Microcosme et société, quand la fête nous construit une identité

DOI : 10.57086/radar.338

Résumé

La pression sociale sur les individus est forte et pour y pallier, des lieux spécifiques ont été conçus. Ces lieux encadrent la soupape de décompression qu’est la fête, dans un espace-temps précis. La discothèque permet une expression de la violence inhérente aux Hommes dans un cadre safe, défini et immersif. De cet espace-temps défini découle la création de tribus, de groupes d’individus rassemblés autour de préoccupations communes (musicales, sexuelles, etc.), ressentant les mêmes émotions fédératrices, à la manière d’une nouvelle religion. Les conséquences de l’expérience immersive sur l’utilisateur seront abordées à travers les questions de l’expression du genre, de comportements exceptionnels et/ou à risque. Cet article s’appuie principalement sur deux œuvres ; la performance Too night de l’artiste Carole Douillard et la pièce chorégraphique Crowd de Gisèle Vienne.

Plan

Texte

L’immersion n’est pas toujours là où on pourrait l’attendre. Loin des installations ultra-technologiques et techniques auxquelles nous sommes désormais confrontés, certains lieux ou espaces de notre quotidien sont par essence immersifs. C’est par exemple le cas des parcs d’attraction, des magasins et des grandes surfaces qui, au moyen d’une séparation nette entre monde extérieur et environnement intérieur, incitent à la consommation dans un but commercial. Nous sommes donc en contact régulier avec des dispositifs immersifs sans en avoir recherché consciemment l’expérience. L’expérience immersive s’y réalise alors de manière passive sans prise de conscience de ce phénomène. D’autres lieux procèdent à l’immersion pour extraire l’usager de son quotidien. C’est le cas des boîtes de nuit, lieux de fête par excellence, qui grâce à de multiples stratégies vont fonctionner comme un monde parallèle, doté de ses propres règles.

Les techniques utilisées pour parvenir à cette immersion sont assez archaïques. La boîte de nuit est un bâtiment clos sur lui-même, sans fenêtre, sans ouverture directe vers l’extérieur et au fonctionnement nocturne. L’immersion dans ce type de lieux repose principalement sur la coupure avec le quotidien, mais aussi sur la mise en œuvre de dispositifs lumineux, sonores et des stimuli visuels. Les effets de ces dispositifs sur le comportement des usagers sont amplifiés par l’absorption d’alcool et par la consommation de drogues diverses, dures ou récréatives, pouvant induire l’excitation des sens. La « boîte » se distingue des bars, pubs, par l’existence d’une piste de danse et la présence d’un DJ – Disc Jockey – qui sélectionne, mixe et diffuse en direct de la musique1. Elle permet de rassembler des groupes de personnes séparées par leurs quotidiens et leurs obligations journalières (travail, lieux de résidence…). Elle offre une parenthèse, le dépassement de la vie ordinaire pour un moment de joie, d’euphorie, de légèreté et de détente.

Le musicologue Philippe Gonin, spécialiste des musiques actuelles, a lui-même soulevé cet aspect dans une enquête dédiée à la construction des archétypes sociaux dans le film La fièvre du samedi soir sorti en 19782. Tony Manero et Stephanie Mangano, les deux principaux protagonistes du film, n’ont rien en commun. Elle est une jeune femme cultivée, fait de la danse classique, habite un quartier huppé alors que lui, jeune « paumé », passe ses weekends en discothèque et vit avec sa famille dans le quartier italien de New York. Pourtant, ils vont se rencontrer par le biais de la boîte de nuit. Le lieu ici, parallèlement à leur passion partagée de la danse, va permettre le contact. Il est à la fois condition et prétexte de cette rencontre qui n’aurait sans doute pu naître ailleurs. On saisit d’emblée, et c’est le propos de Philippe Gonin, combien la boîte de nuit modèle sa propre communauté, une communauté qui semblerait décalée, qui n’aurait pas sa place dans notre quotidien. Cette communauté est créée par l’action de se rendre en discothèque, d’y passer du temps, en dépit des « paramètres de rencontre » qui s’appliquent en dehors de celle-ci (lieu de travail, lieu de vie…). Elle se place ainsi en opposition à la vie sociale, au temps de la quotidienneté.

