Aux abords de la ville de Marseille, comme dans la majorité des métropoles, se trouvent des territoires délaissés, oubliés et ignorés. Ces zones, où l’on projette de nombreux fantasmes, « terres pauvres, lointaines, déshéritées1 », peinent à s’intégrer dans la vie urbaine. Depuis une trentaine d’années, la situation politique et sociale de Marseille a dépassé les frontières de la ville. Les projets immobiliers portés par la municipalité ont davantage concentré leurs efforts en faveur des promoteurs plutôt que des habitant·es. L’issue a été l’expulsion vers les marges urbaines des classes les plus précaires. Les conséquences de cette politique d’épuration ont interpellé certain·es artistes qui ont su déployer une multitude de travaux visant à rendre visible des enjeux sociospatiaux tels que l’habitation, ou la gentrification. C’est dans ce contexte qu’en 2005 le plasticien Mathias Poisson2 a réalisé la carte sensible Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières qui retranscrit son exploration du territoire situé à l’ouest du XVIe arrondissement de Marseille.
La cartographie sensible est un outil de restitution de l’expérience du territoire vécu. Contrairement aux cartes géographiques classiques, elle s’appuie sur une approche phénoménologique de l’analyse urbaine en prenant pour objet d’étude les émotions, les sensations et les perceptions vécues au sein du territoire. Une carte sensible est un objet plastique qui expose des récits de vie personnels et/ou collectifs dans le but de mieux appréhender et comprendre le territoire au sein duquel nous vivons. Ce type de représentation est une forme de contre-cartographie, c’est-à-dire qu’elle est destinée à déconstruire les conventions qui appuient l’hypothèse qu’une carte puisse être objective. De ce fait, elle apparaît comme un levier de contre-pouvoir permettant l’habitation d’un territoire écarté de la vie urbaine.
En étudiant Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières (2005), le présent article explorera le potentiel d’habitation d’un territoire par l’errance et la cartographie sensible. Cette appropriation de la marginalité urbaine peut donner lieu à l’obtention d’un droit à la ville3, un droit à la centralité, à la vie urbaine. Les citadin·es mis au ban et écarté·es du centre-ville sont les premier·ères à pâtir de la négligence des politiques publiques. Nous explorerons donc une manière de se réapproprier et visibiliser « la part manquante » du territoire urbain.
Errer dans l’inconscient urbain pour le révéler
En 1956, Guy Debord publie le texte « Théorie de la dérive » dans la revue Lèvres nues. Il décrit ces principes : « Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade4 ». La dérive a pour ambition de créer une nouvelle forme de déplacement et d’usage urbain en s’attachant à la nature et aux effets psychiques que la ville produit sur nous.
Quelques décennies plus tard, dans les années 1990 à Rome, une autre forme d’expérimentation territoriale voit le jour avec Stalker. Composé d’étudiant·es en architecture, l’objectif du groupe est de partir à la rencontre des « Territoires Actuels5 », c’est-à-dire des localisations « formant les négatifs de la ville6 », où s’entremêlent le naturel et l’industriel. Le devenir incertain de ces territoires produit un espace dont seule l’expérimentation directe permet de saisir les enjeux. Stalker emprunte la notion d’« actuel » à Michel Foucault. Le philosophe la définissait comme étant « ce que nous devenons7 ». Il est donc question de la phase transitoire d’un état à un autre. Les objectifs élargis des explorations des aires marginales urbaines8 résident dans l’appréhension d’une mutation. Il est alors difficile de retranscrire le territoire de manière objective puisque son instabilité rend chaque représentation obsolète. Pourtant certain·es artistes et/ou cartographes, tels que Mathias Poisson, optent pour un moyen plastique matérialisant les variations du terrain.
