« C’est ici que nous vivons », nous indique une voix-off, alors qu’un long travelling nous fait visiter les couloirs froids et dénués de vie humaine d’un data center. « C’est dans ces formes de serveurs que sont stockés nos amis Facebook, les articles que nous consultons, les historiques de nos requêtes Google, nos images, nos vidéos, nos e-mails, nos blogs, nos activités sociales et économiques, tous les éléments de notre vie en ligne, c’est-à-dire de notre vie tout court. […] Nous sommes devenus Internet. Nous nous sommes externalisés. »
Ces propos sont issus du film-document World Brain : l’expérience d’une humanité connectée créé en 2015 par les artistes français Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. Ce projet polymorphe existe sous la forme d’une installation vidéo exposée en 2015 au ZKM de Karlsruhe dans le cadre de l’exposition « Infosphère », d’un site interactif et du film-document présenté au public en novembre 2015 à Paris, à la Gaieté lyrique, dans le contexte de ArtCOP21, en préalable d’une rencontre-débat intitulée l’« Introduction à la survie dans le cerveau mondial ». Ce projet convoque tout à la fois les folklores liés à internet, sa matérialité et l’architecture des data centers, l’intelligence collective des chatons – ces animaux stars du web dont les vidéos publiées atteignent régulièrement les millions de vues – et les expériences scientifiques d’un groupe de chercheurs nomades qui quittent leurs laboratoires pour s’isoler des réseaux informatiques afin de plonger dans le cœur des forêts pour y expérimenter des connexions alternatives, en accord avec l’environnement et la Nature.
Le film-document est essentiellement construit sur des éléments issus d’internet : des extraits vidéos trouvés sur YouTube, des images, des comptes rendus scientifiques, ainsi que des interviews et des témoignages d’artistes et de chercheurs. World Brain est une enquête sur les utopies et les idéologies liées à l’émergence d’une intelligence collective et à l’hypothèse d’un cerveau mondial qui repose sur la connexion de notre humanité au réseau internet. Cette connexion permanente, quasi irrémédiable, constituerait une sorte de cerveau géant, une intelligence supérieure et collective donc, et dont chaque individu connecté serait l’un des neurones. À l’ère post-digitale, les deux artistes français s’emparent des outils critiques et thématiques que leur offre notre époque – internet, l’ordinateur, et le fantasme de l’émergence de l’intelligence artificielle – afin d’en produire un discours critique. Entre fiction, utopies et recherches scientifiques, le projet World Brain joue avec les codes du documentaire, et explore les frontières entre le réel et l’imaginaire pour nous interroger sur notre humanité et son avenir : sommes-nous irrémédiablement destinés à devenir les micro-éléments du superorganisme que serait internet et dont l’Homme, qui en est le créateur, se réduirait à être l’esclave assujetti ? Quelle est, pour ces artistes, la place de l’Homme dans la société de demain que nous sommes en train de construire aujourd’hui ?
L’hypothèse d’une conscience collective
Parmi les théories et pratiques ayant conduit à l’hypothèse du World brain, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon s’attachent en particulier au baquet de Mesmer, ce bac en bois inventé au xviiie siècle par un médecin allemand, le Dr Franz-Anton Mesmer, qui postulait l’existence d’un fluide magnétique universel traversant tout ce qui peuple la Terre : les hommes, les animaux mais aussi les végétaux. À titre thérapeutique, cette expérience du bac de Mesmer avait pour but d’apporter des explications scientifiques et rationnelles aux phénomènes de transe. Sous forme de traitement collectif, le Docteur Mesmer installait ses patients, reliés entre eux par une corde, dans un baquet dont le fond était rempli de morceaux de verre pilés et de limailles de fer. Des tiges en fer étaient installées sur un couvercle troué et elles pouvaient toucher les parties malades des corps des patients. Le docteur et ses assistants, munis d’une baguette de fer, entraient alors directement en contact avec les corps des patients en touchant avec la baguette les zones à guérir. Cette présumée connexion magnétique créait chez les patients de fortes crises d’hystérie et de convulsions censées les guérir. Le postulat d’un champ magnétique qui traverse tous les êtres qui peuplent la Terre existe depuis des millénaires. Il a traversé des siècles de croyances mais c’est au xve siècle que la théorie d’un champ magnétique fut la plus fortement considérée notamment grâce aux travaux et recherches des chimistes-alchimistes Cornélius Agrippa et Paracelse qui ont posé les bases du magnétisme moderne.
