« De l’immeuble à la petite cuillère » : l’architecte, le décor, l’objet

p. 268-288

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21-22 mars 2019 | Colloque
Org. Hervé Doucet, Aziza Gril-Mariotte1

André Chastel, en écrivant que le champ d’intervention de l’inventaire des richesses artistiques de la France s’étendait de « la cathédrale à la petite cuillère »2, entendait inclure tous les objets appartenant à l’activité humaine. En s’appropriant et en détournant cette expression, maintes fois reprise3, ce colloque entendait étudier l’implication de l’architecte dans l’idée de globalité du projet architectural. Dans les traités d’architecture du xviiie siècle, apparaît l’idée d’une unité décorative dans les espaces d’habitation qui inclut l’ameublement. Néanmoins, il faut attendre la fin du xixe siècle pour que s’impose l’adéquation entre l’habitat et son décor intérieur – des revêtements muraux au mobilier, en passant par les arts de la table. Depuis l’énoncé de William Morris, « la véritable unité de l’art est un bâtiment avec tout son mobilier et toutes ses ornementations »4, les architectes et les décorateurs n’ont cessé de revendiquer cette conception de la création à laquelle parvinrent les acteurs de l’Art nouveau avec leur idéal de l’œuvre d’art total. Nombreux, en effet, sont les architectes qui, depuis la fin du xviiie siècle et jusqu’à nos jours, ont développé des projets qui relèvent de la décoration intérieure ou de l’objet mobilier5, à l’image de Charles Percier6 ou de Zaha Hadid, dont la forme organique de certains meubles rappelle celle de son architecture7. On pourrait également citer Jean Nouvel qui, en 1995, créa Jean Nouvel Design (JND), un atelier parallèle à sa société d’architecture8. Inversement, certains acteurs du monde du design, par leur traitement de l’espace, s’approchent du domaine de prédilection de l’architecte : on peut notamment citer Philippe Starck9, les frères Ronan et Erwan Bouroullec10, ou encore Matali Crasset.

Par-delà la figure de l’architecte-décorateur ont également été évoquées les relations que l’architecte entretient avec le décorateur dans le cadre d’un projet précis. L’œuvre ainsi produite, fruit de la collaboration étroite de deux artistes aux compétences différentes et complémentaires, se différencie-t-elle de celle pensée dans sa globalité par le seul architecte ? Que dire des relations entre ces acteurs : comment se passe la collaboration ? Quelle est la répartition des tâches ? Une hiérarchie se met-elle en place ? Quelle est la place du commanditaire – qu’il soit privé ou public – dans la répartition des rôles ?

A également été évoqué le décorateur faisant œuvre d’architecte – ou usant du titre d’architecte, à l’exemple, pour n’en citer que quelques-uns, d’Armand Albert Rateau11, qui s’associa en 1921 avec Jeanne Lanvin pour fonder la société « Lanvin-décoration », ou de Pierre Chareau, dont Francis Jourdain affirmait qu’il « n’a pas cessé – quelle que fût la charge par lui assumée – de faire œuvre d’architecte. Ses dons d’invention, il les a appliqués non pas à décorer la demeure, mais bien plutôt à la penser, à l’organiser en fonction de l’occupant »12. Ici Jourdain proposait en creux une répartition des tâches habituellement dévolues à l’architecte et au décorateur, accordant au second un rôle somme toute accessoire dans la réalisation de l’espace domestique.

L’objectif de ce colloque a donc été, d’une part, de saisir l’implication des architectes dans la conception de l’aménagement intérieur et de l’ameublement du xviiie siècle à nos jours, et de contribuer à une meilleure connaissance de la profession d’architecte, de ses pratiques, de la formation qui permet d’y accéder ou de la constitution de ses prérogatives au cours de la période contemporaine13. D’autre part, ce colloque a fait suite à plusieurs manifestations scientifiques consacrées à la question de la figure de décorateur et à son rôle dans l’aménagement de l’architecture et à la relation entre le décor et l’architecture à l’époque moderne14. Il entendait donc également poursuivre les recherches autour du métier de décorateur, autant dans sa formation que l’exercice de son activité.

Introduction

Hervé Doucet, maître de conférences en histoire de l’art, université de Strasbourg

Le colloque « De l’immeuble à la petite cuillère. L’architecture, le décor, l’objet » s’est proposé de renouveler le regard sur la notion d’œuvre d’art totale. Bien étudiée dans le cadre de l’Art nouveau, cette notion s’impose sur un temps relativement long. Elle apparaît déjà dans les traités d’architecture de la fin du xviiie siècle et a été constamment adoptée par les mouvements qui se sont succédé tout au long du xxe siècle. Ce souci de cohérence esthétique entre le cadre architectural et toutes les composantes de son décor, au cœur de la démarche des acteurs du Mouvement moderne, est encore partagé par certains grands noms de l’architecture et du design contemporains.

Henry Van de Velde, architecte de la couleur

Priska Schmückle von Minckwitz, historienne de l’architecture

Inspiré par les idées des réformateurs anglais du xixe siècle, puis adepte des productions de la firme Morris&Co, Henry Van de Velde met fin à sa carrière de peintre pour se consacrer aux arts décoratifs et à l’architecture. Cette vocation d’architecte-décorateur autodidacte prend son envol dans la réalisation d’une maison-atelier à usage personnel inaugurant, en 1895, une carrière prolixe et protéiforme qui durera presque jusqu’à sa mort en 1957. La peinture en tant qu’expression artistique n’est à aucun moment rejetée ; elle devient partie intégrante voire déterminante des couleurs des intérieurs qu’il conçoit. Au Hohenhof, villa commanditée à Hagen par Karl Ernst Osthaus en 1903, « L’Élu » de Ferdinand Hodler occupe un mur entier du salon d’attente. Ce tableau de grand format, acquis pendant la conception de la maison, devint non seulement le point de départ du schéma chromatique de l’ensemble mais détermina finalement ses mesures. Par jeu de mise en valeur mutuelle, les tableaux de contemporains servent la décoration tandis que Van de Velde conçoit l’espace intérieur comme leur cadre de présentation, l’ensemble servant à embellir la vie de ses habitants. Le nerf du système est la couleur telle qu’il l’a expérimentée et travaillée en tant que peintre sous l’influence des expériences néo-impressionnistes et des théories physiologistes de Chevreul ou Rood. Les très récentes études préalables à la restauration de ses première et dernière habitations personnelles – Bloemenwerf et Nouvelle Maison – ont mis au jour les couleurs originelles et permis de nouvelles recherches sur des papiers peints des années 1894-1900. À l’aune de ces exemples de début et de fin de carrière, il est aujourd’hui possible de mieux comprendre la place essentielle et structurante de la couleur dans l’architecture intérieure du peintre Henry Van de Velde.

