Résumé

D’un geste délicat, Agnès Geoffray explore les recoins des images qui la touchent. Que ce soit par le biais de la retouche, d’un accrochage spécifique ou du matériau utilisé, tout porte à considérer les photographies qu’elle crée ou manipule d’un œil interrogateur. Convoquant une multitude d’autres images, son travail semble concrétiser la puissance d’évocation du détail, capable de questionner nos perceptions. Cet entretien avec l’artiste nous éclaire sur son processus et met en discussion certaines problématiques du détail qui nous préoccupent dans ce numéro de la revue.

Texte

Gwenaëlle Fenon : Une partie de vos travaux repose sur des images d’archives. Dans votre série Incidental Gestures, vous intervenez sur certains détails, en altérant la perception historique des événements capturés dans ces images. Quel rapport tissez-vous avec la notion de vérité, et/ou de preuve dans votre travail ?

Agnès Geoffray : Concernant Incidental Gestures, la question de la preuve est relativement peu apparue dans ma démarche, l’enjeu de la série a été davantage tourné vers la notion de perte. La question de la vérité s’est malgré tout posée à un moment donné, car je touchais à la dimension historique de certaines images. J’opérais un déplacement, je faisais un écart dans le contexte historique, même s’il demeure reconnaissable. Je ne l’efface pas à proprement parler, je le déplace. Mon approche éthique a été justement que le contexte historique ne soit pas complétement évacué. Sur des photographies familiales anonymes, par exemple, elle est plus diluée. La question de la vérité s’est posée forcément, mais elle n’a pas été le moteur du travail. Je savais d’emblée que la retouche allait créer une métamorphose, l’apparition d’une nouvelle image. Et d’autant plus, que l’acte de retouche allait en convoquer des tas d’autres, comme des images fantômes, comme un membre manquant.

G.F : C’est assez libre d’interprétation, ou essayez-vous de la conduire ?

A.G : Je n’essaie pas de la conduire, mais plutôt de l’ouvrir. Pour les images les plus douloureuses, comme Laura Nelson et Libération, le fait de rajouter, d’effacer, convoque d’autres images. Je suis attachée à la dimension évocatoire des images, qui laissent au regardeur la liberté d’en appeler d’autres. L’appel des images. Pour Laura Nelson, l’acte de retouche qui consiste à effacer la corde qui a servi à la pendre (Laura Nelson a été lynchée et photographiée au temps de la ségrégation raciale aux États-Unis) métamorphose cette figure victimaire en figure d’élévation, en recouvrant bien sûr la dimension mystique d’une telle figure, mais cela va au-delà, c’est aussi la débarrasser de ces attributs victimaires, pour retrouver l’individu seul. J’ai fait acte de soustraction pour la libérer symboliquement. Pour le diptyque Libération, je ne pouvais pas montrer uniquement l’image retouchée de cette jeune femme que je revêts, il me fallait forcément présenter le pendant de sa source première. Dans l’image retouchée, si l’on n’y prête pas attention, on pourrait penser à une scène de liesse dans une fête, même si tous les détails de l’image sont porteurs de cette violence, à bien y regarder : l’autorité masculine, étatique et militaire point dans chaque détail de l’image. Pour moi, c’était réparer, atténuer une violence ou une charge dramatique, mais l’atténuer pour emmener le regardeur à comprendre ces images douloureuses. C’est-à-dire se détacher de la violence manifeste, de la reconnaissance immédiate de ces images, pour repenser la figure victimaire et les postures qui sont engagées dans ces photographies. Toute la série consiste simplement, à porter une attention aux images. Porter attention, avoir de la considération pour ces images douloureuses qui nous hantent, ou pour toutes ces images d’archives intimes oubliées.

Agnès Geoffray, Laura Nelson, 2011

Série Incidental Gestures, 22 × 16 cm.

© Site officiel de l’artiste

P.C : N’est-ce pas aussi pour se détacher d’un aspect sensationnel de l’image ?

