« Sur le bord du chemin. Tu es dans tu es entre et dehors à la fois. »
Danièle Faugeras1
Être trop, pas assez, se mouvoir dans la société sans pour autant pouvoir y occuper l’espace souhaité. C’est ce que nous vivons en tant que femmes, c’est ce qu’éprouve une étendue de personnes poussées en bordure. Ce décalage est le résultat d’une société patriarcale ayant imposé ses normes et ses stéréotypes2. Mises de côté, mal représentées, ces femmes se confrontent à une stigmatisation ainsi qu’à une forme d’invisibilisation, aussi appelée mentrification3. Celles qui obliquent, qui dérangent, qui exagèrent, qui agissent sont écartées parce qu’elles représentent un danger face à l’ordre patriarcal établi.
Dans ce dixième numéro de RadaЯ, nous souhaitons déployer une réflexion sur la manière dont certaines femmes ont été placées à la marge, et mettre en lumière de nouvelles façons de voir et de représenter ces femmes marginalisées, à travers le regard inclusif d’artistes contemporaines.
Marge et techniques d’impression
Le terme marge, issu du latin margo qui signifie « bord » ou « bordure », est riche de sens et de nuances. Polysémique, ses usages métaphoriques se sont multipliés au fil du temps. Il exprime une idée abstraite, mais aussi des concepts économiques et commerciaux, ou revêt une dimension socio-topologique. Ce mot intègre d’abord le langage technique de l’imprimerie dès 1450, où il désigne l’espace blanc qui entoure le texte imprimé. Au xviiie siècle, il désigne également les illustrations d’inspiration libre ou en lien direct avec le texte, qui ornent les bordures des ouvrages populaires.
À l’origine, la marge servait surtout à l’échange de notes entre auteur·rices et copistes, puis entre copistes eux-mêmes. Ces annotations marginales, appelées marginalia, se sont popularisées et sont devenues une zone d’interaction entre lecteur·rices, qui les utilisaient pour échanger idées et critiques, appelée disputatio4.
La marge s’est ainsi transformée en un espace de dialogue, de réflexion et d’interrogation collective. Elle s’est également positionnée comme un lieu de pouvoir répondant aux impératifs des règles institutionnelles5. Les marginalia vont cependant disparaître au fil du temps sous l’influence des bibliothécaires et bibliophiles, qui les considèrent comme iconoclastes et prônent la « discrétion du lecteur face au texte, voire sa disparition6 ». Mais ces débordements ne constituent-ils pas plutôt une nouvelle forme de savoir, digne de retenir notre attention ?
Les femmes mises de côté
Être dans la marge, c’est faire partie d’un tout, mais en dehors de l’élément principal7.
Le phénomène de marginalisation des femmes résulte de l’interaction de plusieurs facteurs sociaux, économiques et politiques, qui se sont développés au fil du temps dans un système patriarcal8. La sédentarisation, la domestication de l’environnement et la production de masse, en se développant dans les sociétés occidentales du xviie siècle, ont contribué à établir un fossé entre humain·es. Le succès du modèle de la famille nucléaire9 a contribué à indexer les femmes dans des catégories sociales précises, celles de la mère et de l’épouse. Ces rôles imposés par le corps social mettent les femmes en marge d’une majeure partie de la société, les écartent des rôles importants, des métiers valorisés et des centres décisionnels. Les femmes qui ne rentrent dans aucune de ces catégories subissent alors une double marginalisation.
Au xviiie siècle10, avec l’émergence du capitalisme en Europe, la fonction de la famille se transforme : le rôle des femmes dans ce système économique est dévalorisé. Le travail domestique, essentiel pour le bon fonctionnement de la société, est désormais considéré comme non productif. Les femmes sont ensuite poussées vers des emplois peu rémunérés, devenant une main-d’œuvre bon marché. En faisant passer les inégalités sociales pour des données naturelles et immuables, ce discours idéologique accroît les rapports de domination. Le capitalisme profite de ces inégalités pour maintenir une division qui fragmente les luttes sociales et qui contribue à la marginalisation continue des femmes.
Perçues uniquement comme des objets de (re)production, les femmes parviennent difficilement à se défaire du rôle qui leur est imposé par la société.
La seule chose que toutes les femmes partagent, c’est le fait d’être perçues
en tant que femmes et d’être traitées comme telles11.
L’art, pour sa part, a indéniablement contribué à la diffusion des stéréotypes liés au genre féminin.
