Depuis plus d’une dizaine d’années déjà, des médias audiovisuels faisant usage de la technologie numérique, du WWW (ou World Wide Web) et des réseaux sociaux s’ajoutent à l’art contemporain et aux cultures visuelles. Au sein de la recherche scientifique et des études critiques, les jeux vidéo en particulier suscitent de plus en plus d’intérêt. C’est peut-être parce qu’ils sont le lieu d’une étrange forme de contact : un contact dématérialisé. Le joueur·euse a la possibilité d’interagir dans et avec un ailleurs virtuel qui est uniquement rendu expérimentable par la technologie. La position et la nature du point de contact dans ce type d’interactivité interroge : le point de contact créé entre deux utilisateur·rices, à distance, est-il réel ? Si les formes de contact simulées dans la réalité virtuelle n’ont pas lieu dans la réalité, peut-on davantage parler de « faux-contact » ? Les jeux vidéo constituent un atout majeur pour explorer le « faux-contact » dans le monde de l’art contemporain. Cette notion serait ici utilisée pour caractériser un contact créé entre deux individus séparés par une réalité différente, générée artificiellement par la technologie numérique. Le contact numérique a bien lieu mais sa nature virtuelle l’empêche d’être réel. Il peut susciter une forme de trouble similaire à celui décrit par la théorie de l’« inquiétante étrangeté »1 : quelque chose qui n’est pas réel et qui tente d’y ressembler le plus possible apparaît perturbant.
Le médium vidéoludique siège désormais aux côtés d’œuvres majeures de l’art numérique. La récente exposition Worldbuilding2 apparue à Metz et conçue par le célèbre curateur Hans Ulrich Obrist ne présente pas seulement le jeu vidéo comme un phénomène de consommation médiatique d’ampleur mondiale, mais aussi comme un support à l’activité artistique contemporaine. Elle met en lumière des artistes de différentes générations qui ont vécu l’évolution de la technologie, de l’aspect technique des jeux vidéo, ainsi que de leurs codes visuels et narratifs. Ils se sont appropriés le médium vidéoludique pour transmettre leur propre discours dans des installations numériques, en incluant des œuvres interactives que le public peut essayer.
Sans toujours le savoir, ces artistes mettent également en lumière certains paramètres du point de contact dans le monde numérique : il serait simulé hors du réel grâce à la technologie mais aussi suscité par des codes esthétiques, narratifs et interactifs précis. Produire cet ancrage est capital dans l’art numérique et plus particulièrement dans le domaine vidéoludique car l’œuvre doit pouvoir créer un lien, grâce par exemple au « level design »3 (ou conception de l’espace navigable vidéoludique), pour atteindre le·a joueur·euse dans sa réalité. Dans l’exposition Worldbuilding, les œuvres suscitent un point de contact grâce à leur interactivité : par l’acte de « jouer », elles incitent les spectateur·rices à entrer en contact avec un monde nouveau, imaginé par l’artiste, pour en faire leur propre expérience.
