CUMEN2018 : Cultures des médias numériques

p. 260-167

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5-7 décembre 2018 | Colloque
Org. Fabien Bonnet, Eleni Mitropoulou, Catherine Roth, Carsten Wilhelm

Alors que la première édition de 20141 avait préfiguré le programme de recherche CUMEN2, programme international de recherche s’intéressant à l’évolution des usages et pratiques des médias numériques, l’édition 20183 a rassemblé les chercheurs ayant contribué au programme et prépare la suite grâce aux interventions de jeunes chercheurs ayant répondu à l’appel à communication et d’invités spécialistes en matière de médias numériques. Préparée par une série de journées d’étude échelonnées entre 2015 et 20184, elle a réuni une centaine de participants issus de sept disciplines, huit pays, quinze universités et dix-neuf laboratoires et instituts. Le thème général du colloque s’est inscrit dans une dynamique sociétale majeure : la médiatisation numérique grandissante du quotidien, parfois appelée un peu schématiquement « digitalisation », ou « transformation numérique », et les enjeux sociétaux, scientifiques et politiques qui découlent de ce qui, tout bien considéré, correspond à une « datafication »5 des actes de communication et de la diversité des usages des médias numériques. Les volets principaux qui structurent le programme de recherche se sont retrouvés en toute logique dans ce colloque. Par ailleurs, des rencontres avec quelques acteurs forts du numérique à Mulhouse, comme l’École de e-sport Power House Gaming ou le « Fab Lab » TechniStub, ont permis une plongée dans des mondes numériques bien matériels et des initiatives innovantes appuyées sur les dynamiques locales.

La méthodologie appliquée aux usages numériques

Le premier atelier avait pour ambition de communiquer les résultats des recherches menées sur le corpus des enquêtes CUMEN. Après une introduction présentant l’état du projet par Carsten Wilhelm (université de Haute-Alsace), Liane Rothenberger (Technische Universität Ilmenau) a problématisé la question de la mesure des répertoires d’usage des médias des sondés, c’est- à-dire de la panoplie de leurs outils et pratiques hétérogènes au quotidien, dans les enquêtes CUMEN, et a présenté l’approche méthodologique du clustering. Cette dernière a permis de classer les données d’enquête afin de faire émerger des profils types et des groupes de répondants. Julien Mésangeau (université Sorbonne-Nouvelle) a ensuite présenté sa méthodologie d’analyse des réseaux sociaux qui permet d’étudier ces plate-formes d’un point de vue communicationnel.

Usage : vers la société des plate-formes

Alors qu’au début du projet de recherche CUMEN, la diversité d’appareils (télévision, radio, tablette, téléphone) dominait les catégorisations analytiques, l’usage des médias est désormais concentré pour l’essentiel autour de l’écosystème des appareils mobiles, smartphones et tablettes. Ce déplacement du point de vue doit désormais intégrer dans les méthodologies les environne- ments d’usage, les contextes d’utilisation et la mise en relation des diverses modalités d’accès.

Leur fonctionnement est tributaire de ce que certains appellent la « société des plate-formes », c’est-à-dire la dominance d’un modèle économique de marché à deux versants transformant l’usage ainsi « datafié » en valeur économique à travers la collecte et le traitement des données personnelles. Ces services numériques sont accessibles par tous les appareils pré-cités, l’usage semblant ainsi à première vue indépendant de la technologie choisie. L’analyse se déplace alors vers une catégorisation par activités, lesquelles sont porteuses d’enjeux spécifiques relatifs à la vie privée, professionnelle et publique, notamment du fait de l’ubiquité des écrans d’accès.

Cette « société des plate-formes » et le modèle économique qui lui est lié ont été au cœur de plusieurs interventions. Karine Favro (université de Haute-Alsace) a pu lancer le débat en abordant ces objets selon une perspective juridique. Cette approche a ensuite trouvé un écho dans la conférence plénière de Vincent Bullich (université Grenoble-Alpes), à travers laquelle il a pu présenter à la fois une synthèse et une mise en perspective des travaux de recherche visant à modéliser les plate-formes numériques et rendre compte de la diversification du paysage actuel de ce modèle dominant.