Dessinées, peintes, sculptées, disséquées, les femmes sont depuis plus de 25 000 ans une source d’inspiration inépuisable pour les artistes masculins. Au fil de l’histoire occidentale de l’art, l’image des femmes s’est ainsi trouvée littéralement « façonnée ». Dans l’Antiquité grecque par exemple, les artistes cherchent à sculpter la beauté idéale des corps obtenue en se conformant à des règles de proportion, à des caractéristiques formelles dictées par les canons esthétiques de la société. Épouses, reines, déesses, prêtresses… La plupart des « figures » représentées traduisent un écart entre la réalité de la vie des femmes grecques et la recherche de beauté idéale substituée à ces dernières.
L’histoire biblique du péché originel – thème récurrent dans l’art du Moyen Âge et de la Renaissance – a également déterminé le regard porté sur les femmes12. Saintes ou tentatrices, leur manière d’être portrayées à cette période est considérablement limitée en raison de leurs rôles conditionnés. Commandées par la royauté et le clergé, ces productions présentent des catégorisations binaires, qui sont le résultat d’une vision imposée par un pouvoir exercé par une petite partie de la société. Exposer des images stéréotypées contribue donc au renforcement du pouvoir en place13 et à la construction d’imaginaires qui s’ancrent dans la société.
Dans l’historiographie de l’art, la place occupée par les femmes artistes a longtemps été limitée voire empêchée. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes ? À cette question simple, l’historienne de l’art étatsunienne Linda Nochlin a apporté en 1971 une réponse tout aussi lapidaire : « parce que l’histoire de l’art a été écrite par des hommes14 ». De la Renaissance jusqu’à la fin du xixe siècle, le statut social et économique des femmes est inexistant et, de surcroît, l’accès aux académies des beaux-arts et aux salons leur est tout simplement interdit.
Dans les années 1960, l’art commence à devenir un espace favorable à la prise de parole publique et féministe. Dans leurs œuvres, les artistes s’expriment en tant qu’individues opprimées et concernées, à partir et à propos du territoire artistique encore aujourd’hui marqué par le patriarcat : outil essentiel, la création permet de diversifier les regards et d’imposer un female gaze.
Une nouvelle génération d’artistes diversifie la représentation corporelle des femmes. Niki de Saint Phalle, par exemple, propose dans la série Nanas (1965) une variété de corps féminins aux couleurs et aux rondeurs imposantes. Par la suite, de nombreux mouvements de libération sociale et sexuelle voient le jour dans les années 1970. En 1985, le collectif féministe des Guerrilla Girls, par exemple, défend la place de toutes les artistes femmes dans l’art et milite pour une meilleure représentativité de ces dernières.
Si, aujourd’hui, les femmes proposent leurs propres images et déconstruisent les stéréotypes forgés par l’histoire de l’art, elles restent tributaires des perceptions genrées, comme en témoignent les expressions « artistes-femmes » ou encore l’accrochage polémique Elles@centrepompidou présenté au musée du même nom entre 2009 et 201115.
Mais alors, comment pouvons-nous parvenir à déconstruire ces stéréotypes qui, force est de le constater, ont longtemps été véhiculés par les objets mêmes de l’histoire de l’art. On peut, pour cela, regarder du côté des artistes qui, de fait, sont aujourd’hui nombreuses à s’atteler à cette déconstruction et à regarder vers les marges. Pensées comme des formes de ripostes féministes face aux attentes genrées et binaires, les pratiques en marges que nous allons étudier dans ce numéro se présentent comme des espaces de résistance.
Pour une émergence de la marge
Après avoir été explorée dans le domaine littéraire, la notion de marge s’est déployée dans d’autres sphères scientifiques, en particulier en sociologie dans les années 192016. Elle désigne dans un premier temps les personnes qui sont « pris[es] entre deux mondes, deux cultures, dont aucune ne les accepte17 ». La marginalité va ensuite s’étendre et englober des groupes de personnes dont la culture est minoritaire et découle souvent de violations des normes (occupation de l’espace, sexualité, maladies mentales, pratiques…). La société cherche à combattre cette « déviance » qu’elle n’est pas prête à accepter, car elle est considérée comme hors normes selon la culture dominante. Les comportements marginaux deviennent une construction sociale qui n’a rien d’objectif18. Après mai 1968, en France, l’utilisation de l’adjectif « marginal » comme nom propre se popularise : il désigne les personnes (dé)placées en bordure, sur le côté, à la marge. Leurs existences, leurs pratiques, leurs valeurs sont considérées par la société comme dérangeantes, parce que trop différentes. De facto, ces dernières sont marginalisées, et subissent une invisibilisation, puisque leur mode de vie alternatif, une fois rejeté, est nié. Cette mise à l’écart est-elle forcément perçue comme une fatalité par toutes les personnes concernées ?
