Expérimenter lors des crises épidémiques : quinquina et peste de Naples (1656)

DOI : 10.57086/rrs.132

p. 21-34

Résumé

La ville de Naples affronte en 1656-1657 une violente épidémie de peste qui entraîne la mort de la moitié de ses habitants. Une autorité publique sanitaire, la Députation de la santé, est alors créée pour faire face à la crise épidémique et met en œuvre des mesures d’endiguement de la maladie qui varient peu des autres territoires de la péninsule. Elle s’appuie, pour ce faire, sur un collège d’experts médicaux qui se prononcent sur les remèdes à adopter. Parmi eux, le quinquina est proposé en expérimentation à la population, probablement à la suggestion de Marco Aurelio Severino, éminent scientifique de la Naples moderne et membre de la Députation, qui possède alors un manuscrit anonyme et non daté intitulé De China. Au-delà de la recommandation de ce lointain ancêtre de la chloroquine, pourtant tout aussi controversé, c’est le rôle de l’expérimentation dans la lutte contre une épidémie qui se trouve ici questionné.

Plan

Texte

Comme les autres territoires de la péninsule italienne, Naples subit au xviie siècle le retour de la peste qui frappe en deux vagues et affecte durablement l’économie et la croissance de la population. Fin avril ou début mai 1656, la peste atteint Naples, qui devient l’épicentre de l’épidémie et une des villes les plus durement touchées, la faisant passer d’une métropole à un centre urbain de dimension modeste – l’épidémie fait entre 240 000 et 270 000 morts sur un total de 450 000 habitants, ce qui réduit sa population d’environ la moitié1.

La peste de Naples n’est pas sans répéter les mécanismes selon lesquels les épidémies étaient vécues et affrontées depuis la fin du xve siècle dans l’Europe méditerranéenne, mais laisse aussi une place à la singularité napolitaine, une « instabilité dangereuse et millénaire »2 à laquelle participe l’épidémie de 1656. La révolte de Masaniello de 1647-16483, au très fort retentissement en Europe comme symbole d’une révolte plébéienne contre les abus du pouvoir espagnol, joue un rôle de fond dans la crise épidémique en imprégnant le discours des autorités, qui font coïncider contagions pestilentielle et révolutionnaire4. La peste de 1656 comme la révolte de 1647-1648 constituent par ailleurs un cadre déterminant à l’introduction de la modernité pour Pierre Girard qui voit derrière l’intérêt pour la médecine de la part des novatores5 napolitains le traumatisme de la peste de 1656 qui hante certains traités de médecine de l’époque, comme le célèbre Parere de Leonardo di Capua6. En périodes troublées, l’incertitude scientifique ambiante conduit des populations déboussolées à rechercher un remède providentiel, et cette impatience peut être en décalage avec les méthodes de la recherche médicale. À l’image d’autres crises épidémiques, la peste de Naples illustre cet empressement ainsi que l’irruption des médecins dans les organes de gestion de crise.

La peste de Naples

L’organisation sanitaire

Contrairement aux États d’Italie du Nord, dont Carlo Maria Cipolla a mis en évidence la précocité du développement des infrastructures sanitaires en réponse à l’épidémie de peste par la mise en place de magistratures de santé permanentes7, la gestion de la santé à Naples est dévolue à une émanation du corps de ville, la Députation de la santé, qui ne devient permanente qu’en 1691 lors de la peste de Conversano8. Une Députation de la santé est néanmoins établie le 23 mai 1656 pour assurer la gestion sanitaire de l’épidémie. Les mesures prises pour lutter contre la maladie appartiennent alors à l’appareil défensif, né à Venise lors de la peste noire et que l’on retrouve dans les centres urbains de la péninsule italienne au siècle suivant9 : patentes ou bulletins de santé, contrôle des navires et de leurs marchandises, mise en quarantaine des hommes et des biens provenant de lieux suspects d’être infectés, etc.

L’organisation des institutions de charité et d’assistance de Naples se trouve aussi bouleversée. Aurelio Musi a exposé les mécanismes de résistance de Naples au modèle européen de la « grande réclusion »10 en raison de la persistance d’un modèle médiéval centré sur la charité et l’assistance privée11. Cependant, la peste de 1656 marque le début de l’intervention espagnole en matière hospitalière avec l’ouverture de l’hôpital de San Gennaro extra moenia également appelé San Gennaro dei Poveri, utilisé comme lazaret pendant l’épidémie. Un autre lazaret sur l’île de Nisida, construit au début du xviie siècle et mis en fonctionnement en 1656, accueille hommes et marchandises pour les quarantaines. Par ailleurs, la ville est divisée en quartiers placés sous le contrôle d’un officier de santé, de médecins, chirurgiens et barbiers portant un signe distinctif et des mesures d’isolement des personnes infectées dans les maisons sont mises en place. Des mesures prophylactiques, d’hygiène des rues notamment, tentent enfin de contenir l’infection, et des remèdes sont proposés pour leurs vertus préventives ou curatives. La Députation requiert pour cela l’avis d’experts médicaux.