L’usage des réseaux sociaux numériques, de ces « plate-formes » de communication, a ensuite été analysé par Rolf Kailuweit, Mareike Schroeter et Katrin Thalweiser (Heinrich-Heine Universität Düsseldorf) à travers le prisme de l’amitié, questionné sur la base de l’enquête franco-italo-allemande qu’ils ont consacrée à la représentation et aux pratiques de l’amitié en ligne, principalement sur Facebook. Après avoir situé l’amitié comme notion éminemment philosophique, faisant référence à Aristote, Nietzsche ou encore Montaigne, les trois intervenants ont présenté en détail les résultats de l’enquête selon trois axes – le concept de l’amitié, l’entretien de l’amitié et les différences culturelles – appliqués aux interactions numériques afin de mettre en regard les représentations de l’amitié en et hors ligne. Sur la base d’un panel de 1 552 participants issus des trois pays, les résultats ont été étudiés par âge, par sexe et par groupe d’individus possédant Facebook ou non. Ils ont ainsi pu démontrer des variations culturelles ainsi que des constantes dans ce domaine. Stefanie Averbeck-Lietz (université de Brême) a ensuite consacré sa conférence plénière à la désinformation et aux discours haineux en ligne dans son intervention « Facing Fake News, Hate Speech and Journalism - “bashing”. How to Conceptualize and Analyze Incivility ? ».

L’écologie numérique sous le prisme comparatif – l’éducation aux médias

En raison de la médiatisation grandissante de nos sociétés et de la « révolution numérique » traversant les frontières politiques et sociales et créant de nouvelles frontières, l’éducation aux médias est un concept profondément international et désormais fondamental pour comprendre les enjeux éducatifs. La nécessité de former les citoyens à l’usage des médias et de développer leur esprit critique face aux industries de l’information et à leurs dérives (chambres d’écho, théories conspirationnistes, « fake news ») a contribué à faire de l’éducation aux médias, parallèlement aux questions de régulation des marchés et écosystèmes médiatiques, un enjeu éducatif important et reconnu comme tel dans de nombreux endroits du monde, et ce dès le début du xxe siècle avec l’émergence du média film.

Les compétences des jeunes générations dites « natives du numérique » sont alors un sujet récurrent pour l’éducation aux médias. Laurence Corroy (université Sorbonne-Nouvelle) a alors posé la question de la possibilité d’une pédagogie de l’EMI (éducation aux médias et à l’information) qui s’apparente souvent à une utopie par manque d’ancrage dans les pratiques. L’aspect comparatif du programme CUMEN a ainsi permis d’enrichir cette critique en renvoyant dos-à-dos les approches allemandes et françaises, reprenant la notion féconde de « Bildung » comme valeur centrale d’une tradition média-pédagogique germanique. Sabine Bosler (université de Haute-Alsace) a travaillé cette notion, davantage centrée sur l’émancipation et autonomisation de l’individu au long cours, ce qui lui a permis de mettre en lumière la spécificité de la Medienbildung allemande. Pour sortir de l’impasse de l’approche par compétences, Sophie Jehel (université Paris 8) a proposé la notion de « capabilité », intégrant davantage d’autres sphères de l’action et renvoyant aux notions de justice sociale et d’égalité. Michèle Archambault (ESPE Alsace) a finalement rendu compte des pratiques actuelles en matière de formation des enseignants au numérique, des enjeux pédagogiques liés ainsi que des projets de recherche-action en cours.

Une place pour les jeunes chercheurs

En ouverture de la deuxième journée de ce colloque, l’atelier consacré aux recherches émergentes a permis d’écouter quatre doctorants et jeunes docteurs travaillant sur des sujets liés aux médias numériques. Anne Gagnebien (université Paris 13) a interrogé la question de l’éducation à la gestion des territoires à travers des réalisations multimédias et éducatives innovantes. La méthodologie interdisciplinaire qu’elle emploie cherche à positionner des dispositifs de formation multimédia sur un gradient par rapport aux critères de la participation et de l’interactivité. Bobo-Bercky Kitumu (université Catholique de Louvain) a, quant à lui, sondé les usages des médias numériques par les enseignants des universités congolaises. Ont ainsi été détaillés les profils d’usagers et les habitudes d’usages. Il a dressé dans sa présentation un tableau de l’émergence et de l’évolution d’internet dans le paysage africain et de l’attention qu’y portent les enseignants sondés pour lesquels le recours à l’outil correspond, en bien des cas, à un usage limité, plutôt informationnel et ponctuel et n’intégrant que peu la dimension relationnelle des outils pédagogiques. La datafication dans le domaine de la surveillance des marchés financiers brésiliens, à travers la collecte et le traitement des données personnelles, a fait l’objet d’une intervention de Daniela Norcia (université de São Paulo). Cette intervention a permis de com- prendre l’importance essentielle de la question de la « privacy » dans les dynamiques qui structurent actuellement ce champ d’activité spécifique. La communication numérique au cœur des stratégies médiatiques du populisme de droite et de la communication politique de l’Alternative für Deutschland (parti d’extrême droite allemande) et du Rassemblement National a fait l’objet de la présentation proposée par Viviane Harkort (université de Brême) via notamment une méta-étude sur les recherches allemandes et françaises menées à ce sujet en sciences de l’information et de la communication et en sciences politiques.

