Penser au baiser

DOI : 10.57086/radar.483

p. 67-74

Abstract

Tout au long d’un processus, des observations ont été menées sur le geste le plus romantique, et signifiant du monde, et pourtant le plus simple attachement du quotidien : le baiser. Sous forme de journal de bord classé par jour, lieu et heure, les recherches sont dédiées à l’identité du baiser et à sa représentation. Il s’agit également de mettre en avant la place évocatoire du baiser, et des éléments extérieurs qui ont pu le valoriser. Le tout, sous la perception et la position de son auteure : une femme cisgenre, passionnée par ce geste.

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Mots-clés

journal descriptif, geste amoureux, baiser, représentation, image reprise

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Le baiser, c’est le geste même du désir. Or, on peut vendre son corps mais pas son désir1.

Lundi 01/11/2021, 9 h 57

Extérieur. Café Brant-Matin

Seule, en buvant son capuccino, elle pense à la définition du baiser. Aussi évident qu’il puisse paraître, ce geste ne se résume pas qu’à un simple toucher des lèvres. Bien que celui-ci mobilise une trentaine de muscles faciaux, le baiser évoque à la fois « la morsure réprimée, l’abandon des amants, la dévoration cannibale […]2 », l’adoration d’un autre être, et reste le plus simple et le plus beau geste du désir. Il y a deux cents ans, le philosophe et écrivain danois Søren Kierkegaard, écrit dans son roman Le journal du séducteur qu’un livre essentiel manque dans les bibliothèques anthropologiques. Celui-ci serait un « livre dédié à tous les heureux amants3 », qui retracerait le baiser et raconterait l’histoire de ce tendre acte à travers les époques et cultures. Il l’intitula Contributions à la théorie du baiser. L’idée restant inachevée, c’est finalement Alexandre Delacroix, philosophe, qui l’exécute, et publie un essai en 2011 du même titre. Il introduit son livre en rappelant que la particularité d’un baiser, c’est de transfigurer un bout de chair salivé et charognant comme la bouche en un désir. Autrement dit, l’esprit envahit la chair4. Les Romains étaient les premiers à codifier et à catégoriser le baiser5.Plus intéressant encore, c’est que la mondialisation du baiser a eu lieu à l’époque du christianisme. Sous l’impulsion de Saint Paul de Tarse, issu d’une culture romaine, le baiser intègre un geste connotant le respect et la paix envers l’autre. Des peintures religieuses mettent à l’évidence la place importante de celui-ci. Le baiser de la paix entre Saint Pierre et Saint Paul en est l’exemple, célébrant l’unité de la communauté chrétienne.

Vendredi 05/11/2021, 16 h 47

Intérieur. Palais Université — après midi

Elle vient d’observer deux étudiants s’embrasser, alors elle se demande à partir de quel moment, le baiser, tel que nous le connaissons aujourd’hui, s’est répandu dans le monde. Il est impossible d’estimer l’époque exacte dans laquelle le baiser s’est orienté vers un attribut plus charnel et sensuel. Les références affirment qu’il aura fallu attendre les poètes du XVIe siècle pour la mondialisation du baiser fondateur de l’amour. La suite a dépendu — en grande partie — de la diffusion de l’image du baiser par le cinéma. Alors elle se dit, de quelle image s’agit-il ?

The May Irwin Kiss est considéré comme la première représentation du baiser au cinéma. Traduit Le Baiser en Français, il a été réalisé par William Heise, et produit par le Vitascope de Thomas Edison en 1896. Le film muet, qui dure qu’une minute montre l’acteur John Rice embrassant les lèvres de sa partenaire, May Irvin, en gros plan. Bien que courte, la scène a quand même provoqué bien des scandales lors de sa sortie aux États-Unis, comme l’explique l’auteur et historien, Paul-François Sylvestre. À tel point que des associations religieuses se sont rassemblées afin de signer une pétition pour censurer le film6. Pourtant cette œuvre est la première représentation du baiser au cinéma. En ce cas, elle se dit que le baiser a traversé un long chemin jusqu’à en arriver à ce qu’il est de nos jours.