Francesco Careri, l’un des cofondateurs de Stalker, développe, en parallèle des expérimentations territoriales du groupe, la notion de transurbanza, la transurbance. Celle-ci a pour principe de rencontrer les « Territoires Actuels » en suivant la ligne de conduite « andare a Zonzo » qui signifie « perdre son temps à errer sans but9 ». Cette pratique nous rappelle les expérimentations situationnistes, mais avec quelques nuances. Au même titre que la dérive, la transurbance révèle des aspects psychologiques éteints de la ville, mais contrairement au collectif italien les situationnistes considéraient la dérive comme une manière de vivre permanente et non comme un mode de production artistique.
Au-delà de ces deux exemples, le déplacement est au cœur de nombreuses démarches artistiques, mais également de notre quotidien. Depuis 2001, Mathias Poisson propose de nouer ces deux cadres. Ses propositions artistiques nous incitent à explorer les marges de la ville, à examiner les zones désertées par les citadins. L’artiste produit une cartographie ancrée dans l’expérience du territoire vécu afin de rendre compte de la matérialité de l’espace. Les couleurs employées, l’orientation centripète, les créatures marines et la dynamique des gestes témoignent d’une perception mouvante et énergique de la zone périurbaine. Malgré l’utilisation de l’outil numérique, la carte n’en reste pas moins texturée. Nous y lisons un cheminement personnel, une perception propre, où les zones les plus agréables sont figurées en bleu, et à l’inverse, les plus pénibles en rouge. Les choix plastiques et graphiques rendant compte des variations d’ambiances de la carte nous montrent le caractère sensible et instable du territoire.
La carte retranscrit le déplacement de Mathias Poisson au sein de l’espace vécu, il expose la manière dont il perçoit et ressent le terrain plutôt que sa réalité objective. Ici, la démarche de notre artiste rejoint les travaux de Stalker. Dans son manifeste, le groupe affirme que leurs enquêtes de terrain s’évaluent par le degré de « praticabilité10 ». Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières est le témoignage d’un cheminement d’actions propre à l’artiste. Puisque l’agencement du territoire dépend de la perception subjective de chacun·e, le déplacement ne sera donc pas le même, par exemple, pour les habitant·es de Marseille ou les touristes.
Se mouvoir dans l’espace est une action accessible à toutes et tous. Chaque personne est donc libre d’arpenter son territoire sensible et de le restituer comme elle le souhaite.
Reconstruire un récit
Maintenant que nous avons étudié la première étape du processus de création, intéressons-nous au cœur du sujet : la cartographie sensible.
Une carte, conventionnelle ou non, est un récit, une histoire. Benjamin Roux, l’éditeur de la traduction française du livre This Is Not an Atlas : A Global Collection of Counter-Cartographies (Ceci n’est pas un Atlas : La cartographie comme outil de luttes) ne manque pas de le souligner dans son texte introductif : « L’aspect visuel de la carte ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : d’une part, tout récit adressé porte en lui des intentions et, d’autre part, les récits qui nous touchent sont ceux qui viennent capter nos désirs et croyances11 ». L’une des premières intentions que nous pouvons relever de Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières est de représenter le récit de la promenade du « cartographe ». Comme évoqué plus haut, le travail de Mathias Poisson offre une lecture du territoire tout bonnement surprenante. Le compte-rendu de son itinéraire se découpe en différents niveaux de difficulté, à la manière des systèmes de cotation en randonnée pédestre, et vient ainsi segmenter colorimétriquement la carte. Cette dernière prend alors la forme d’un nœud d’expériences corporelles.
Néanmoins, derrière cette carte aux apparences fantaisistes se trouve une réalité bien plus désolante. En effet, Mathias Poisson a pris soin d’accompagner sa carte d’un récit textuel12 où les oxymores foisonnent. Le trouble vis-à-vis du territoire s’installe au cours de la lecture puisque l’artiste évoque les « terribles visions paradisiaques », les « magnifiques paysages désastreux » ou encore les « promesses de tristes bonheurs »13. Il conclut ses notes par le conseil suivant : « Acceptez de perdre quelque chose de votre existence et de devoir ensuite vivre autrement, marqué à vie par la traversée héroïque d’un territoire maudit ou sacré. Attendez-vous à trouver la beauté la plus dure. […] Votre effort sera violent et récompensé. Vos yeux éblouis et vos chairs traversées14 ». Le travail de Mathias Poisson est donc une invitation à pratiquer et apprécier le territoire au plus profond de notre être physique et émotionnel.