L’interactivité4 singularise le jeu vidéo des autres médiums audiovisuels. Si avant l’apparition de l’art numérique5, l’interactivité d’une œuvre d’art pouvait se mesurer à la production de sensations, elle est plus souvent utilisée aujourd’hui pour mettre en avant le caractère « actionnable » d’une œuvre. C’est désormais une définition plus proche de l’étymologie du terme qui gagne en popularité : l’œuvre interactive requiert qu’on en fasse l’usage pour proposer une expérience propre à chaque spectateur·rice. La récurrence du terme d'interactivité dans les œuvres digitales et numériques sous-entend que celles-ci devraient être informatisées pour être interactives. Sous cet angle, l’art visuel et interactif ne pourrait avoir lieu qu’en pratiquant l’art numérique. Pourtant, la théorie de l’art a déjà démontré que l’interactivité ne nécessite pas forcément la sollicitation de la technologie numérique. Alfred Gell détaille, dans sa théorie de l’agentivité6 de l’art, le champ de relations qui associent une œuvre – caractérisée d’objet non-humain – avec son environnement et le·a spectateur·rice. Selon l’anthropologue, une œuvre peut induire un mouvement ou une action, ce qui lui confère le rôle d’agent par rapport au regardeur·euse. Le·a spectateur·rice devient patient·e, c’est-à-dire mobilisé·e contre son initiative à réagir face à la situation qui lui est proposée, voire imposée. L’interaction entre humain et non-humain s’opère ici dans la permutation de ces deux rôles : le·a spectateur·rice fait exister l’œuvre en l’observant, et l’œuvre le·a met en action. L’art numérique pourrait alors être la réalisation d’un désir longtemps réprimé par l’humain·e. À l’origine, le statut de l’image ne permet pas au spectateur·rice d’échanger ou de dialoguer directement avec une œuvre d’art, tandis qu’elle communique avec des formes de langages différentes. Mais cette frustration s’atténue puisque l’œuvre d’art numérique obtient une autonomie augmentée qui lui permet de répondre aux spectateur·rices de manière personnalisée.
Le « faux-contact » en art numérique peut être également de nature différente selon la modélisation, la place et les capacités de l’utilisateur·rice dans l’installation, mais aussi selon celles des entités numériques représentées, contrôlées ou non à distance par quelqu’un d’autre. Les travaux des artistes Rebecca Allen et de Philippe Parreno, ainsi que le jeu vidéo indépendant Inscryption de Daniel Mullins, témoignent ici de la variété des « faux-contacts » que nous, humains·es, pouvons partager avec l’être numérique7 depuis nos réalités respectives, séparées. Dans cette expérience de rencontre « hors du réel », interviennent plusieurs acteurs, humains ou non-humains, mais aussi des niveaux d’interfaces : chacun influent sur les modalités d’existence du personnage virtuel et de l’être numérique. L’étude de ces modalités éclairent sur le trouble vécu de la rencontre dans le monde virtuel, qui brouille la notion de proximité et de distance, de réel et de fictif.
Personnages virtuels et avatars : établir un contact avec l’être numérique
Dans les installations numériques et vidéoludiques, les artistes doivent provoquer une interaction concrète entre leur création et le·a spectateur·rice pour créer une expérience vraisemblable, bien que située hors du réel. Ils font donc appel à un élément en particulier qui constitue un atout crucial pour la création d’un point de contact dans l’autre monde : l’entité numérique.
Ici seront observés deux types distincts d’entités, issus du domaine vidéoludique : les personnages non-joueurs8 (entités numériques automatisées) et les « avatars »9 (entités numériques incarnées par le·a joueur·euse ou l’utilisateur·rice). Tout d’abord, un personnage dans un jeu vidéo n’est pas toujours contrôlé par quelqu’un d’autre : il s’agit d’un personnage non joueur (ou « PNJ »), une catégorie d’entités numériques automatisées ou contrôlées par une intelligence artificielle. Leurs actions sont souvent des réactions logiques aux interactions des utilisateurs·rices et des autres « PNJs ».
Dans le cas inverse, le personnage joueur est un « avatar ». Il est exclusivement contrôlé et manipulé par un humain. Il représente une enveloppe physique de l’utilisateur·rice dans le monde numérique, dont l’apparence est soit déterminée d’avance par le créateur soit rendue modifiable à souhait. C’est à travers elle que l’humain parvient à transmettre ses désirs d’action dans un monde aux lois physiques et aux possibilités différentes.
Que ce soit en tant que personnage ou en tant qu’avatar, l’être numérique est par défaut soumis à son créateur et à l’utilisateur·rice : il lui est attribué une ou des apparences, ainsi qu’une fonction définie par langage informatique. Il ne peut exister sans ces facteurs dont il n’a pas le contrôle. Tout semble indiquer que les entités du monde numérique doivent leur existence à la volonté (créatrice ou utilisatrice) de l’humain.
