À l’ère numérique, nous transmettons et émettons en permanence des données à notre insu. En 2015, les artistes allemands Alex Wenger et Max-Gerd Retzlaff ont décidé de matérialiser ces flux permanents d’informations dans une installation intitulée Daten|Spuren. Cette œuvre se donne à voir comme un simple écran, qui diffuse en temps réel des informations relatives au lieu dans lequel elle se trouve. L’installation stocke les « empreintes digitales » électroniques des visiteurs, des traces qui existent dès lors qu’ils possèdent un téléphone portable, ou tout autre appareil informatique. Chaque appareil est en effet lié à un numéro de série, l’adresse MAC (Media Access Control Address) qui permet d’identifier l’appareil en question dans le monde entier. Les paquets Wi-Fi envoyés par nos téléphones (même sans être reliés à un réseau précis) rendent alors possible à l’installation de capter l’adresse MAC des visiteurs, et ainsi de les situer dans l’espace du musée et de matérialiser les relations qui s’effectuent entre tous les différents appareils. L’œuvre rend visible les liens extrêmement nombreux créés par les dispositifs numériques et la façon dont ceux-ci nous identifient. L’écran devient en quelque sorte un miroir numérique de la scène et de ses protagonistes, qui découvrent le regard distancié des machines, elles qui communiquent sans qu’on ne puisse les entendre.
Vue de l’installation « Daten/Spuren », 2015, Alex Wenger, Max-Gerd Retzlaff
© Anatole Serexhe
Ces « traces » que nous laissons sans nous en rendre compte sont l’une des principales caractéristiques de l’époque numérique : nous en sommes conscients quand nous « surfons » sur Internet face à un écran, mais beaucoup moins lorsque nous nous déplaçons sans attacher d’importance aux appareils connectés. Pour beaucoup, l’écran reste le moyen d’accès le plus évident du « net ». Pourtant, la notion d’Internet of Things, qui se définit par une invisibilisation des écrans au profit d’une connectivité de plus en plus grande de notre environnement, est en phase de devenir une caractéristique majeure de notre temps. Aujourd’hui, un frigo peut être connecté, une voiture, une maison, un bijou, des vêtements. Cela implique que ces objets reçoivent des informations, mais en émettent également, le tout de la manière la plus « naturelle » possible. Une interface est une zone qui sépare deux milieux de nature différente. L’Internet of Things, c’est la disparition de l’interface, la « naturalisation » du numérique l’envie d’une connexion qui tend à devenir aussi aisée que la respiration. Quand nos doigts réveillent notre smartphone d’une pression du pouce, son capteur ressent les lignes de nos empreintes digitales (non pas électroniques cette fois-ci) et s’ouvre à nous. À vouloir connaître la pulpe de nos doigts et les volumes de notre visage, nos appareils font de nos peaux un sésame. Notre visage peut être enregistré en une microseconde de manière plus précise que n’importe quel regard humain. Ces outils nous regardent comme personne ne nous a jamais regardé.
Que signifie cette « naturalisation » du numérique ? Quelles répercussions peuvent émerger de la porosité grandissante entre corps numériques et corps organiques sur notre construction identitaire ? Actuellement, les questions relatives au corps et à toutes les idéologies qui s’y attachent sont extrêmement vivaces. De nombreux mouvements tels que le féminisme ou les luttes des personnes racisées ont démontré et démontrent encore aujourd’hui les pouvoirs de domination qui s’exercent sur certaines catégories de population, notamment par rapport à leurs caractéristiques physiques. Bien entendu, dans la formation de ce système socio-politique de domination, le corps n’est pas le seul facteur d’inégalités et de discriminations. D’autres paramètres tels que la classe sociale et le niveau d’éducation peuvent entrer en compte et s’ajouter aux facteurs physiques. Néanmoins, les statistiques sociologiques relatives au milieu de la « tech » confirment ces discriminations :
À la côte ouest des États-Unis et dans la Silicon Valley, les Africains-Américains ne représentent que 2,7 % des métiers [en lien avec l’informatique]. Chez les employeurs tels que Google ou Facebook, la représentation des personnes noires descend à moins de 2 % pour des métiers techniques informatiques1.