En forgeant le concept de « tribalisation »3, le sociologue Michel Maffesoli avance que notre société actuelle n’est plus un tout mais plutôt une infinité de « tribus », c’est-à-dire une infinité de petits regroupements d’individus autour du même « totem », du même centre d’intérêt. Si la boîte de nuit est un pont entre différents mondes qui habituellement ne se croisent jamais, elle est elle-même un microcosme duquel résulte une communauté. Les boîtes de nuit n’ayant cependant pas un fonctionnement uniforme, la tribalisation opérera également au sein de celles-ci : elles se différencient par des « totems » qui sont musicaux (raï, rap, zouk, techno) ou encore sexuels (boîtes gay, libertines…). Les nouveaux arrivants adopteront les règles intrinsèques, explicites ou implicites du lieu, dans un but d’intégration à la communauté déjà formée. Les communautés ou tribus issues des boîtes de nuit sont ainsi doubles. Elles répondent à la fois aux caractéristiques des fêtards et aux caractères plus spécifiques que chaque totem impose. Visiteurs et lieu influent sur le résultat final.

En tant que lieu de rencontre, la boîte de nuit a connu son apogée dans les années 1970, à une époque où cette occasion de sortie était pour beaucoup de jeunes l’un des seuls moyens de faire connaissance en toute liberté. Cette liberté constitue une partie essentielle de l’identité de la boîte de nuit et entre également dans l’identité des noctambules qui la fréquentent. Forte de ces différents constats, je souhaiterais ici m’intéresser aux conséquences comportementales et sociales que l’immersion festive produit sur les usagers des boîtes de nuit (et autres lieux de fête moins conventionnels). Pour développer ma réflexion, je m’appuierai sur deux œuvres qui envisagent la fête comme cause de transes collectives, d’émotions communes et partagées mais aussi de libération, de rencontre avec soi-même et les autres. Il s’agit du spectacle Crowd (2017) de la chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne et de la performance Too night de l’artiste plasticienne et performeuse française Carole Douillard. En m’appuyant sur ces deux œuvres, je montrerai que les espaces festifs de danses nocturnes ne sont pas uniquement dédiés à l’entertainment. Leur mode de fonctionnement basé sur l’immersion de l’usager les amène à être des vecteurs de rencontre et de catharsis et à requestionner et réagencer les relations entre les différents protagonistes de la nuit. Nous verrons ainsi que le lieu y est à la fois scène et parterre, les usagers sont observateurs, observés, public et acteur.

Espace-temps et immersion

Par son agencement, la boîte de nuit coupe du monde extérieur toutes les personnes qui y pénètrent4. Le temps n’y a pas la prise qu’il peut avoir dans le quotidien et certaines règles et conventions s’y voient appliquées différemment ou même abandonnées. Cette coupure franche entre extérieur et intérieur, entre jour et nuit, en remettant en question les règles déjà établies, contribue à créer de nouveaux comportements.

Le lieu devient une bulle, un microcosme, une parenthèse dans le présent ; il donne naissance à de nouvelles communautés. Celles-ci se nourrissent des paramètres spécifiques à chaque lieu pour se constituer et exister dans un espace-temps bien précis. Ce temps est fixe et déterminé, cependant il n’obéit pas à la temporalité de notre quotidien : le présent est tout puissant. Les boîtes de nuit font en effet tout pour conditionner notre corps et notre esprit dans l’instant présent, principalement en nous coupant de tout extérieur. Cette temporalité motive et amplifie les comportements issus de la « bulle du présent », comportements qui peuvent être, pour la plupart, qualifiés d’« exceptionnels », d’« auto-destructeur », et mener les noctambules à des abus. Ces abus concernent généralement des produits licites tel qu’une consommation excessive d’alcool, une folie dépensière mais ils peuvent aussi conduire à des comportements plus dangereux, comme la consommation « récréative » de drogues excitantes et vectrices de liens sociaux tels que la cocaïne, le LSD, la MDMA. Elles ont pour but d’amplifier les stimuli sonores et visuels déjà présents et également d’atteindre un niveau différent de perception musicale, de « ressentir les émotions qui vont sortir de la musique »5.