Encore de nos jours, l’hypothèse d’un champ magnétique qui relierait l’homme à une énergie universelle demeure à l’étude et des recherches continuent d’être menées notamment par le français Jean Michel Bataille, docteur en médecine naturopathique, chercheur en énergie humaine et directeur de l’Institut français d’application pour le corps et l’esprit (IFACE) – et qui s’est récemment vu décerné un prix par l’Académie française des arts, sciences et lettres pour ses recherches sur le biomagnétisme humain.
Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon appuient l’hypothèse d’une conscience collective sur les études sur le magnétisme : si une telle énergie circule entre tous les êtres, pouvons-nous la contrôler ? La synchroniser à celle d’un autre individu ? À celle d’une plante ? Pour tenter d’y répondre, les deux artistes ont interrogé le neuroscientifique brésilien et professeur à l’Université de Duke aux États-Unis, Miguel Nicolelis, connu pour avoir réussi à lire dans les pensées de singes grâce notamment à l’implantation d’électrodes dans leurs cerveaux. En 2013, Miguel Nicolelis et son équipe sont parvenus à connecter le cerveau de deux rats à partir de la fibre optique de leurs cerveaux dont ils ont préalablement modifié les gènes pour les rendre photosensibles.
« L’expérience consiste en la connexion de deux rats par l’intermédiaire d’un réseau de micro-électrodes 10 implanté dans la zone du cortex cérébral qui traite les informations motrices. Le premier rat, que l’on appelle rat encodeur se retrouve face à deux trappes, dans l’une d’elle se trouve une récompense, cette dernière est signalée par une diode lumineuse. Le rat appuie sur le bouton qui permet d’ouvrir cette trappe et parvient à récupérer sa récompense. Les signaux moteurs émis lors de cette action ont été traduits en stimulations électriques qui à leur tour ont été transmises au second rat (rat décodeur) par l’intermédiaire des électrodes placées dans son cerveau. Ce dernier est situé face aux mêmes trappes mais sans la signalisation lumineuse. Dans 70 % des cas, le rat décodeur a pressé le bon bouton. De plus, la communication semble avoir été établie dans les deux sens, en effet, quand le rat décodeur a reçu sa récompense en appuyant sur le bon bouton, le rat encodeur a reçu une deuxième récompense. […] Une sorte de collaboration comportementale a ainsi vu le jour sans que les rats n’aient eu la moindre interaction physique1. »
Après plusieurs expériences, les résultats les ont conduits à constater que les comportements des deux rats se synchronisaient. Ainsi, l’hypothèse de connecter deux cerveaux entre eux, et qui semblait plus proche de la science-fiction il y a encore peu, se concrétise.
Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, World Brain, 2015 (capture d’écran)
Cette expérience scientifique a été reprise par Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon pour l’installation artistique Telepathic Mice (2014) présentée lors de l’exposition « L’art et le numérique en résonance 1/3 : Convergence » à la Maison Populaire de Montreuil en 2015. Ils sont parvenus à recréer à l’échelle 1/5 un data center dans lequel sont placées des souris. Une caméra est également située au niveau du sol et circule à travers l’installation. Son rythme et sa perception sont celles d’un rat qui circulerait entre les couloirs des machines de ce data center. Des bruits de rongements sont même perceptibles. Si cette œuvre met en scène l’expérience réalisée par Miguel Nicolelis, elle la pousse encore plus loin, en mettant en scène une connexion cérébrale entre plusieurs centaines de rats, tous reliés les uns aux autres. Faire le choix de placer ces rongeurs dans un data center n’est pas anodin : les informations télépathiques circulent entre les cerveaux des rats à l’image de la circulation d’informations sur Internet collectées et stockées dans les data centers.