Même son de cloche pour les femmes et les hispaniques. Cette sous-représentation de certaines catégories sociales n’est pas sans lien avec certains travers qui existent au sein de ces technologies. Et malheureusement, l’illustration ci-dessous n’est que l’un des nombreux exemples qui prouvent que les outils numériques créés par l’homme sont empreints des préjugés de leurs créateurs et/ou utilisateurs.
Notre première interface est l’organe le plus étendu de notre corps : la peau. L’épiderme, la surface des choses : le premier contact avec l’Autre, le plus tangible aussi. Élément frontière, qui nous sépare et nous définit, qui forme le territoire corps. Ce corps qui est à la fois contact avec l’altérité et une barrière infranchissable sans violence. Notre corps, c’est nous. Notre visage, les paumes de nos mains, nos empreintes digitales… Nos traits physiques sont des repères d’identité, des supports de construction : à la fois preuve de notre existence et de notre nom. Le corps est le vecteur d’émotions incontrôlables et devient à lui seul capable de déverrouiller nos téléphones, nos transactions, ou notre appartement. Loin de libérer nos corps, le numérique semble plutôt en renforcer l’analyse, la surveillance et la catégorisation. Dans les États démocratiques qui revendiquent la transparence comme synonyme d’honnêteté, le flou, le trouble et l’opaque deviennent des tares. Après tout, qu’aurions-nous à cacher ?
Internet et les ordinateurs se sont démocratisés avec un imaginaire très fort, bien différent des faits actuels. En 1993, date à laquelle est né le Web, la possibilité d’appareils numériques connectés était fantasmée comme un véritable nouveau monde à conquérir : on l’appelait le Cyberespace. Pour les ingénieurs qui avaient participé à sa création comme pour les premiers utilisateurs d’Internet, cet espace virtuel semblait être un terrain vierge. Nombreux étaient ceux qui envisageaient cette invention comme un moyen d’atteindre une véritable démocratie horizontale. Même si aujourd’hui on se rend compte qu’Internet ressemble plutôt à ce pour quoi il avait été conçu, c’est-à-dire un réseau de surveillance d’origine militaire, l’aspect tentaculaire de la « Toile » a offert et offre encore des possibilités qui ont permis l’émergence d’espaces nouveaux.
Quand la transparence devient lieu de surveillance, peut-être est-il temps de quitter la surface. L’océan aussi possède une sorte d’épiderme appelée zone épipélagique. Il s’agit de la couche liquide située juste en dessous de la pellicule d’eau qui marque la séparation entre le bleu du ciel et le bleu marin. Cette zone est profonde d’environ deux cents mètres, l’eau y est azur et la lumière pénètre encore aisément la matière. C’est aussi là où la vie est la plus concentrée, et se rassemble pour profiter de la chaleur et de la clarté. Plus on descend, plus la lumière peine à suivre, et petit à petit, l’espace s’obscurcit. La pression augmente et il devient bientôt impossible de descendre sans matériel adapté. Si l’immersion, dans sa définition première, signifie entrer dans l’eau, un contact direct d’interface à interface, ce contact direct ne sera donc possible que dans la partie épidermique de l’océan : au-delà, notre corps nécessite un dispositif, allant de la tenue de plongée au sous-marin. Le lien d’épiderme à épiderme est fin, et ne permet pas d’immersion profonde.
L’analogie entre Internet et l’océan n’est pas nouvelle : l’expression « surfer sur internet » existe depuis 19922. Similairement à la mer, le net est un espace qui possède plusieurs strates qui ne nous sont pas toutes accessibles. Certains espaces sont « à la surface » ; chaque usager peut s’y rendre simplement (réseaux sociaux, moteurs de recherche, plateformes de partages de vidéos ou d’images…). Cette zone du Net est la plus connue et la plus utilisée de tous, mais aussi celle où nous sommes le plus « pistés » : nous laissons des cookies3, la plupart des sites demandent des informations personnelles nécessaires pour se connecter et ces mêmes plateformes sont récalcitrantes à ce que l’on donne des fausses informations nous concernant. Pour pallier à ce manque de vie privée, il faut déjà se « revêtir » d’un dispositif comme les VPN (Virutal Private Network) ou encore Tor (réseau mondial d’Internet anonyme et décentralisé).