La consommation est généralement à la mesure du quotidien. Plus il est monotone, plus importante sera la prise, dans le but de se couper d’un quotidien qui serait pauvre et redondant et dans la recherche d’un bien être mental. La polyconsommation de drogues6, qui peut être perçue comme une pratique festive ou marginale, est également une pratique culturelle qui s’accompagne de la création de liens sociaux. L’état de transe consécutif à la prise de psychotropes régule en effet les tensions sociales en se situant entre la transgression (vis-à-vis des lois françaises) et l’exutoire. La boîte de nuit est ainsi immersive et elle est également un lieu d’évasion et de socialisation. En raison de son caractère extratemporel et centré sur le présent, la fête appartient à un temps mythique antérieur au temps dans lequel nous sommes ancrés. Marcel Mauss et Henri Hubert voyaient déjà dans la fête l’éternité. Ils ont nommé ce phénomène Urzeit, que l’on peut traduire en français par « temps anciens » et « primitif ».

La notion de temps est au cœur de l’œuvre Too Night de Carole Douillard. Réalisée le 25 mai 2001 à Nantes, cette performance a mis à contribution douze performeurs, plongés en immersion dans la boîte de nuit Le Cirque. Elle consistait en l’imitation et la reproduction des « comportements types »7 des fêtards présents. Les performeurs dispersés dans le club devaient maintenir une pose ou répéter ces gestes empruntés pendant la durée d’une heure. Cette heure bien plus « fixe » que ne l’est la temporalité habituelle de la boîte de nuit perturbe les habitudes du lieu. Elle rompt la bulle du présent, cet Urzeit qui ne permet ni passé, ni futur.

Plan de la performance de Carole Douillard à la galerie Agraphie/Discothèque Le Cirque

Plan de la performance de Carole Douillard à la galerie Agraphie/Discothèque Le Cirque

Image fournie par l’artiste

Images et descriptions des actions menées dans la performance Too Night de Carole Douillard

Images et descriptions des actions menées dans la performance Too Night de Carole Douillard

Image fournie par l’artiste

Crowd consiste de son côté en une chorégraphie dans laquelle quinze danseurs incarnent les « teufeurs » d’une free party. Leurs gestes, méticuleusement choisis par Gisèle Vienne, extériorisent les émotions humaines primaires de violence et d’érotisme d’une manière bien spécifique. Ils sont dénaturés, hachés, décomposés. Des effets y sont ajoutés – ralentissements, glitchs, retour en arrière, découpages et saccades – conçus comme autant d’effets de cinéma, ou encore d’internet et de découpes vidéos qui modifient notre rapport au temps. « [Les mouvements] sont composés de différents registres gestuels, créant ainsi une pièce articulant de manière très dynamique, l’immobilité, le tableau vivant, le mouvement arrêté, le mouvement décomposé et son développement fluide, voire précipité »8. Entre Éros et Thanatos, la violence est dans Crowd exorcisée : la « teuf » permet l’expérimentation de la catharsis dans un cadre qui ne remet pas en cause l’ordre établi de notre société. Le temps y est également altéré, détendu et distordu. Cet allongement du temps et le rapport frontal de la scène permettent l’observation des comportements des fêtards et provoquent une forme d’empathie, de connexion physique du public avec les danseurs.

Extrait vidéo de la performance Crowd de Gisèle Vienne

Permalien: https://www.youtube.com/watch?v=QjjnqarGeoA

La gestuelle des acteurs de la fête

Je vois en Too night une œuvre qui permet l’observation de ces comportements éphémères et exceptionnels. Dans cette performance immersive qui se place dans un lieu lui-même déjà immersif, Carole Douillard a demandé à douze performeurs, qu’elle nomme aussi « figurants », d’imiter des gestes qu’elle qualifie de « gestes habituels de clubbers »9 comme « danser, marcher, regarder, se déplacer »10. La formulation : « geste habituels de clubbers » sous-entend que les clubbers ont leurs propres gestes et qu’ils sont donc déjà à considérer comme une communauté à part entière. Dans cette performance, chaque performeur répète ou « garde la pause » pendant une heure. Ces comportements d’imitation de mouvements sont autant de manières de les révéler, à la façon de miroirs ou, par l’immobilité, de créer une fracture au sein de la transe collective habituellement caractérisée par l’agitation. Avec Crowd, la gestuelle des noctambules est également questionnée. Dans ce spectacle, le lieu de la fête n’est cependant pas une discothèque mais un terrain vague. Terre battue, déchets tapissant le sol, nous sommes loin des décors de la boîte de nuit. L’environnement, plus brut, est celui d’une « teuf » ou « free party »11.