May Irvin et John Rice. 1896.

Capture d’image de l’extrait

Lundi 08/11/2021, 10 h 45

Intérieur. Appartement — Matin

Avec un tendre baiser de son chéri au matin, elle pense au lien existant entre le baiser et le désir. C’était peut-être la raison de sa répression dans la culture occidentale, et ça l’est encore dans bien des pays du continent asiatique. Pourtant c’est bien le baiser de la princesse qui transforme la grenouille en beau prince. L’action d’embrasser sublime les deux êtres. Dans son roman biographique Le Baiser peut-être, Belinda Cannone, rappelle que toute la ponctuation du baiser comme objet du désir, repose finalement sur l’intention anthropologique : « Les prostituées n’embrassent pas. Pourtant, elles semblent donner plus quand elles consentent à l’étreinte sexuelle. Mais le baiser, c’est le geste même du désir. Or, on peut vendre son corps mais pas son désir7. »

Vendredi 12/11/2021, 9 h 30

Extérieur. Bibliothèque — Matin

L’adrénaline monte, le cœur bat plus vite, les yeux se ferment. Si le baiser continue à exister, c’est également par sa qualité sémantique. Il ne se laisse pas influencer, ni par le temps, ni par la religion, ni par la politique. Depuis l’apparition de la photographie, tant de beaux baisers ont été documentés pendant des moments de tension tels que la guerre, ou les manifestations. Elle se dit que ces baisers ont une place bien particulière, car ils se font instantanément. La peur, la rage ou/et la tristesse s’entremêlent à ce geste. Mais surtout, celui-ci porte en lui, des intentions et des significations. Jusqu’à en devenir un symbole de résistance. Le résultat immortalise des images puissantes qui ont fait, et font le tour du monde, à l’instar du Baiser de Marseille. Sous les yeux d’une centaine de manifestants de L’alliance Vita étant contre le mariage pour tous en octobre 2012, deux jeunes femmes (hétérosexuelles) s’embrassent pour faire un coup de gueule à la pensée homophobe du public présent. Traduit The Kiss from Marseille, l’image culte de la lutte contre la discrimination des minorités sexuelles se diffuse sur de nombreuses pages et sites internationaux, et se partage sur les réseaux sociaux jusqu’à aujourd’hui.

Gérard Julien, Le Baiser de Marseille.

À l’image : Julia et Auriane. Manifestation de L’alliance Vita. Marseille, 23 octobre 2012.

© Gérard Julien / AFP

Vendredi 17/11/2021, 11 h 51

Intérieur. Appartement — Matin

Le baiser fusionne deux êtres à part en un, comme le décrit Serge Sanchez dans son livre dédié à l’artiste qui a créé le fameux baiser submergé par le doré : Klimt8. L’image de cette union a également été reprise par les artistes plasticiens comme Munch avec Le Baiser (1897), où les visages des deux personnages s’emmêlent. De plus, ce geste attendri fait oublier l’existence de l’entourage. Elle pense par exemple à la fameuse photo historique du Baiser de l’Hôtel de Ville du photographe Robert Doisneau. Prise en 1950, l’image en noir et blanc met en évidence le mouvement des personnes anonymes. En focalisant l’appareil sur le couple, le photographe valorise le geste, et laisse l’entourage dans le flou. Une fluidité picturale qui entoure l’espace des amoureux que nous pouvons également retrouver dans la peinture de Munch. Cet élément visuel a été repris de nombreuses fois dans le cinéma aussi.

Robert Doisneau, Baiser de l’Hôtel de Ville.

Image

À l’image : Françoise Bornet et Jacques Carteaud. Paris, 1950.

© Robert Doisneau, avec l’aimable autorisation de l’Atelier Robert Doisneau.

Edvard Munch, Le Baiser.

Huile sur toile, 99 × 81 cm, 2897.

Musée Munch, Oslo (Norvège).