En s’appuyant sur des expériences scientifiques réelles, les deux artistes français cherchent à légitimer et à crédibiliser l’hypothèse d’une conscience collective. Et la voix-off présente dans le film-document World Brain est là pour nous rappeler leur prise de position : « L’idée de cerveau mondial est passée de la spéculation intellectuelle à la réalité quotidienne. L’utopie a basculé brusquement du fantasme au réel. Les êtres humains, tous reliés entre eux par l’intérieur, forment un superorganisme. L’humanité a commencé la fabrication d’un cerveau mondial, qu’elle construit laborieusement, synapse par synapse2 »
Les efforts accomplis par l’Homme pour construire les réseaux électriques et télégraphiques nécessaires au déploiement mondial d’internet, par des installations terrestres, sous-marines et même spatiales avec la mise en orbite de satellites, ont abouti à la création d’un système informatique qui englobe la Terre entière, permettant à chaque être humain d’avoir accès quasi constamment à Internet. Par sa construction, ce système informatique se rapproche du fonctionnement du système nerveux de l’homme. Il semblerait que nous nous avancions de plus en plus vers cette capacité à connecter deux cerveaux humains entre eux et pourquoi pas un jour, à connecter un cerveau humain au réseau informatique.
L’assujettissement de l’Homme à la machine
Mais ne sommes-nous pas déjà tous connectés en permanence à la machine ? Les gadgets informatiques qui se sont imposés dans nos modes de vie occidentaux poussent toujours plus loin les avancées technologiques : ordinateurs portables, tablettes, smartphones, montres connectées, Google glass… Autant d’outils qui conduisent notre humanité à un mode de vie hyperconnecté accroissant le rapport de dépendance entre l’Homme et internet. Les chercheurs nomades, mis en scène par le duo d’artistes et incarnés par des scientifiques et des acteurs que l’on suit à travers le film-document World Brain, se réfugient au cœur des forêts pour y développer des connexions alternatives, reliées non au réseau informatique mais à l’environnement qui les entoure – la terre, l’eau et les arbres – afin d’y expérimenter un mode de vie qui échapperait au World Brain et à l’obsolescence programmée de l’Homme. Grâce à des techniques scientifiques et biotechnologiques, ils parviennent à alimenter leurs ordinateurs et leurs appareils électroniques. Ces chercheurs prônent un mode de vie plus respectueux et plus proche de la nature. Selon l’un des laborantins interrogés, c’est en raison de sa dépendance à internet et au monde virtuel, que l’homme s’est progressivement détaché du monde extérieur qui l’entoure, se désintéressant toujours davantage des catastrophes environnementales et des enjeux climatiques futurs. Renouer le contact avec la nature permettrait alors un retour aux origines mêmes de notre humanité, au temps où nous vivions encore en harmonie avec le monde naturel. Néanmoins, malgré cet isolement des réseaux informatiques standards, la dépendance à internet demeure car la survie de ces chercheurs nomades dépend de leur connexion à internet : ils se nourrissent de plantes, de baies et apprennent à faire du feu, tout cela grâce à Wikipédia. Nous avons construit un réseau informatique duquel nous sommes entièrement dépendants. Même en cherchant à nous en éloigner, nous pouvons désormais difficilement nous en passer.
Ainsi Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon nous révèlent-ils ce paradoxe : pour vivre loin des réseaux informatiques aseptisés, les laborantins dépendent malgré tout de leur connexion internet pour leur survie. Néanmoins, l’objectif qu’ils se donnent n’est pas d’essayer de détruire cette connexion ou de s’en détacher totalement, mais de choisir la manière dont l’Homme peut fusionner avec elle. Si cette dépendance à internet est irrémédiable et condamne l’Homme à une immersion toujours plus importante dans les réseaux informatiques et les mondes virtuels, ces chercheurs veulent construire une connexion à internet dans le respect de l’environnement et en harmonie avec la Terre.
Cependant, cette dépendance à internet vient en révéler une autre, celle de l’homme à la machine. Nous avons bâti une société robotisée dont nous dépendons mais qui, elle, peut se dispenser de la présence de l’Homme pour fonctionner. Comme le soulignent Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, nos voitures peuvent désormais conduire en toute sûreté sans chauffeur, les hôtesses de caisses disparaissent progressivement des supermarchés pour laisser place à des caisses automatiques, nos usines fonctionnent sans ouvriers et même les appels téléphoniques issus des call centers sont désormais réalisés par des robots. Un extrait d’une discussion entre un homme et une opératrice téléphonique crée un malaise dans le film-document. Alors qu’une voix féminine interroge l’homme sur son assurance de santé, il lui demande s’il s’agit d’un robot. La voix rit et lui répond qu’elle est humaine. L’homme insiste : « Pouvez-vous me dire que vous n’êtes pas un robot ? », « Dîtes : Je ne suis pas un robot ». L’homme persiste et son interlocutrice se tait. L’insistance de l’homme se transforme en supplications : « Pouvez-vous me dire que vous n’êtes pas un robot, s’il vous plait ? ». Un long silence marque l’impossibilité du robot à ne pouvoir réfuter sa nature.
