Quand la voix s’immisce dans les tympans, ou les enjeux artistiques du contact sonore

  • When the voice enters the eardrums, or the artistic challenges of sound contact

DOI : 10.57086/radar.768

Résumés

Au sein d’une installation sonore, un contact est établi entre le son – matérialisé par un outil de diffusion – et le tympan – réceptacle de l’écoute dans l’oreille. De quel ordre est ce voyage du son vers le tympan et comment le premier parvient-il à entrer en contact avec le second ? Lorsque des voix sont diffusées, à partir d’un haut-parleur, d’un casque ou de tout autre source, elles interpellent les auditeur·rices, enveloppent l’oreille jusqu’à s’y introduire et atteindre le tympan. L’objectif de cet article est de prouver qu’un contact n’est pas nécessairement tangible mais peut se montrer tout aussi puissant dès lors qu’il produit des effets sur les spectateur·rices (sensations corporelles, émotions, imaginaire). Malgré son caractère volatile, le contact sonore se montre intrusif. Il nous prend, nous inonde, nous tient et persiste dans le tympan.

In a sound installation, contact is established between the sound – materialized by a broadcasting tool – and the eardrum – the receptacle of listening in the ear. What is the type of this journey of sound towards the eardrum and how does the former manage to come into contact with the latter? When voices are broadcast, from a loudspeaker, headphones or any other source, they call out to listeners, envelop the ear until they enter and reach the eardrum. The purpose of this article is to prove that contact is not necessarily tangible but can be just as powerful when it produces effects on the spectators (bodily sensations, emotions, imagination). Despite its volatile nature, sound contact is intrusive. It takes us, floods us, holds us and persists in the eardrum.

Plan

Texte

L’oreille de l’homme n’est pas mobile ; elle enregistre, et elle peut y apporter de la finesse en exerçant son pouvoir de discrimination, mais elle n’explore pas ; elle reçoit le sonore, et sans pouvoir d’elle-même se fermer à lui1.

Comme l’explique le philosophe Mikel Dufrenne, nous ne pouvons pas éviter le son parce que l’oreille est dépourvue de paupières. Lorsque l’on fait l’expérience d’une installation sonore, on a souvent l’impression que le son diffusé nous envahit. La voix en particulier, selon son intonation et son timbre, nous attrape avant de se diriger vers nos tympans pour s’y glisser. Comment entre-t-elle en contact avec l’oreille ? Dans quelle mesure peut-on parler de contact sonore ? Malgré son caractère invisible, la voix est ici considérée comme une matière. Herman Parret l’indique par les mots suivants : « L’aisthèsis [la perception] de la voix se transmet ainsi dans la sensualité de l’écoute, dans la sensitivité de l’oreille, elle est dans le toucher de l’oreille2. » Le philosophe sémioticien suggère que la voix entre en contact avec l’oreille. Pour lui, la voix semble être un objet presque tangible.

En observant la diffusion des voix sous l’angle du contact, il s’agira de traiter de la réception d’une installation sonore de manière inédite et ainsi, de souligner l’implication du corps dans le phénomène de l’écoute. Au moment de la rencontre avec l’œuvre, une zone de convergence de l’oreille et du son se distingue : nous la nommerons « point de contact ». À première vue, les haut-parleurs instaurent une distance avec l’oreille : l’espace de jonction étant plus large, le point de contact flotte dans l’air, à proximité de l’oreille. Dans le cas d’un contact sonore, le point de contact est difficilement situable en raison de sa mobilité et de l’intangibilité du son. Essayer de le situer permet d’appréhender l’œuvre d’un point de vue phénoménologique afin de dépasser l’invisibilité du son.

La force de présence du son – et en particulier de la voix – dépend de la situation de l’écoute. Dans les circonstances de l’enregistrement où nous entendons des sons sans identifier leur provenance, nous parlons d’« écoute acousmatique ». En nous incitant à reconstruire mentalement la source du son, l’enregistrement fait appel à notre imaginaire. Bien qu’invisible, le son est senti, perçu, et même visualisé. L’écoute acousmatique provoque de surcroît une écoute sensible grâce à une mise en contact intense et envahissante de la voix de l’autre. Forme verbale du langage, la voix interpelle les auditeur·rices jusqu’à leur permettre d’identifier qu’un discours est à décrypter. Quand les propos enregistrés s’apparentent à un récit, on comprend que d’écouter une histoire amplifie l’attention.