Toutefois, certaines créations autoréflexives sur le jeu vidéo permettent de remettre en doute cette hiérarchie établie en usant de manière innovante de l’avancement technologique des médiums numériques. L’exposition Worldbuilding mobilise le regard expérimental d’artistes qui s’approprient les concepts de l’art numérique et du jeu vidéo pour les questionner dans des installations révélatrices des statuts de l’entité numérique. C’est pourquoi une place toute particulière y est attribuée à No Ghost, Just A Shell (1999-2002), projet collectif majeur de l’histoire de l’art contemporain et numérique. Représenté dans l’exposition par Philippe Parreno, Pierre Huyghes, Dominique Gonzalez Foerster et le duo d’artistes M/M (Michael Amzalag et Mathias Augustyniak), ce projet présente les utilisations successives d’un personnage de manga baptisé AnnLee.
La série d’œuvres a débuté avec l’achat du personnage auprès d’un studio d’animation japonais par Pierre Huyghes et Philippe Parreno. Le personnage n’a donc pas été créé par les artistes, qui en ont simplement acquis les droits. Les premières déclinaisons du projet ont consisté à critiquer les utilisations commerciales et publicitaires des personnages fictifs. Le duo M/M a notamment réalisé une série d’affiches qui met en lumière ce que subit le personnage fictif, soumis à des modes de représentation, considéré comme une coquille vide (« shell »). L’une des plus connues dépeint AnnLee à l’air triste, en noir sur fond blanc, attaquée par des surimpressions abstraites et l’inscription « No Ghost Just a (SHELL) », le dernier mot étant remplacé par le logo de la société pétrolière.
Le personnage, à l’origine réalisé en deux dimensions, a également été modélisé en trois dimensions par les artistes. Désormais, AnnLee est représentée dans une forme débarrassée de textures et d’artifices, souvent dans un espace vide et sombre, comme abandonnée dans le néant virtuel. Son visage et son corps en 3D minimaliste sont intégralement blancs et lisses hormis le bleu uni des yeux, de ses vêtements et des cheveux. Par exemple, Pierre Huyghes, dans Two Minutes Out of Time (2000), présente le personnage animé dans un dialogue contemplatif sur son statut d’image. Elle poursuit son discours dans l’œuvre Anywhere Out of The World (2000) de Philippe Parreno, dans laquelle elle dénonce le fait que ses possibilités d’évolution sont limitées en raison du respect de droits qui ne lui appartiennent pas.
Dans cette œuvre vidéo, AnnLee, sans laisser paraître d’émotions face caméra, se présente au centre de l’image et se prononce sur l’histoire de son acquisition, de ses utilisations et de son évolution. Elle semble tenir un discours libre et introspectif sur sa condition, dans lequel elle se montre elle-même, dessinée dans son ancienne forme sur une feuille. C’est un moment marquant de la vidéo pendant laquelle elle fait une démonstration de sa capacité à interagir de son propre chef en s’adressant directement aux regardeur·euses et en révélant sa véritable nature. Elle a pleinement conscience de sa situation d’objet visuel, utilisé autrefois comme outil de communication. L’œuvre vidéo Anywhere Out of The World reprend le terme anglais « It », qui attribue le genre « objet » à quelque chose, pour déterminer le genre des entités numériques comme des non-humains qui ont le potentiel de mener une existence autonome. AnnLee est donc capable d’interaction et de sensibilité avec son interlocuteur, humain ou non-humain.
Dans cette œuvre, AnnLee n’est pas seulement représentée comme une image : le personnage vit pleinement son existence numérique en étant activée, modifiée ou encore affichée. Dans un dernier acte du projet, l’existence d’AnnLee prend un nouveau tournant. Pierre Huyghes et Philippe Parreno, qui avaient acquis le personnage au début du projet, finissent par céder à AnnLee ses propres droits. Dans une sorte de vide juridique, le personnage devient la première image légalement en possession des droits de sa propre reproduction. Leur but était de transformer AnnLee en personne « auto-responsable », dotée d’un mode de vie proche de celui d’une entité non humaine concernée par des problématiques réelles.