G.F : En effet, nous nous sommes questionnés sur le potentiel de dérivation qu’a le détail. Le détail ne nous fait-il pas dériver, éviter la confrontation directe avec la violence ?

A.G : En effet, ce n’est pas pour moi une question qui touche le spectaculaire ou le sensationnel, ce serait plutôt rechercher l’infime élément d’une image, qui, une fois modifié, en basculerait la lecture première. Dévier le pouvoir des images violentes, par l’infime. La charge de certaines images, m’a d’emblée conduite à repenser la représentation victimaire par l’acte de retouche. Faire en sorte, par la photographie, que les personnes ne soient pas figées pour l’éternité dans un état de victime, mais que le rajout ou le prélèvement, les fasse rebasculer dans une forme de dignité, d’apaisement. Au contraire, pour certaines images plus ordinaires que j’ai manipulées, il s’agissait d’accentuer une charge dramatique qui était là, souterraine, et ne demandait qu’à émerger. L’enjeu de la série a été d’atténuer ou d’exacerber une charge dramatique ou une violence déjà sous-jacente ou manifeste, dans chacune des photographies originelles.

Agnès Geoffray, Libération I et II, 2011.

Série Incidental Gestures, dyptique, 22×34 cm

© Site officiel de l’artiste

G.F : Un usage courant de la retouche consiste en une tentative de rendre celle-ci invisible au sein de l’image. Vous la laissez visible. Serait-ce une manière de mettre à distance le spectateur et permettre un recul critique ?

A.G : Oui, c’est cela. Sur certaines images, on devine rapidement ce que j’ai rajouté ou enlevé, et sur d’autres pas du tout. Sur celles où l’on ne devine rien, l’image est en tension, semble flottante. Il y a une étrangeté que l’on ne sait pas nécessairement situer. C’est en ces termes que je laisse le spectateur libre de se réapproprier ces images. L’image première est perdue, mais il en subsiste une autre, dont j’ai transformé et repointé l’élément d’étrangeté. Pour les images violentes, oui l’acte de retouche les remet à distance, et nous permet de poser un regard nouveau sur ces images, de contrarier l’« usure du regard » comme l’évoque Dominique Baqué. C’est le propre du travail de l’artiste de manipuler, déplacer, déployer les images pour nous emmener à les repenser, à faire acte de mémoire, dans tout leur contexte mais aussi dans leur portée iconographique. Dans la majeure partie de mon travail, une récurrence consiste à opérer une sorte de filtre qui nous remet à distance, qui permet de faire écran. Un filtre poétique bien souvent. L’acte de retouche n’est pas ici un acte de dissimulation, mais tout au contraire un acte de révélation. Il s’agit de réinvestir ces images. De ne pas être otage des images, mais laisser travailler l’imaginaire, laisse ressurgir les réminiscences.

Agnès Geoffray, Sans titre (Cataleptique), 2012.

Série Incidental Gestures, 33 ×48 cm

© Site officiel de l’artiste

P.C : Vous intervenez clairement sur des points « cruciaux » de l’image, et du coup cela nous ramène au détail. Souhaitez-vous porter l’attention sur des détails, plutôt que sur ce qui va se diriger vers nous ?

A.G : Cela dépend des images. Par exemple, pour la femme qui bascule en arrière, je ne parlerais pas de détail. Pour moi la force provient de sa posture, l’ambivalence de son état de suspens. Je parlerais de détail paradoxalement avec les vêtements déposés au sol. La scène préalable était à trois personnages ; il n’en reste plus qu’un, mais il subsiste cet amas de vêtements. Si je parlais de détail pour cette image, il ne se situerait pas là où l’on croit, mais dans les restes de la scène première disparue. Et donc pour moi ce tas de vêtement crée de l’étrangeté dans ce qui n’est plus. A priori la figure attire le regard, mais le détail réside, et résiste dans cette masse de vêtements qui jonche le sol. Il y a d’autres images où un détail est retouché. Pour Glanz, figurant une femme assise dans un fauteuil, j’ai accentué la noirceur de ses yeux et allongé ses doigts…

G.F : C’est donc parfois très subtil !