Entre la source de diffusion du son et les auditeur·rices, le point de contact peut néanmoins être matérialisé. Intangible et imperceptible, le son peut surgir sous la forme d’un intermédiaire entre les visiteur·euses et les sonorités vocales par exemple. Le corps, parallèlement à l’oreille, peut aussi être impliqué dans le contact de par son déplacement volontaire ou les sensations physiques résultant de l’écoute.

Dans cet article, il s’agira d’étudier les multiples manières dont les voix diffusées dans les installations sonores s’introduisent dans les tympans des auditeur·rices en un point de contact mobile. Après avoir observé le chemin parcouru par le son du haut-parleur à l’oreille, nous explorerons d’autres dispositifs mis en place par les artistes pour renforcer le caractère tactile des voix diffusées : casque audio, oreillers, vases… Progressivement, nous passerons d’un contact envahissant et immaîtrisable à une prise de contact volontaire et immersive. Il s’agira également de révéler la manière dont le langage nous met directement en contact avec l’imaginaire.

De l’obstruction de la vue au contact auditif

Lorsque l’un de nos sens est supprimé, on considère souvent que les quatre autres sont amplifiés. En fermant les yeux par exemple, les sens sont en éveil : la concentration est davantage dirigée vers ce que l’on entend ou ce que l’on sent, sans pouvoir le maîtriser. « Voir, selon Mikel Dufrenne, c’est exercer un certain pouvoir : tenir les choses à distance, prévenir tout contact, pour s’assurer une maîtrise aussi bien matérielle qu’intellectuelle3 ». Dufrenne insiste sur le lien entre voir et penser, savoir, connaître. Quant à la maîtrise matérielle qu’il évoque, on constate que sans la vue, notre capacité à contrôler la distance entre les choses est réduite. Par conséquent, le contact sonore est plus imprévisible et souvent, plus fort.

Au sein de l’installation sonore, se soucier de la distance immaîtrisable implique, pour les artistes, de s’intéresser à la cécité et à son rapport à l’ouïe. L’artiste Dominique Petitgand, en travaillant l’espacement de ses haut-parleurs et leur agencement dans l’espace, se préoccupe des sensations vécues grâce à l’expérience de l’écoute. L’une de ses œuvres, La cécité (1997) (fig. 1), est conçue pour un espace en longueur avec une seule entrée. Elle laisse les spectateur·rices pénétrer dans un environnement, entièrement plongé dans le noir où cinq enceintes sont réparties. Celles au sol diffusent des bruits ou de la musique et celles accrochées au mur, à hauteur d’oreille, propagent la voix d’une femme racontant son histoire. D’une voix parfois tremblante, elle explique :

Quand la porte était fermée il n’y avait pas de lumière […]. Je me raisonnais, je me disais : je n’ai pas de raison d’avoir peur. Mais j’ai eu peur. Je partais des WC. Quand je tendais mon bras, je touchais les rideaux en plastique, tu vois ? Le bruit en plastique, je n’aimais pas ce bruit… J’y allais à tâtons, et à gauche il y avait le coin […].

L’histoire de cette femme ne s’enchaîne pas de manière fluide et continue : contrairement à la lecture d’un texte, elle raconte son souvenir comme il lui vient, avec ses émotions, ses questionnements et une hésitation quant à l’exactitude de son récit. Elle évoque à la fois ce qu’elle voit, ce qu’elle entend et ce qu’elle touche de manière à nous faire visualiser, entendre et sentir ce qu’elle a vécu. L’émotion de sa voix nous est immédiatement transmise jusqu’à provoquer un frisson qui, selon l’historienne de l’art Sabet Aseman, « évoque tantôt le plaisir ou l’angoisse, la douceur ou l’intensité, le corps ou la psyché, la spontanéité ou la montée graduelle d’un saisissement sensoriel4 ». Les frissonnements résultent donc d’un moment émotionnel fort, quel qu’il soit. La voix de la locutrice et le récit qu’elle déploie dans La cécité peuvent alors se manifester physiquement jusqu’à la surface de la peau.