L’atelier milanais d’Eugenio Quarti entre artisanat et industrie

Paola Cordera, chargée de recherche, Politecnico di Milano, Scuola del Design

Eugenio Quarti (1867-1926) a été une figure capitale dans l’histoire du mobilier italien. En 1900, le succès de son activité en tant qu’ébéniste fut ratifié par le prix du Grand Jury à l’occasion de l’exposition universelle de Paris. Sa production, fortement influencée par ses voyages européens (en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Autriche-Hongrie), a été témoin d’une recherche soigneuse tant du point de vue du langage que de la matière (voir par exemple ses incrustations de pierres précieuses et ses applications métalliques). Les cours que Quarti donnait à Milan à la Società Umanitaria (organisme philanthropique dans le sillage des Arts and Crafts en Angleterre) en tant que directeur de l’atelier d’ébénisterie ont joué un rôle crucial dans la diffusion de l’Art Nouveau en Italie au début des années 1900. À partir du début du xxe siècle, ses systèmes d’exposition ont fait l’objet d’une attention particulière, comme l’illustrent les archives iconographiques Quarti. Les meubles ne sont plus exposés individuellement. Une mise en scène savante et équilibrée est établie au profit d’une étroite unité d’ensemble où la hiérarchie entre l’architecture et l’ameublement semble être brisée. En tant que décorateur d’intérieur, le mobilier entier est étudié tant dans la perspective d’une approche globale qu’en rapport avec certains détails architecturaux tels les revêtements muraux, les boiseries et les tapis. Ses rapports professionnels et amicaux avec les architectes (Alfredo Campanini, Luigi Conconi et Giuseppe Sommaruga) et les artistes (Giuseppe Grandi, Giovanni Beltrami et Alessandro Mazzucotelli) ont peut-être changé son regard et sa conception de la mise en espace du mobilier au nom du principe de l’« unité des arts ». La figure d’Eugenio Quarti et l’exercice de son activé en tant qu’enseignant et designer ont été au cœur de cette communication afin de témoigner de la transformation d’une entreprise artisanale en une manufacture industrielle, gérée à la mort du fondateur par son fils Mario (1901-1974) qui poursuivit la production d’excellence paternelle (voir ses collaborations avec Gio Ponti et Emilio Lancia).

La Maison-Atelier des designers Janine Abraham et Dirk Jan Rol (1966-1980)

Eléa Le Gangneux, doctorante en histoire de l’art, Sorbonne Université

La créatrice Janine Abraham est née en 1929 en Auvergne et le créateur Dirk Jan Rol la même année au nord d’Amsterdam. Diplômés respectivement de l’École Camondo en 1952 et de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs en 1953, ils se rencontrent dans l’agence du créateur Jacques Dumond. Le travail en couple implique un partage inévitable des tâches, mais ce dernier permet surtout aux deux créateurs de se compléter. Cette complémentarité des talents, des genres et des cultures a donné naissance à une œuvre singulière. Leurs créations indéniablement contemporaines empruntent beaucoup aux traditions artisanales et vernaculaires. Leur activité de créateur de modèles et d’architecte d’intérieur fut largement diffusée dans la presse de décoration de l’époque. Aussi, sans être architectes, Janine Abraham et Dirk Jan Rol ont été les concepteurs de vingt-cinq habitations privées. Tributaire d’aucun commanditaire, l’ensemble architectural conçu à Meudon reflète leur création la plus libre et la plus aboutie. Depuis les plans d’architecture jusque dans les moindres détails – comme les rideaux qu’ils réalisent sur leur métier à tisser, ou les portes d’entrées qu’ils recouvrent des tissus de Jack Lenor Larsen –, tout a été scrupuleusement choisi, conçu et installé par le couple. Située à Meudon, cette copropriété qui comprenait leur habitation et leur atelier a été bâtie sur un terrain très abrupt entre 1966 et 1980. Constitué par la juxtaposition de parallélépipèdes rectangles décalés, le bâtiment présente un toit plat, de larges baies vitrées ainsi que de multiples terrasses envahies par la végétation. Dans cette architecture, éloge de l’horizontalité et de la transparence, le béton et le verre se mêlent à des matériaux traditionnels d’origine naturelle. Utilisés à l’intérieur comme à l’extérieur, ces derniers produisent une impression d’unité qui permet au bâtiment de se fondre dans la nature environnante. L’architecture intérieure se définit par une organisation rationnelle propre aux architectures japonaises traditionnelles que le couple affectionne. L’espace est parfaitement optimisé, la décoration au sens premier du terme est bannie, chaque détail est traité avec une rigueur fonctionnelle. Le mobilier s’insère dans un jeu de volumes, de matières et de couleurs.

À travers cet exemple d’architecture du mouvement moderne français, cette contribution a étudié la figure du créateur de mobilier, qui, endossant le rôle de l’architecte, conçut ce projet dans sa globalité. Cela a permis de voir dans quelle mesure la maison-atelier de Janine Abraham et Dirk Jan Rol, qui a nécessité plus de quatorze années de travaux, peut être considérée comme une œuvre d’art totale. Ce n’est qu’à la fin de sa carrière, en 1982, que Dirk Jan Rol a obtenu l’agrément pour s’inscrire à l’Ordre des Archives, dans une période de conflit qui opposa les architectes aux architectes d'intérieur. La communication a enfin abordé les démarches auxquelles le créateur fut confronté pour obtenir la reconnaissance de la profession.

« Les meubles sont les fondations humaines, les ports de l’habitation », architecture et mobiliers d’Hervé Baley (1933-2010) et Dominique Zimbacca (1928-2011)

Anne Laure Sol, conservatrice du patrimoine, service Patrimoine et Inventaire, Région Île de France