Les espaces plus « profonds », quant à eux, sont régis par des règles différentes : ce sont les endroits où l’anonymat est encore permis, où le pseudonyme a ses lettres de noblesse, où les utilisateurs doivent maîtriser certains codes, rituels, voire passer par l’incarnation d’un avatar pour pouvoir s’y déplacer. Ces abysses numériques s’éloignent des radars, et deviennent des lieux où de nombreuses personnes trouvent refuge. Il s’agira dans cet article d’explorer les différentes strates d’identité qui naissent avec ces outils numériques. Nous allons nous éloigner de la surface, afin d’interroger ce qu’apportent les zones d’Internet où l’anonymat et les personas sont encore prégnants, et montrer que ces modes d’existence peuvent être une source d’inspiration pour réinventer une manière d’être-au-monde dans un environnement qui tend vers une connectivité permanente.
Les mondes simulés : l’opacité comme vecteur de socialité
À la fin des années 1990 et tout au long des années 2000, les métavers4 créent des microcommunautés au sein de la Toile. Liés au développement de l’industrie des jeux vidéo, ces univers « parallèles » peuvent être plus ou moins ludiques, et ont pour caractéristique d’offrir une grande liberté à celui qui les utilise. L’un des plus connus s’intitule Second Life et, comme l’indique son titre, offre au « joueur » une seconde vie en ligne. Second Life, créé en 2003, permet à tout un chacun de créer un avatar, de rejoindre des serveurs existants ou de créer le sien, et d’explorer les créations que chacun des utilisateurs est invité à produire. Second Life a même attiré des universités et des entreprises, qui y ont installé des salles de classe et des bureaux virtuels. Le système économique de ce « second univers » aura permis la richesse de quelques-uns, l’argent virtuel étant convertible en argent « actuel ». Chacun est libre de créer du contenu, de nombreuses personnes s’investissent en modélisant divers objets, vêtements, avatars, destinés à être utilisés dans le jeu.
Cet univers en 3D est accessible grâce à l’avatar que l’utilisateur incarne. Aucun but n’est indiqué au joueur, les seules limites sont celles de son imagination et la puissance de son ordinateur. Presque tout est permis dans Second Life : on peut être un ange, un dragon, faire du golf en ayant pour avatar n’importe quel objet ménager, voler dans des reconstitutions des décors du film Blade Runner… Jusqu’en 2007, la médiatisation de ce métavers est à son apogée et nombreuses sont les personnes à se créer un compte, au point que certains affirmaient à cette époque que 80 % de la population allait avoir une « seconde vie » en 20115. Cependant, les prédictions n’avaient pas anticipé la crise des subprimes, qui affecta autant le monde « matériel » que l’économie virtuelle sur laquelle repose le système de jeu de Second Life. Petit à petit, l’univers perd en attractivité, les instances politiques, culturelles, éducatives et entreprises délaissent l’eldorado de cet espace numérique.
Plus de dix ans plus tard, Second Life existe toujours. Devenu une niche, le MMO (Massive Multiplayer Online) compte toujours de fidèles adeptes : la population de cet univers est passée d’une multitude de curieux à des communautés plus réduites, mais très distinctes. Moins visible, mais toujours vivant, le métavers est devenu l’exemple d’un rêve qui n’a été visible (pour le grand public) que quelques années, mais qui a laissé des traces dans l’imaginaire collectif.
À la suite du déclin de Second Life, l’artiste britannique Jon Rafman décide de proposer des visites guidées du métavers et revêt comme avatar le logo de la marque de sodas américaine Kool-Aid. Kool-Aid Man, ainsi que se nomme l’artiste, donnera des visites guidées à qui le souhaite entre 2008 et 2011. De ces multiples visites découlent plusieurs vidéos mettant en scène son avatar dans différentes parties du jeu. Le travail de Jon Rafman se concentre autour des mouvements possibles entre le simulé et le réel, le virtuel et le physique. En parallèle de l’exploration de (presque) l’intégralité de Google Earth6 réalisée à la même période où l’artiste dérive dans la simulation de notre monde, les errances dans l’univers de Second Life revêtent un aspect plus lié à l’imaginaire :
Je vois mon avatar comme une représentation contemporaine de l’explorateur du xixe siècle. Non pas comme un pastiche, ou de manière post-moderne, mais de manière très authentique. Kool-Aid Man a été mon alter ego dans la recherche du sublime qui se trouve dans le monde en ligne de Second Life7.