De nouveaux comportements calqués sur l’observation de l’entourage sont interprétés. Contrairement à Carole Douillard qui, à l’aide de complices, extrait et mime de manière exacte les comportements de personnes ne se sachant pas observées, Gisèle Vienne fait appel à des danseurs. La gestuelle de ces danseurs, produisant des effets visuels de ralentissements ou de répétitions, donne au spectateur une occasion unique de disséquer des mouvements à l’accoutumée insaisissables par leur caractère nocturne, hors société et microcosmique. À propos du découpage du langage corporel des acteurs-teufeurs, Gisèle Vienne s’exprime en ces termes :

La chorégraphie mise en œuvre à cet effet permet ces observations très précises à travers la dissection minutieuse des mouvements souvent fragmentés, détendus et retouchés. Ils sont composés de différents registres gestuels, créant ainsi une pièce articulant de manière très dynamique, l’immobilité, le tableau vivant, le mouvement arrêté, le mouvement décomposé et son développement fluide, voire précipité. […] Ces jeux chorégraphiques permettent un regard détaillé de l’action […]12

La notion de « registre gestuel » souligne elle aussi qu’il est question de gestes propres à une communauté, celles des « fêtards » qu’ils soient usagers des boîtes de nuit ou en des free. Ainsi, Gisèle Vienne et Carole Douillard se proposent de nous considérer en tant qu’observateur d’une gestuelle perçue comme « habituelle ». La technique de l’observation constitue l’une des bases des sciences sociales13. Elle amène et établit des faits. Elle est la première étape vers l’analyse et la compréhension. S’il est donc ici question de corps que l’on peut observer, qu’en est-il alors des changements qui agissent en profondeur, au-delà du geste ? La fête, la boîte de nuit est-elle immersive au point de modifier en profondeur celui qui l’arpente ?

La fête, un espace-temps permissif et libérateur

Il y a, au cœur de l’œuvre de Gisèle Vienne Crowd, une volonté de considérer la fête comme libératrice. Je dois ajouter une nuance : contrairement à la boîte de nuit qui est socialement acceptée et encadrée, Gisèle Vienne a choisi comme lieu d’action les Free Party. Or, ayant cette particularité de ne pas être organisées et contrôlées comme en discothèque, elles dérangent et échappent aux règles mais aussi aux figures d’autorité. Il n’est donc pas rare de voir des Free interrompues et des fêtards arrêtés par la police. Le sociologue Jean-Pierre Martinon explique pourquoi ces fêtes qui ne sont pas « officiellement » organisées, dérangent : « Débordements, troubles, violences, telle apparaît la fête spontanée à laquelle le peuple est enclin aux yeux des notables conservateurs ou modérés ainsi qu’à ceux de bon nombre de Conventionnels. La fête paraît trop intimement liée à l’effervescence et à l’agitation populaires […] »14. Pourquoi ceux qui font la fête dérangent-ils et font-ils peur ?

La fête n’est pas constante et fait partie des moments exceptionnels et ponctuels. Or, cette qualité qui la place dans un espace-temps spécifique, extra-temporel, et qui la différencie du temps de la quotidienneté lui confère une aura : la fête est exaltante. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse15 (1912), Émile Durkheim considère l’exaltation et le rassemblement comme deux éléments fondamentaux et fondateurs de la fête. Plus le paysage du quotidien est gris et monotone, plus la fête sera un élément exceptionnel qui laissera place à une foule enfiévrée. Cette transe traduit un besoin de spiritualité et de rassemblement depuis la perte progressive du pouvoir de la religion. C’est cette transe collective que Gisèle Vienne parvient à restituer sur scène. L’humain, ses sentiments, ses préoccupations y sont disséquées. Amour, violence, mais aussi frustrations sont autant d’émotions qui cherchent à s’exorciser. Dans Crowd, une grande partie de la réflexion menée touche à la violence, considérée comme quelque chose de nécessaire à la société. Pour Gisèle Vienne il y est en effet question de « la nécessaire soif de violence que chacun porte en soi, dans toute sa part d’érotisme mais aussi de sacré »16. Ainsi perçue, la violence fait partie de la nature humaine, elle est présente au sein de la société.