Dans l’intérêt aujourd’hui accordé à la production d’après-guerre, le Service régional de l’Inventaire d’Île de France a entrepris d’étudier des expressions architecturales « minoritaires ». Le parcours d’Hervé Baley (1933-2010) et de Dominique Zimbacca (1928-2011) est caractéristique de ces itinéraires atypiques. Inscrits dans un contexte d’éclatement professionnel, à l’écart des milieux institutionnels, ils produisent une œuvre pédagogique et bâtie originale, traversée de convictions fortes mais méconnue. Élèves à l’École des Beaux-Arts entre 1950 à 1954, Hervé Baley et Dominique Zimbacca vont puiser dans l’œuvre de F. L. Wright qui se diffuse lentement en France, les sources de leur contestation du Mouvement Moderne omniprésent. À partir de Mai 1968, ils contribuent au renouvellement de l’enseigne- ment de l’architecture en France. Hervé Baley, professeur de 1968 à 1990 à l’École Spéciale d’Architecture, défend dans son atelier baptisé Sens et Espace, une vision de l’architecture fondée sur l’expérience et la relation intime à l’espace, dans laquelle la place du décor et l’intégration du mobilier tient une place prépondérante. « L’œuvre bâtie comme une plante se développe » : entre 1959 et 2000, Baley et Zimbacca réalisent une église et une vingtaine de maisons et d’immeubles et de nombreux aménagements d’appartements. Ils expérimentent pour chacune de ces réalisations leur concept personnel d’« ambiance ». Les distributions intérieures sont conçues à partir du « hearth », le foyer, dont l’importance, comme chez Wright, est déterminante. Au centre de plans dont le développement emprunte aux formes de la nature et rejette l’angle droit, de sculpturales cheminées forment ainsi le pivot de la maison. À partir d’un choix restreint de matériaux (maçonnerie aux joints apparents qui évoquent les concrete blocks wrightiens, bois qui procure une présence tactile rassurante), ils élaborent un vocabulaire décoratif qui prolonge et souligne leur architecture. La réalisation de mobilier, tout particulièrement chez Dominique Zimbacca, est envisagée sous l’angle de l’architecture et dans un dialogue fécond avec les menuisiers qui l’assistent. À rebours des tendances modernes, mais soutenu par la revue Aujourd’hui, art et architecture, loin des circuits de production et de diffusion, il privilégie un langage d’artisan pour sublimer de massives pièces de bois. Il crée des meubles-sculptures uniques qui structurent les aires de l’habitation et en précisent les usages sans les figer. Ainsi l’ensemble qu’il réalise en 1979 à la demande d’Edmond Lay pour la maison Auriol à Gabaston (Pyrénées-Atlantiques) joue le rôle d’élément architectural au profit d’une symbiose harmonieuse entre le mobilier et son environnement.

L’unité comme carcan au sein des débats sur la décoration dans la France du xviiie siècle

Carl Magnusson, chercheur, Fonds national suisse de la recherche scientifique / Centre allemand d’histoire de l’art de Paris

Depuis Vitruve, la théorie architecturale ne cesse de répéter que l’unité doit régner au sein de l’architecture. Ce que ce principe implique concrètement est sujet à débat. Il en va de même de la part que l’architecte doit prendre dans la conception d’un édifice et de ses environs, des façades aux jardins, de l’inscription urbaine du bâtiment aux intérieurs et à leurs divers ameublements. Au xviiie siècle, la question de la bonne intégration de tous les éléments mis en œuvre, en particulier dans les intérieurs, devient un enjeu fondamental. Selon les théoriciens de l’architecture, notamment Jacques-François Blondel, les divers métiers présents sur le chantier doivent collaborer, sous la supervision de l’architecte, afin de créer un ensemble convaincant. Cette nécessité implique une certaine mise au pas des divers acteurs de la construction et de la décoration. Dès les années 1740, un autre discours remet en partie en question ces idées. Ce nouveau discours s’insurge contre le rôle prétendument indigne que la peinture joue au sein de la décoration. Des peintres influents et des amateurs de peinture supportent de plus en plus difficile- ment que la peinture, définie comme l’art noble par excellence, ait à se soumettre à un ensemble décoratif général, perçu comme un carcan. Selon les défenseurs de l’autonomie de la peinture, les peintres devraient choisir leurs sujets, établir leurs compositions et les couleurs de celles-ci, en toute liberté et non en fonction de la destination des pièces, de la forme des lambris ou des tons dominants de la polychromie des intérieurs. L’étude de quelques- uns des principaux phénomènes et mécanismes discursifs qui sous-tendent ces tensions a permis de confronter la théorie architecturale aux discours sur la peinture, ainsi que de mesurer ces discours à l’aune des pratiques de l’époque.

Les intérieurs obliques de Claude Parent ou la démonstration d’un projet architectural impossible

Audrey Jeanroy, maître de conférences associée, École nationale supérieure d’architecture de Lyon

Pour un grand communicant, l’architecte Claude Parent (1923-2016) évoque peu les principes de ses aménagements intérieurs. Ils représentent pourtant un pan important de son activité professionnelle, réceptacle privilégié de ses théories et collaborations ponctuelles, notamment avec des plasticiens. Dans les années 1960-1970, la théorie de la fonction oblique, sous-tendant une vie sur plans inclinés, domine ses expérimentations architecturales. Le passage à la réalisation se révèle nécessairement plus complexe et porteur de nombreux paradoxes. Les deux aménagements de salon-salle à manger qu’il crée entre 1971 et 1975 (Neuilly-sur-Seine) se présentent comme des espaces de démonstration d’un nouveau plan libre, accidenté, sombre et épais. Le mobilier mobile y est quasiment absent, contrairement à ses précédents aménagements. Les chaises et fauteuils ne sont plus nécessaires puisque l’on s’assoit à même le sol. L’intégré présente des doubles fonctions caractéristiques. Les tables se transforment en renfort pour la position assise ou en passerelle, l’escalier se transforme en bibliothèque, la baignoire est cachée sous le sol praticable. En évoluant en espace d’application de la fonction oblique, l’intérieur oublie manifestement d’être fonctionnel, confortable et sécurisé. Rien ne transparaît néanmoins des difficultés à vivre dans des spatialités si alternatives. Les journalistes-visiteurs sont conquis, mais peut-être est-ce parce que l’espace est aussi fait pour eux, comme un espace témoin imaginé dans le but de créer une impression, voire une réception, positive qui puisse valider les fondements d’une théorie architecturale qui n’aspire qu’à la grande échelle.

Cette communication a été l’occasion de détailler les influences, les enjeux et les écueils portés par des intérieurs si aboutis qu’ils en deviennent presque plus des showrooms que des espaces de vie. Bien que « parfaits », ne sont-ils pas la criante démonstration que la fonction oblique n’est pas vraiment habitable ?

De l’art décoratif au « design d’intérieur » : naissance et diversité du goût moderne dans le milieu cosmopolite des architectes de São Paulo des années 1950

Camila Gui Rosatti, post-doctorante en histoire de l’architecture, université de São Paulo

C’est dans le contexte de l’industrialisation et de la métropolisation de la ville, et, par conséquent, de la différenciation des groupes sociaux en son sein, que l’on peut dater la naissance du goût moderne dans le logement à São Paulo dans les années 1950, époque où la ville devient la capitale économique et culturelle du pays. L’un des facteurs décisifs de ce renouvellement esthétique a été la présence de producteurs étrangers. Ce cosmopolitisme pose la question de la circulation internationale des idées, des pratiques et des personnes. Au Brésil, avec des agents locaux, autodidactes ou formés dans différentes traditions, ces étrangers ont participé à plusieurs aspects du métier d’architecte : réalisation de projets de mobilier et de logement, participation au système d’enseignement et implication dans les instances de diffusion (notamment édition de magazines d’architecture et création de boutiques de design et de décoration). Grâce à ce réseau, ils ont cherché à légitimer les conceptions modernes du logement. Pour eux, sans ornements et décorée avec austérité, la maison moderne doit devenir un modèle capable d’établir un homme nouveau et une femme nouvelle.