Les industries culturelles

Dans le cadre de l’atelier « Approches socio-économiques de la culture », Gérôme Guibert, Fabrice Rochelandet et Olivier Thévenin (Paris Sorbonne-Nouvelle) ont présenté des interventions actualisant les thématiques du colloque à la lumière de terrains culturels et artistiques. De l’évolution de la musique en ligne face au développement du marché du « Live », aux festivals de l’image numérique ou encore aux friches créatives du Nord parisien, les approches des intervenants ont souligné l’ancrage à la fois social et matériel des cultures à l’ère numérique, liant réseaux d’acteurs et de connaissances. Plus spécifiquement, Fabrice Rochelandet a pu détailler la méthodologie à la fois sociologique, anthropologique et numérique qu’il a pu appliquer dans le cadre d’une étude menée en 2017 auprès de 300 artistes dans une grande diversité de lieux culturels parisiens. Grâce à cette approche, il a pu mettre en lumière des liens nouveaux ou peu visibles entre des lieux créatifs et leurs acteurs. Olivier Thévenin a rendu compte des résultats d’enquêtes qui ont été réalisées aux festivals Paris Virtual Film Festival (2016) et NewImages (2017). Ces festivals, qui proposaient une sélection d’œuvres et de dispositifs de réalité virtuelle, avaient pour objectif de présenter aux publics non-initiés les dernières innovations technologiques et des contenus inédits. Les enquêtes ont eu pour but de mesurer la réaction des publics à cette expérience et leur niveau de satisfaction (260 personnes ont participé). Olivier Thévenin a ensuite présenté la dimension immersive de ces dispositifs qui intègrent l’expérience de chacun des participants dont les réactions influent sur la perception de l’autre, ce qui ouvre dès lors des perspectives non seulement aux personnes qui vivent cette expérience mais également à ceux qui souhaitent analyser ces dispositifs.

Ouvertures thématiques

Maren Butte (Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf) a percé quelques mythes qui entourent le numérique et qui renvoient aux imaginaires fantasmagoriques et en particulier aux représentations aux frontières du réel, saisissant les écrans comme moyens de mettre en scène fantômes et réflexions sur des éléments transcendantaux. Claire Scopsi (CNAM) a saisi l’opportunité de sa conférence plénière pour interroger l’autorité des mémoires en ligne à l’ère de la post-vérité. À travers les concepts de textualisation, de documentarisation et d’auctorialisation, elle a interrogé le statut de l’auteur à l’ère numérique et a notamment posé la question suivante : « Dans un contexte de post-vérité numérique, qui se caractérise par une indifférence à la vérité pour privilégier l’efficacité communicationnelle des récits, comment pouvons-nous évaluer la fiabilité des mémoires en ligne ? ». Les évolutions qu’elle a dessinées questionnent le statut des récits historiques, somme toute toujours écrits d’un point de vue spécifique, d’une position particulière davantage mise en cause avec l’explosion du nombre de sources d’informations potentielles. Cécile Dolbeau-Bandin (université de Caen-Normandie) a proposé ensuite une ouverture du débat sur un sujet émergent mais bien réel, car déjà présent matériellement dans plusieurs contextes professionnels : les « real robots ». Ceux-ci seraient ainsi à l’origine d’une mythologie spécifique, à différencier selon les cultures locales, mais surtout de nouveaux usages sociaux représentant autant d’objets d’étude à saisir en sciences de l’information et de la communication.

La coopération scientifique transfrontalière, l’exemple du franco-allemand

Le projet CUMEN a précisément comme objectif de faire évoluer les outils de recherche et d’adapter les approches à un contexte multinational, avec en première ligne la comparaison franco-allemande. Dans le cadre de la table ronde « Faire des recherches comparatives en sciences sociales : le cas du franco-allemand », animée par Philippe Viallon (université de Strasbourg), Viviane Harkort (université de Brême), Stefanie Averbeck-Lietz (université de Brême), Catherine Roth (université de Haute-Alsace), Rolf Kailuweit (Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf) et Cédric Duchêne-Lacroix (université de Bâle) ont croisé leurs expériences concernant des recherches en milieu franco-allemand. Ils ont tout d’abord pu constater une convergence vers la langue anglaise dans les milieux internationaux de la recherche. D’un point de vue général, la pratique du français ou de l’allemand s’amenuise au sein même des réseaux de recherche en sciences humaines et sociales. Ce phénomène s’expliquerait notamment par les différentes obligations et contraintes de publications qui imposent la langue anglaise, ceci afin d’améliorer la coopération scientifique. Ces injonctions plus ou moins explicites n’inciteraient pas à apprendre une troisième langue.