A.G : Oui, cela est parfois infime, on ne peut pas toujours savoir ce que j’ai changé, mais peu importe : ce qui m’intéresse, c’est l’étrangeté ; l’étrangeté de sa posture et de son regard qui reste, et qui nous happe.

P.C : Au rythme de la série, le spectateur peut adopter une posture de recherche pointilleuse. On se retrouve en effet à chercher quel a été l’élément retouché, sans toutefois toujours la voir au bon endroit.

A.G : Peu importe, ce n’est pas un jeu de piste à mes yeux. C’est pour cela que j’entends laisser libre cours au regardeur. Ce qui subsiste va peut-être l’ébranler, le toucher, mais l’on ne sait pas à quel endroit.

G.F : Roland Barthes parle de cela avec le « punctum ». Il s’agirait en effet d’une piqûre, que l’on ne sait pas définir. P.C : Le fait qu’il décrive cette réaction à l’image comme subjective nous a beaucoup interrogé : serait-ce réellement subjectif, ou est-ce finalement contenu dans l’image, voire prévu par l’artiste ?

A.G : C’est les deux. Lorsque j’ai acheté cette image où l’on voit une femme penchée en arrière (elle était prise originellement entre deux personnages), j’ai vu immédiatement la portée et la beauté de cette posture, entre élévation et abandon, qui m’évoquait là encore d’autres images, comme celles des cataleptiques de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière. Mais au-delà de cette référence iconographique et médicale, énormément de références sont convoquées, c’est la force même de cette posture de suspens. De multiples échos peuvent émaner de la subjectivité de chacun·e, comme du pouvoir de survivance de cette figure, que je repointe, et mets en évidence, mais qui était déjà contenue dans l’image. Mon acte d’autrice ici, est d’effacer pour révéler.

G.F : Justement, on peut considérer que chacun·e possède son stock de connaissance, son « background ». Prenez-vous cela en compte ?

A.G : Complétement, mais en premier lieu, je prends et tiens compte forcément de mon « réservoir » à moi. Forcément, les images que je trouve, retouche et réactive, provoquent d’autres images, rencontrées dans la presse, le cinéma, la peinture, la littérature… Je suis consciente et joue de ces récurrences, qui constituent une partie majeure dans mon travail. J’interroge l’ambivalence des gestes et des postures que l’on connaît déjà, que l’on a déjà rencontrés, que l’on a assimilés.

Agnès Geoffray, Les Impassibles VI, 2018

Serie Impassibles (9 photographies), 20 × 30,5 cm

© Site officiel de l’artiste

P.C : Le punctum est souvent pensé dans les termes du spectateur. Vous vous situez à la fois dans la posture d’artiste et de spectatrice de ces archives. Opérez-vous par « punctum », par ce qui va vous poindre, vous toucher ?

A.G : Oui, tout à fait. Lorsque j’achète ces images, c’est parce qu’il y a un endroit, un objet de ces photographies qui m’appelle. Pour toutes les images de la série Incidental Gestures, j’ai saisi un endroit de l’image dont j’ai pressenti que je pouvais le faire tendre vers un ailleurs. Simplement, par mon intervention, j’offre un autre détail. Parfois ce qui m’a touchée ou appelée, disparaît aussi. J’essaie toujours de faire en sorte que le regardeur ne soit pas prisonnier des images. C’est pour cela que je parle d’évocations, mais c’est aussi pour cela que je mets en jeu des images très simples : les mises en scène sont épurées. C’est justement parce qu’elles sont simples qu’elles font appel à une multitude de référents. J’ai déjà évacué certaines choses, pour ne revenir qu’à la figuration d’un geste ou d’une posture, pouvant être réinterprétée, une fois décontextualisée.

G.F : Peut-on parler de détournement par la retouche du détail ?

A.G : Je parlerais plutôt de déplacement.

P.C : On note en effet une grande délicatesse dans vos interventions plastiques.