Faire face à AnnLee peut être vécu comme une rencontre directe avec un être numérique. Elle obéit à des modalités d’existence différentes, mais est préoccupée par des problématiques réelles. Nous pouvons dès lors émettre l’hypothèse que chaque copie d’œuvre ou de vidéo lue sur internet représentant un personnage sur une interface ou un média particulier comme les réseaux sociaux n’est pas une image du personnage : il s’agit du personnage lui-même, dans sa réalité, dans son propre mode d’existence, duplicable à l’infini.
Nous pouvons alors imaginer AnnLee, tout comme les autres entités numériques comme les personnages non joueurs et les avatars, mener une existence numérique qui lui est propre, indépendante d’une volonté humaine. Le contact établi avec AnnLee, lorsqu’un·e spectateur·rice fait sa rencontre, met en lumière la modalité d’existence des entités numériques, dont le statut d’image pourrait évoluer vers celui de personnage moral.
Toutefois, la rencontre avec l’altérité numérique perturbe, car si elle essaie d’imiter un contact réel, elle ne parvient qu’à le simuler et provoque en vérité un faux-contact et l’incompréhension. Même si la simulation peut devenir une expérience du réel, elle ne peut qu’y prétendre : le point de contact est généré à distance au moyen d’une interface, qui à la fois sépare et relie deux mondes aux propriétés et aux lois bien différentes.
Traverser les frontières de la réalité par un contact simulé
Dans l’exemple de l’activité vidéoludique, le·a joueur·euse est séparé·e de l’univers virtuel par la « machine », qui lui permet d’y accéder de manière distanciée, en temps réel. Le terme « machine » désigne ici tout appareil informatique qui connecte son utilisateur.rice à un espace virtuel, de la simple boîte mail au monde d’un jeu vidéo. Puisqu’il y a contact avec la machine, elle est en fait une forme d’interface. Il faut tout de même retenir que l’interface se définit plus communément comme les objets visuels numériques actionnables via la machine (ordinateurs ou téléphones par exemple), pour accéder aux fonctionnalités numériques et les comprendre. Par exemple, il peut s’agir d’un bouton activable, d’un panneau d’information, ou de la fenêtre d’un logiciel qui encadre l’activité de l’utilisateur·rice.
Dans un sens plus large, les interfaces10 sont un cadre, le lieu d’une rencontre entre deux entités de mondes distincts, dont les environnements sont séparés et difficilement joignables sans interface. Ce sont à travers elles que les formes de contacts (visuel, tactile, sonore…) se transmettent, et se traduisent dans le monde numérique. Elles constituent un « entre-deux » spatial dans lequel l’interaction a lieu. Pour les installations numériques et pour les jeux vidéo, la machine et les objets visuels qu’elle affiche constituent deux types d’interface distincts.
L’interface analogique11, qui concentre tout le matériel informatique nécessaire à la projection de l’image, du son et à l’accès aux fonctionnalités activables, joue un rôle clé dans la création d’un point de contact entre le·a joueur·euse et l’œuvre. En effet, elle est constituée de la machine et des extensions amovibles qui servent à faire la liaison entre la réalité de l’utilisateur·rice et la réalité virtuelle. Elle peut être le clavier et la souris d’un ordinateur relié à un écran, mais aussi un casque VR (virtual reality) ou encore un dispositif de projection mural. Il s’agit de tout le matériel physique que nous utilisons pour transmettre nos informations et nos désirs d’action dans le monde virtuel.
Créé en 1999 par l’artiste américaine Rebecca Allen, The Bush Soul #3 se présente comme une installation numérique activable qui nous permet d’incarner une âme dans un monde généré aléatoirement. L’avatar est présenté sous forme d’une nuée de pixels blancs au centre de l’image. Grâce à lui, le·a visiteur·euse peut naviguer dans un paysage abstrait aux couleurs vives dont l’espace navigable, dénué de décor, est dessiné par les falaises infranchissables ou le vide. L’espace explorable est habité par des créatures encore plus colorées, arborant des motifs variés, et formées par assemblage de polygones simples qui leur donnent une apparence animale identifiable ou inconnue. Il est possible d’interagir avec ces personnages non joueurs qui peuplent l’environnement au moyen d’un joystick à retour.