Fig. 1. Dominique Petitgand, La cécité, 1997

Installation sonore pour 5 haut-parleurs, extrait audio, 1m42s.

© Dominique Petitgand

Permalien: https://dominiquepetitgand.art/la-cecite/

On peut également observer que certains moments de silence ponctuent l’histoire de la protagoniste avec des bruits sourds et forts ou une musique d’intrigue. Le suspense – ici produit par l’artiste et son utilisation du montage – a la capacité de créer une appréhension face à la suite de l’histoire. « D’une part […] il [le suspense] renforce le contact avec le lecteur (l’auditeur), […] et d’autre part, il lui offre la menace d’une séquence inaccomplie, d’un paradigme ouvert5 », écrit Roland Barthes. En analysant la structure des récits et leur rôle communicatif et performatif, le philosophe montre que le suspense fait émerger un autre type de contact ressenti corporellement. Dans La cécité, tenu·es par l’histoire et pris·es par l’attente, nous sommes inondé·es par l’incertitude, voire la peur, lesquelles provoquent alors l’accélération des battements du cœur ou l’apparition de frissons. Le suspense s’ajoute ici à la cécité, qui évoque à la fois l’absence de vision mais aussi l’impuissance face à quelque chose. En faisant l’expérience de l’œuvre de Petitgand, nous sommes affaibli·es par la suppression de la vue. Finalement, le corps entier est isolé et se perd dans l’espace obscur : le contact est complètement immersif.

Alors que la situation décrite par la locutrice est dénuée de contexte, elle résonne avec notre expérience de l’œuvre, sans lumière, et un déplacement possiblement à tâtons. Dans le noir, la rencontre avec l’œuvre est tout à fait différente. Dans son ouvrage sur l’histoire du silence, Alain Corbin associe le silence à des situations ou des lieux qu’il analyse. En évoquant aussi bien l’intimité d’une chambre que l’étendue de la nature, il s’attarde sur la nuit et notre manière de percevoir les bruits dans un endroit sombre. Il explique que « l’oreille est sens de la nuit. Tandis que les formes sont contenues dans l’espace nocturne, les bruits sont sertis dans le silence et parviennent à l’oreille d’une manière imperceptible6 ». Ainsi, le son – ici la voix – parvient-il à l’oreille sans prévenir, et s’introduit-il dans le tympan lorsqu’il fait noir. De manière plus générale, Herman Parret considère l’oreille comme « un entonnoir qui canalise le son vers l’intérieur7 » ; l’oreille reçoit le son de manière inévitable et passive. Et l’orientation des haut-parleurs implique que la voix vienne directement et horizontalement vers nous, tandis que les autres bruits sortent du sol et remontent jusqu’à nos oreilles. En différenciant ces sonorités par leur emplacement, l’artiste montre qu’il a conscience du caractère mobile des sons et parvient à un envahissement. Le contact se montre ainsi fusionnel.

À travers La cécité de Dominique Petitgand, l’intérêt est d’écouter différemment : écouter sans avoir la capacité de voir, écouter sans regarder et, finalement, visualiser ce que l’on entend en faisant appel à notre imaginaire. Le contact avec l’œuvre se montre progressif : d’abord, c’est le dispositif qui happe et les tympans sont envahis par les sons. Ensuite, les paroles et le récit qui en découlent nous guident en entraînant un suspense qui fait écho à l’obscurité et provoque des réactions corporelles. Ici invisible, le contact se manifeste néanmoins de manière très forte grâce au langage verbal et au dispositif de l’œuvre. Par la multiplicité des sources sonores et la distance physique qui en résulte, le point de contact est changeant, inconstant. Il oscille selon le déplacement des auditeur·ices et vient se placer, imprévisiblement, à la surface des oreilles.

Le casque audio : entre l’oreille et le son

Bien qu’insaisissable, le son est parfois matérialisé par un objet qui devient un intermédiaire entre l’auditeur·rice – son oreille – et l’œuvre – le son. Le point de contact se forme alors au sein d’un casque audio que les artistes emploient de différentes façons. Concrétisé en objet, le son se dessine à l’entrée des oreilles et devient tangible. Comme le rappelle Corsin Vogel, spécialiste de l’acoustique et de la perception du son, « l’aspect palpable du son se découvre parfois de manière parfaitement inattendue, comme une révélation auditive8 ». C’est en expérimentant le son d’œuvres d’art ou même le bruit d’un avion en vol que l’auteur a fait ce constat. Il montre ainsi à quel point le contact sonore peut paraître surprenant.