Les intervenants ont pu souligner le fait que l’université de Haute-Alsace est porteuse d’une forte volonté politique en faveur de la recherche transfrontalière, comme en témoigne l’engage- ment au sein de l’espace EUCOR, campus européen rassemblant cinq universités du Rhin supérieur, au-delà de l’échange de ressources bibliographiques, l’implication des étudiants dans des enseignements dispensés dans l’ensemble de la zone transfrontalière. Cette table ronde, qui mettait l’accent sur l’importance de la circulation de l’information scientifique, s’est achevée sur l’expression d’une volonté commune de faire du modèle franco-allemand un exemple pour l’extérieur, afin d’engager d’autres universités dans des programmes d’échanges similaires, avec d’autres régions linguistiques et culturelles.

L’ouverture internationale

Un objectif du projet CUMEN dans sa dernière phase était l’ouverture à l’international au-delà de l’espace EUCOR et des États-Unis, partenaires de toujours. L’intervention d’Ahmeth Ndiaye et François Malick Diouf de l’université Cheikh-Anta-Diop (Dakar) présentant les sciences de l’information et de la communication au Sénégal et celle de Christiana Constantopoulou de l’université Panteion, Sciences Sociales et Politiques d’Athènes, intitulée « Le numérique “apolitique” et les “politiques d’enseignement” sur le numérique : perspectives européennes » ont été particulièrement fécondes à ce titre et ont permis de développer de nouveaux partenariats qui se concrétiseront par des visites réciproques dans l’année à venir.

1 Voir Actes du CRÉSAT, 12 (2015), p. 157-164.

2 Le projet et ses avancées ont été présentés dans : Actes du CRÉSAT, 14 (2107), p. 185-188 ; Actes du CRÉSAT, 15 (2018), p. 291-298.

3 Programme de la journée CUMEN2018 [En ligne : http://fonderie-infocom.net/cumen/wp-content/uploads/2018/12/

4 « Méthodes digitales » (université de Haute-Alsace, 14 novembre 2015), « Cultures des médias numériques » (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg, 24

5 « Processus par lequel les données deviennent la ressource et le facteur déterminant de l’efficacité et de la mesure de l’activité des entreprises

Notes

1 Voir Actes du CRÉSAT, 12 (2015), p. 157-164.

2 Le projet et ses avancées ont été présentés dans : Actes du CRÉSAT, 14 (2107), p. 185-188 ; Actes du CRÉSAT, 15 (2018), p. 291-298.

3 Programme de la journée CUMEN2018 [En ligne : http://fonderie-infocom.net/cumen/wp-content/uploads/2018/12/Programme-colloque-international-CUMEN-2018.pdf]. Par ailleurs, pour le détail des interventions, voir les comptes rendus multimédia produits par les étudiants du Master Information-communication de l’université de Haute-Alsace [En ligne : http://cumen.info].

4 « Méthodes digitales » (université de Haute-Alsace, 14 novembre 2015), « Cultures des médias numériques » (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg, 24 juin 2016), « mémoire. num – Entre collecte et oubli, enjeux sociétaux et professionnels » (université de Haute-Alsace, 13 décembre 2016), « Économie des médias numériques » (université de Haute-Alsace, 17 mars 2017), « L’éducation aux médias au prisme international » (université de Haute-Alsace, 24 mars 2017), « Identités numériques – au-delà du formatage » (université de Haute-Alsace, 7 avril 2017), « Langues – migration – intégration » (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg, 17 juin 2017), « Langue(s) et culture des médias numériques » (Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf, 8-9 décembre 2017).

5 « Processus par lequel les données deviennent la ressource et le facteur déterminant de l’efficacité et de la mesure de l’activité des entreprises et des gouvernements, non seulement dans le secteur des TIC, mais aussi dans l’ensemble du système économique » (Nations Unies, Commission de la science et de la technique au service du développement, Les technologies de l’information et de la communication pour un développement économique et social équitable [rapport du Secrétaire général, Dix-septième session, Genève, 12-16 mai 2014], p. 8).

Citer cet article

Référence papier

« CUMEN2018 : Cultures des médias numériques », Revue du Rhin supérieur, 1 | 2019, 260-167.

Référence électronique

« CUMEN2018 : Cultures des médias numériques », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=111

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