En tant qu’un des premiers porteurs de la fonction vibratoire commune à nos téléphones et à nos manettes de consoles, le joystick à retour émet des secousses et peut même appliquer des forces contraires à celles des mains du joueur·euse selon le réglage. Il est mis à disposition des spectateur·rices, et leur permet d’explorer eux·elles-mêmes l’espace au visuel « rétro » qui laisse apparaître des figures polygonales et les pixels du décor. Il leur est également possible d’insérer l’avatar dans une forme de vie artificielle pour en prendre le contrôle. Toutefois, la créature peut aussi résister et éjecter l’intrus, et le joystick à retour applique une force contraire pour rejeter le contrôle du joueur·euse, qui perd alors la maniabilité de son avatar. En simulant un contact physique par les vibrations du joystick, l’univers devient étrangement tactile, vivant et réactif.
The Bush Soul #3 n’illustre pas seulement le cas d’une interface analogique permettant de transporter les désirs d’action du spectateur·rice dans l’œuvre : elle fait état d’une utilisation réfléchie des innovations technologiques pour donner du sens à l’acte de jouer. Ainsi, l’œuvre met en déroute la toute-puissance du joueur·euse sur la réalité qui lui est représentée, et pose une autre pierre à la réflexion sur l’existence des êtres numériques. Même si elles sont virtuelles, les créatures de l’œuvre transmettent un signal qui parvient à la réalité du joueur, comme un signe de vie. Similaire à une sorte de « faux-contact » symbolisé par le refus du contrôle du joueur, l’œuvre sacrifie l’ergonomie habituelle du médium vidéoludique et empêche le·a joueur·euse de jouer pour éveiller en lui·elle une intuition perturbante que quelque chose d’autre que du code informatique anime les êtres numériques.
L’interface analogique joue un rôle capital et parfois insoupçonné dans le contact virtuel – du fait qu’elle est située en dehors de l’image. Elle constitue une connexion directe de l’utilisateur·rice avec sa machine, comme une extension du corps humain qui étend ses actions au-delà de la réalité. Elle détermine également comment les programmes informatiques nous transmettent une représentation visuelle : les écrans et moyens de diffusion de l’image sont également une forme d’interface. Elles jouent un rôle de fenêtres qui affichent l’image en direct d’une situation. La nature de l’interface analogique peut donc jouer un rôle important dans l’expérience d’une installation numérique et d’un jeu vidéo, puisqu’elle exerce une influence sur la narration et son actionnabilité.
Exister dans le monde numérique
L’interface numérique, quant à elle, peut correspondre à l’affichage des informations nécessaires au joueur·euse sur l’avancement de la partie en cours ou encore sur l’état actuel de son avatar. Dans les jeux vidéo, elle peut se manifester sous forme de barres de vie et d’endurance, de menus déroulants sur le contenu de l’inventaire du personnage joueur ou encore de « minimap » et de marqueurs de position aidant à la navigation dans l’espace. Elle comprend également des éléments visuels interactifs, comme les boutons numériques activables qui permettent au joueur·euse de faire apparaître des menus, d’exécuter des actions ou encore d’influencer les décisions en jeu.