Capture d’écran de la vidéo de promotion pour les visites guidées de Kool-Aid Man dans l’univers de Second Life.
L’artiste ne cache pas sa vision romantique dans son travail. La notion de « sublime » qu’il convoque, théorisée par Edmund Burke puis par Emmanuel Kant dans Critique de la faculté de juger, permet de mieux comprendre l’attrait qu’exercent ces métavers auprès d’un grand nombre d’usagers. Le sublime peut se définir par un « sentiment de plaisir éprouvé au contact d’un objet informe ou de tout objet impliquant une idée de totalité »8, plaisir potentiellement proche de l’extase tant le sentiment nous dépasse, et qui se mue parfois en terreur face à une telle infinité. Chez Kant, le sublime contenu dans un phénomène étranger permet à l’homme de prendre conscience de lui-même. Cette notion issue du préromantisme a nourri l’imaginaire romantique qui subsiste toujours aujourd’hui. Ce sentiment du sublime à la fois fort et ambigu est peut-être précisément à l’origine du désir de rester vivre dans les mondes simulés. Ces espaces sont clairement artificiels, et pourtant si crédibles que cela en est presque magique. Tout y semble possible, tout y est différent et pourtant étrangement familier, et il est possible d’y expérimenter pendant quelques heures le sentiment du Voyageur contemplant une mer de nuages de David-Casper Friedrich, face à un monde artificiel « illusoirement » infini.
Nombreux sont ceux qui s’attachent à cette réalité simulée, s’approprient leurs avatars et nouent des liens très forts avec les autres personnes en lignes. Dans son article Communities of Play: The Social Construction of Identity in Persistent Online Game Worlds, Celia Pearce, une ethnologue américaine, propose une définition de ces communautés :
Nous pouvons définir les communautés de jeu comme étant similaires à des communautés définies par leurs « pratiques » ou par leurs « intérêts » même si ces dernières ont des objectifs plus pragmatiques. Les communautés de jeu partagent une connexion sociale forte, ainsi qu’un style de jeu qui est à la fois inclusif et flexible, et elle peut être relocalisée si cela est nécessaire pour permettre la survivance du groupe. Différentes communautés de jeu ont différentes caractéristiques qui émergent de la combinaison des différents styles de jeu individuels avec les individus du groupe, chacun étant également influencé par le style du jeu collectif. Ces styles de jeu sont à la fois transformés et influencés par les espaces dans lesquels ils prennent acte9.
Dans le même article, Celia Pearce a interrogé les membres d’une communauté appelée The Gathering qui s’est formée initialement sur le MMO (Massive Multiplayer Online) Uru : Age Beyond a Myst. Un an après son ouverture, le métavers ferme ses serveurs, laissant près de 10 000 joueurs abruptement incapables de se joindre. Les différentes communautés qui s’étaient créées se regroupèrent alors et formèrent une « Uru diaspora » qui trouva refuge sur d’autres MMO, tout en gardant avec eux les codes et la culture de leur communauté de jeu initiale. C’est ainsi que Celia Pearce put alors suivre The Gathering sur le MMO intitulé There, assez proche de Second Life dans son fonctionnement. Pour l’ethnologue, il ne fait aucun doute que ces métavers deviennent des refuges pour les personnes ne se sentant pas à leur place dans le monde « actuel » : dans les interviews menées par l’ethnologue, la plupart des membres de The Gathering se décrivent comme étant « timides » et « solitaires »10 et affirment avoir développé un lien très fort avec tout ce qu’implique l’expérience du métavers : leur avatar, les liens sociaux et l’environnement interactif.
Les joueurs étaient les premiers surpris par le fait qu’ils étaient autant affectés par la perte de leur communauté que par la perte de leurs avatars. Le trauma collectif provoqué par la fermeture des serveurs a servi de catalyseur pour fortifier l’identité de groupe, qui évolua en une sorte d’ethnicité fictive. Cette identité commune créa à la fois la nécessité et la base d’une migration de leurs avatars individuels vers d’autres serveurs11.