Absences (2012) (fig. 2 et fig. 3) de Pierre-Laurent Cassière est une installation sonore composée de deux chaises sur lesquelles nous sommes invité·es à nous installer et de deux casques audio diffusant des voix, posés ou accrochés à un mur9. Le casque, une fois placé sur les oreilles, les recouvre complètement, et ce, dans le but de laisser le son s’introduire dans les tympans. En se révélant comme une interface entre la source du son et notre corps, il symbolise le point de contact de l’œuvre. Cette surface intermédiaire nous immerge dans une bulle sonore jusqu’à disparaître de notre esprit. Grâce au dispositif, un contact direct, physique et tactile émerge. Pierre-Laurent Cassière choisit, dès la méthode d’enregistrement, de nous plonger dans une atmosphère sonore vraisemblable. En effet, les captations étant « binaurales », notre perception des sons à l’écoute s’approche de la réalité spatiale de l’enregistrement. En prenant en considération le fonctionnement de l’oreille et la manière d’écouter, l’artiste provoque un contact de l’ordre de l’intime tant il est réel. L’oreille traverse les temporalités, abolit les distances et se glisse dans l’espace physique de l’enregistrement des voix.

Fig.2. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2012

Fig.2. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2012

Photographie du dispositif de l’installation sonore dans la chapelle de la Trinité à Cléguérec, dans le cadre de L’Art dans les Chapelles.

© ADAGP/Pierre-Laurent Cassière

Fig. 3. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2012-2024

Installation sonore, casque et chaise, durées et dimensions variables, extrait audio, 8m11s.

© Pierre-Laurent Cassière

Permalien: http://pierrelaurentcassiere.com/fr-absences.html

Fig.4. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2019

Fig.4. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2019

Photographie du dispositif de l’installation sonore en extérieur à Martigues, dans le cadre des Absences produites avec le centre social Jeanne Pistoun.

© ADAGP/Pierre-Laurent Cassière

La position assise imposée implique de s’arrêter, de rester immobile et, par conséquent, de se concentrer uniquement sur les sons : l’artiste cherche à s’emparer de l’attention. Parfois, nous sommes amené·es à placer nos mains sur le casque, comme par besoin de le tenir. Dans ce cas, l’interface symbolisée par le casque redouble de présence. Le point de contact ne se situe plus seulement entre le tympan et le casque mais également entre les mains et le casque. Entrer en contact avec celui-ci implique de le ressentir physiquement et de laisser les voix s’introduire dans nos tympans.

L’enregistrement diffusé est celui d’une succession de voix racontant l’histoire d’un même lieu qui – comme on le découvre plus tard – est une chapelle. Des personnes âgées décrivent le lieu tantôt à partir de leur relation personnelle à celui-ci, tantôt avec les événements plus généraux qui s’y passaient dans leur jeunesse. En s’exprimant à l’imparfait (« on faisait », « il y avait », « des enfants venaient »), ils exposent des actions habituelles et font le récit du lieu. L’alternance de leurs voix devient, grâce aux réactions, aux hésitations ou aux rires, une discussion. Par exemple, l’homme commence par dire : « Dans le temps, lorsque les enfants ne marchaient pas, on les amenait ici, et on les promenait à la main comme ça, et après ils marchaient […] ». La femme poursuit : « Ah oui, ça les aidait à marcher ceux qui avaient des difficultés à marcher. Ils venaient prier et se lavaient les yeux à la fontaine ». Elle semble ainsi confirmer les propos du premier locuteur. Plus on avance dans l’enregistrement, plus l’interaction est forte : les locuteur·rices se soutiennent dans leurs idées, se coupent parfois la parole et occupent finalement le même lieu. Un lien fort, un contact entre les deux protagonistes émerge immédiatement : nous en sommes spectateur·rices – ou plutôt, auditeur·rices. Cependant, nous ne restons pas des témoins passif·ves. Comme l’explique Roland Barthes, « le récit, comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit10 ». Même à travers la barrière de l’enregistrement, les donateur·rices et les destinataire·rices communiquent et se rencontrent : par la relation créée, un contact naît. Mais par ailleurs, comme le précise Paul Zumthor, « le langage émane d’une voix, et celle-ci d’un corps agissant dans un espace concret11 ». Dans son article sur l’oralité, le philologue insiste sur la présence corporelle d’une voix parlée ou chantée, sur sa manière de faire vivre le corps grâce au souffle. À travers l’enregistrement, la voix fait ressortir la corporalité des émetteur·rices et leur situation physique dans le lieu de l’enregistrement. Elle les met en présence et renforce le contact insaisissable établi avec les auditeur·rices.