Cette étude a permis de reconstruire la trajectoire de quatre agents appartenant au même groupe générationnel responsable de la diffusion du design moderne à São Paulo. Trois sont étrangers, l’un est brésilien : l’Italienne Lina Bo Bardi (1914-1992), le Suisse Jacob Rutchi (1917-1974), le Français Jean Royère (1902-1981) et le Brésilien Zanine Caldas (1919-2001). Chaque trajectoire alimente la réflexion sur le cadre de la rénovation des langages architecturaux et sur les tensions qui marquent le statut professionnel. En effet, il faut analyser le conflit entre les architectes modernes et les décorateurs, les premiers préférant s’appeler « designers d’inté- rieur » pour se distinguer et rejeter le sens péjoratif attribué aux arts décoratifs, associés, selon eux, aux ornements, au travail des femmes et à une dépendance un peu trop servile à la bourgeoisie. Il faut aussi comprendre la lutte entre les architectes modernes pour se différencier les uns des autres par rapport à la clientèle, tout particulièrement en ce qui concerne les produits conçus et leur différenciation par le langage esthétique, le matériau, la technique de production et le prix.

Tendances architecturales et décoratives dans l’entre-deux-guerres à Strasbourg : l’exemple du quartier suisse

Amandine Clodi, doctorante en histoire de l’art, université de Strasbourg

Quartier méconnu de la Neustadt dont le plan est fixé quelques années avant la Première Guerre mondiale, le quartier suisse a pourtant été principalement édifié dans l’entre-deux- guerres. Tout en composant avec la réglementation qui dicte certains aspects que doivent revêtir les constructions des abords de la nouvelle Bourse de Commerce, les architectes font le choix d’agrémenter les nouvelles rues d’édifices dont le style s’inscrit très largement dans les courants de la modernité. Sur cette toile presque blanche que constitue le quartier, naissent des bâtiments au goût du jour, principalement des immeubles de rapport mais aussi des logements sociaux, des bâtiments administratifs ou commerciaux. Ainsi, en moins d’une vingtaine d’années, ce quartier strasbourgeois concentre projets publics et privés qui, à la manière d’un laboratoire stylistique de l’époque, présentent des affinités fortes avec l’Art déco et le style paquebot comme nulle part ailleurs dans la ville. L’aspect sériel des édifices, à la fois dans leurs lignes et leur programme décoratif, donne au quartier une réelle identité, cohérente et aisément reconnaissable. Volumes sculpturaux, allusions nautiques, bow-windows, balcons filants, entrées monumentalisées et portes richement décorées déclinent en façade un langage moderne qui se poursuit à l’intérieur des édifices avec des vitraux, des ferronneries d’escaliers, des boiseries ou encore des sols à motifs géométriques.

Outre ce dialogue entre façades et parties communes, cette communication a étudié le contexte de commande, les acteurs, les modalités et les influences liés à la conception et à la déco- ration des bâtiments de ce quartier. Construit rapidement par un nombre d’architectes restreint, majoritairement à destination des populations modestes, il proposait pourtant commerces, services ainsi que tout le confort moderne doublé d’une certaine sophistication. Il a donc fallu déterminer dans quelle mesure les tendances architecturales et décoratives repérées dans ce quartier reflètent une transition stylistique plus générale qui s’opère alors à Strasbourg.

Pierre Guariche, décorateur des programmes de l’architecture des loisirs

Delphine Jacob, docteur en histoire de l’art, professeur d’arts appliqués

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Guariche, décorateur-créateur d’ensembles, vit dans une France dévastée, pour laquelle l’industrie des loisirs est loin d’être une priorité. Cependant, l’État se rend compte de la nécessité d’instaurer une politique publique du tourisme pour que les Français profitent de leurs congés payés. Cette prise de position sert Pierre Guariche, car différents architectes le sollicitent pour collaborer à des projets qui visent à aménager, entre autres, des territoires dédiés aux loisirs montagnards et balnéaires. C’est ainsi que l’architecte-urbaniste Michel Bezançon le sollicite pour l’aménagement de La Plagne (galerie commerciale, cinéma, pharmacie, appartements, etc.), l’architecte Henri Béri pour la Station d’Isola 2000 (discothèque, restaurant, etc.), et Jean Dubuisson pour les programmes résidentiels de Bandol. Leurs collaborations se répartissent selon des tâches bien précises. Les architectes conçoivent des plans globaux précis puis font appel à Pierre Guariche pour mettre en adéquation des décors intérieurs d’espaces de nature variée, mais surtout pour l’aménagement rationnel des appartements proposés pour la pratique du ski ou du nautisme.

Cette étude démontre comment Pierre Guariche expérimente les programmes de l’architecture des loisirs, en s’interrogeant sur la conception de ses plans d’appartements qui répondent aux besoins complexes des pratiques du ski et du nautisme (adaptabilité des volumes, organisation spatiale modulable, commodité des équipements, flexibilités des espaces, couleurs, matériaux, etc.). Le choix des différents meubles qu’il met en scène dans les espaces donne lieu à des aménagements qui peuvent être comparés à d’autres réalisations contemporaines de même type en France (Charlotte Perriand aux Arcs, etc.).