Cette séquence m’évoque l’œuvre Keywords (2011) de Samuel Bianchini, un programme informatique sur clé USB également présenté au public lors de l’exposition « L’art et le numérique en résonance : 1/3 Convergence » à la Maison Populaire de Montreuil. Présenté sous la forme d’un test de Turing, capable de déterminer si l’utilisateur est un être humain et non une machine, ce programme est associé à un second programme, qui tente d’interpréter la série de chiffres et de lettres qu’il doit recopier. L’épreuve est impossible à réussir pour la machine qui, à défaut d’y parvenir, tente, hésite, efface puis recommence sans fin. Le programme d’analyse de formes et de reconnaissances de caractères est développé pour tenter de s’approcher au plus près de la bonne interprétation. La portée de l’œuvre de Samuel Bianchini se trouve dans cette attitude hésitante de la part de la machine, une attitude proche de celle d’un être humain. L’œuvre nous révèle la difficulté pour la machine mais surtout sa détermination à se faire passer pour un Homme. Cette obsession presque irrationnelle – un comble pour une intelligence artificielle – est récurrente dans les œuvres cinématographiques qui ont alimenté l’imaginaire de cette dernière décennie. C’est le cas du film A.I (2001) de Steven Spielberg, dont l’histoire, inspirée du célèbre conte de Carlo Lorenzini, Pinocchio, est celle d’un garçon robot qui cherche à devenir un vrai petit humain. C’est également le cas du film Ex-Machina (2015) d’Alex Garland dans lequel Ava, une intelligence artificielle dotée de la singularité, cherche à adopter les coutumes et comportements humains pour finalement s’enfuir et expérimenter par elle-même la vie en société. Ce que nous racontent ces deux œuvres cinématographiques est ce moment précis où la machine, si parfaitement conçue par l’Homme, parvient enfin à lui ressembler en tout point, la rendant dès lors imparfaite et faillible.
L’œuvre Keywords nous montre toute la difficulté d’une machine à se faire passer pour un être humain. Cette suite de tentatives ratées met en lumière la lutte d’une machine avec elle-même. Un robot ne peut réfuter sa propre nature, peu importe l’effort qu’il déploie pour prétendre être humain. La scène devient absurde, car elle ne cesse de se répéter ; la machine est aussi têtue qu’un humain. L’extrait audio présenté dans Wolrd Brain nous montre également l’incapacité et l’obstination du robot à se faire passer pour une femme humaine. Et c’est en cela qu’un sentiment de malaise se crée. Alors que l’homme n’est clairement pas à l’aise à l’idée de discuter avec un robot plutôt qu’un être humain, c’est pourtant bel et bien l’humain qui a construit cette société robotisée et, de ce fait, l’homme s’externalise de la société qu’il a lui-même conçue. Il y trouve de moins en moins de place. Au vu du malaise généré par l’extrait audio dans l’œuvre de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, la multiplication de la présence des intelligences artificielles dans nos modes de vie occidentaux semble être une problématique future pour les artistes. La voix-off nous interpelle et plusieurs questions s’imposent dès lors à nous : « Comment échapper à l’automatisation généralisée ? Comment réinventer l’humain dans un contexte déshumanisant ? » Autant de questionnements et d’enjeux auxquels l’homme doit se confronter pour s’assurer d’un avenir en harmonie avec le monde qu’il construit.