Celia Pearce constate ainsi une survivance des « persona » virtuelles créées par les individus entre les différents mondes simulés (certains en utilisent plusieurs à la fois), qui sont à la fois une forme d’expression personnelle et un véritable support de l’identité du joueur. Le corps et l’identité, effacés derrière l’avatar, ne représentent plus une contrainte : les joueurs ne peuvent être jugés ou discriminés sur leur sexe, leur âge, origine ou appartenance ethnique ou sociale. L’avatar leur permet de se sentir plus libres.
Plonger dans le corps numérique
En 2008, l’artiste nord-américain Micha Cardenas décide de passer 365 heures dans l’univers de Second Life avec pour avatar un dragon, dans un dispositif le plus immersif possible, exploitant la réalité virtuelle qui n’est alors qu’à ses débuts. La performance, intitulée Becoming Dragon, tire sa réflexion du potentiel de la technologie immersive dans le cadre d’une exploration sensible d’autres identités. C’est à la suite de la lecture de l’article cité précédemment que l’artiste a eu l’idée d’effectuer une « transition de genre » dans l’univers de Second Life. Au moment de la performance, l’artiste est lui-même en transition pour devenir physiquement une femme. Or, aux États-Unis, il est obligatoire, pour avoir accès à l’opération, de passer une année « test » dans le genre souhaité (« Real Life Experience »). Les 365 heures que l’artiste vit dans le jeu représentent ainsi, symboliquement, cette année d’essai. Dans un rapport détaillé de cette expérience, l’artiste raconte les origines, les influences et les effets du projet. Elle décrit ainsi ses inspirations :
Becoming Dragon était initialement inspiré de l’article de Celia Pearce et Artemesia […] dans lequel elles disent que « beaucoup des membres de The Gathering of Uru se sentent d’une certaine manière plus proches d’eux-mêmes dans la persona qu’est leur avatar que dans la vie réelle. » Cela m’a semblé similaire au sentiment exprimé par beaucoup de personnes transgenres et transsexuelles d’être dans les « mauvais corps » ou que le genre qui leur a été assigné à la naissance ne reflétait pas leur « vrai moi ». […] L’essai de Celia Pearse pose la notion de l’identité comme un processus social, chose que Donna Haraway a également récemment traitée dans son écrit When Species Meet, qui dit « Les partenaires ne précèdent pas leur relation : tout ce qui est, est le fruit d’un devenir avec : ce sont les mantras des espèces compagnes. » Haraway décrit la manière dont les relations et les interactions sociales sont des parties constitutives des identités, et que les identités se construisent en interaction avec d’autres. En tant que personne transgenre qui est en train de suivre une thérapie hormonale, je cherche à explorer le potentiel transformatif des mondes virtuels et les conséquences des possibles transformations que nous offre la technologie contemporaine12.
Vue complète du dispositif lors de la performance Becoming Dragon (2008)
© Elle Mehrmand
La performance, d’une durée de quinze jours et demi consécutifs, à hauteur d’environ huit heures de jeu par jour (allant parfois jusqu’à quinze heures), a permis à l’artiste de tester les limites de l’immersion dans une réalité virtuelle et d’en comprendre les effets physiques et émotionnels. Sur le plan physique, Micha Cardenas prouve qu’il est possible de vivre de manière pleinement immergée dans le dispositif assez lourd (port prolongé du casque de réalité virtuelle, de nombreux capteurs sur tout le corps, zone de mouvements limitée) qu’est la réalité virtuelle. Il en subira de multiples conséquences : problèmes oculaires, oubli de la sensation de faim et de soif, difficultés à appréhender les distances, perte de repères entre les discussions menées dans le métavers et dans le monde matériel.