Samedi 20/11/2021, 19 h 50

Intérieur. Appartement — Soir

Un jour, l’acteur américain Denzel Washington a évoqué sur son réseau social : Why do we close our eyes when we pray, cry, kiss, or dream? Because the most beautiful things in life are not seen but felt by the heart. En effet, nous fermons les yeux. Nous les fermons pour mieux nous projeter dans la sensation, et pour éviter d’être distraits par autre chose de l’ordre du visuel, ou bien parce que l’amour « rend aveugle ». Un baiser peut se répéter une vingtaine voire cinquantaine de fois par jour, avec la même personne. Aucune de ces particularités ne saura retenir notre envie de fermer les yeux lors d’un baiser. Elle le dit, car aujourd’hui, elle a une image bien particulière en tête : celle de la pièce de danse Le Parc. Conçue pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1994, le spectacle met en avant des inconnus de l’époque des Lumières qui se rencontrent et s’éveillent à l’amour. Accompagné par la musique de Mozart, les chorégraphies créées par Angelin Preljocaj, expriment autant la séduction que l’abandon. La scène du baiser volant du Parc est particulièrement connue. Dans la délicatesse et la grâce d’une danse contemporaine, les deux amants s’entrelacent. Interpreté par l’étoile Amandine Albisson, et le premier danseur Florian Magnenet, le geste est valorisé quand le personnage masculin soulève sa partenaire, sans le moindre usage des mains. Puis il fait de multiples tours, alors qu’elle se tient solidement à son cou. Avec ce baiser passionné, la gravité se dissout. La femme s’envole, mais elle vole également avec lui. Les yeux fermés, tous deux prennent le risque de « tomber amoureux ».

Le Parc, Angelin Preljocaj (Amandine Albisson & Florian Magnenet).

Extrait de la captation de pas de deux de l’Acte III (baiser volant). Interprétés lors du gala inaugural des 350 ans de l'Opéra national de Paris).

Vendredi 26/11/2021, 9 h 45

Extérieur. Café de la gare de Strasbourg — Matin

Un tendre baiser du partenaire détend le corps et l’esprit. Elle pense alors que rien ne pourrait rivaliser avec la sensation apaisante de cet acte. Se détacher du stress du quotidien grâce au baiser est d’ailleurs scientifiquement prouvé. Un après-midi en automne, sur la chaîne de radio Europe 1, deux invité.es : Patricia Chalon, psychologue, et Michel Cymes, médecin et animateur, expliquaient les bienfaits du baiser. Ensemble, ils ont publié le livre Sur l’amour, qui rappelle que la tendresse et le baiser libère des hormones du bien-être comme l’endorphine, apaise le stress, et diminue les maladies cardiovasculaires9. Alors, Un baiser s’il vous plaît10.

Lundi 29/11/2021, 10 h 45

Intérieur. Laboratoire de recherche-Matin

Elle se dit que le geste du baiser a été repris de nombreuses fois dans divers médiums artistiques, et à travers de multiples mouvements au fil du temps. Pourtant, rien n’a pu rivaliser avec la caresse de la lumière sur la peau de deux êtres qui s’embrassent, afin de réapparaître encore plus extraordinaire. Car la lumière signifie la joie, la chaleur, la sensualité et même la sacralité. De Fragonard à Klimt dans la peinture, de Rodin à Brancusi dans la sculpture, de Marina Abramovic et Ulay, à Tino Sehgal dans la performance, l’usage de la lumière dans la représentation du baiser perdure. Sous un beau soleil en cette fin du mois de novembre, elle requestionne le rôle de la lumière dans le perfectionnement d’un baiser. Elle se demande alors, quelles sont les caractéristiques de la lumière qui incitent les artistes et cinéastes à incorporer cet élément dans un moment intime tel que le baiser. Afin de pouvoir répondre à ces questions, elle a fait le choix d’en faire l’objet de son étude de mémoire de Master.