Le jardin arboré : un écrin pour l’immeuble

Cécile Roth-Modanèse, doctorante en histoire contemporaine, université de Haute-Alsace

André Chastel précisait que le champ d’intervention de l’inventaire des richesses artistiques de la France s’étendait « de la cathédrale à la petite cuillère ». Aujourd’hui, le champ d’étude des services de l’inventaire du patrimoine des régions françaises place l’immeuble dans son contexte : paysager ou urbain. La villa, quant à elle, est associée à son parc. Son analyse, bien que souvent réduite à son tracé et à l’inventaire des fabriques, inclut progressivement les essences végétales. Fruit de l’activité humaine, à l’instar du décor intérieur, l’aménagement extérieur ne peut être analysé sans lien avec l’immeuble voire son décor intérieur. En s’appuyant sur des exemples du Sud-Alsace, cette contribution intègre le jardin comme un élément de décor à part entière, et s’interroge : le paysagisme est-il un art décoratif, et cela dès le xixe siècle ? Alors que l’aménagement des jardins est longtemps confié à un architecte, le xixe siècle assiste à la naissance d’un nouveau métier : celui de « dessinateur de jardin ». Doté de compétences en botanique, ce corps de métier laisse sa place au végétal, jouant sur les espèces comme le fait un céramiste avec les émaux. La vaste palette végétale en constante diversification au xixe siècle en permet un usage décoratif mêlant les feuillages colorés, les formes allongées ou horizontales. Dans le prolongement de l’architecture, le jardin est certes créateur de points de vue et de décors mettant en valeur l’architecture, mais il est également vécu de l’intérieur de l’habitat via les terrasses, les vérandas, ou encore les jardins d’hiver. Ces liens visuels rendent le parc et la villa indissociables.

Architectes vs. Jardiniers : un conflit professionnel à l’origine d’une réforme du jardin privé

Camille Lesouef, doctorante en histoire de l’art, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’apparition de la corporation de jardiniers en 1599 en France donne naissance à une rivalité avec les architectes au sujet de la conception du jardin privé. Dès lors, les architectes n’ont de cesse de revendiquer la création des espaces extérieurs de l’architecture d’habitation. Ce conflit ancestral connaît un tournant entre les années 1890 et 1914, en raison du rôle de l’architecte dans la globalisation du projet architectural d’une part et de la professionnalisation des paysagistes qui s’affirment alors en tant que tels d’autre part. Les architectes s’attachent alors à alimenter les débats à travers des publications revendicatrices s’inscrivant dans l’idée de l’œuvre d’art totale appliquée à l’habitat domestique, en particulier en Angleterre et dans les Empires allemand et austro-hongrois. Le jardin doit illustrer l’unité décorative de l’habitat grâce à la conception d’un plan et de dispositifs architecturés l’inscrivant dans le projet global. Cette intervention a mis en exergue le rôle des architectes dans la réforme et la modernisation de l’art du jardin privé à l’orée du xxe siècle. En effet, ces derniers conçoivent des jardins en adéquation avec les tendances architecturales et artistiques de l’époque mais aussi des préoccupations concernant l’hygiène et le sport. La communication s’est particulièrement intéressée à l’ouvrage de Reginald Theodore Blomfield dont le concept d’architectonic garden est un jalon essentiel de la réforme de l’art du jardin privé qui s’opère en Angleterre, en France, en Belgique et dans les pays germaniques15. Partant de la théorie de Reginal T. Blomfield, ont été étudiées la diffusion et l’adaptation de ces préceptes, en théorie et en pratique, à travers un ensemble de projets de jardins des architectes Josef Maria Olbrich, Josef Hoffmann, Franz Lebisch, Peter Behrens, Hermann Muthesius et Robert Mallet-Stevens.

L’architecte et le tissu, ou comment le décor textile a participé à la notion d’unité décorative dans les intérieurs au xviiie siècle

Aziza Gril-Mariotte, maître de conférences en histoire de l’art, université de Haute-Alsace

L’unité de l’art au sein de l’architecture est souvent considérée comme une invention dans le contexte des avant-gardes de la fin du xixe siècle lorsque le bâtiment et son mobilier ont été présentés comme une œuvre totale. Dans une certaine mesure cette réflexion a été amorcée au xviiie siècle, lorsque les architectes ont interrogé la notion de distribution intérieure et l’idée d’une décoration globale en intégrant le mobilier dans la conception architecturale. Les traités théoriques diffusent des modèles d’intérieurs où est mise en valeur l’adéquation du décor mural et du mobilier. Dans la conception d’ensemble décoratif, les revêtements textiles connaissent un emploi de plus en plus important grâce aux préconisations des architectes et à l’intervention des tapissiers dans l’ameublement. Les architectes Germain Boffrand et Jean-François Blondel ont accordé une attention nouvelle aux étoffes et à leur harmonie avec l’architecture. Au même moment, l’importance prise par les tapissiers dans l’aménagement des intérieurs est révélatrice de la place prépondérante des étoffes pour l’ameublement et le décor des intérieurs, réaménagés régulièrement dans les demeures les plus luxueuses. La comparaison entre les préconisations théoriques des architectes et les archives du magasin des étoffes au Garde-Meuble de la Couronne donne un aperçu de l’importance progressive accordée au textile dans les appartements de la monarchie française. L’intervention des tapissiers, les commandes aux manufactures et les achats aux marchands-merciers parisiens sont révélateurs d’une nouvelle conception décorative défendue par les architectes dont la mode se propage dans les intérieurs de la Couronne, puis des élites. L’implication de l’architecte à l’époque moderne, non plus uniquement dans la conception du bâtiment, mais comme un véritable concepteur d’ensemble décoratif peut ainsi être retracé. À travers la place prise par le textile et son déploiement dans les intérieurs, l’idée d’unité décorative dans les espaces d’habitation, défendue bien plus tard par les architectes, est déjà, dans une certaine mesure, présente à l’époque moderne.

Opulence by Design: Mewes and Davis and the Reconstruction of the Ancien Régime at the turn of the Nineteenth-Century

Barbara Lasic, maître de conférences en histoire de l’art, université de Buckingham

Writing in Connaissance Des Arts in 1884, a journalist noted: “actuellement on ne nous demande pas d’être originaux ; on nous demande du Louis XIV, Louis XV, Louis XVI”. This statement fully encapsulates the late nineteenth-century taste for historicising French interiors and the vogue for tous les Louis. The architectural partnership formed by Strasburg-born Charles Mewes and the Englishman Frederick Davis played an important part in the architectural reconstruction of the Ancien Régime. Trained at the École des Beaux Arts in Paris, the architects produced indeed some of the most magnificent decors inspired by eighteenth-century France, as evidenced by their work at the London Ritz, Polesden Lacey, the château of Rochefort en Yvelines, or Luton Hoo. Drawing on set of eight albums of designs by Mewes and Davis that are divided up between the Victoria and Albert Museum and the Metropolitan Museum of Art, this paper examined the construction, both material and intellectual, of eighteenth-century French period rooms at the turn of the century. Close scrutiny of the albums revealed that the architects were copying original decorative scheme supplying Louis furniture copied from existing canonical pieces such as the Oeben desk made for the Duc de Choiseul, or Martin Carlin’s celebrated Sèvres-mounted furniture. Seen within the context of the growing commodification of art collecting, this paper interrogated the firm’s marketing strategies and the processes by which 18th-century luxury goods were reconfigured and copied to fit the requirements of late 19th-century interiors. It hoped to address some of the complex, interlocking, and occasionally conflicting relationships that existed between architects and their clients, and between “authentic” eighteenth-century furniture and panelling, and their 19th-century replicas.