L’une des protagonistes interrogées dans le film-document revendique la déconstruction de nos modes de vie hyperconnectés par la destruction de tous nos appareils électroniques. Elle affirme que tout ce que nous ne pouvons construire à partir d’éléments naturels doit disparaître. Face à notre dépendance à cette hyperconnexion constante à internet et à nos appareils intelligents, l’homme a perdu le contrôle sur ce qu’il a construit. L’hypothèse World Brain d’une conscience collective avait placé l’espoir en la création d’un seul même corps qui relierait tous les êtres humains avec la promesse d’une élévation de la conscience humaine et de sa condition. Par cette union entre tous les êtres humains, ce cerveau géant dans lequel nous nous retrouvons tous devait instaurer la paix entre les hommes.
Cependant, internet a créé un nouveau mode de vie et de pensée : nous avons externalisé nos pensées et notre mémoire, devenues des données noyées dans une mer numérique entreposée dans des data center. À l’image des réseaux sociaux fonctionnant comme des stocks, nous disposons de nos contacts même à distance et nous obtenons de leurs nouvelles dès qu’ils mettent à jour leurs flux de données. L’ensemble de notre vie s’articule autour de nos activités sur internet, l’ensemble de nos interactions avec le monde extérieur passe désormais par internet. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier les enjeux économiques que représente la collecte de nos données sur internet. À l’inverse, internet gagne de plus en plus en autonomie. La première activée autonome de ce cerveau géant, comme le soulignent Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, est la bourse. Les flux informatiques qui traversent la planète régissent les cours de l’économie mondiale. Or toute notre société capitaliste est fondée sur les cours de la bourse. Et si la crise économique de 2008 nous a appris une chose, c’est bien la fragilité et l’inconstance du système économique mondial. Comment pouvons-nous donner autant de pouvoir à une intelligence artificielle dont l’Homme perd de plus en plus le contrôle ? Si pour certains, la solution serait dans la déconstruction, Gwenola Wagon interpelle une chercheuse et lui demande : « Plutôt que d’être dans la destruction, est-ce qu’il y aurait une manière de fusionner ? ».
Hybridation de l’homme et de la machine
Alors que l’idée d’une conscience collective pourrait encore relever du fantasme, les spéculations autour de l’idée d’une hybridation entre l’homme et la machine se sont, quant à elles, d’ores et déjà concrétisées. Dans le film-document, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon interrogent Kévin Warwick, le premier cyborg autoproclamé qui, en s’implantant une puce, est parvenu à relier son système nerveux à celui de sa femme, dès 1992. À distance, il peut contrôler le bras de sa femme grâce aux implants et, inversement, sa femme peut à son tour contrôler et ressentir les sensations physiques de son mari. Mais les scientifiques ne sont pas les seuls à repousser les limites de notre condition humaine. Certains artistes voient en la biotechnologie un moyen d’échapper à l’obsolescence programmée de l’Homme. À partir des nouvelles technologies et des progrès de la science, ils considèrent que l’Homme se doit à son tour d’évoluer, de s’adapter, pour ne pas se retrouver dépassé par les avancées technologiques auxquelles il est quotidiennement confronté. Le mouvement de pensée auquel appartiennent ces artistes, intitulé Transhumanisme ou Post-humanisme, préconise une élévation de l’homme à la fois sur le plan physique et spirituel afin de dépasser les limites de la Nature et de la condition humaine – à la façon dont la théorie Wolrd Brain préconise une élévation de la conscience humaine. L’expression « transhumanisme » tend à se définir comme une étape « transitoire » de l’homme vers un dépassement de sa condition, tandis que le mouvement « posthumaniste », plus spéculatif, est un objectif ancré dans un futur plus ou moins lointain. Ce mouvement de pensée, s’il relève encore de l’imaginaire, nous éclaire toutefois déjà sur notre présent.
Nous pouvons définir le transhumanisme comme étant un « mouvement international prônant l’usage des sciences et des techniques, comme l’intelligence artificielle et la génétique, ainsi que de croyances spirituelles, afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Il suscite de violentes critiques, notamment de la part de philosophes et de biologistes, qui le qualifient de résurgence de la pensée eugéniste3 ».