Au sein de l’œuvre de Pierre-Laurent Cassière, plusieurs types et intensités de contact sont identifiables. Le dispositif du casque implique un rapport physique et intime à l’œuvre, tandis que le récit du lieu qui prend vie par les voix suscite un contact plus lointain et subtil avec les locuteur·rices et l’espace décrit. Cependant, la narration exposée nous invite à visualiser le lieu de l’enregistrement ou un souvenir comparable au lieu dévoilé : tandis que le dispositif des casques crée le contact, les voix le maintiennent, en faisant appel à notre imaginaire.

La démarche d’Emma Dusong, avec son œuvre Ta voix (2013)12, dépasse l’usage du casque comme outil habituel de l’écoute au plus proche de l’oreille. La source du son est ici intégrée à un objet d’un tout autre usage quotidien. Deux oreillers, symboles de sommeil, de refuge, d’isolement ou de silence, sont utilisés afin que l’auditeur·rice les place sur ses oreilles. Le point de contact est, dans ce dispositif, perceptible et, plus encore, palpable. C’est aux participant·es de soulever puis de maintenir les oreillers sur les côtés de leur visage afin d’entendre le son diffusé, comme si celui-ci avait une masse. En cherchant à nous faire prendre conscience du poids de la voix, Emma Dusong rend également compte de la matière depuis laquelle elles sont diffusées : entre le tissu et l’oreille, le point de contact se forme, ressenti physiquement.

L’artiste explore la mémoire en cherchant à lutter contre l’oubli de l’être disparu et, en particulier, de sa voix. La voix enregistrée d’Emma Dusong décrit très précisément la voix de sa mère : elle oscille entre un point de vue presque scientifique lorsqu’elle parle de couches, de vibrations, de souffle, et un point de vue émotionnel lorsqu’elle nous fait comprendre que cette voix lui manque. Bien qu’elle décrive une autre voix, c’est sa propre voix qui nous touche par sa chaleur et qui vient nous chatouiller l’oreille13. En effet, elle nous effleure, nous caresse. À travers la définition des sonorités et particularités d’une voix, l’artiste nous met en contact avec le souvenir de sa mère. Dans son ouvrage sur la mémoire et les images, Céline Masson analyse la manière dont les souvenirs sont restitués, parfois par fragments, comme des traces du passé. La psychanalyste montre également que la mémoire a besoin d’un ancrage. D’après elle, « c’est au contact de l’autre que nous nous remémorons et que nous nous souvenons mais aussi que nous oublions14 » : lorsqu’Emma Dusong donne de sa voix, elle provoque un contact non seulement entre ses auditeur·rices et elle-même, mais également entre sa mère – absente, imaginée, imaginaire – et celles et ceux qui l’écoutent. Ces contacts humains forts, malgré leur invisibilité, donnent lieu à l’ouverture de nos mémoires dans la mesure où nous partons de cette description personnelle pour faire surgir nos propres souvenirs. La particularité de la voix a également un rôle à jouer. Herman Parret, lorsqu’il analyse le timbre, compare l’invisibilité de son effet sur l’oreille au charme des sirènes15. Dans l’œuvre d’Emma Dusong, la chaleur de la voix, posée et calme, possède en effet un caractère enchanteur qui nous pousse à imaginer. Parallèlement au dispositif des oreillers qui faisait naître le contact tactile, un second point de contact circule ici, dans l’imaginaire.