La carte va ainsi bien plus loin que la narration d’une promenade. Elle suscite un nouveau regard, plus intense, sur un paysage en déclin. L’artiste souligne : « la vue imprenable sur les quartiers nord vous accompagnera tout au long de vos pérégrinations15 ». Bien que la carte sensible date de 2005, elle est toujours d’actualité. À dater des effondrements de deux immeubles de la rue d’Aubagne, en 2018, provoquant huit décès, sans oublier la mort d’une personne âgée tuée par un tir de grenade lacrymogène, alors qu’elle se trouvait dans son appartement lors d’un rassemblement de soutien, Marseille fait ressurgir une politique du mépris menée depuis trente ans. La ville, symbole d’un désastre urbain16, n’a de cesse d’écarter sa population du centre-ville au profit d’une classe sociale plus aisée.
Par le prisme du sensible et en accentuant la matérialité du territoire, Mathias Poisson a su déployer sa perception du réel à son paroxysme afin de rendre l’excursion extraordinaire. Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières est le récit terrestre d’un territoire lointain et méprisé, là où le naturel, le résidentiel et l’industriel interagissent. De cette façon, la carte sensible encourage l’exploration et la réappropriation d’un territoire plus ou moins accueillant.
Habiter les Territoires Actuels : une manière de revendiquer un droit à la ville
Dans Le droit à la ville (1968), Henri Lefebvre tisse une pensée où la philosophie s’entremêle à la ville en prônant ainsi un habiter. Le droit à la ville est bien plus qu’un simple droit d’accès au matériel urbain central, il est une réponse à la ville capitaliste. Pour David Harvey « Revendiquer le droit à la ville […] c’est prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, c’est-à-dire sur les manières dont nos villes sont sans cesse transformées17 ». Ce droit est aussi, et surtout, un droit collectif à diriger le processus urbain18, un droit à l’émancipation par l’urbain. Mathias Poisson se meut au cœur d’un « territoire nomade19 ». Comme l’explique Francesco Careri : « la ville actuelle contient en elle des espaces nomades (les vides) et des espaces sédentaires (les pleins), qui vivent les uns à côté des autres dans un délicat équilibre d’échanges réciproques. Aujourd’hui, la ville nomade […] peut être parcourue seulement en l’habitant20 ». Qu’est-ce qu’habiter un lieu ? Le verbe « Habiter » vient du latin habitare qui a pour sens « avoir souvent ; demeurer ». Il est le fréquentatif de habere, « avoir ». Ce terme désigne donc vivre habituellement en quelque lieu21. Cependant, dans le cadre de notre réflexion, il convient de séparer cette notion du verbe « demeurer », puisqu’elle implique une immobilité. En effet, en s’appuyant sur la réflexion de John Brinckerhoff Jackson, Jean-Marc Besse souligne qu’habiter est une action, une construction d’habitudes, de gestes accoutumés à un lieu22. Nous retrouvons l’idée de l’appropriation de l’espace à travers la production de gestes. Par ailleurs, dans leur ouvrage Habiter contre la Métropole (2019) les membres de Conseil Nocturne indiquent : « Habiter, c’est devenir ingouvernable, c’est une force pour lier et tisser des relations autonomes23 ». Il y a une forme d’insurrection dans la manière d’habiter un territoire. L’habiter donne matière à reconquérir sa présence au monde parmi « les ruines du désastre de la vie métropolitaine24 ». Habiter pleinement le territoire contribue à l’obtention d’un droit à la ville et inversement. Seulement pour habiter, il faut « faire l’expérience de nous-même territorialement25 ». Ainsi, il faut s’aventurer au sein du paysage, comme le fait Mathias Poisson, pour connaître l’expérience corporelle et psychique du territoire. Selon l’artiste, le bouleversement du corps et de l’esprit engendré par la rencontre avec le territoire amène à « vivre autrement26 ». La promenade sensible suscite un renouveau dans notre quotidien, nos déplacements, notre rapport au territoire, notre manière d’habiter la ville.
