« Les sommets des montagnes ne flottent pas dans le ciel sans aucun support ; on ne peut pas non plus dire qu’ils sont tout simplement posés sur la terre. Ils sont la terre même, dans un de ses modes de fonctionnement visibles1. »
Cacher une sculpture dans une friperie, en insérer une sur l’étagère d’un vidéo club, exposer les autres devant les vitrines d’une boutique de tailleur, d’un musée et celle d’une école… pour son exposition de l’été 2021, l’artiste new-yorkais Adam Milner a présenté treize sculptures sur treize sites à travers la ville de New York, y compris des magasins, des vitrines, un jardin privé, la voiture d’un ami et un cimetière. Afin d’explorer certaines œuvres, les visiteurs doivent prendre contact directement avec les hôtes des œuvres pour obtenir la permission d’accès ou pour trouver l’adresse exacte où elles sont exposées. L’intention d’Adam est de faire sortir les œuvres du White Cube2 pour leur offrir des contextes temporaires qui changent la façon dont on les rencontre, on les regarde et on les partage. La question des expérimentations in situ3 peut remonter aux années 1960 avec les pratiques de Daniel Buren et André Cadere4.
Adam Milner, Untitled Cone, 2021
Acier inoxydable, ballons. Exposé au Restoration Worship Temple, Brooklyn, NY, Public Sculptures (14 juin — 15 août, 2021).
Video still of “Adam Milner Takes Care of the Details”, courtesy the artist and Art21.
Ceux qui admirent le White Cube vantent souvent sa neutralité. Il supprime tous les éléments secondaires qui distraient l’attention du spectateur. Le regard de ce dernier est censé se concentrer sur l’œuvre d’art. Cependant, dès le début de l’invention du White Cube, les critiques contre celui-ci n’ont eu de cesse. Au fond, un White Cube n’est pas plus neutre qu’une salle surchargée. En effet, en affaiblissant le contexte et soulignant l’œuvre, la valeur des objets exposés est invisiblement élevée. Si le White Cube protège l’art par son existence matérielle et sa majesté inviolable, il forme aussi une sorte de contrainte qui isole l’art de la vie quotidienne et le place sur un piédestal.
Adam Milner, Bag in Bag, 2019-2021
Céramique, sérigraphie sur cellophane d’occasion, ruban. Exposé au SSS DVD Video Corp, Queens, NY, Public Sculptures (14 juin — 15 août, 2021).
Video still of “Adam Milner Takes Care of the Details”, courtesy the artist and Art21.
Truc à faire, fuir le White Cube
Dans un autre coin du monde, pour l’inauguration de son espace parisien, la Galleria Continua et l’artiste-commissaire JR ont transformé une boutique en galerie-supermarché5. Des paniers de courses sont mis à disposition à l’entrée. Sur les étagères héritées de l’ancienne maroquinerie, des œuvres d’art, des publications et des articles alimentaires sont vendus côte à côte. Leurs distinctions culturelles et économiques deviennent moins évidentes. Le titre de l’exposition mérite également réflexion. Truc à faire est une sorte d’annonce de la mission du nouvel espace. Comme l’énonce la présentation de la Galleria Continua, il s’agit d’un espace ouvert à l’expérimentation qui d’un point de vue architectural ne répond pas aux normes du White Cube et qui encourage des appropriations de l’espace allant au-delà des usages habituels. Une nécessité de fuir les canons du White Cube y est manifestée.
Quand on parle de fuir le White Cube, on parle de quoi ?
On parle de fuir son esthétique homogène singulière : un espace artificiel, froid, minimaliste et hiératique, un espace dénué de créativité qui stérilise l’art contemporain et qui maintient la distance avec son contenu et son visiteur. On parle de fuir le regard centralisé sur l’œuvre d’art, pour découvrir d’autres possibilités de rencontre avec celle-ci. On parle aussi de fuir l’art cloisonné dans le White Cube et de le relier à l’expérience quotidienne, de fuir l’autorité des experts de l’art qui créent des expositions comme on fabrique des produits suivant une ligne de production. Un concept, des œuvres et un White Cube constituent le standard moderne de l’exposition. À la fin, on parle également de fuir l’obligation d’un art spéculatif qui exige du White Cube d’être le temple de l’art contemporain. La volonté que l’art soit forcément spéculatif et que les œuvres aient des significations pour que le public puisse contempler frontalement, ou apprendre des connaissances afin de les comprendre, sont au fond, des points de vue utilitaristes qui cherchent toujours à obtenir quelque chose de l’objet regardé.