Ici, il est question de ce qui est représenté directement dans le monde numérique, dont l’expérience est faite grâce à l’interface analogique. L’image renvoyée est aussi une interface numérique dès lors qu’elle permet de percevoir et de comprendre le fruit d’une interaction dans l’espace virtuel pour lui donner suite. Tout comme avec l’interface analogique, le médium vidéoludique utilise parfois les interfaces numériques de manière inventive pour surprendre le·a joueur·euse avec un métadiscours réflexif sur sa propre condition d’objet culturel et audiovisuel interactif. De nombreux jeux vidéo tendent à invisibiliser l’interface numérique pour rendre l’expérience de jeu immersive, ce qui débarrasse l’image des artéfacts visuels fonctionnels et informatifs pour la rendre exclusivement diégétique à l’univers représenté. Ce n’est pas exactement le cas d’Inscryption, un jeu vidéo développé par Daniel Mullins et paru en 2021. Ce titre indépendant semble illustrer l’importance de l’interface numérique d’un jeu vidéo, ou même celle d’un ordinateur, quant à leur potentiel immersif et narratif. Daniel Mullins s’approprie l’esthétique de ces interfaces, habituellement invisibilisées, pour créer des images révélatrices de leur fonctionnement.
Le jeu vidéo Inscryption se découpe en trois chapitres qui utilisent différemment l’interface numérique et vidéoludique. Le premier niveau du jeu, dont le visuel correspond à celui de sa bande-annonce, est trompeur sur le véritable statut de l’image diffusée. Il se présente sous forme d’un jeu de cartes, mis en scène dans un « escape game ». Le·a joueur·euse incarne un personnage en vue à la première personne, piégé dans la cabane d’un mystérieux personnage dans l’ombre, nommé Leshi. Il ou elle est contraint de « jouer le jeu », tout en cherchant un moyen de s’en échapper du ravisseur, obsédé par le jeu de cartes. Leshi autorise le joueur·euse à se lever de sa table pour explorer la cabane entre les parties de cartes, dont la difficulté exponentielle et la musique oppressante appuient une ambiance malsaine. L’échec ramène à la case départ mais le·a joueur·euse retient les indices collectés précédemment dans la pièce close et dans les cartes pour prendre progressivement l’avantage sur Leshi et enfin se libérer.
La victoire révèle la vraie nature d’Inscryption, qui transcende sa réalité purement virtuelle pour atteindre une réalité fictive. L’interface d’une caméra apparaît en indiquant qu’il n’y a plus de batterie et un nouveau personnage nous est introduit juste avant l’arrêt de la caméra. Après sa remise en route, le·a joueur·euse réalise qu’il voit à travers l’objectif d’un appareil, dont les vidéos enregistrées deviennent accessibles. L’interface vidéoludique de la cabane nous apparaît en vérité dans l’interface de la caméra de Luke Carder, un vidéaste fictif spécialiste de jeu de cartes sur YouTube. Le personnage principal est mis en scène dans sa découverte du jeu sous forme d’un thriller en « found-footage »12. Dans les menus de la caméra, les passages vidéos peuvent être lus par le·a joueur·euse, qui en apprend davantage sur les aspects mystérieux et dysfonctionnels du jeu Inscryption, auquel Luke joue sur son ordinateur à partir d’une cartouche qu’il a trouvée dans des circonstances étranges.
Un troisième niveau d’interface vient perturber le·a joueur·euse en agissant sur l’interface numérique de l’ordinateur de Luke, par affichage de faux codes source et la manifestation de « glitchs », artéfacts visuels témoignant du dysfonctionnement d’Inscryption en tant que programme informatique. Plus loin encore, des interactions imprévues entre Luke, Inscryption et les personnages non joueurs, conscients de l’interface numérique du jeu, apparaissent. Enfin, le jeu se met à percer le « quatrième mur » en saisissant directement des informations privées du joueur·euse, comme lors d’un passage où le jeu s’autorise à afficher des images issues de documents aléatoires de l’ordinateur. Le jeu devient double : Inscryption est à la fois le produit acheté et la cartouche trouvée par Luke Carder, que nous incarnons en train de résoudre cette affaire et de terminer le jeu. Mais lorsque le·a joueur·euse interagit avec l’interface caméra, il ou elle n’a plus personne à incarner et se met lui-même en scène dans la résolution d’un « ARG » (« Alternate Reality Game » ou jeu en réalité alternée). Inscryption situe l’expérience de jeu au plus proche du réel en passant le quatrième mur et en engageant le·a joueur·euse, indépendamment de Luke Carder, à prendre place dans l’aventure dans son propre rôle. Le jeu semble exercer une emprise sur son propre médium, ce qui génère un objet virtuel « quasi-conscient » de son statut, et qui existe dans plusieurs réalités à la fois. Sa partie ARG prolonge l’histoire en dehors du jeu vidéo par le biais de recherches sur Internet et de discussions sur les forums pour comprendre le vrai mystère d’Inscryption, dont les indices sont parsemés à travers différents médias audiovisuels comme des vidéos YouTube, choisies ou créées par le développeur lui-même.
