Un plan oblique sur une maison, une image qui bégaie, un son qui grésille, là gisent les éléments qui constituent les premiers instants de Outer Space, un film expérimental réalisé par le cinéaste autrichien Peter Tscherkassky en 1999. Il y reprend une scène complète de L’Emprise (1982), un film d’horreur de Sydney J. Furie, en causant un trouble dans la linéarité temporelle et l’intégrité matérielle de l’objet original. Si les premiers plans sont relativement lisibles, l’image et le son finissent par se consumer, comme si le projecteur s’enrayait. Les plans se chevauchent, certaines images disparaissent, reviennent, sont secouées voire annihilées pour ne laisser entrevoir que le blanc du projecteur, tandis que le son du film laisse place à celui de la pellicule défilant dans la machine. Dès lors, la scène perd en cohérence ce qu’elle gagne en sentiment d’oppression. La dérégulation plastique devient l’instrument de l’horreur ressentie non seulement par les spectateur·ices, mais également par la protagoniste principale du film, pour qui la caméra et le chaos fragmenté induit par le montage deviennent l’agresseur. Des objets semblent voler à toute allure à travers la pièce, percuter et harceler l’actrice. Or rien n’est véritablement présent physiquement dans la scène d’origine. Ces objets ne sont que le résultat de l’empiètement et de la superposition des bordures de la pellicule sur l’écran. Sur un simple principe de dysfonctionnement matériel, Peter Tscherkassky parvient à détourner et à transformer l’œuvre originale, déjà horrifique, en un cauchemar épileptique pour les deux parties. Il subvertit ainsi les règles admises de montage et de lisibilité de l’image pour expérimenter une nouvelle anatomie de l’horreur, dans laquelle le trouble matériel constituerait une nouvelle forme de mise en scène.
Quel que soit le champ d’étude ou la discipline scientifique concerné, l’articulation d’une définition du trouble semble toujours s’effectuer sur un principe d’opposition de deux facteurs. Compris comme un ensemble de règles et de pratiques normées, l’ordre tient à la présence d’une perturbation qui en fixerait les limites.
Que faire du trouble induit ? Dans la philosophie classique, le constat du trouble fonde la nécessité de l’ordre. Selon Platon et Xénophon, il est indispensable de proposer des « remèdes » contre la manifestation du trouble, pour préserver le bien-être de l’âme ou de la cité1. Ce principe se retrouve également en psychologie, psychiatrie et, plus largement, en médecine. Si le trouble psychique ou physique perturbe le corps, il convient alors, pour tout médecin, de corriger ce qui relève de l’anormal2. Est-il cependant nécessaire de lutter systématiquement contre le trouble ? Avec la théorie des couleurs, Johann Wolfgang von Goethe montre que l’opacité inspire la subjectivité physique de l’observateur. Il imagine la chambre noire non pas comme un simple dispositif reproduisant l’espace reflété mais comme la fusion du milieu observé et du soi. Il déconstruit les connaissances optiques conventionnelles à partir d’un dysfonctionnement du médium originel3. Aujourd’hui, Donna Haraway propose d’apprendre à composer avec le trouble, de l’accepter pour mieux « vivre et mourir avec respons(h)abilité4 », tandis que de son côté Judith Butler cherche (plutôt) à transgresser les rapports de pouvoir dominants, l’ordre symbolique, par le « jeu » de performativité du genre5.
En répondant à un cadre normé et normatif, le désordre impliqué par le trouble encourage ainsi les spectateur·ices à percevoir autrement le monde et ses artefacts. Dans un système désordonné mais pourtant structuré par des règlements stricts, le trouble — matériel et immatériel — enfreint les lois. C’est en proposant des représentations alternatives, qu’il réorganise, transforme et rassemble un monde fragmenté. Par son caractère anti-normatif, le trouble provoque une perte de repères. Il menace un ordre établi, conditionné par des schèmes de pensée. Faut-il le neutraliser, par la transparence et l’unicité, ou bien le subvertir à des fins d’émancipation ? Plutôt que de dévaloriser le trouble, d’assimiler ce phénomène à une anomalie, il s’agit de mettre en lumière ses capacités discursives, émotionnelles et scientifiques.
Ce nouveau numéro de RadaR propose ainsi d’imaginer le trouble comme le point de départ de la création artistique. L’histoire de l’art moderne et contemporain n’échappe pas à l’advenue de « fauteur·euses de trouble ». Par le recours à des gestes et des pratiques non-conformistes, des artistes tel·les que Sonia Delaunay, Vassily Kandinsky, Sophie Taeuber, Marcel Duchamp, Gina Pane, Fabienne Verdier ou encore Irene Chou ont concouru à renverser des codes esthétiques hégémoniques. C’est par la fragmentation — temporelle, narrative et plastique — que des cinéastes comme Agnès Varda, Jacqueline Audry et Jean-Luc Godard, inspiré·es de prédécesseurs comme Abel Gance, Sergueï Eisenstein ou Dziga Vertov, démantèlent pour leur part les stratégies scénaristiques du cinéma classique. Tous·tes édifient un dialogue nouveau entre l’œuvre et les spectateur·ices et dérèglent autant les attentes qu’ils abolissent les frontières statiques entre les régimes d’images et de savoirs. Tourner en dérision, user de l’ironie, s’émanciper des arts figuratifs et de la « fragmentation spécialisée6 », autant d’attitudes insolentes qui permettent de corrompre les normes. Désarmer la convention devient alors le moyen de s’affranchir ou de s’approprier un système de règles, un chantier sans cesse en (dé)construction.
L’identification des éléments médiatiques qui menacent le bon équilibre d’un ensemble de données met en lumière l’instabilité permanente de savoirs a priori figés. Cette turbulence, d’ordre cognitif ou affectif, est issue d’un manque à définir, à combler ou à saisir. Elle fait apparaître d’autres degrés de lecture et dévoile des gestes, pratiques et coutumes dissimulées, consciemment ou inconsciemment, par la convention. Une fois exposé au grand jour, ce manque constitue un corps en soi, le fragment d’un ensemble compris comme une part manquante génératrice d’un trouble sensoriel parce qu’elle façonne des marges. Elle se matérialise sous la forme d’un dérèglement ou d’une anomalie qui opère à une échelle aussi bien individuelle que sociale.
La part manquante traduit ainsi un besoin collectif de comprendre et d’interpréter des motifs ou des gestes libérés d’un ensemble structuré par des sciences et des croyances. La confusion sous-jacente au manque peut ainsi devenir une source d’inspiration qui invite à mieux appréhender, au gré d’une enquête fragmentaire, l’origine des maux contemporains. Puisqu’il semble impossible d’éliminer le trouble, de le soustraire de l’existence, il faut essayer de le rendre supportable, de s’y acclimater. Chercher, révéler la part manquante, la lumière qui éclaire les zones d’ombre, participe à panser, à notre échelle, des blessures individuelles et collectives. Inventer de nouvelles formes artistiques, des représentations alternatives à partir d’un trouble causé et subi. C’est un refus de la passivité, un appel à agir, à revitaliser les connaissances et les imaginaires pour rendre le globe plus habitable.