Tout comme la boîte de nuit, la free party traduit un besoin de divertissement, un moment d’euphorie cadré dans un espace-temps spécifique. L’une et l’autre permettent l’expression de cette violence intégrée mais refoulée dans notre société civilisée. La notion de « violence » n’est pas à interpréter comme quelque chose de systématiquement négatif mais plutôt comme quelque chose de nécessaire. Gisèle Vienne s’intéresse à la violence de l’homme civilisé : « Il m’importe de travailler sur certains types d’expression de la violence qui font bien partie de l’Homme civilisé et se révèlent nécessaires et ainsi de questionner les discours qui tendent à décrire la violence comme nécessairement barbare. ». La violence n’a pas forcément besoin de s’exprimer à travers des événements dramatiques mais se traduit ici dans une forme agréable et empreinte d’euphorie, dans un système de catharsis : « De manière complexe, c’est l’aspect jubilatoire et possiblement émancipateur de la violence que nous observons principalement »17. Dans Totem et tabou, Freud a précisément examiné l’aspect cathartique de la fête : « Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’une prohibition »18.

Image de la performance Crowd de Gisèle Vienne

https://info.arte.tv/fr/crowd-danse-sous-hypnose

La fête contemporaine répond à cette même volonté de libération par la catharsis et est socialement autorisée dans un espace-temps précis, lors d’événements ponctuels, et, généralement, sans débordements excessifs. Cette mécanique de libération des pulsions refoulées, provoquée en séparant le quotidien et l’exceptionnel (afin d’éviter le désordre social redouté par les figures de pouvoir), n’est pas propre à la fête contemporaine et aux discothèques. Dans l’histoire plus lointaine, les exemples ne manquent pas comme les charivaris19 et le carnaval au Moyen Âge. Le carnaval, par son principe de subversion temporaire des codes établis par la société, a constitué et constitue toujours une « soupape de sécurité » permettant la libération des pulsions, autrement peu admises en société. C’est ce dont témoigne aussi la trilogie des films American Nightmare20, thriller dystopique, précisément consacré à ces moments de relâchement extrêmes. Le premier film débute en l’an 2022, au moment de l’instauration de la « purge nationale annuelle » qui consiste à laisser totale liberté aux États-Uniens qui peuvent l’espace d’une nuit piller, tuer et saccager. Le gouvernement des « Nouveaux Pères Fondateurs » alors à la tête du pouvoir voit en cette solution extrême la possibilité d’évacuer les « émotions négatives » pour passer le reste de l’année paisiblement. Cette purge est considérée comme un « mal, un désordre nécessaire » pour maintenir l’ordre au sein de la société américaine.

La fête « sauvage » comme la fête au sein de la boîte de nuit sont autant de moyens de libérer cette violence dans un lieu dédié à cette fonction. Il est intéressant alors d’observer les moyens que la société met en place pour drainer cette violence en ayant toujours le contrôle sur celle-ci. Les lieux de fête encadrés dans le temps et l’espace, telles que les discothèques, permettent ainsi le contrôle des noctambules. Le lieu, le contrôle de l’espace-temps, la figure d’autorité du videur sont autant de moyens qui permettent à la fête de jouer son rôle cathartique sans débordements. Ainsi, la violence mais aussi le désir, l’amour et tout type de sentiments humains exprimés d’une façon collective peuvent-ils s’exposer et s’intégrer sans mettre en péril l’ordre établi – celui de la société extérieure ou dominante.

Entre voyeur et exhibitionniste, le regard porté par et sur le danseur

Crowd et Too Night, en s’intéressant tantôt au danseur, tantôt au spectateur qu’il soit assis dans une salle ou autour d’une piste de danse, se complètent. Tandis que dans Crowd, spectacle représenté sur scène, le type de regard auquel s’attache la pièce est celui du spectateur, dans Too Night l’attention est portée sur la façon dont les d’usager se regardent entre eux. Le corps est un support de discours à l’attention de la personne qui le regarde, qui le décrypte. Dans le monde de la nuit, une grande partie du dialogue passe par le registre gestuel qui se voit alors accentué et amplifié. Cette surreprésentation modifie le rapport entre les individus mais aussi le rapport qu’eux-mêmes entretiennent avec le lieu.