Contrairement à des installations sonores faites de haut-parleurs dont les sons s’immiscent inopinément dans nos tympans, les œuvres composées de casques permettent à l’auditeur·rice de choisir d’écouter. Le casque – tel qu’on le connaît ou sous forme d’oreillers – l’isole dans une histoire racontée où le contact est apparent, purement physique. Mais il se manifeste aussi mentalement lorsque les voix diffusées font émerger un imaginaire.

Pour un contact sonore et pourtant tactile

Dans la continuité d’un contact sonore physique établi par l’intermédiaire du casque, il existe d’autres situations dans lesquelles nos oreilles vont jusqu’à toucher la source sonore. C’est alors à nous de déterminer l’écoute. Au sein de certaines installations sonores, notre déplacement peut provoquer le contact.

Le Soulèvement des objets (2013) (fig. 5), réalisée par Raphaël Tiberghien, est une œuvre composée d’une table sur laquelle sont posés des récipients en argile. Dans chacun d’eux, des haut-parleurs sont introduits. Ils diffusent tous une voix différente. Ici, les voix ne s’enchaînent pas mais sont complètement superposées, tandis que les propos varient : une cacophonie est immédiatement créée. Le dispositif matériel implique de s’avancer, d’approcher l’oreille, voire de la poser sur l’un des vases. Le musicologue Peter Szendy explore l’écoute qu’il définit comme une expérience personnelle et subjective impossible à partager avec quelqu’un : il explique également le caractère intentionnel de l’écoute. Pour lui, « si écouter n’est pas la même chose qu’entendre, si regarder n’est pas voir, c’est parce qu’on écoute ou regarde en voulant percevoir, intentionnellement ; tandis que l’on entend et voit même sans le vouloir16 ». À travers le Soulèvement des objets, l’écoute est volontaire : les sons ne viennent pas à nos oreilles mais c’est à nous de venir à eux. Dès lors, l’écoute consciente modifie le type de contact entre l’auditeur·rice et l’objet de diffusion du son. Une posture physique en découle : sa tête est penchée à l’horizontale, son dos est légèrement cambré, son oreille touche, parfois, un des récipients.

Fig. 5. Raphaël Tiberghien, Le Soulèvement des objets, 2013

Installation sonore, technique mixte (acier soudé, plexiglas, bois, argile, haut-parleurs), 135 × 87 × 125 cm, extrait vidéo, 2m24s.

© Raphaël Tiberghien

Permalien: https://raphaeltiberghien.com/le-soulevement-des-objets/

La diffusion des voix a un rôle fort à jouer. Au-delà de l’enregistrement, la voix se matérialise comme un point de contact mobile et changeant entre l’émetteur·rice et les récepteur·rices, Herman Parret l’explique très justement par les mots suivants :

Ce ne sont qu’orifices [la bouche et l’oreille]. La voix y passe, les effleure, les traverse, sans s’y fixer. Points de passage obligés, péages, la voix s’y modifie, s’y fait reconnaître mais n’y confie ni d’où elle vient, ni où elle va. C’est bien en deçà de la bouche que la voix est engendrée, bien au-delà de l’oreille qu’elle se fait entendre. La voix glisse entre les lèvres, coule dans l’oreille. Elle est ce morceau du corps qui s’écoule, ce morceau du corps en train de se détacher ; elle est du corps en évanescence17.

Finalement, la voix se transmet : elle passe des locuteur·rices, disparaît jusqu’à se poser sur les oreilles de celles et ceux qui écoutent. Dans cette œuvre de Raphaël Tiberghien, le dispositif des récipients amplifie la concrétisation d’un contact par la voix : en tant que spectateur·rices extérieur·es, on visualise le contact, on perçoit le point de contact passant alors de la bouche imaginaire de la personne enregistrée, à la surface du haut-parleur, au bord du vase et à l’oreille de l’auditeur·rice.

