence. C’est ce que j’ai voulu montrer dans l’ouvrage : cette lignée d’hommes, qui de père en fils, transmettent la violence qui finit par être incarnée dans l’élevage intensif. Cela questionne le rapport au patriarcat, à la violence des hommes.

V. F. : Justement, dans votre livre L214, une voix pour les animaux, vous citez Catherine Rémy, chercheuse en sociologie au CNRS et à l’EHESS, auteure du livre La fin des bêtes : une ethnographie du travail de mise à mort des animaux. Après avoir exposé les dérives parfois sadiques des personnes en charge de tuer les animaux, vous reportez son travail sur le rapport violent que l’homme entretient avec l’animal durant l’abattage. Catherine Rémy souligne l’absence de compassion envers les animaux et l’aspect combatif, viril et symbolique de la lutte avec l’animal, synonyme de courage et de force. Vous présentez une forme de masculinité qui s’abat sur les animaux par une absence d’empathie, de compassion, d’émotions. On retrouve également dans la publicité, tout comme dans l’imaginaire collectif, l’idée que la consommation de viande est quelque chose de viril et masculin.

J.-B D. A. : Oui tout à fait. D’ailleurs très souvent, un des arguments les plus rebattus quand il est question de végétarisme, c’est de comparer l’Homme au lion (« mais le lion mange aussi des animaux ! »). Cela n’a rien à voir avec de l’antispécisme : on en vient à comparer l’Homme à l’un des plus grands prédateurs, sans aucune considération des différences physiologiques. Il apparaîtrait à n’importe qui que nous n’avons pas la même mâchoire qu’un lion… Culturellement, l’homme est conditionné pour manger de la viande. L’un des aspects intéressants du travail de la philosophe Florence Burgat qui a écrit L’humanité carnivore est de démontrer qu’il se joue une forme de combat symbolique entre l’homme et l’animal. Elle suggère que nous ne sommes peut-être pas dans une forme de dissonance cognitive : l’Homme sait très bien que l’animal est tué et qu’il souffre pour être mangé ; s’il le mange, c’est justement pour asseoir sur lui sa supériorité. On peut être tenté de voir les mêmes ressorts de domination dans le rapport entre les hommes et les femmes. On parle d’ailleurs de prédation sexuelle dans les cas de harcèlement ou d’abus. J’ai été surpris de voir qu’il y a beaucoup plus de femmes qui sont engagées dans le végétarisme et le combat antispéciste, et encore plus étonné d’apprendre que, par ailleurs, beaucoup des hommes engagés dans ces combats travaillent énormément sur les questions de genre et de redéfinition de la masculinité.

Y. B. : Vous évoquiez en début d’entretien qu’être végan ou végétarien apparaît comme une forme d’action individuelle. Quelle est alors la part des luttes collectives et des luttes individuelles dans le militantisme ? On entend souvent dire que ce sont les lois et les entreprises qui doivent faire bouger les choses car une partie des citoyens semble renier toute responsabilité éthique en tant que simples consommateurs. Où se trouve la limite entre la volonté individuelle à réellement changer et une réelle modification sociétale de nos modes de consommation ?

J.-B D. A. : Je pense que c’est un combat qui ne peut qu’être mené à des niveaux différents. D’abord, au niveau collectif en mettant la pression sur les politiques – ce que font les militants de L214 au travers de revendications, de publication de manifestes, de pétitions et de sensibilisation des politiques au niveau local et national. Il y a bien évidemment les industriels qui jouent un rôle majeur dans le changement : en continuant à sensibiliser les gens au changement individuel, les entreprises, qui sont tout à fait opportunistes, n’auront pas d’autre choix que d’adapter leur offre à la demande. Si la viande existe et qu’elle est commercialisée à ce point, c’est parce qu’il y a avant tout une demande. En infléchissant la demande, inévitablement, on fera apparaître d’autres propositions sur le marché. C’est ce qui se passe depuis une dizaine d’années avec l’apparition de tous les produits simili carné et toutes les alternatives dans la restauration et dans la grande distribution. C’est ce qu’il se passe aussi avec l’interdiction des cages pour les poules pondeuses. Il doit également y avoir un travail de lobbying, qui consiste à faire pression sur les entreprises pour les inciter à changer les choses (cela a fonctionné pour les conditions de récolte des œufs). Les combats individuels et collectifs ne peuvent être dissociés. Il y a la nécessité de faire changer les gens sur leur rôle de consommateurs, tout autant que la nécessité d’un travail collectif sur la pression des politiques et des groupes industriels.

Citer cet article

Référence électronique

Victoria Ferracioli et Yasmine Belhadi, « De Règne animal à L214. Une voix pour les animaux : les relations Homme-Animal sous la plume de Jean-Baptiste Del Amo », RadaЯ [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=192

Auteurs

Victoria Ferracioli

Issue d’une famille d’ouvriers et de paysans, Victoria Ferracioli se sépare du milieu rural pour réaliser une licence en arts plastiques à l’université de Strasbourg avant de se diriger vers le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain. Naturaliste amatrice et écologiste, elle questionne les relations qui se nouent entre humains, non-humains et environnement au sein d’œuvres d’art contemporain dans le contexte de la crise écologique actuelle. Son mémoire de fin d’étude porte sur l’empathie esthétique à l’ère de l’anthropocène et met en lumière les revendications artistiques, écoféministes et les pratiques corporelles en lien avec l’écologie profonde. Son parcours lui a permis d’acquérir des expériences de coordination, de commissariat d’exposition, de médiation et de critique.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Articles du même auteur

Yasmine Belhadi

Diplômée d’une licence en design graphique et du master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain de l’université de Strasbourg, Yasmine Belhadi s’engage, dans ses écrits théoriques, à proposer une histoire décoloniale des pratiques artistiques. Son approche s’attache à dépasser les regards essentialistes portés sur les individus et les cultures pour favoriser une vision complexe et fluide des identités. En proposant une lecture intersectionnelle des rapports de domination, ses recherches rendent compte des pratiques de soin opérées par les artistes contemporains pour réparer les corps que les multiples violences subies ont rendu vulnérables. Son intérêt pour les arts africains et arabes l’ont amené à travailler pour la Fondation Kamel Lazaar à Tunis ou la galerie Mashrabia au Caire.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-SA 4.0).