En boîte de nuit, nous sommes éloignés de la frontalité scène/public que l’on peut rencontrer au théâtre ou en concert même si une certaine hiérarchie peut y être observée. Le DJ est par exemple mis en avant derrière ses platines, souvent en hauteur et éclairé. Cependant ce n’est pas lui qui est au cœur de la scène et au cœur des intérêts : c’est le noctambule lui-même. La piste de danse est une scène, éclairée par les spots, surélevée, mise au centre, parfois avec des barres de pôle dance. Les danseurs en deviennent les centres d’intérêt principaux, malgré la présence du DJ qui crée ambiance et animations. En constante compétition, ils doivent se faire voir pour se démarquer de la foule. Le danseur est en fait un être double, véritable Janus, il est à la fois acteur et observateur. Assis, il observe passif les transformations physiques, les postures, les regards, les tensions ; debout ou sur la piste, il s’immerge, crée l’événement et est à la fois public et scène.

Paillettes, talons hauts, maquillage, jupes ou shorts courts, les femmes mettent leur plastique en avant. T-shirt, chemise moulante, musculature et jeans il en est de même pour les hommes. Chacun représente ici un genre en jouant les stéréotypes de l’hétéronormativité. Bleu ou rose, rose ou bleu. Le sexe et l’hypersexualisation sont présents dans la publicité et les flyers des boîtes de nuit, dans les paroles des musiques que l’on peut entendre en soirée et sont bien souvent même une condition d’accès à la fête, principalement pour les femmes, à répétition d’« entrées gratuites pour les groupes de x filles » ou encore, « entrée gratuite pour les filles en talons ». Dans son livre Les jeunes et la discothèque : entre fêtes urbaines et violences ritualisées21, Éric Marlière observe l’existence, dans la discothèque, d’un nouveau rapport entre les hommes et les femmes. De nouvelles « normes » sont régies par les discothèques elles-mêmes souvent empreintes des codes de la séduction hétérosexuelle22. Ces comportements sont fortement liés à cette question d’hyperféminité et d’hypermasculinité, d’un genre binaire omniprésent qui répondrait à un fonctionnement machiste. Par conséquent, dans ce schéma, les femmes acquièrent le statut de proie, d’objet de convoitise de la gente masculine. Ces rapports de force peuvent entraîner des « querelles viriles »23, des démonstrations de masculinité traduites par des actes violents sur les femmes ou les hommes présents.

Image de la performance Crowd de Gisèle Vienne

© Mathilde Darel

Image de la performance Crowd de Gisèle Vienne

© Mathieu Zazzo

Dans Crowd le spectateur est voyeur. Il ne fait pas partie de l’action, mais il observe, tapi dans l’ombre. Il voit d’autant mieux que les gestes sont répétés, ralentis. Selon Gisèle Vienne, la place qu’occupe le public lui permet d’observer précisément les comportements, les « situations-types » représentées. Incombe ensuite au spectateur de comprendre et d’interpréter. Gisèle Vienne attend du spectateur qu’il comprenne les enjeux cathartiques de la fête, ses bienfaits, mais aussi qu’il ressente les émotions des danseurs. Il se place par sa qualité d’observateur en récepteur de l’action, ce qui lui permettra après coup de comprendre plus aisément comment se constitue la société « du dehors ».

Une meilleure compréhension des émotions individuelles et collectives est une expérience essentielle qui permet une bien meilleure compréhension des comportements au sein de notre société. Le théâtre semble être un espace particulièrement adapté à ce type d’expériences. Il s’agit de comprendre les émotions collectives qui animent le groupe représenté (les interprètes), et celles qui animent le groupe qui le regarde (les spectateurs), et de comprendre la nécessité et les bienfaits possibles engendrés par ce type d’expérience24.