La société Maurice Dufrène & Cie (1912-1921)

Jérémie Cerman, maître de conférences en histoire de l’art, Sorbonne-Université

Formé à l’École nationale des arts décoratifs, Maurice Dufrène (1876-1955) débute sa carrière à la toute fin du xixe siècle. S’il est fortement marqué dans un premier temps par l’Art nouveau, époque à laquelle il est l’un des principaux contributeurs de La Maison Moderne de Julius Meier-Graefe, l’évolution progressive de sa production vers davantage de sobriété fait de lui, dans les années 1910, l’un des premiers représentants de l’Art déco. Figure phare du milieu des arts décoratifs français durant un demi-siècle, poursuivant dans l’entre-deux guerres une carrière lui valant de nombreux titres et distinctions, Dufrène est le plus souvent cité pour les fonctions qu’il occupa à partir de 1921 aux Galeries Lafayette, en tant que directeur artistique, durant une vingtaine d’années, des ateliers d’arts appliqués La Maîtrise. Pour la période qui précède, de 1912 à 1921, les modalités selon lesquelles Dufrène mena son activité artistique et commerciale sont quant à elles largement tombées dans l’oubli. En 1912, le décorateur fonde, en association avec l’un de ses clients, Paul Watel, et le décorateur Étienne Leroux, la société Maurice Dufrène & Cie, qui devient locataire de l’immeuble du 22, rue Bayard à Paris, et y installe ses bureaux et showrooms. Cette installation entraîne des travaux de réaménagement, menés par l’architecte P. Boudard, ainsi qu’un remaniement de la façade, dont les ornements et les ferronneries dessinés par Dufrène font de l’édifice une manifestation parmi les plus précoces de l’architecture Art déco à Paris. La société Maurice Dufrène & Cie devient propriétaire du lieu en 1919 mais des difficultés financières entraînent la liquidation de l’entreprise en 1921. Cette communication a donc remis en lumière l’importance, au sein de la carrière de Dufrène, de cette société, dont la production s’étendit aux domaines les plus divers en matière d’arts décora- tifs, et s’est appuyée sur la redécouverte de photographies de la façade et des showrooms du 22, rue Bayard, sur celle d’ornements architecturaux toujours en place aujourd’hui16, sur l’analyse de documents administratifs et commerciaux épars ou encore sur l’étude de nombreuses œuvres données dans les années 1970 et 1980 au Musée des Arts décoratifs à Paris, qui avaient été préservées par l’un des liquidateurs de la société Maurice Dufrène & Cie.

Le Corbusier-Charlotte Perriand 1927 : une collaboration improbable?

Élise Koering, maître de conférences associée, École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg – LACTH

L’historiographie de l’art veut que, forte de son succès inattendu au Salon d’Automne de 1927, la jeune Charlotte Perriand rejoigne l’atelier de la rue de Sèvres en qualité d’associée, chargée de l’équipement de l’habitation. « Donner vie au mobilier » telle est, selon ses propres termes, la mission de cette décoratrice-ensemblière nourrie au sein de la décoration « contemporaine» dont l’auteur de L’Art décoratif d’aujourd’hui se fait le pourfendeur depuis plusieurs années17. Si la question de son statut d’associée n’a jamais été posée, l’analyse de la chronologie de son arrivée dans l’atelier n’a, elle non plus, jamais été opérée alors qu’elle soulève de nombreux questionnements. Plus encore, l’historiographie semble avoir fait abstraction du moment de transition entre la « période » Maurice Dufrêne et l’entrée dans l’atelier de Le Corbusier, induisant, évidemment à tort, que la mue de Perriand s’est réalisée non seulement dans l’isolement, mais également de manière spontanée. De son côté, en accueillant dans son atelier une représentante des « ennemis, des faux frères », Le Corbusier n’opère pas seulement une volte- face stupéfiante ; il poursuit le cours d’une réflexion et d’un programme engagés depuis plusieurs années sur l’organisation scientifique de l’habitat, et depuis 1926 sur l’introduction du féminin dans son œuvre. Ont ainsi été exposées les conditions dans lesquelles l’ensemblière Perriand se trouve associée à l’architecte-théoricien Le Corbusier et analysée la manière dont ces deux personnalités apparemment antinomiques parviennent, avec succès, à produire un nouvel intérieur moderne (Villa La Roche, Villa Church, Équipement intérieur d’une habitation, etc.). La communication a abordé concrètement les fruits d’une collaboration apparemment improbable, mais collaboration au sens le plus pertinent du terme dès lors qu’à leur contact mutuel, chacun de ces créateurs impose mais aussi sacrifie, pour donner naissance à un objet éminemment moderne. A été donc montré comment le nouvel intérieur moderne de 1928-1929 est le lieu de rencontre et même de synthèse de deux tendances (moderne et contemporaine) et de deux mondes (architecture et arts décoratifs) en exposant tout particulièrement la manière dont Charlotte Perriand parvient à restaurer un esprit décorateur dans l’intérieur organisé de Le Corbusier – construit depuis plus de dix ans sur des théories et des programmes anti-décoratifs –, et comment elle parvient à rétablir une unité décorative sans pour autant remettre en cause les principes du maître.

Le catalogue de meubles d’Adolf Loos : entre réemploi et nouvel agencement

Cécile Poulot, doctorante en études germaniques, université Sorbonne nouvelle / Università della Svizzera italiana

L’implication d’Adolf Loos (1870-1933) dans la globalité du projet architectural est bien réelle avec une attention particulière aux intérieurs jusqu’au moindre détail. Ses espaces intérieurs en Autriche et ex-Tchécoslovaquie offrent des systèmes complexes, colorés et richement aménagés. Il ne s’agit pas tant d’inventer de nouvelles formes que de réemployer un vocabulaire déjà existant dans des associations originales de meubles et de décors. C’est le cas des chaises de Thomas Chippendale, d’un tabouret égyptien inspiré d’un modèle de l’Égypte antique exposé au British Museum ou des meubles produits par des firmes viennoises comme C. F. Schmidt18. Ses intérieurs présentent ainsi de réelles similitudes même s’ils correspondent à des programmes variés (villas privées et boutiques). Ces réemplois participent de sa définition de l’architecte : ce dernier se doit répondre aux besoins des habitants dans une collaboration avec l’artisan qui est connaisseur des matériaux et des formes19. Loos dissocie ainsi art et architecture en rejetant l’art et le Gesamtkunstwerk de la conception architecturale d’autant qu’un « édifice dont tous les détails […] sortent d’une seule et même tête perd toute fraîcheur et devient ennuyeux »20. Cette communication est revenue sur le vocabulaire des intérieurs de Loos en ciblant certaines pièces dans un dialogue avec artisans et entreprises de meubles (comme UP Závody à Brno dont il est représentant commercial en 1924). Elle a ainsi pu montrer combien sa conception de l’espace intérieur a été reprise et redéveloppée par ses élèves dans le monde.

