De main en main : un besoin de transmission lié à une rencontre

DOI : 10.57086/radar.496

p. 85-90

Résumé

Prenant une forme de quête, mon interrogation gravite autour du terme même de « rencontre », sur son influence par rapport à notre évolution et construction personnelle. L’œuvre 7460 Gina de Nicolas Tubéry prend tout son sens dans cette idée principale de découverte, d’apprentissage et de transmission perpétuelle. Avec simplicité et légèreté, je livre à cœur ouvert l’histoire de cette rencontre avec l’artiste, l’œuvre ainsi que les répercussions qu’elle apporte.

Index

Mots-clés

rencontre, transmission, apprentissage, diversité, expérimentation

Texte

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Nous n’avons pas besoin d’ajouter de la violence à la violence ou de la souffrance à la souffrance. Si nous voulons vraiment faire quelque chose pour résoudre cette situation, ce n’est pas de la culpabilité dont nous avons besoin, mais de la lucidité, de courage, de solidarité, d’élan, de sens et de désir1.

Depuis cette crise sanitaire, les questionnements jaillissent vis-à-vis de notre manière de pensée et d’être. Bloqués des mois entre des murs, la technologie s’est transformée en unique solution pour continuer à échanger avec le monde extérieur. Nos yeux, nos mains, notre corps fatiguent à l’intérieur de cette cage appelée maison, celle qui a été auparavant notre repère et notre bien-être. Cette frontière brisée, notre équilibre s’effondre, notre liberté est domptée. Aujourd’hui, quels sont les moyens de vivre à nouveau en toute sérénité ?

Rencontre. Je te cherche.

Suis-je la seule à penser que le terme « rencontre » est une clé pour notre construction individuelle ? Depuis toujours, mes connaissances se développent grâce aux échanges, aux relations, aux découvertes mais aussi à mon parcours de vie. Les partages de pensées deviennent cruciaux, ils se mutent en horizon.

Le professeur de philosophie et de sciences de l’éducation Jacques Natanson évoque cette même idée que la rencontre permet l’évolution et même une forme de satisfaction, d’épanouissement personnel, lorsque celle-ci est dotée d’une profonde connexion entre les deux êtres.

Il est dans l’existence humaine peu de choses plus émouvantes qu’une rencontre. […] Commence alors une période où la communication s’enrichit au point de tendre vers la communion. On n’est plus seul, on se sent, selon l’expression de Simone de Beauvoir justifié d’exister2.

L’expression de Simone de Beauvoir met l’accent sur la dimension émotive qu’une rencontre apporte et du bienfait que celle-ci offre. Quelle que soit l’évolution de la relation, elle produit un changement, un électrochoc sur notre manière de penser et d’agir. Chaque personne peut se voir fluctuer en apprenant de l’autre mais également en lui transmettant des savoirs. Il y a une forme de réciprocité qui se décèle. Par exemple, la sensation de « revivre » lors d’une rencontre fait surgir l’idée d’un nouveau départ, d’une libération grâce à autrui.

Souvent, il est dit dans notre langage quotidien « qu’il suffit d’une rencontre pour tout changer », est-ce une vérité, un mensonge ? Une pulsion interne répond positivement à cette question, mais cette envie d’y croire ne devient-elle pas dangereuse avec le temps ? Deux chemins peuvent se confronter : l’un vers autrui et vers l’espérance d’un nouvel air, de l’autre, qui peut amener à une forme de repos et même d’acquis, susceptible de se renverser au fil de l’attente en désespoir.

Rencontre. Qui es-tu ? Où es-tu ?

Les deux anthropologues, Anne Raulin et Dorothée Dussy, affirment que :

la rencontre c’est l’événement : elle tient, selon l’étymologie, tout à la fois du coup de dés, du hasard, et du combat, du duel. La rencontre fait miroir, instille du face-à-face entre les personnes, et engage la reconnaissance ; elle va aussi à l’encontre, définit des oppositions, ou encore provoque des chocs frontaux. Dans un sens comme dans l’autre, c’est un temps crucial d’élaboration de la personne, qui s’y révèle, s’y affronte, s’y confirme, s’y déploie3.

Deux termes ressortent d’après l’étymologie du mot : la coïncidence et la sensation d’affrontement face à autrui. Malgré cette dualité, l’essence même de la rencontre reste la notion d’événement. Cette notion en dévoile toute la complexité et la diversité.