Ces différents niveaux d’interface témoignent de la variété des contacts que peuvent susciter les jeux vidéo lorsqu’ils usent et révèlent de manière consciente et autoréflexive leur fonctionnement. Le point de contact semble se déplacer d’un niveau à un autre du jeu, qui évolue et traverse les réalités par des moyens narratifs et visuels puissants. Chaque interface en dissimule une autre, de la plus classique et attendue d’un jeu vidéo vers des subtilités toujours plus proches de notre réalité. Avec cette œuvre, il est intéressant de constater que le point de contact évolue beaucoup par rapport à la mobilisation du joueur·euse dans la narration. Il incarne d’abord un avatar inconnu dont on ne voit que la main tenir les cartes : le personnage est remplaçable et sans grand intérêt. Puis, le joueur·euse peut s’attacher et s’appuyer sur Luke Carder, une personnalité fictive, pour éclaircir le mystère derrière le jeu. Enfin, il s’en détache et s’incarne lui-même dans la résolution finale du jeu, en ayant pour objectif de comprendre au-delà de ce qui est montré.
Dans Inscryption, tout comme dans les œuvres citées précédemment, le « faux-contact » s’établit lorsque, par la variété des moyens dont ils disposent, les jeux vidéo et les installations numériques franchissent les frontières de leur réalité en déplaçant le point de contact. Dans le cas d’AnnLee, les œuvres qui la représentent la font passer dans le monde réel, car elles lui attribuent un discours et des droits exclusifs : elle existe par le biais de problématiques réelles. Les créatures de l’installation de Rebecca Allen transmettent un signe de leur vie numérique grâce à un contact physique simulé par l’interface analogique. Le point de contact est plus que visuel, et devient également tactile, ce qui tend à convaincre que l’être numérique existe au-delà des intentions des joueurs·euses et de leur créateur. Et pour finir, le jeu vidéo de Daniel Mullins dépasse les limites du médium vidéoludique pour rendre l’expérience de jeu finale réelle par la narration. Le contact à distance établi par la technologie numérique avec un individu humain ou non-humain perturbe en prétendant être vraisemblable. Ces œuvres parviennent à le simuler et à tromper notre instinct pour nous faire réellement vivre ce moment. Les créations contemporaines d’art numérique et vidéoludiques invitent à penser qu’il faut tenir compte des expériences virtuelles comme des expériences de vie à part entière : même s’il s’agit de la simulation d’une situation réelle, un vécu est inscrit dans la mémoire du joueur·euse. Il en va de même pour l’entité numérique, de l’autre côté de l’interface, qui vit à sa propre manière un « faux-contact » avec le·a spectateur·rice en étant soumis à des forces qui le dépassent, comme le droit de reproduction. La duplication du personnage lui permet d’avoir une histoire qui dépasse parfois son propre médium d’origine pour atteindre une réalité fictive. Fruits de la créativité humaine, les entités numériques mènent une existence singulière et fausse dans une autre réalité. Enfin, pour expliquer le trouble du « faux-contact », ces êtres progressent vers une capacité d’interaction qui cherche à être égale à celle du spectateur·rice. Ce sera ensuite au joueur·euse et à l’utilisateur·rice d’apprécier les possibilités d’une réalité étrangère, ou pas.