Les experts médicaux et leurs remèdes

Le 1er juin 1656, soit environ un mois après le début de l’épidémie, la Députation de la santé charge conjointement les chirurgiens Marco Aurelio Severino et Felice Martorella de procéder à la dissection de deux cadavres, l’un masculin et l’autre féminin, pour établir la nature de la contagion. Ils délivrent le 2 juin 1656 leurs conclusions (Consultatio Medicorum praevia sectione cadaverum pro praeservatione et curatione pestis) publiées à Naples à la Regia Stampa d’Eligio Longo, puis rééditées à Rome à la Stamperia della Reverenda Camera Apostolica la même année. Celles-ci confirment la contagion pestilentielle :

Lors de la dissection faite hier sur deux cadavres, l’un d’homme et l’autre de femme, sur ordre de Son Excellence et des Illustrissimes Seigneurs députés de notre très fidèle ville sur le mal courant, par les grands experts anatomiques Marco Aurelio Severino et Felice Martorella, en présence du premier médecin et d’autres médecins, ont été observés les viscères tout infectés de taches noires, c’est-à-dire le cœur, les poumons, le foie, l’estomac, les intestins, et également la vessie pleine de bile noire, visqueuse et très grasse, signe que sa membrane est fortement attaquée, mais surtout, des vaisseaux du cœur remplis de sang grumeleux et noir12.

Un Collège de médecins13 consulté pour leur expertise invite aussi les habitants à « médicaliser » leur espace domestique à l’aide d’émanations de romarin, laurier, genévrier ou d’encens. En prévention, ils recommandent aussi des poudres et des huiles dont ont déjà été reconnues, par le passé, les vertus contre la peste, comme l’élixir de Crollio, l’électuaire de Mattioli et son huile de scorpion, le diascordium de Fracastoro, et la poudre d’un certain frère Giovanni Battista Eremitano expérimentée lors de la dernière contagion et composée de tormentille, santal, corne de cerf, bol arménien, cinnamome, gentiane, corail et de camphre. Aux remèdes préventifs s’ajoutent des prescriptions curatives (purges à l’aide de substances traditionnellement employées à cet usage, saignées, sudations) et le soin des symptômes (bubons, pustules, pétéchies) par l’application de médicaments émollients, relaxants ou par l’utilisation de ventouses ou de vésicatoires.

Parmi les remèdes curatifs pour favoriser la sudation, une prescription des médecins experts pose question : « E potrà sperimentarsi quella della china chinae »14 [On pourra expérimenter le quinquina]. La substance, apparue récemment en Europe par l’intermédiaire des jésuites, n’a pas fait ses preuves dans le traitement de la peste, comme le sous-entend la précaution prise par la Députation elle-même, qui en propose l’expérimentation, malgré les controverses et les connaissances encore limitées sur celle-ci.

Expérimentation et quinquina

Expérimentation et crise épidémique

Un des aspects problématiques de l’expérimentation sur l’être humain vient de ce qu’elle joue sur les deux tableaux de la thérapie et de la recherche, domaines dont les motivations et les implications éthiques peuvent être différentes voire opposées. Bien agir en tant que médecin, c’est agir dans l’intérêt de son patient, c’est-à-dire lui apporter la guérison ou, à tout le moins, l’allégement de ses souffrances. Or, pour respecter ce principe éthique, le médecin se transforme de plus en plus fréquemment en chercheur15.

On reconnaît explicitement aux médecins non seulement un droit d’expérimenter, mais aussi un devoir « d’essai » ou « obligation de recherche » complémentaire de l’obligation de soins16. Lors des crises épidémiques, une double imprévisibilité s’ajoute, d’une part du côté de l’expérimentation avec la non-maîtrise d’un processus ou des conséquences d’un acte, et d’autre part de celui de la maladie et de la contagion. La population en attente d’un remède tend alors à accorder une légère faveur au chercheur pour tenter de combattre la maladie. La crise épidémique offre aussi au médecin chercheur un questionnement, un lieu d’expérimentation, un objet d’étude et une population à étudier. C’est ce qu’a notamment montré Claire Fredj dans son étude consacrée au travail des médecins militaires sur la fièvre jaune au Mexique en 1862 et 1867. Elle y décrit une médecine aux abois, sans cesse à la recherche de nouvelles médications et prête à user largement de substances qui n’ont pas encore été expérimentées17.