Dans certains cas, cette mise à l’écart constitue une forme d’empouvoirement. C’est ce que traduit la réappropriation de l’usage du mot queer, qui signifie « bizarre », « étrange » ou « inadapté », des termes péjoratifs qui désignaient au xixe siècle les personnes stigmatisées pour leur genre et/ou leur sexualité. Ce retournement de stigmate s’opère afin de revendiquer une forme de marginalité choisie et devient alors un symbole de fierté et une véritable stratégie de lutte assumée. Dans cette optique, les marges font office de micro-espaces qui cherchent à s’imposer dans la sphère publique, et témoignent d’une forme de résistance. C’est le cas de nombreuses minorités – dont les femmes – qui opèrent un renversement, en transformant l’oppression qu’elles subissent en une forme de résistance, comme le mentionne bell hooks19, c’est-à-dire, s’extraire du bord où iels ont été précipité·es sans pour autant appartenir au centre, ni s’y conformer. De nombreuses femmes s’emparent alors de ce renversement des rapports de force, dans le but de revendiquer fièrement la différence les ayant poussées sur le côté. C’est le cas de certaines des figures féminines présentées dans ce numéro.
Notre démarche
Avec Marginalia, nous convoquons des méthodes d’analyse issues de divers champs de recherches – l’histoire de l’art, la sociologie, l’iconologie, les cultures visuelles – sous un prisme féministe, intersectionnel, queer et affectif. Dans les années 1990, la considération pour les affects – jusqu’alors délégitimés – évolue et la recherche scientifique reconsidère les émotions. En s’inscrivant dans cette ligne de pensée, notre recherche tente d’inclure les émotions non seulement comme des ressentis individuels mais aussi comme des forces qui circulent et qui forment un corps collectif : des points de ralliement qui élaborent un « nous » en formation20. Dans la lignée de Donna Haraway, nous analysons des situations plurielles et singulières et assumons une position subjective :
Je défends une vue depuis un corps, un corps toujours complexe, contradictoire, structuré et structurant, contre la vue de survol, depuis nulle part, depuis la simplicité21.
Historiquement marginalisé·es, mis·es à l’écart des espaces de production et de validation des savoirs, les femmes ou – plus généralement – les sujets minoritaires sont pourtant connaissants. Par l’affirmation de leurs positions, de leurs vécus et de leurs préoccupations, iels redeviennent visibles ce qui permet d’interroger les dynamiques de domination et de pouvoir.
À travers ce numéro, nous entendons proposer des contre-récits, c’est-à-dire des discours qui déconstruisent les récits dominants, grâce à une nouvelle manière de décrire et de représenter le monde, de manière inclusive.
Nous souhaitons également exposer des contre-visualités dans lesquelles une diversité de femmes sont au premier plan. Dans son ouvrage The Right to look, Nicholas Mirzoeff analyse la manière dont peut s’exercer le pouvoir à travers les images. Il s’intéresse à la notion de « visualité », une représentation hégémonique et autoritaire produite par les dominants. Les contre-visualités22 semblent être un terrain propice à la mise en place d’une riposte tactique contre la visualité et permettent de proposer une alternative aux régimes de visibilité standardisés et, par conséquent, de renouveler les imaginaires collectifs.
En élaborant une nouvelle galerie de portraits – à la manière de celles dédiées, à la Renaissance, aux « hommes illustres23 » – nous mettons en lumière les conditions des femmes mises à l’écart par la société – les femmes âgées, incendiaires, incarcérées, invalides, criminelles, païennes, menstruées – avec un regard sensible.
À partir d’analyses de différents objets contemporains issus des arts visuels et des cultures populaires, notre objectif est de renouveler l’image des figures en marge afin de rompre avec les visions obsolètes, stéréotypées et dégradantes. Pouvons-nous trouver, dans des productions artistiques, une possibilité d’inverser les regards dominants et stigmatisants portés sur les figures opprimées ? Nous étudierons des œuvres dans lesquelles des artistes expriment un désir d’émancipation.
Dans chacun de nos articles, nous viendrons remettre en question le processus de domination qui met en marge les figures des femmes étudiées, et la manière dont celles-ci rejettent la mise à l’écart exercée par les groupes dominants. Nous verrons comment les groupes marginaux – ici, donc, les femmes – créent de nouvelles formes d’existence en périphérie, au bord, autour du centre, comme un moyen de lutte. Nous interrogerons la manière dont elles ripostent et s’engagent pour inverser les rapports de force. En effet, ces femmes à la marge, ainsi que les artistes contemporaines qui œuvrent à leur visibilisation, font émerger un double mouvement : alors que les normes édifiées placent ces groupes de femmes en marge, certaines formes de marginalités assumées et revendiquées rendent absurdes, voire obsolètes, lesdites normes. Nous allons donc nous pencher sur la manière dont des œuvres contemporaines contribuent à cette impulsion et à cet élan de liberté.
