Texte

Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber1.

Plus d’un siècle nous sépare de ce texte dans lequel Stendhal décrit une expérience psychique troublante déclenchée par la contemplation des peintures et sculptures florentines. Ce syndrome a depuis été baptisé de son nom. Face à la « beauté sublime » des œuvres d’art, un contact violent se crée avec les spectateur·rices et engendre des troubles psychosomatiques, des vertiges. Bien que le contact physique avec la plupart des objets artistiques soit proscrit, il est certain que ceux-ci nous touchent. Ce numéro de RadaR est consacré à la notion de contact sous ses formes et mécanismes les plus variés, au sein de l’art contemporain.

Le contact est un terme polysémique qui désigne une relation ou une interaction entre deux corps distincts, vivants ou non vivants, il va parfois au-delà du sens du toucher. Par analogie, le contact symbolise une liaison ou une communication – le substantif ayant également fini par désigner une personne dont nous avons enregistré les coordonnées et avec laquelle nous communiquons.

Issu du latin contactus et dérivé de contingere, le terme « contact » a donné naissance à des mots tels que « contingent », « contingence », « contagion » et « contagieux ». Depuis 2020, la notion s’est répandue dans notre quotidien à travers l’expression « cas contact » qui désigne les personnes susceptibles d’être entrées en contact avec un individu infecté et par conséquent contagieux. Lors de l’apparition du Covid-19, il était très important de limiter la propagation du virus en recensant les « cas contacts ». La crise sanitaire a de surcroît bouleversé notre rapport au toucher en limitant le contact physique avec les autres et les choses. Cette distanciation sociale a de fait accéléré le développement des modes de contact à distance, notamment grâce au numérique.

Aujourd’hui, le monde est transformé par les technologies numériques, qui étendent les possibilités du contact. Le World Wide Web (« toile [d’araignée] mondiale ») a d’abord permis l’« hyperpartage » de données, grâce auquel les utilisateur·rices du monde entier accèdent à une vaste bibliothèque numérique d’informations via l’ordinateur. Par la suite, son utilisation régulière et ses fonctionnalités en constante évolution ont donné naissance à de nouveaux modes d’interaction.

Chaque internaute obtient une identité numérique qui le·a représente dans l’espace virtuel. Depuis son poste, équipé·e d’un matériel informatique qui permet une connexion directe et instantanée au WWW, il·elle peut accéder à un tout autre champ d’activités, individuelles et/ou collectives, situées hors du « réel ». Grâce aux interfaces numériques qui nous permettent l’accès aux fonctionnalités du WWW, nous pouvons alors reproduire différents aspects de la vie réelle dans la réalité virtuelle.

Nos capacités de « contact » y sont donc drastiquement étendues : nous pouvons simuler des moments de partage, participer à des activités virtuelles, échanger des opinions ou encore diffuser notre travail et nos créations à une échelle planétaire. En ayant la possibilité de se rencontrer sur le WWW, les internautes peuvent entretenir des relations en direct de plus en plus diversifiées avec des personnes du monde entier.

Parallèlement au phénomène de « contact à distance », on observe aussi l’existence de mondes interconnectés, « sans contact2 ». Ils caractérisent à la fois les plateformes virtuelles décrites comme des lieux permettant un contact « hors du réel » et la localisation des internautes mis·es en relation via celles-ci. Les habitant·es du monde entier peuvent entrer en contact instantané : la distance devient alors une notion trouble. Néanmoins, la technologie creuse un écart entre le contact réel et le contact virtuel dans la mesure où la notion de contact s’étend dans l’absence d’un rapport physique.

Ce nouveau numéro de RadaR est consacré à cette diversité des formes de contact que nous allons explorer par le prisme des pratiques artistiques contemporaines et des différents langages qui en émanent. Certains artistes sont, en effet, amené·es à étirer le sens de la notion de contact afin de toucher le public de diverses manières. Qu’il s’agisse de photographies, de performances, d’installations ou de réalité virtuelle, le contact s’opère toujours en un point entre les spectateur·rices et l’œuvre ou au sein même de l’œuvre.

Le premier contact que les spectateur·rices entretiennent avec une œuvre est, la plupart du temps, visuel. Pour se saisir d’une production artistique, il faut d’abord la voir, ou plutôt, la regarder. C’est grâce au regard que l’on porte sur l’œuvre que cette dernière peut exister pleinement : sans regardeur·euse, il n’y a pas d’objet à voir. Le regard porté sur une œuvre sera toujours singulier, subjectif ; il se construit diversement au fil des époques et selon les classes sociales3.