Effectivement, « la rencontre est donc toujours sous le signe du hasard, de la nécessité et de la répétition, propre à toute coïncidence4. » Nul ne peut réellement diriger une rencontre, à moins que ce ne soit un site dédié à cela où il y a une recherche axée et normée. Dans un cas neutre, il peut y avoir des facteurs externes ou internes, des situations similaires et autres encore qui permettent de rendre possible une future rencontre. Il est clairement difficile de savoir et de contrôler l’avenir, la coïncidence entre deux êtres. Les deux anthropologues ont également abordé la notion « d’effet miroir ». Lorsque deux individus se retrouvent face à face et qu’ils ne se connaissent pas, il y a un sentiment de trouvaille et de joie qui peut opérer, surtout quand les deux esprits ont la même optique envers autrui. Mais il peut y avoir au contraire un sentiment plus négatif qui émane de ce premier contact comme un fameux blocage face à l’inconnu. Il y a alors, par la suite, cette idée d’apprivoisement, de connaissance et d’apprentissage plus intense face à cette nouveauté offerte.

Notre rapport à l’autre évolue sans cesse, il devient une épreuve insurmontable pour certains, pour d’autres, il se transforme en quête ou simplement en routine sans réelle pertinence.

Rencontre. Je t’ai confronté soudainement.

Sans y penser, spontanément je t’ai observé au loin, 7460 Gina.

L’œuvre qui porte le nom d’une vache est le témoignage d’un hasard en 2018, d’une rencontre entre l’artiste, Nicolas Tubéry, et l’éleveur laitier, Michel Valety. Retraité à présent aux Arques dans le Lot, l’artiste eut la chance de pouvoir rencontrer l’éleveur en apprenant ses rituels et ses habitudes, malgré l’arrêt définitif de son activité agricole. Ne trouvant aucun repreneur dans son entourage, la production de vache laitière se doit d’être suspendue. La ferme est vide, cet espace se transforme en un lieu lugubre.

L’œuvre devient un hommage à la difficulté, à l’intensité du métier d’éleveur. C’est au final un travail d’une vie qui est représenté dans cette installation sculpturale, vidéographique et sonore.

Fig 1 : 7460 Gina, Nicolas Tubéry, 2019.

Image

Exposition « Agir dans son lieu », Transpalette, Antre Peaux (Bourges).

Avec l’aimable autorisation de Nicolas Tubéry.

C’est en partant de ses captations vidéographiques prises lors de cette rencontre, que Nicolas Tubéry bâtit 7460 Gina. Son idée première est de produire « un film sur son activité passée, sur son lieu de travail, sur les outils et les gestes qui rythmaient son quotidien5. » Il y ajoute alors des modules et des outils déjà existants d’une machinerie de la ferme qui, au fur et à mesure, se métamorphose en une « machinerie de cinéma » comme l’artiste le dit si bien. Les vidéographies projetées (dix minutes environ) sur les deux plexiglas, l’un en avant et l’autre plus en arrière, donnent à voir différentes visions : celle de l’animal absent, celle de l’agriculteur en action et celle de l’artiste qui est un élément externe. L’univers agricole devient tout à coup visible et compréhensible pour chacun d’entre nous. Encadrée et délimitée par des barres métalliques, la structure invite alors à se promener, à observer et à écouter afin d’être intégralement immergé. En se faufilant à l’intérieur, la confrontation est brutale. Des répétitions de mouvements quotidiens défilent sous nos yeux, des sons percutants et forts (comme le bruit d’un moteur de tracteur) se dissipent dans l’espace procurant ainsi une sensation stressante. Cette spécificité accentue notre concentration sur la réalisation des différentes étapes récurrentes que l’éleveur doit effectuer chaque jour, et également sur celles que les animaux vivent. C’est en regardant avec précision les tuyaux, l’inscription des numéros et noms des vaches écrites dessus, les sculptures métalliques intégrées, que je prends conscience de notre importance en tant que spectateur. Nous sommes au final devenus les vaches laitières de Michel Valety, nous avons pris leurs places momentanément pour comprendre leurs positionnements, leurs perceptions, leurs rituels.

L’artiste devient alors un médiateur entre le visible et l’invisible en montrant l’activité agricole de l’homme sur l’animal. Il montre avec une réalité sans filtre les conditions de vie animale et humaine qui sont peu mises en avant, et souvent associées à « des stéréotypes du monde paysan6. »

Rencontre. Je veux te renouveler.

Après cette confrontation de mon esprit et de mon corps face à cette œuvre, une remise en question est survenue. Depuis, mon rapport (faible) à ce monde paysan s’est transformé. Au travers de 7460 Gina, une nouvelle façon de penser et de voir ce qui m’entoure s’instille. Ma curiosité s’anime à nouveau. C’est grâce à la diversité de matières, d’angles de vue (animal/éleveur/artiste), mais aussi à la rencontre même de l’artiste et de son histoire personnelle que la frontière se brise.