De plus en plus d’expérimentations spatiales voient le jour. Elles ne se limitent plus aux artistes qui critiquent les institutions comme dans les années 1960, mais s’appliquent aussi au rôle des galeries ou des musées, ce qui est le cas de la Galleria Continua, ou du musée Boijmans Van Beuningen6. Le 6 novembre 2021, le premier dépôt d’art institutionnalisé accessible au public du monde entier ouvre sa porte à Rotterdam. Soixante-trois mille peintures, photographies, sculptures, films, objets designés et installations sont exposés sur des étagères côte à côte. Les visiteurs pourront aussi observer la restauration, l’emballage et le transport des œuvres d’art. Sans l’intermédiaire de l’exposition ni la réinterprétation du commissaire d’exposition, l’œuvre d’art parle directement à son spectateur.
Adam Milner, My New Earring!, 2021
Plâtre, polystyrène, bambou, pâte à joint, PVA, peinture à l'huile, acier galvanisé. Exposé au Conor’s Car (2003 Silver Honda CRV), Brooklyn, NY, Public Sculptures (14 juin — 15 août, 2021).
Video still of “Adam Milner Takes Care of the Details”, courtesy the artist and Art21.
Regarde la montagne, mais regarde aussi la terre
« Les sommets des montagnes ne flottent pas dans le ciel sans aucun support ; on ne peut pas non plus dire qu’ils sont tout simplement posés sur la terre. Ils sont la terre même, dans un de ses modes de fonctionnement visibles. »
– John Dewey, L’art comme expérience
Du Salon7 au White Cube, les cloisons construites entre l’art et la vie quotidienne, entre les experts de l’art et le public, ainsi qu’entre l’œuvre d’art et l’objet quotidien n’ont jamais complètement disparu. Une admiration indiscutée de longue durée apporte du prestige à certaines œuvres. Une fois que ce prestige s’accumule et devient classique, son porteur sera séparé des conditions dans lesquelles il a été produit, et deviendra la montagne qui surplombe la terre8. Cette règle s’applique aux œuvres d’art classiques, en outre, elle s’applique également aux artistes, historiens d’art, commissaires d’expositions, critiques d’art, collectionneurs et institutions. Si le White Cube est la montagne, l’espace alternatif est la terre. Sans l’arrière-plan de la terre, les pics imposants ne peuvent pas être soulignés. Tout comme la formation des montagnes est le résultat du mouvement convergent des plaques terrestres, les autorités du monde d’art contemporain n’ont qu’accumulé plus de connaissances et d’expériences. Il n’y aurait pas de montagne sans terre. On écoute la montagne, mais on écoute aussi la terre.
À travers la pratique d’Adam Milner, on constate une révérence pour les matériaux qui restructurent et rendent souvent horizontaux les ordres sociaux9. Il travaille avec des objets trouvés dans la ville. Il les aime et leur redonne une seconde vie. Des joujoux, des pierres, des plastiques, des métaux précieux, des verres, des archives numériques, des fluides corporels, des éléments fabriqués sur mesure, des mobiliers d’exposition et bien autres encore deviennent pour lui les médiums permettant de se décentraliser lui-même voire de décentraliser l’expérience humaine. Selon Adam, tout est connecté et tout absorbe toujours ce qui est à côté de lui. S’il est difficile de savoir où commencent et où se terminent les choses, il est beaucoup plus difficile de les diviser et de les segmenter. Ceux qui veulent différencier strictement l’art et la vie quotidienne pour ne pas dégrader l’art, montrent une expérience de vie étroite et terne10. En réalité, la différence entre une œuvre d’art et un objet ordinaire ne réside pas dans le fait qu’il s’agisse d’art inutile ou d’art appliqué, ni qu’ils soient créés par un artiste ou un artisan, elle dépend de ce que le producteur a engagé dans sa création. Sans engagement de la passion artistique, même les œuvres d’un artiste reconnu ne sont que des produits mécaniques.
De plus, créer de nouveaux modes d’interaction ou d’engagement par l’art est toujours passionnant pour Adam Milner. My New Earring, une boucle d’oreille en perles surdimensionnée faite de plâtre, d’acier, de peinture à l’huile et de colle, pend au rétroviseur de la voiture d’un ami de l’artiste. Les visiteurs doivent envoyer un SMS à son ami Conor pour obtenir l’emplacement de sa voiture qu’il gare souvent près de l’Université Columbia. Par opposition à un contexte institutionnel ou commercial, Conor peut engager la façon dont il choisit les personnes auxquelles envoyer des SMS. L’artiste d’aujourd’hui n’est plus seulement créateur d’objets, il est également créateur de relations.