A.G : Dans le détournement il y a cette idée de quelque chose qui n’est déjà plus là. Lorsque l’on se tourne, la chose n’est plus là, alors que lorsque l’on se déplace, on est à côté, on peut encore la voir.

G.F : Le détail semblerait être synonyme d’une échappée du cadre du récit de la photo en mettant l’accent sur la réminiscence des gestes. Dans la série Les Impassibles, vous vous focalisez précisément sur les mains à travers la réalisation de plusieurs mises en scène très précises. Les gestes des mains photographiés renvoient-ils ici au langage des signes ?

A.G : La main m’intéresse, car c’est que c’est ce qui permet de toucher, d’appréhender le réel, tout comme la vue, mais c’est aussi une limite du corps. Elle peut faire signe, mais il ne s’agit pas ici d’un intérêt pour la langue des signes. Les signes que j’offre à voir sont à réinventer, il faut se les réapproprier. Par exemple, il y a une photographie dans laquelle l’on voit des mains et des bras tendus. C’est aussi bien une image de soumission, de punition mais aussi un geste d’apposition. N’apparaissent dans cette série que des fragments de corps ; c’est de cette manière que je conçois le détail. Le corps est fragmenté, découpé pour ne s’intéresser qu’à la portée des postures de ces mains, et leur ambivalence.

P.C : Il me semble que ces gestes sont les véhicules d’images sociales. Bien qu’il ne s’agisse que de mains à plat, leur posture est très connotée. Les rapports sociaux que peuvent exprimer ces images font-ils partie de l’intérêt que vous leur portez ?

A.G : Les sources de mes images sont diverses et variées. Les mains sont porteuses de cette idée d’un corps contraint. La contrainte est parfois diluée, mais l’on retient l’idée d’un corps soumis ou en résistance. En cela, je rattacherai mes images aux rapports sociaux que vous évoquez, bien que je ne les pense jamais ainsi dans mon approche première.

G.F : De quelle manière envisagez-vous la force du détail vis-à-vis de l’ensemble de l’image ?

A.G : C’est un mouvement paradoxal pour moi. Le détail c’est à la fois l’image forcée et libérée : on contraint l’image mais quelque part, on la libère aussi. C’est-à-dire que l’on laisse la liberté au regardeur de recréer les autours de l’image. Le paradoxe consiste en ce que l’on induit le regard du spectateur, et en même temps, on lui laisse la liberté de réinterpréter son contexte. Je parle là du détail comme une découpe, comme un fragment car c’est ce qui revient beaucoup dans mon travail. Il s’agit d’une incision. C’est cette idée de double mouvement qui me fascine : du recentrement et du décentrement.

P.C : Ce double mouvement exprime-t-il pour vous un rapport de force qui était déjà intrinsèque à l’image ?

A.G : Dans mon travail de mise en scène, je pense l’image pour le détail, mais si ce sont des images que je trouve, que je chine, c’est le détail qui m’appelle en premier.

G.F : Comment décririez-vous cette place qu’occupe le détail dans votre travail ?

A.G : Ce qui a toujours été récurrent dans mon travail ce sont ces corps fragmentés, donc détaillés, coupés. Cela a toujours été plus ou moins là. Simplement, dans ma dernière série PLIURES, la question du détail constitue le point exact de la série. Il s’agit du pli : ce qui se niche dans le pli, que l’on ne perçoit pas, ce qui suscite la pulsion scopique ; voir et réinventer ce que l’on ne voit pas. Le pli suppose le revers, l’arrière de l’image, ce qui se dérobe à notre regard. Le pli est une cassure, qui morcelle les espaces, et démultiplie les détails.

Agnès Geoffray, PLIURES VIII, 2019

Série Pliures, impression digitale sur soie, 52 × 24 cm chacun

© Site officiel de l’artiste

P.C : Dans votre série 13 fragments, vous isolez les détails d’une image, tout en laissant dans le cadre une marge blanche. Cet espace laissé vide semble investi d’une fonction, celle de signaler l’absence de quelque chose. Comment s’expriment ces détails dans le soin que vous apportez à l’accrochage ?