1 Belinda Cannone, Le Baiser, peut-être, p. 168.

2 Ali Rebeihi, Le plaisir du Baiser, France Culture. Mise en ligne le 23/07/2013. Disponible sur https://www.franceculture.fr/emissions/

3 Søren Kierkegaard, Le journal du séducteur, Paris : Éditions Gallimard, 1965.

4 Alexandre Delacroix, Contributions à la théorie du baiser, Paris : Éditions Autrement, 2011.

5 Alexandre Arribas, Petite histoire du Baiser, Paris : Éditions Nicolas Philippe. 2003, p. 89.

6 Paul-François Sylvestre, Le premier baiser sur la bouche au cinéma, L’express. Mise en ligne le 7/08/2012. Disponible sur https://l-express.ca/

7 Belinda Cannone, Le Baiser, peut-être, Paris : Éditions Alma. 2011, p. 168.

8 Serge Sanchez, Klimt. Paris : Ed. Gallimard, 2017.

9 Alexis Patri, Pourquoi le baiser est si important pour la santé ? Europe 1. Mise en ligne le 17/11/2020. Disponible sur https://www.europe1.fr/sante

10 Clin d’œil au film d’Emmanuel Mouret, réalisé en 2007, intitulé Un baiser s’il vous plait. L’intrigue raconte l’histoire de plusieurs jeunes

Notes

1 Belinda Cannone, Le Baiser, peut-être, p. 168.

2 Ali Rebeihi, Le plaisir du Baiser, France Culture. Mise en ligne le 23/07/2013. Disponible sur https://www.franceculture.fr/emissions/les-bons-plaisirs-1ere-partie/le-plaisir-du-baiser.

3 Søren Kierkegaard, Le journal du séducteur, Paris : Éditions Gallimard, 1965.

4 Alexandre Delacroix, Contributions à la théorie du baiser, Paris : Éditions Autrement, 2011.

5 Alexandre Arribas, Petite histoire du Baiser, Paris : Éditions Nicolas Philippe. 2003, p. 89.

6 Paul-François Sylvestre, Le premier baiser sur la bouche au cinéma, L’express. Mise en ligne le 7/08/2012. Disponible sur https://l-express.ca/le-premier-baiser-sur-la-bouche-au-cinema/.

7 Belinda Cannone, Le Baiser, peut-être, Paris : Éditions Alma. 2011, p. 168.

8 Serge Sanchez, Klimt. Paris : Ed. Gallimard, 2017.

9 Alexis Patri, Pourquoi le baiser est si important pour la santé ? Europe 1. Mise en ligne le 17/11/2020. Disponible sur https://www.europe1.fr/sante/michel-cymes-et-patricia-chalon-prennent-la-defense-du-baiser-pour-le-couple-et-la-sante-4006228.

10 Clin d’œil au film d’Emmanuel Mouret, réalisé en 2007, intitulé Un baiser s’il vous plait. L’intrigue raconte l’histoire de plusieurs jeunes adultes qui mènent des difficultés dans leur relation, et dans leur rapport au baiser dans une vie amoureuse.

Illustrations

Robert Doisneau, Baiser de l’Hôtel de Ville.

Robert Doisneau, Baiser de l’Hôtel de Ville.

À l’image : Françoise Bornet et Jacques Carteaud. Paris, 1950.

© Robert Doisneau, avec l’aimable autorisation de l’Atelier Robert Doisneau.

References

Bibliographical reference

Reyhan Hessami, « Penser au baiser », RadaЯ, 7 | 2022, 67-74.

Electronic reference

Reyhan Hessami, « Penser au baiser », RadaЯ [Online], 7 | 2022, Online since 15 juillet 2022, connection on 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=483

Author

Reyhan Hessami

Diplômée d’une première licence en peinture aux Beaux-Arts de Téhéran, Reyhan Hessami arrive à Strasbourg pour poursuivre ses études dans le domaine culturel. Elle intègre ainsi l’université de Strasbourg pour une deuxième licence en arts visuels, puis un master en Critique-Essais : écritures de l’art contemporain. Parallèlement à ses enseignements pratiques de la peinture et du dessin, elle se passionne pour les interactions humaines retrouvées dans la médiation et la communication culturelle. Reyhan Hessami a ainsi noué des partenariats avec les professionnels de la région, tels que la Biennale contemporaine de la ville de Sélestat, la Halle verrière de Meisenthal, le CRAC d’Altkirch, et l’Artothèque de la ville de Strasbourg.

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