De plus, en conservant la sculpture comme médium principal, Raphaël Tiberghien suscite une forme de tactilité au sein de son œuvre. Les objets créés ne sont pas de simples haut-parleurs ; l’artiste les façonne de ses mains à l’aide d’argile. Ces productions renvoient aux domaines sculptural et artisanal et amplifient de surcroît le rapport palpable à l’œuvre, de l’ordre du contact. Les sons diffusés donnent alors l’impression d’une forme de tactilité. Daniel Deshays explique que le sonore correspond à une sensation avant un sens, mais aussi à l’expression dans la durée. Pour lui, l’écoute fait toujours écho à un désir d’approche ou d’éloignement18. Dans cette œuvre, les voix récupérées proviennent de débats politiques à l’École des Beaux-Arts de Paris ; mais le message diffusé est moins significatif que l’expérience faite du son. Ici, nous éprouvons le temps de l’enregistrement mais aussi la distance due à la proximité imposée par le dispositif. C’est dans cette distance qui s’amenuise – entre le récipient et l’oreille – que le contact a lieu. Daniel Deshays insiste également sur la plasticité du son et l’écoute en situation acousmatique qui donne lieu à une « image sonore », c’est-à-dire à une reconstruction mentale à la fois visuelle et sonore de l’instant de l’enregistrement. Ainsi, la plasticité des sons, tout comme l’objet dans lequel ils sont contenus provoquent une forme de contact ressentie autant physiquement et que mentalement. D’après Dominique Sirois-Rouleau, « le son transforme la forme en une sensation19 ». On peut alors concevoir la diffusion de voix comme la matérialisation d’un contact réel. La sensation a, dans toutes les installations sonores évoquées, son importance. Herman Parret explique très précisément que « la sensation, par conséquence, est dans le choc des corps ; corps du monde, corps-en-vie. Or, le rapport immédiat d’un corps et d’un autre corps est le contact20 ». Finalement, établir la sensation dans l’œuvre, c’est mettre les « corps » en contact.

Lorsqu’on évoque l’ouïe, il est parfois difficile d’envisager une forme de contact. Pourtant, il existe et peut être ressenti très subtilement dès lors qu’on y prête attention. On peut alors considérer qu’« il y a un choc et impact quand la voix atteint l’oreille, choc physique de deux corps, et c’est ainsi que le son de la voix se transforme en ton pour l’oreille21 ». La voix contribue effectivement à l’émergence d’un contact intense perceptible au niveau de l’oreille. Au sein d’installations sonores diffusant des voix, le point de contact diffère selon les dispositifs mais aussi les propos diffusés. Dès lors que les haut-parleurs sont lointains, l’écoute se trouve involontaire. Dans La cécité de Dominique Petitgand, c’est l’absence de vision qui nous mène à parler d’une forme de tactilité tandis que les haut-parleurs ne nous touchent pas. Daniel Deshays déclare que le son est de l’ordre de la relation et du toucher : les sons, et surtout les mots, touchent l’autre22. Par ailleurs, si la source de diffusion du son prend la forme d’un casque, le point de contact est imprégné dans cette interface. À travers Ta voix d’Emma Dusong ou Absences de Pierre-Laurent Cassière, cette jonction nous fait prendre conscience de l’émergence du contact ; les voix ont un poids, une contenance. Plus fort encore est le contact lorsque les haut-parleurs prennent vie au sein d’un objet. En approchant son oreille, l’auditeur·rice provoque la contiguïté. De manière plus générale, c’est la voix qui, dans ces installations sonores, entraîne un contact délicat : « Le regard tout comme la voix, la voix tout comme l’ouïe, “touchent”. La communicabilité et l’intersubjectivité doivent être comprises en termes d’affect, voire d’affectivité, qualité relationnelle présupposant le contact et la proximité23. » Selon Herman Parret, parler, donner de sa voix, permet ainsi d’émouvoir et de créer une relation. C’est grâce aux émotions et à leur caractère communicatif, qu’un autre contact émerge.