A.G : 13 fragments, est la décomposition en 13 diapositives de l’image source Libération issue de la série Incidental Gestures. Cette image de femme nue livrée à la vindicte populaire au moment de la Libération, m’a hantée pendant longtemps. Où que l’on regarde dans l’image d’origine, on ne trouve que des signes de violence. Violence masculine, car la foule est seulement constituée d’hommes souriant, violence militaire, car au loin on voit des soldats américains immobiles, et violence étatique par la présence des drapeaux français. Par la fragmentation, j’ai repointé ces multiples violences. Il y a ici un double geste : à la fois je mets en lumière toutes les violences inhérentes à l’image, et à la fois je les dilue : le contexte premier devient flou. Ce qui m’intéressait, c’est que l’on entre dans cette pièce, et que l’on soit confronté·e à tous ces détails sans forcément savoir qu’ils émanent d’une seule et même image. À la fin de l’installation, nous voyons la photographie dans son entièreté. La force de la pièce vient aussi du parcours du spectateur, du temps consacré à chaque fragment, jusqu’au dévoilement.

Agnès Geoffray, Lightbox, 2014

Série 13 fragments, 20 × 15 cm, slide 6 × 6 cm

© Site officiel de l’artiste

P.C : Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser des boîtes lumineuses pour cette série en particulier ?

A.G : La boîte lumineuse c’est un objet qui permet de scruter un négatif ou positif photographique, de l’étudier. Potentiellement, qui dit boîte lumineuse dit compte-fils, être au plus près de l’image, la détailler.

P.C : Votre intérêt pour les gestes amène-t-il une importance du micro-geste dans votre travail ? Je pense notamment au détail de cette poigne dans Libération issue de votre série Incidental Gestures. Bien que rien dans l’image ne semble suggérer de violence, cette poigne ferme nous met sur la piste de ce qui se passe réellement dans l’image.

A.G : Je parlerais plutôt de geste ordinaire que de micro-geste. Des gestes ordinaires qui peuvent basculer vers une dimension plus ambivalente. Même si les gestes auxquels je m’intéresse ne sont pas à proprement parler anodins, ils sont chargés : ils font écho à des tas d’autres gestes. Je trouverais plutôt la question du micro-geste dans ma pratique de l’écriture, et dans le fait d’écrire de façon microscopique sur des petits bouts de papier. J’aime cette idée du micro-geste, mais je ne sais pas si je m’y retrouve exactement.

P.C : Je perçois dans votre travail une grande discrétion, qui se rapporte par ailleurs de près ou de loin à cette discrétion du détail. Vous racontez quelque chose qui se profile, que l’on peine à cerner mais dont on a l’indice…

A.G : Cette idée de discrétion est assez belle. Il s’agit de quelque chose qui ne se donne pas à voir immédiatement. Lorsque l’on croit que cela se révèle à nous, il y a en fait toujours une autre lecture qui apparaît. L’image s’échappe, c’est ce que j’espère mettre en place dans mon travail.

G.F : Si l’on peut élargir le propos à des questions d’actualité, pensez-vous que le détail reconnecte le spectateur à un sentiment de vérité, au-delà du spectaculaire et de toute mise en scène ?

A.G : Je ne parlerais pas de détail en termes de vérité, mais je dirai que le détail renvoie à une intériorité.

G.F : Une micro-résistance peut-être, appartenant à chacun·e ? Chacun·e consomme les images à sa manière, et choisira son détail, son interprétation.

A.G : J’adhère à cette idée de micro-résistance, la liberté de pouvoir lire, interpréter, investir les images selon sa subjectivité, son vécu. D’emblée, je ne crois pas à la vérité de l’image car il y a toujours manipulation. Le fait de recadrer une prise du réel, c’est déjà manipuler. Même dans les images documentaires, qui sont a priori des prises directes du réel. L’image tronque toujours le réel, d’une certaine façon. Les artistes le déforment et le manipulent d’autant plus. C’est déjà une interprétation. Et parfois une révélation.

G.F : Un simulacre ?