Avec une explication métaphorique d’un arbre, il est possible de retranscrire ce hasard, ce sentiment éprouvé que je peine à dévoiler. L’arbre est visible grâce aux branches, aux feuilles, à sa hauteur. Parfois, il est difficile de le distinguer des autres lorsqu’ils sont nombreux. Ce qui est le plus rare à trouver, ce sont les racines, car elles restent enfouies dans le sol, quelques-unes s’en échappent de temps en temps. L’œuvre, l’artiste, la rencontre d’une manière globale, a fait ressurgir un arbre parmi tant d’autre sans obstruer ou cacher les parties qui le compose.

Le face-à-face, que ce soit avec une personne, une œuvre ou autre, reste l’un des moyens pour concrètement provoquer une prise de conscience, et ainsi faire un devoir de transmission. C’est actuellement ce que je suis en train de réaliser ; un transfert d’idée, de connaissance et d’apprentissage. Le partage est bénéfique pour chacun d’entre nous, il est un acte de bienveillance mais également de stimulation. Cette peur qu’on éprouve tous au quotidien vis-à-vis de l’incertitude, du hasard permet de secouer notre intérieur et notre façon d’être. Notre évolution personnelle, et vers autrui, grandit grâce à la diversité de ce monde, grâce à la rencontre. Au fil du temps, la peur liée à l’inconnu et à la différence s’atténue, elle se métamorphose en compagnon guidant ainsi notre propre chemin de réflexion.

1 Cyril Dion, Animal : chaque génération a son combat, voici le nôtre, collection « Domaine du possible », éd. Actes Sud / Colibris, 2021, p. 23.

2 Jacques Natanson, « Singularité, Séparation, Relation », Inconscient & Imaginaire, éd. L’Esprit du temps, 2007, n° 20, p.39.

3 Anne Raulin, Dorothée Dussy, « À la rencontre de la personne », Carnets internationaux de sociologie, éd. Presses universitaires de France, n° 124

4 Jacques Sédat, « La rencontre : trouvaille ou retrouvaille ? », Adolescence, éd. GREUPP, T.26, n° 1, 2008, p. 202.

5 Nicolas Tubéry, Agir dans son lieu, Bourges, Transpalette à Antre Peaux (15/10/2021-16/01/2022), p. 10.

6 Julie Crenn, Agir dans son lieu, Bourges, Transpalette à Antre Peaux (15/10/2021-16/01/2022), p. 11.

Notes

1 Cyril Dion, Animal : chaque génération a son combat, voici le nôtre, collection « Domaine du possible », éd. Actes Sud / Colibris, 2021, p. 23.

2 Jacques Natanson, « Singularité, Séparation, Relation », Inconscient & Imaginaire, éd. L’Esprit du temps, 2007, n° 20, p.39.

3 Anne Raulin, Dorothée Dussy, « À la rencontre de la personne », Carnets internationaux de sociologie, éd. Presses universitaires de France, n° 124, 2008, p. 15.

4 Jacques Sédat, « La rencontre : trouvaille ou retrouvaille ? », Adolescence, éd. GREUPP, T.26, n° 1, 2008, p. 202.

5 Nicolas Tubéry, Agir dans son lieu, Bourges, Transpalette à Antre Peaux (15/10/2021-16/01/2022), p. 10.

6 Julie Crenn, Agir dans son lieu, Bourges, Transpalette à Antre Peaux (15/10/2021-16/01/2022), p. 11.

Illustrations

Fig 1 : 7460 Gina, Nicolas Tubéry, 2019.

Fig 1 : 7460 Gina, Nicolas Tubéry, 2019.

Exposition « Agir dans son lieu », Transpalette, Antre Peaux (Bourges).

Avec l’aimable autorisation de Nicolas Tubéry.

Citer cet article

Référence papier

Cécile Breymann, « De main en main : un besoin de transmission lié à une rencontre », RadaЯ, 7 | 2022, 85-90.

Référence électronique

Cécile Breymann, « De main en main : un besoin de transmission lié à une rencontre », RadaЯ [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=496

Auteur

Cécile Breymann

Diplômée d’une licence d’arts plastiques, Cécile Breymann intègre le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain afin de découvrir le rôle de curateur d’exposition et d’enrichir ses expériences dans le monde de l’art contemporain. Malgré sa préférence pour la pratique, elle se focalise pendant ces deux années sur la jonction des mots dans l’objectif d’améliorer ses capacités rédactionnelles. « Touche-à-tout » de nature, Cécile Breymann s'épanouit à côté de cela plus particulièrement dans la peinture. Elle reste cependant très éclectique et n’hésite pas à utiliser d'autres moyens d'expression tels que le chant, la photographie ou bien encore la couture.
Son mémoire de fin d’étude questionne la prise de conscience vis-à-vis de l’anthropocentrisme exercé sur nos relations avec l’environnement. C’est en souhaitant « donner du sens » qu’elle s’attarde sur des œuvres d’art contemporaines comme étant des sensibilisateurs de notre conscient, de notre manière de pensée et d’agir.

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