Dans la performance Too Night il n’y a pas de spectateur, ou presque. Du moins pas dans un rapport frontal de théâtre ou de représentation. Nous avons ici affaire à cet être double, ce Janus à la fois spectateur et acteur, conscient qu’il est observé quand lui-même observe. Il n’est pas anodin que Carole Douillard désigne ses « complices » à la fois comment des performeurs et comme des « figurants ». Être figurant, être là, visible, sans être au centre ; il faut partager la scène et l’attention. Être figurant, c’est aussi être muet : c’est le langage du corps qui importe. Imiter des comportements déjà présents, déjà observés, permet de s’intégrer, de se fondre dans la masse par le biais du mimétisme. Mais la répétition sur une durée d’une heure change ce comportement convenu en quelque chose d’étrange. Les figurants intégrés, sont sur le fil du rasoir, infiltrés dans la communauté de la boîte, ils observent, se font observer, imitent pour ne pas se faire prendre, pour ne pas révéler la « supercherie ». Menée par des agents triples et non plus seulement doubles, cette performance d’immersion dans un espace déjà immersif semble étrangement dangereuse. Alors que dans le monde « du dehors » la distribution des rôles entre acteur ou spectateur est – généralement – clairement définie, dans ces œuvres les frontières deviennent floues. Ce regard porté influe sur les comportements mais aussi sur les relations hommes et femmes au sein des boîtes de nuit hétéronormées ; entre catharsis libératrice, sexisme et surenchère.

Ainsi, les boîtes de nuit n’ont pas seulement un rôle de divertissement. Lieux pour la plupart populaires et accessibles à tous, elles produisent sur les utilisateurs des comportements et des effets complexes. Clos sur eux-mêmes, ces lieux de fête créent leurs propres communautés centrées sur les mêmes totems musicaux, vestimentaires ou sexuels et les conduisent à vivre une multitude d’émotions collectives et éphémères. Ces émotions sont centrales puisque cathartiques : elles permettent de libérer d’une manière socialement acceptée la violence inhérente et quotidienne de l’Homme dans un espace-temps défini et sécurisé. La boîte de nuit et la free party répondent à des fonctionnements propres à elles seules qui les coupent du monde et les rendent d’autant plus immersives et subversives. Crowd et Too Night rappellent au spectateur comment la fête rassemble, crée des comportements, libère, autant qu’elle témoigne d’une société de laquelle elles se détachent.

Notes

1 On peut cependant noter un changement d’appellation entre la genèse du terme et sa signification aujourd’hui. Le terme « discothèque » fait directement référence à la musique disco, mais aussi aux disques vinyles. Ce terme est encore employé pour désigner une collection de vinyles. Le mot discothèque fait donc référence aux années où le vinyle était largement répandu, avant que son utilisation ne décroisse dans les années 1980. Avec la naissance du CD en 1982, la tendance est à la musique « électro » qui s’est imposée au grand public dans les années 1990 et 2000. Bien que la musique « électronique » existe depuis les années 1800 avec les instruments électroniques et électriques, la musique dite « électro » – qui a également donné naissance à d’autres sous-catégories musicales comme la house, la techno et le hardcore – est aujourd’hui le style de musique le plus répandu dans les boîtes de nuit grâce au fichier MP3 démocratisé par internet. Aujourd’hui, le terme de « boîte de nuit » ou simplement « boîte » est largement plus répandu, reléguant « discothèque » au rang d’appellation aux allures vieillottes utilisée par les fêtards de la première heure Retour au texte

2 Philippe Gonin, conférence Entre archétypes sociaux et re-construction d’un genre : les représentations dans Saturday Night Fever donnée à l’Université de Strasbourg le 15 mars 2018 Retour au texte

3 Michel Maffesoli, Le temps des tribus : Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, Table Ronde, 3e éd. 2000 Retour au texte

4 Même pour les acteurs de la nuit, la discothèque n’est pas un lieu du quotidien au même titre qu’un lieu de travail « classique ». Les heures de travail sont généralement réparties sur deux à trois soirs – vendredi, samedi ainsi que les veilles de jours fériés et occasions spéciales – et sont nocturnes Retour au texte

5 Thierry Trilles, Barbara Thiandoum, « La drogue dans la fête. Un point d’interrogation aux politiques sanitaires », Psychotropes, 2003/3 Vol. 9, p. 95-103. DOI : 10.3917/psyt.093.0095. https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2003-3-page-95.htm, consulté le 02/10/2018 Retour au texte

6 Dans de nombreux cas, une prise de drogue s’accompagne de la consommation d’autres substances, pour pallier les effets indésirables que certaines drogues peuvent produire. Retour au texte

7 Voir la présentation de la performance sur le site de l’artiste : http://www.carole-douillard.com/#/?cat=works&name=Too%20Night&id=28 Retour au texte