Cependant l’artiste affirme qu’il aurait pu continuer l’expérience. Cette performance, menée conjointement avec le Center for Research in Computing and the Arts, au sein du California Institute for Telecommunications and Information Technology, est une découverte pour les scientifiques qui ont suivi la performance en mettant à disposition le dispositif et en surveillant la santé physique et phycologique de Micha Cardenas durant l’expérience. Cela dans la mesure où la réalité virtuelle n’avait jamais été testée dans de telles conditions auparavant. La performance a fait émerger beaucoup de discussions, notamment avec les usagers de Second Life. En moyenne, Micha Cardenas avait entre cinq et trente relations sociales par jour, directement dans le jeu. L’artiste raconte que le filtre de l’écran ouvrait à chacun la possibilité de s’exprimer sur des sujets très sensibles avec plus de facilité, ce qui permit des conversations très profondes avec des personnes qu’il n’avait jamais rencontrées. L’artiste décrit en ces termes le caractère instructif qu’a exercé l’expérience sur sa recherche :
Ce que j’aimerais dire sur Becoming Dragon, c’est que j’ai commencé le projet en envisageant le genre comme une texture expressive, une manière de nommer les formes d’expression corporelle, et en essayant d’imaginer les genres hors du rapport homme/femme. Beaucoup de gens identifient leur genre en tant qu’autre espèce, autre qu’humaine ; lapins, monstres, cyborgs. Certaines de mes amis s’identifient à ces genres. Partant de ce postulat, je voulais poser la question de si quelqu’un pouvait réellement devenir son avatar. Ce que j’ai découvert c’est que l’identification des personnes avec leurs avatars dans Second Life se poursuit au-delà du fantasme lié au temps de jeu. […] L’un de mes espoirs avec ce projet est d’ouvrir le champ de l’expérimentation des moyens d’exister en dehors des limitations actuelles dans la pensée du genre et des espèces. Peut-être que le développement de ces nouvelles manières de penser, similaires au développement des nouvelles conceptions et expressions du genre, peut servir à sortir des protocoles du biopouvoir, à échapper au contrôle contemporain en échappant à la définition. Si on considère la notion de biopolitique en tant qu’idée que « La vie est devenue… un objet de pouvoir », alors créer de nouvelles manières de vivre peut être considéré comme un acte de résistance biopolitique13.
Micha Cardenas se réfère au concept de biopouvoir développé par Michel Foucault14, pour décrire une société dans laquelle ce ne sont plus des territoires mais les corps individuels qui deviennent les formes d’exercice du pouvoir. Cette notion a servi de point d’entrée pour Gilles Deleuze, qui fut parmi les premiers à conceptualiser la notion de société de contrôle : une société où le contrôle des individus s’effectue « par contrôle continu et communication instantanée », et où « les mécanismes de maîtrise se font […] toujours plus immanents […] diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens »15. Dans une société ou nos corps deviennent le support de systèmes de pouvoirs, potentiellement discriminants et intrinsèquement liés aux caractéristiques du capitalisme, la mise en valeur de formes de corporalités et d’identités non conventionnelles permet de déployer des façons d’être-au-monde plus insaisissables, et par conséquent plus libres.
Internet, un pharmakon
Si nos corps matériels sont limités et sous l’emprise d’une surveillance accrue par les outils du numérique, peut-être vaut-il mieux plonger plus profondément : plutôt qu’à sa surface, les abysses du numérique permettent de disparaître des radars.
Figure extrême de cet abandon de la matérialité corporelle, La Turbo Avedon est une artiste16 (dont l’âge et l’origine ne sont pas connus) qui se revendique n’exister que sous forme d’avatar. Sa position devient un engagement fort contre une forme de « dualisme numérique » et rend visible le fait que les frontières entre monde virtuel et monde actuel sont bien plus poreuses qu’on ne pourrait le croire. Elle compte, parmi ses auteurs de référence, l’américain Henry James Thoreau, notamment connu grâce à son ouvrage De la désobéissance civile (1849), ainsi que par l’essai intitulé Walden ou la vie dans les bois (1854), qui représente pour beaucoup la naissance de la pensée écologiste, qui promeut la construction de soi dans le retour à la nature et l’éloignement de la société humaine. L’artiste s’est approprié l’ouvrage et en a édité un document téléchargeable en ligne17 où chaque occurrence du mot « nature » a été remplacée par le mot « internet ». Ce simple geste met en lumière d’une part la simplicité d’utilisation d’Internet autour de nous, qui tend à devenir aussi naturel que la respiration, mais également une volonté que promeut l’artiste de se plonger pleinement dans « l’écosystème » qu’offre Internet.