Le déplacement est primordial pour mener à bien l’expérience du territoire vécu. Francesco Careri écrit : « C’est aux marches incessantes des premiers hommes qui ont habité la terre que l’on doit le début de la lente et complexe opération d’appropriation et de cartographie du territoire27 ». Pour embrasser un habiter, il faut indéniablement traverser28 le territoire. Toutefois, la cartographie n’est pas à négliger. Elle demeure indispensable.
La carte est une représentation visuelle du territoire et a le pouvoir de décrire le monde de manière plausible. Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz décrivent cette faculté ainsi : « La carte peut donc servir toutes les causes, des plus répugnantes aux plus nobles. Comme outil d’oppression, ou de répression, elle peut décider du sort de communautés entières, voire de peuples entiers ; elle clôt les guerres autant qu’elle les déclenche29 ». Si nous connaissons la cartographie dans une dynamique de domination, bouleversons nos habitudes en nous intéressant à cette alternative qu’est la cartographie sensible. En assumant son caractère subjectif, contrairement à la cartographie conventionnelle qui le dissimule, la carte sensible offre un levier de contre-pouvoir. Si aux mains de la minorité dirigeante elle est un instrument de domination, entre celles des militant·es elle devient un outil d’émancipation.
Par la convergence des histoires individuelles, les récits visuels de promenades sensibles et de luttes nous permettent de véhiculer des convictions, de relater des injustices et de susciter une force collective. Ce nouveau rapport aux cartes produit une amélioration de notre capacité à habiter un territoire.
À titre d’exemple, le collectif Orangotango+ propose de nombreuses réflexions sur les pratiques contre-cartographiques et mène des actions pédagogiques émancipatrices par le biais de l’art. Dans This Is Not an Atlas (2018), les membres du collectif proposent un chapitre (un fanzine détachable dans la version française parue en 2023) sur la pratique autonome et occasionnelle de la cartographie, tout en fournissant les clés nécessaires à qui souhaite produire une carte. Ainsi, cette dernière se met au service de la société civile. L’usage de la carte sensible de Mathias Poisson n’est pas anodin. Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières est la représentation d’un « vide urbain30 ». Ainsi rend-il justice à la « part manquante » de la ville.
L’errance et la cartographie sensible s’avèrent être des outils d’habitation des zones marginales urbaines. Les pistes de réflexion et d’expérimentation évoquées offrent des dispositifs sensibles d’appréhension et de restitution du territoire. Si la cartographie sensible encourage un changement social au sein de l’urbain, elle reste avant tout une rencontre de récits individuels et collectifs.
Le savoir sensible du territoire est une connaissance fondamentale qui doit nécessairement se construire à partir de l’expérience directe du corps au sein de l’espace. Par ailleurs, les éventualités du déplacement et de la représentation sont infinies. C’est ce que Mathias Poisson montre dans sa carte en mettant en évidence les différentes manières de pratiquer un même territoire séquencé. La représentation sensible des plages de Corbières met en évidence un caractère propre au déplacement. D’une multitude d’images potentielles découlent autant de façons de traverser que de représenter l’espace. Une connaissance du terrain émerge de la manière dont nous décidons de l’habiter. Grâce aux artistes comme celles et ceux du collectif Stalker ou Mathias Poisson, les zones périphériques de la ville sont davantage visibles. Marcher dans la ville et ses marges est une manière de réaffirmer le droit à la ville de chacun·e. Cartographier ces espaces offre le témoignage de leur traversée. À présent, poursuivons ces démarches, intensifions nos capacités perceptives et laissons-nous « andare a Zonzo » pour percevoir le devenir des « Territoires Actuels » et nous libérer durablement de nos préjugés.