Une alternative à l’enseignement académique. La formation aux métiers de l’architecture dans les écoles des faubourgs bruxellois dans la deuxième moitié du xixe siècle

Daniela Prina, chargée de cours en architecture, université de Liège

Au lendemain de l’Exposition de Londres, une série d’initiatives publiques et privées, soutenues par des politiciens, artistes et industriels, vise à améliorer la production décorative belge au moyen de l’organisation d’expositions périodiques et de la formation de collections d’objets d’arts industriels, de meubles, de dessins, de modèles, ainsi que de projets d’ornementation et décoration pour les extérieurs et intérieurs de toute sorte d’édifices. C’est en effet à travers l’enseignement dispensé dans les nouvelles Écoles de dessin créées dans les faubourgs de Bruxelles dans les années 1860, dont le parcours éducatif se fonde sur l’observation et la compréhension de la nature et des styles du passé, que l’alliance entre l’industrie, l’architecture d’intérieur et les arts appliqués révèle de nouvelles possibilités méthodologiques et opérationnelles. Les cours de l’École de Saint Josseten-Noode, fondée en 1864 par le peintre Henri Hendrickx, reposent sur le dessin linéaire, destiné tout spécialement aux ouvriers et contre-maîtres, et sur le dessin architectural et artistique. L’importance de cette école réside, néanmoins, dans la diffusion d’un enseignement rationnel, dispensé par le fils d’Henri Hendrickx, Ernest, qui avait fréquenté l’atelier de Viollet-le-Duc alors placé sous la direction d’Anatole de Baudot. L’École de Molenbeek, fondée en 1865 par le peintre Franz Stroobant, enseigne tous les métiers liés aux disciplines concernant l’aménagement des intérieurs : dessin, modelage, sculpture sur pierre, sur bois et applications de l’art à l’industrie. Une grande place est accordée à l’étude de l’ornementation composée de la plante vivante, appliquée à la décoration et à l’architecture ou utilisée comme modèle pour la serrurerie, la sculpture sur bois, etc. Cette communication a analysé comment, en prônant résolument l’idée de l’unité des arts, ces écoles contribuèrent à nourrir un projet complexe de réforme des arts appliqués dont le but ultime était de créer innovation et progrès.

Profession d’architecte d’intérieur

Alexis Markovics, directeur pédagogique de l’école Camondo et cofondateur de l’atelier PAMPA, chercheur au LéaV

Cette communication a mis en perspective la naissance, en France et au xxe siècle, d’une figure professionnelle, celle de l’architecte d’intérieur. Organisée et formalisée pour la première fois à travers la création du CAIM (syndicat des Créateurs d’Architecture Intérieure et de Modèles) en 1961, cette profession se situe à la croisée des disciplines du design et de l’architecture (par sa double approche de l’espace et de tous ses composants). Issue du monde des décorateurs et des décorateurs ensembliers, elle revendique, à partir de 1961 non seulement un nom, mais une pratique qui s’inscrit définitivement dans la modernité, celle de la conception « du cadre de vie » si chère à l’Union des Artistes Modernes. A été montré comment les territoires de l’aménagement et de la conception à l’intérieur du cadre bâti, autrefois apanage des architectes, se sont progressivement mués en une profession spécifique, qui s’est définie autant dans la pratique que vis-à-vis des autres disciplines du projet : l’architecture et le design.

Figures du décorateur-architecte à la Société des artistes décorateurs

Béatrice Grondin, doctorante en histoire de l’art, université Paris-Ouest-Nan terre

La communication s’est orientée sur la thématique des métiers et des figures du décorateur en prenant pour cas d’étude la Société des artistes décorateurs (SAD) durant la période des Trente glorieuses. Si Auguste Perret préside la SAD de 1945 à 1947 et Jacques Mottheau, formé à l’École spéciale d’architecture, de 1951 à 1955, les architectes ne s’engagent pas dans le Comité de l’association ni dans l’organisation de ses Salons. Toutefois, par le choix de certaines thématiques, l’idéal d’une unité décorative et l’évolution de la présentation des ensembles au Salon, les figures du décorateur se définissent progressivement comme celles du spécialiste de l’habitat et collaborateur privilégié de l’architecte. Au-delà des discours syndicaux, les pratiques professionnelles des principaux membres du Comité le confirment, comme celles des décorateurs Joseph-André Motte ou Alain Richard par exemple, au cours des années 1960, qui affirment assumer l’ordonnance de l’espace plus que celle du décor. Progressivement, les « paysages » d’intérieur et les surfaces murales deviennent une problématique majeure aux Salons. Dans le catalogue de 1965, Michel Jankowski insiste sur ce point : « L’animation des surfaces murales rejoint des préoccupations plus architecturales que décoratives. L’architecture intérieure, quand elle s’affirme résolument actuelle, attache plus d’importance aux surfaces et aux volumes qu’à tout ce que l’on peut ajouter dessus ou dedans […]. Le mur étant l’expression visible, nous pouvons considérer qu’il a une importance de premier ordre dans l’harmonie interne des lieux que nous habitons. C’est évidemment à l’architecte d’en déterminer les dimensions mais c’est au décorateur de le rendre vivant, d’en humaniser les proportions quand c’est nécessaire, d’en faire un élément dominant de l’ambiance »21. À partir des archives de la Société des artistes décorateurs et de la réception critique de ses actions, il devient possible de débattre des questions du décorateur collaborant ou faisant œuvre d’architecture autour des années 1955-1975.

1 Ce colloque a été organisé conjointement par les équipes d’accueil ARCHE (université de Strasbourg) et CRÉSAT (université de Haute-Alsace).

2 Jean-Pierre Babelon, André Chastel, La notion de patrimoine, Paris, L.Lévi, 1994.

3 Citons l’ouvrage de Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2009.

4 Cette définition est donnée lors de la conférence « L’Art et l’Artisanat aujourd’hui », à Édimbourg, le 30 octobre 1889, pour l’Association

5 L’exposition qui s’est tenue, du 18 avril au 31 juillet 2016, à la Stanze del Vetro de Venise intitulée Il Vetro degli architetti. Vienna 1900-1937

6 Jean-Philippe Garri, Vincent Cochet, Charles Percier (1764-1838). Architecture et design, Paris, Réunion des musées nationaux, 2017.