A.G : Oui, c’est un terme que j’utilise couramment. Je ne pense pas en termes de vérité mais en termes de réception, de résonance. Je suis attentive à la réception que l’on a des images, pas forcément à ce qu’elles tentent de restituer d’une « vérité », mais comment elles résonnent en nous.

P.C : La photographie peut-elle, même, restituer la vérité ?

A.G : Par exemple, la photographie originale de Laura Nelson, oui (la jeune femme lynchée). Mais en même temps, c’est la vérité du moment où elle fut pendue, dans laquelle elle est enfermée, pas la vérité de son existence.

P.C : Y a-t-il une méfiance de la photographie en tant que parcelle de réalité ?

A.G : Une méfiance, non. Ce qui a initié la série Incidental Gestures, c’est que la photographie peut être un instrument du pouvoir, qu’elle l’a été, et l’est encore. Mais je ne parlerais pas pour autant de méfiance. Ce qui m’intéresse dans la photographie, ce n’est pas la méfiance qu’elle est susceptible de susciter mais la portée évocatoire qu’elle peut acquérir. Quand je pense la photographie, je pense à produire des images qui peuvent nous toucher parce qu’elles vont nous déplacer vers d’autres images, d’autre déjà-vus.

P.C : C’est donc toujours une mise en regard avec des choses qui ne sont pas là ?

A.G : Oui, tout à fait. Des images fantômes, qui sont hantées par d’autres images. Des choses que je sais parfois déterminer, parfois que je construis, parfois aussi malgré moi. Des images en devenir. Si la photographie nous touche, c’est parce qu’elle convoque d’autres images. Des images qui nous sont intimes, qui nous sont communes.

P.C : Et issues de l’imaginaire collectif, aussi.

G.F : Cela convoque les différentes matérialités de l’image. Les images ne visent pas à ressembler à la réalité mais à déployer tout un imaginaire.

A.G : Oui pour moi toute la force de l’acte photographique est là : déplacer, déployer, le réel, pour éveiller l’imaginaire et la pensée.

Citer cet article

Référence électronique

Gwenaëlle Fenon et Paula Marie Consuegra, « Entretien avec Agnès Geoffray », RadaЯ [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 12 novembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=275

Auteurs

Gwenaëlle Fenon

Diplômée de la licence Industries culturelles, art et sociétés de l’université de Lille 3, Gwenaëlle Fenon a intégré le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain à l’université de Strasbourg afin d’appliquer ses connaissances en sciences sociales à l’art contemporain. En tant que critique d’art, elle a publié pour Transversalles, The Art Momentum et Rue 89. Riche de sa formation interdisciplinaire, Gwenaëlle porte un intérêt tout particulier aux phénomènes liés à la mondialisation de la culture, qu’elle observe sous le prisme des flux et des mobilités. Ces questionnements l’ont conduite à s’intéresser aux rapports de pouvoir existant entre l’Occident et l’Afrique dans le marché de l’art au sein d’un mémoire dans lequel elle décortique les productions d’artistes des diasporas du continent africain qui ont décidé de s’installer en Occident. Dans une perspective postcoloniale et décoloniale, elle y aborde les questions relatives au métissage qu’elle perçoit comme un acte de résistance politique et culturelle. Attachée à la diversité et à l’égalité des cultures, elle s’inscrit dans ce corps de nouvelles réflexions critiques qui promeut un décentrement de la vision prédominante de l’universalisme occidental vers celles qui privilégient les pluralités constitutives de ce monde.

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Paula Marie Consuegra

Durant sa licence d’arts plastique à Aix-en-Provence, Paula Marie Consuegra a développé une pratique mêlant photographie, danse, vidéo et performance. Poursuivant son goût pour l’écriture, elle part à Strasbourg pour intégrer le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain. Elle développe dans son temps libre ses propres compositions musicales sous le nom de poqpie. Elle consacre sa recherche à revaloriser la maladresse, la lacune, convaincue qu’elles sont dans l’art contemporain vectrices d’émotions fortes.

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