Fortement controversé, le transhumanisme implique la réalisation de modifications génétiques et biologiques sur des végétaux, des animaux et même des hommes. Le corps est un support d’expérimentation, et les artistes adeptes de ce mouvement, appelés Bio-artistes, n’hésitent pas à expérimenter sur leur propre corps. Ils militent pour une ouverture du débat transhumaniste auprès du grand public afin que ce dernier puisse, à son tour, s’interroger. Ce mouvement artistique, qui puise dans les domaines de la biologie et de la biotechnologie, se présente comme une réflexion sur l’humain : ses peurs, son angoisse de la mort, ses espoirs, son éternelle insatisfaction, le dépassement de la condition humaine et sa transcendance. Les artistes justifient leur pratique comme un effort commun à anticiper l’avenir pour mieux se préparer aux révolutions technologiques que notre société est sur le point de connaître. Stelarc, artiste plasticien australien, en est l’un des précurseurs. En 1992, il créa The Third Hand, un troisième bras bionique et mécanique relié aux muscles des jambes et à l’abdomen de l’artiste.
Sterlarc, Third Hand, expérience-performance commencée en 1980
Le corps se veut hybride car il tombe en désuétude avec la création de machines désormais plus performantes. Il serait même un obstacle à la réception des informations auxquelles nous sommes constamment sollicités : « Il est temps de se demander si un bipède, avec un corps respirant, battant, avec une vision binoculaire et un cerveau de 1 400 m3 est encore une forme biologique adéquate. L’espèce humaine a créé un environnement technique et informatif qu’il n’est plus en mesure de suivre. D’un côté, il est écrasé par la vitesse, la précision et le pouvoir de la technologie, et, de l’autre, il est submergé par la quantité et la complexité d’informations accumulées4. »
Pour les bio-artistes, le corps ne suffit plus ; il ne fait plus le poids dans l’environnement technologique contemporain. Il gagne en performativité en se greffant à des éléments issus de la bio-mécanique. À son tour, le corps devient artificiel, comme « dopé » par les progrès technologiques et biologiques. Mais alors que les avancées technologiques sont – à tort ou à raison – synonymes de progrès, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin revendiquent un usage plus réfléchi de ces technologies.
Par sa forme, l’œuvre World Brain est un projet artistique polymorphe atypique, mêlant recherches scientifiques sérieuses et fiction : des acteurs se sont glissés dans le groupe de recherche nomade et, aux interviews sérieuses de scientifiques, se succèdent des vidéos de chatons issues d’internet. Bien loin de tomber dans la facilité en adoptant un discours antiprogressiste et pessimiste, la bande son et la voix-off du film instaurent cependant une atmosphère inquiétante pour constamment nous pousser à nous interroger sur nos modes de vie et de pensée mais aussi sur nos usages du web et des nouvelles technologies. Tel est le parti pris de l’œuvre : inquiéter son spectateur pour le conduire à réfléchir sur l’importance d’internet et des technologies dans nos modes de vie occidentaux. L’œuvre World Brain inquiète, dérange mais n’apporte finalement que très peu de réponses malgré le caractère didactique de la richesse de la documentation fournie par les artistes.
L’hypothèse d’une conscience collective surprend. Mais en s’appuyant sur des recherches et expériences scientifiques, les artistes démontrent que les fantasmes et les utopies liés à internet sont désormais plus proches du réel que de la science-fiction. Notre connexion constante et quasi irrémédiable au réseau informatique et à internet a constitué un rapport de dépendance entre l’Homme et la machine à tel point que des artistes et chercheurs scientifiques adeptes du mouvement transhumaniste expérimentent désormais sur leurs corps en cherchant à en dépasser les limites pour ne pas devenir obsolète. Par ses thématiques et sa forme hybride et polymorphe, l’œuvre World Brain est un riche témoignage du regard critique que portent les artistes contemporains sur notre époque. Un regard inquiet et incertain face à l’avancée toujours plus rapide de technologies de plus en plus avancées. Mais face à cette course sans fin vers le progrès, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon prouvent qu’une nouvelle alternative dans nos vies hyperconnectées futures existe. Nous pouvons décider de la manière dont nous utilisons le progrès technologique à des fins plus nobles et en respect avec l’environnement. La portée majeure de l’œuvre se trouve dans le discours pro-environnemental des chercheurs nomades interrogés dans le film-document. Les artistes nous démontrent qu’il est possible de jouir des nouvelles technologies tout en vivant en harmonie avec la nature. Il ne tient qu’à l’Homme de ne pas oublier sa nature humaine et la richesse de l’environnement naturel et terrestre qui l’entoure.
Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, World Brain, 2015 (capture d’écran)