7 L’activité de Zaha Hadid s’étendit jusqu’au domaine de la mode lorsqu’elle conçut des modèles de chaussures pour femmes.

8 Maxime Gasnier, « Jean Nouvel Design, de l’architecture à l’objet radicalisé », Archistorm, 72 (2015), p. 136-140.

9 Franco Bertoni, Philippe Starck, l’architecture, Bruxelles, Mardaga, 1994.

10 Deux des quatre expositions qui leur ont été récemment consacrées à Rennes renvoient clairement au monde de l’architecture : Rêveries urbaines et

11 Hélène Guéné-Loyer, Décoration et haute couture. Armand Albert Rateau pour Jeanne Lanvin, un autre Art déco, Paris, Les Arts décoratifs, 2006.

12 Francis Jourdain, « Préface », in Un inventeur… L’architecte Pierre Chareau, Paris, Salon des arts ménagers, 1954.

13 Il s’agira là de contribuer à la réflexion actuelle menée sur la profession de l’architecte dont témoigne, parmi les dernières manifestations en

14 Les deux manifestations proposées simultanément à l’automne 2016 attestent d’un champ de recherche particulièrement fructueux et témoignent d’un

15 Reginald Theodore Blomfield, The formal garden in England, London, Macmillan and Co., 1892.

16 En 1972, la société RTL, qui occupait les lieux depuis 1936, fait poser sur la façade du 22, rue Bayard un « habillage » dû à Victor Vasarely. La

17 Le Corbusier, L’art décoratif aujourd’hui, Paris, G. Crès, 1925.

18 Eva B. Ottilinger, Adolf Loos : Wohnkonzepte und Möbelentwürfe. Vienne, Residenz, 1994.

19 « Architektur » et « Josef Veillich », Adolf Loos, Gesammelte Schriften, Vienne, Lesethek, 2010, p. 391-404, p. 697-702.

20 Adolf Loos, Ornement et crime : et autres textes, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 52.

21 Michel Jankowski, L’art de vivre, catalogue 45e Salon des Artistes Décorateurs, Paris, SAD, 1968.

Notes

1 Ce colloque a été organisé conjointement par les équipes d’accueil ARCHE (université de Strasbourg) et CRÉSAT (université de Haute-Alsace).

2 Jean-Pierre Babelon, André Chastel, La notion de patrimoine, Paris, L.Lévi, 1994.

3 Citons l’ouvrage de Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2009.

4 Cette définition est donnée lors de la conférence « L’Art et l’Artisanat aujourd’hui », à Édimbourg, le 30 octobre 1889, pour l’Association nationale pour le progrès de l’art.

5 L’exposition qui s’est tenue, du 18 avril au 31 juillet 2016, à la Stanze del Vetro de Venise intitulée Il Vetro degli architetti. Vienna 1900-1937, montre le récent intérêt international pour le domaine particulier de l’objet d’art conçu par l’architecte. On peut également évoquer le colloque qui s’est tenu à Houston en 2016 sur le thème : « A Sense of Proportion : Architect-Designed Objects, 1650–1950 ».

6 Jean-Philippe Garri, Vincent Cochet, Charles Percier (1764-1838). Architecture et design, Paris, Réunion des musées nationaux, 2017.

7 L’activité de Zaha Hadid s’étendit jusqu’au domaine de la mode lorsqu’elle conçut des modèles de chaussures pour femmes.

8 Maxime Gasnier, « Jean Nouvel Design, de l’architecture à l’objet radicalisé », Archistorm, 72 (2015), p. 136-140.

9 Franco Bertoni, Philippe Starck, l’architecture, Bruxelles, Mardaga, 1994.

10 Deux des quatre expositions qui leur ont été récemment consacrées à Rennes renvoient clairement au monde de l’architecture : Rêveries urbaines et le Kiosque installé dans la cour du Parlement de Bretagne (du 25 mars au 28 août 2016).

11 Hélène Guéné-Loyer, Décoration et haute couture. Armand Albert Rateau pour Jeanne Lanvin, un autre Art déco, Paris, Les Arts décoratifs, 2006.

12 Francis Jourdain, « Préface », in Un inventeur… L’architecte Pierre Chareau, Paris, Salon des arts ménagers, 1954.

13 Il s’agira là de contribuer à la réflexion actuelle menée sur la profession de l’architecte dont témoigne, parmi les dernières manifestations en date, le colloque intitulé « L’enseignement de l’architecture au xxe siècle. Quelles sources ? Quelle histoire ? » qui a eu lieu à la Cité de l’architecture et du patrimoine en février 2016, sous la responsabilité d’Anne-Marie Châtelet ou la journée d’étude « Construire l’histoire des architectes : autour du Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts (1800-1968) » organisée par Marie-Laure Crosnier-Lecomte à l’INHA le 13 avril 2016.

14 Les deux manifestations proposées simultanément à l’automne 2016 attestent d’un champ de recherche particulièrement fructueux et témoignent d’un renouvellement de l’approche de l’architecture et du décor intérieur : colloque international organisé par l’INHA et les Arts Décoratifs de Paris, « Pour une histoire culturelle du décorateur (xviiie-xxe siècle) », 7-8 octobre 2016 et le colloque international de l’université de Lausanne sur « La relation entre le décor et l’architecture à l’époque moderne », 24-25 novembre 2016.

15 Reginald Theodore Blomfield, The formal garden in England, London, Macmillan and Co., 1892.

16 En 1972, la société RTL, qui occupait les lieux depuis 1936, fait poser sur la façade du 22, rue Bayard un « habillage » dû à Victor Vasarely. La dépose de ce décor en octobre 2017 a fait réapparaître certains des ornements architecturaux conçus par Dufrène en 1912.

17 Le Corbusier, L’art décoratif aujourd’hui, Paris, G. Crès, 1925.

18 Eva B. Ottilinger, Adolf Loos : Wohnkonzepte und Möbelentwürfe. Vienne, Residenz, 1994.

19 « Architektur » et « Josef Veillich », Adolf Loos, Gesammelte Schriften, Vienne, Lesethek, 2010, p. 391-404, p. 697-702.

20 Adolf Loos, Ornement et crime : et autres textes, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 52.

21 Michel Jankowski, L’art de vivre, catalogue 45e Salon des Artistes Décorateurs, Paris, SAD, 1968.

Citer cet article

Référence papier

« « De l’immeuble à la petite cuillère » : l’architecte, le décor, l’objet », Revue du Rhin supérieur, 1 | 2019, 268-288.

Référence électronique

« « De l’immeuble à la petite cuillère » : l’architecte, le décor, l’objet », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=112

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