Le florilège des identités qu’il est possible d’explorer grâce au numérique permet, à qui le souhaite de s’immerger dans un espace comme on retournerait à la nature : de perdre ses repères pour en construire de nouveaux. « Internet est un pharmakon »18. Bernard Stiegler emprunte cette notion de « pharmakon » à Jacques Derrida, qui lui-même l’empruntait à Platon19. En grec, le pharmakon désigne à la fois le remède et le poison. Et pour Stiegler, toute technologie est pharmakon : à la fois poison et remède. Comme tout outil, Internet et les outils du numérique ne sont pas ontologiquement bons ou mauvais : ces médiums peuvent à la fois porter préjudice aux moins privilégiés, mais également être réappropriés pour devenir des outils d’autoconstruction.
Cette conception de l’Internet comme Pharmakon constitue la base d’une pensée critique nommée le Glitch Feminism. Il s’agit d’une théorie féministe créée par la chercheuse, artiste et écrivaine britannique Legacy Russel, qui la développe depuis 2013 sous forme d’articles. Cette théorie se fonde sur le postulat que nous vivons dans un monde où les corps sont devenus inconfortables car intriqués dans des problématiques qui les dépassent, à la fois oppressés et dominants, et objets de violences autant physiques, psychologiques et symboliques. La notion de « glitch », qui tire ses racines étymologiques du yiddish et signifie « glisser, être à côté », sert alors de contrepoint : puisque la nature est constellée de « glitchs » à toutes ses échelles (les mutations génétiques par exemple), peut-être faut-il dépasser la conception purement matérielle et binaire du corps : homme/femme, noir/blanc, beau/laid, etc. Le féminisme glitch se veut un outil de pensée pour percevoir les corps « autres », les corps situés « hors » des conceptions citées précédemment. Ces corps « glitch », dans une société binaire, inégalitaire et opprimante, ne sont alors plus des erreurs, mais des moyens pour reprendre possession de nos corps et de nos identités. En ce sens, elle affirme que les possibilités offertes par le numérique nous permettent d’expérimenter ces « identités glitch » : les miroirs et doubles que nous créons en ligne deviennent alors autant de pistes, des « blueprints » (plans) au service d’une construction de soi.
À la fois sous la forme d’avatars ou de nos personas sur les réseaux sociaux, le numérique nous permet de déployer nos identités : ce qui se passe dans nos vies en ligne n’est alors ni irréel, ni uniquement un support de contrôle. Insérer des « glitchs » dans la version normative de notre corps imposée par la société et créer un jeu entre autofiction et autobiographie troublerait les outils de surveillance pour permettre de se les réapproprier plus librement. Lors d’une interview avec la revue en ligne The Creative Independent, LaTurbo Avedon résume justement les enjeux de cette manière de voir l’espace numérique :
Les grandes entreprises et sociétés font beaucoup d’efforts pour éliminer les différentes manières d’être des usagers anonymes et libres de nos actions en ligne. Et pourtant, actuellement, nous n’avons pas encore totalement perdu ces capacités. […] J’encourage les gens à se faire de nouveaux comptes, à prendre un nouveau nom — à en prendre plusieurs. Performez plusieurs parties de vous-même dans ces espaces, et partagez-les avec les autres dans ces réseaux. L’Internet a permis au « nom de plume » de devenir un grand vecteur, mais toutes les frontières sont inévitablement contrôlées20.
Comme le conclut l’artiste, l’acte véritablement anonyme est difficile à atteindre. Mais sans aller jusque-là, il est tout d’abord important d’apprendre à se saisir pleinement de ces outils. Par exemple, en 2013 on estimait que seul 0,26 % de la population mondiale savait coder. Même s’il n’est pas primordial de connaître le langage-machine pour reprendre le contrôle de nos actions et donc de nos corps dans une société en voie vers le post-numérique21, il est essentiel pour devenir des sujets actifs de connaître l’environnement qui nous entoure.
Oui Internet est un espace de surveillance et de domination, mais comme tout outil, chacun est libre de se l’approprier pour dépasser les usages qui permettent cette/son emprise néfaste et pour reprendre le contrôle de nos identités. La création de tiers lieux, l’anonymat et la multitude d’identités qu’il est possible de créer en ligne sont des pistes à suivre afin de ne pas rester coincé à la surface, et d’avoir ainsi un meilleur contrôle à la fois de nos traces numériques et de nos identités matérielles.