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Notes

1 Mikel Dufrenne, L’œil et l’oreille, Montréal, éd. de l’Hexagone, 1987, p. 47. Retour au texte

2 Herman Parret, La Voix et son temps, Paris, éd. De Boeck Supérieur, 2002, p. 28. Retour au texte

3 Mikel Dufrenne, op.cit., p. 40. Retour au texte

4 Sabet Aseman, « La quête des tremblements », Espace, no 117, 2017, p. 4-13. URL : https://id.erudit.org/iderudit/86428ac, p. 7. Retour au texte

5 Roland Barthes [dir.], Poétique du récit, Paris, éd. du Seuil, 1977, p. 47. Retour au texte

6 Alain Corbin, Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Paris, éd. Albin Michel, 2016, p. 38. Retour au texte

7 Herman Parret, op.cit., p. 86. Retour au texte

8 Corsin Vogel, « Un art sonore situé : le sens et l’espace », Etnografica, vol. 17, no 3, 2013, p. 605-616. URL : https://journals.openedition.org/etnografica/3260, p. 10. Retour au texte

9 Il est important de noter qu’il existe plusieurs versions d’Absences. Chaque pièce sonore est produite et enregistrée in situ : elle est destinée à être écoutée sur place. L’objectif de Pierre-Laurent Cassière est de proposer une expérience de l’écoute au plus proche du contexte spatial et de la position physique du preneur de son (l’artiste lui-même). Cette œuvre n’a pas été uniquement pensée pour un lieu unique et a pu être exposée dans divers endroits, en intérieur comme en extérieur. Ici, la version d’Absences a été enregistrée et présentée dans une chapelle en Bretagne. De manière générale, le dispositif de l’installation sonore (nombre de casques, accrochage des casques, présence de chaises, fauteuils ou bancs, etc.) varie également selon le lieu de l’exposition. Retour au texte

10 Roland Barthes [dir.], op.cit., p. 38. Retour au texte

11 Paul Zumthor, « Oralité », Intermédialités / Intermediality, n°12, 2008, p. 169-202. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/im/2008-n12-im3626/039239ar/, p. 173. Retour au texte

12 Emma Dusong, Ta voix, 2013, œuvre sonore, oreillers, voix, trois photographies. URL : https://www.emmadusong.org/Ta-voix-installation. Retour au texte

13 Sur la notion de chuchotement de l’oreille que l’auteur emprunte à Descartes et oppose à la potentielle violence de la tonalité de la voix développée par Lucrèce, voir en particulier Herman Parret, op.cit., p. 96. Retour au texte

14 Céline Masson, Les images vestiges de temps. La mémoire et l’oubli, Paris, éd. In Press, 2016, p. 31. Retour au texte

15 Voir Herman Parret, op.cit., p. 87. Retour au texte

16 Peter Szendy, Écoute, Une histoire de nos oreilles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001, p. 168. Retour au texte

17 Herman Parret, op.cit., p. 28. Retour au texte

18 Voir Daniel Deshays, « La plasticité du son », Conférence donnée en janvier 2023 à l’École nationale supérieure d’art de Dijon. Retour au texte

19 Dominique Sirois-Rouleau, « Donner corps », Espace, no 117, 2017, p. 16-25. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/espace/2017-n117-espace03195/86430ac/, p. 19. Retour au texte

20 Herman Parret, op.cit., p. 132. Retour au texte

21 Ibid., p. 87. Retour au texte

22 Voir Daniel Deshays, « La plasticité du son », Conférence donnée en janvier 2023 à l’École nationale supérieure d’art de Dijon. Retour au texte

23 Herman Parret, op.cit., p. 131. Retour au texte

Documents

Illustrations

  • Fig.2. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2012

    Fig.2. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2012

    Photographie du dispositif de l’installation sonore dans la chapelle de la Trinité à Cléguérec, dans le cadre de L’Art dans les Chapelles.

    © ADAGP/Pierre-Laurent Cassière

  • Fig.4. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2019

    Fig.4. Pierre-Laurent Cassière, Absences, 2019

    Photographie du dispositif de l’installation sonore en extérieur à Martigues, dans le cadre des Absences produites avec le centre social Jeanne Pistoun.

    © ADAGP/Pierre-Laurent Cassière

Citer cet article

Référence électronique

Lisa Christ, « Quand la voix s’immisce dans les tympans, ou les enjeux artistiques du contact sonore », RadaЯ [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 26 juillet 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=768

Auteur

Lisa Christ

Étudiante en master Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles, elle se passionne pour la médiation culturelle, soucieuse de l’accessibilité de l’art contemporain. Parallèlement à son intérêt pour la photographie engagée, son champ d’études est orienté vers les installations sonores diffusant des voix et leur manière de guider notre imaginaire vers une « image sonore ».

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