8 Voir la présentation du spectacle sur le site de l’artiste http://www.g-v.fr/fr/shows/crowd/ Retour au texte

9 Propos issus d’un échange de mails avec l’artiste. Retour au texte

10 Ibid Retour au texte

11 Une Free party ou Free est une fête « libre », hors clubs mais, aussi hors système. Elles sont généralement clandestines et gratuites. Ce sont les participants qui dictent leurs propres règles, les lieux sont qualifiés de « zones autonomes ». Retour au texte

12 Extrait de la présentation par la CIE de Crowd, Théâtre-contemporain [en ligne], consulté le 26/03/2018, disponible sur https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Crowd/ensavoirplus/idcontent/83298 Retour au texte

13 Voir :Alexis Delaire, « La Méthode d’observation dans les sciences sociales », Revue des Deux Mondes, 1877, tome 22 : « Pour elle aussi cependant l’heure est venue d’abandonner le champ des hypothèses vagues et des théories creuses, pour se choisir une sûre méthode d’observation et pour placer ses fondations sur le terrain solide des faits ». Retour au texte

14 Jean-Pierre Martinon, François-André Isambert, FÊTE, Universalis.edu [en ligne] http://www.universalis-edu.com.acces-distant.bnu.fr/encyclopedie/fete/, consulté le 25/03/2018 Retour au texte

15 Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Puf, janvier 2013 Retour au texte

16 « Le “Crowd” de Gisèle Vienne : une rêve party aux amandiers », [en ligne], L’autre quotidien, consulté le 12/10/18, disponible sur https://www.lautrequotidien.fr/articles/2017/12/8/le-crowd-de-gisle-vienne-aux-amandiers-une-party-de-rve Retour au texte

17 Extrait de la présentation par la CIE de Crowd, Théâtre-contemporain [en ligne], consulté le 26/03/2018, disponible sur https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Crowd/ensavoirplus/idcontent/83298 Retour au texte

18 Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2004 Retour au texte

19 Assez proche du carnaval, les charivaris consistaient à un cortège très bruyant lors de mariages jugés « mal assortis », par exemple celui d’un veuf ou d’une veuve rapidement après le décès du précédent conjoint, d’un homme âgé qui épouse une jeune femme etc. Lors de ces événements les couples étaient charriés et devaient, par exemple, offrir à boire à la population. Quand le charivari était fini, la foule retrouvait son calme et la vie reprenait son cours normal. Retour au texte

20 James Demonaco, American Nightmare, 2013 Retour au texte

21 Éric Marlière, Les jeunes et la discothèque : entre fêtes urbaines et violences ritualisées, Du Cygne Eds, 2011. Essai Retour au texte

22 Ici ne sont pas pris en compte les boîtes de nuit homosexuelles qui répondent à d’autres codes. Retour au texte

23 Éric Marlière, Les jeunes et la discothèque : entre fêtes urbaines et violences ritualisées, Du Cygne Eds, 2011. Retour au texte

24 Extrait de la présentation par la CIE de Crowd, Théâtre-contemporain [en ligne], consulté le 26/03/2018, disponible sur https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Crowd/ensavoirplus/idcontent/83298 Retour au texte

Document annexe

Illustrations

  • Plan de la performance de Carole Douillard à la galerie Agraphie/Discothèque Le Cirque

    Plan de la performance de Carole Douillard à la galerie Agraphie/Discothèque Le Cirque

    Image fournie par l’artiste

  • Images et descriptions des actions menées dans la performance Too Night de Carole Douillard

    Images et descriptions des actions menées dans la performance Too Night de Carole Douillard

    Image fournie par l’artiste

Citer cet article

Référence électronique

Ludivine Felden, « Microcosme et société, quand la fête nous construit une identité », RadaЯ [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2018, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=338

Auteur

Ludivine Felden

Ludivine a tendance à marquer les esprits dans le bon sens du terme (du moins elle l’espère). Après une licence en arts plastiques à l’université de Strasbourg, elle décide de se diriger vers une approche plus théorique des arts et entre dans le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain. Ses recherches sur l’effeuillage new burlesque, le féminisme et le genre lui ont permis de découvrir le goût grisant de la scène mais également de se placer derrière l’objectif en tant que modèle. Son univers s’axe sur les fantasmes de l’esprit humain mais également sur l’esthétique des époques passées.

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