Toutefois, le contact visuel n’a pas toujours l’exclusivité et peut laisser place à d’autres modalités de contact et surtout, à l’émergence d’autres points de contact. En effet, comme l’exprimait Stendhal, lorsque les œuvres entrent en contact avec les spectateur·rices, l’interaction peut se manifester violemment et son intensité peut provoquer des émotions, des frissons, voire une sensation tactile si la production artistique nous touche. Mais ce contact peut aussi se révéler de manière plus subtile, volatile, succincte, voire impalpable. Nous observerons, dans les œuvres, le lieu de l’avènement de cette connexion désincarnée sous la forme d’un « point de contact ». Celui-ci décrit la zone, souvent difficilement situable, où la rencontre entre deux entités se produit. « Le point de contact, comme l’écrit Sylvie Coëllier, laisse entendre que les “corps” […] qui se touchent ont une certaine autonomie, et qu’ils sont séparables4 ». Autrement dit, bien qu’ils entrent en collision – parfois l’espace d’un instant, parfois, pour une durée plus importante – ces deux corps ne se confondent pas, et conservent leur identité. C’est à la fois cette interaction involontaire entre deux entités et leur influence réciproque que nous étudierons.

Dans l’histoire de la création, la sculpture, modelée par les mains de l’artiste dont il·elle laisse la trace, suscitait déjà une forme de tactilité. Parallèlement à celle-ci, la dimension sonore des œuvres est considérée dès le futurisme avec la publication, en 1913 par Luigi Russolo, du manifeste l’Art des Bruits. Elle devient, dès la période contemporaine, partie intégrante de pratiques telles que l’art vidéo ou l’installation. Dans ces œuvres sonores, les sons, sans même toucher la peau, s’introduisent dans nos tympans lorsqu’ils sont diffusés : un contact volatile et intangible s’établit. « Entendre, comme l’écrit Murray Schafer, est une manière de toucher à distance5 », la dimension sonore d’une œuvre appelle ainsi à une nouvelle forme de tactilité qui ne touche pas mais effleure.

Dans les années 1970, les performances et installations vont contribuer à modifier notre perception et notre expérience de l’œuvre. Certain·es artistes tel·les que Jésus Rafael Soto s’attèlent à imaginer des « pénétrables » à travers lesquels les visiteur·euses peuvent entrer, se mouvoir et faire l’expérience du toucher. Le contact n’est plus caractérisé par la distance d’un regard mais se trouve physiquement éprouvé. Plus récemment, l’odorat est sollicité : c’est par exemple le cas du travail plastique de Julie C. Fortier, qui explore les matériaux et les arômes afin de donner forme à l’odeur. L’artiste, en faisant appel à notre mémoire olfactive, suscite un rapport à l’œuvre plus intime. Les odeurs s’introduisent dans nos narines ; le contact est intrusif.

Le contact prend ainsi de multiples formes selon la nature de la confrontation entre l’œuvre et les spectateur·rices. Par conséquent, le point de contact se déplace en l’expérience visuelle, auditive, olfactive ou tactile qu’il modifie. À travers le numéro « Point de contact », il s’agira d’explorer ces diverses formes de contact, d’identifier le point de contact et d’étudier ses effets.

Bibliographie

AGUILERA Mathieu, DOUBLIER Alice, LE COURANT Stefan et al., « Des mondes sans contact ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], no 42, 2022, p. 7-32. URL : https://journals.openedition.org/traces/13618.

BOIDY Maxime, Les études visuelles, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2017.

COËLLIER Sylvie [dir.], « Contact, contact », in Histoire et esthétique du contact dans l’art contemporain : actes du colloque Contact, Marseille, Publications de l’université de Provence, 2005.

SCHAFER Murray, Le paysage sonore, Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1979.

STENDHAL, Rome, Naples et Florence [1826], Paris, BNF, coll. ebooks, 2014.

Notes

1 Stendhal, Rome, Naples et Florence [1826], Paris, BNF, t. II, 2014, p. 39. Retour au texte

2 Mathieu Aguilera, Alice Doublier, Stefan Le Courant et al., « Des mondes sans contact ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], no 42, 2022, p. 7-32. URL : https://journals.openedition.org/traces/13618. Retour au texte

3 Voir Maxime Boidy, Les études visuelles, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2017, p. 54. Retour au texte

4 Sylvie Coëllier [dir.], « Contact, contact », in Histoire et esthétique du contact dans l’art contemporain : actes du colloque Contact, Marseille, Publications de l’université de Provence, 2005, p. 9. Retour au texte

5 Murray Schafer, Le paysage sonore, Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1979, p. 26. Retour au texte

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Référence électronique

« Introduction », RadaЯ [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 26 juillet 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=678

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