Des expérimentations ont aussi eu lieu pendant les épidémies de peste. Les plus anciennes recherches pour connaître la maladie semblent être les autopsies de malades ordonnées par le pape Clément VI à Avignon en 1348, mais la crainte de la contagion les rend par la suite très rares. Les premières véritables expériences sont celles de Bassiano Landi à Padoue en 1555 qu’il conclut en niant la putridité de l’air et en affirmant que seule la contagion est responsable de la peste. Ce n’est cependant qu’à la fin du xviiie siècle que les premières véritables expériences sur la contamination de la peste sont mises en œuvre18. Le problème auquel se heurtent les médecins qui tentent de lutter contre la peste est qu’en l’absence de connaissances sur la maladie, il leur est impossible de savoir pourquoi un traitement fonctionne ou non, ce qui conduit à la recommandation hasardeuse de nombreuses substances dont le quinquina. En 1656 pourtant, le quinquina ne fait pas partie des remèdes traditionnellement adoptés pour lutter contre la peste, et se trouve même être une substance controversée.

La poudre des jésuites

La légende veut que l’étymologie du quinquina soit liée à la comtesse de Chinchón, vice-reine du Pérou, mais il semble que le mot soit en réalité emprunté au quechua. Ce sont probablement les jésuites qui lui donnèrent le nom de china china et qui le diffusèrent en Europe. On dispose de peu d’informations sur son utilisation par les populations d’Amérique du Sud, probablement pour lutter contre les tremblements dus au froid, entraînant par analogie son utilisation contre les tremblements de fièvre.

Fig. 1. Dessin d’une branche de l’arbre du Quinquina, avec ses feuilles, ses fleurs et ses fruits19

Fig. 1. Dessin d’une branche de l’arbre du Quinquina, avec ses feuilles, ses fleurs et ses fruits19

Bien qu’il soit impossible de dater avec précision l’arrivée du quinquina en Europe, il a probablement traversé l’Atlantique par l’intermédiaire des jésuites dans les années 1630 et est employé en Europe dans les années 1640. Jusqu’alors, la médecine ne proposait pas de remède contre les fièvres intermittentes et les propriétés antipaludéennes de l’écorce de quinquina apportaient dans ce domaine un réel soulagement. Mais l’introduction de toute innovation thérapeutique n’est pas sans soulever une certaine méfiance et provoque des affrontements, comme le retrace Samir Boumediene dans son ouvrage La colonisation du savoir :

Au milieu du xviie siècle, l’introduction du quinquina dans la pratique médicale européenne a donné lieu à une controverse qui, si elle est lue au premier degré, invite à tirer une conclusion étonnante : la même substance, employée suivant la même méthode, a produit en Belgique des rechutes systématiques et à Rome des miracles en série20.

Au cours des années 1650, le quinquina provoque une querelle entre les médecins italiens et flamands. L’échec du remède sur l’archiduc Léopold d’Autriche est l’occasion pour son médecin Jean-Jacques Chifflet de produire un « pamphlet » publié en 1653 dans lequel il donne à l’histoire un tour peu favorable au nouveau remède. La réponse italienne inaugure une série d’oppositions, suivant les nombreuses lignes de fracture de la médecine européenne de l’époque, tant pour la substance elle-même, la méthode de son administration proposée par les jésuites dans la Schedula Romana, ses effets secondaires indéterminés, son coût que pour la cupidité des marchands21. La controverse prend une dimension européenne en Espagne, en Angleterre et en France où, pour les médecins les plus conservateurs comme le doyen de la faculté de médecine de Paris Guy Patin, le remède est inefficace, voire nuisible, et doit son succès aux mensonges des apothicaires, des chimistes ou des jésuites, qu’il exècre. Pour ces derniers au contraire, l’écorce produit des miracles. Derrière la dispute théorique, la querelle oppose plusieurs praticiens du soin, qui sont aussi protagonistes du marché de la médecine22.

La posologie du quinquina, comme pour toute substance, est un élément difficile à déterminer : « Une prise médicamentaire en entraîne une autre et c’est par cette série d’ajustements que le quinquina devient remède »23. Des expériences ont été menées à l’hôpital Santo Spirito à Rome, ville particulièrement exposée au mauvais air des zones paludéennes, et ailleurs en Italie, à Gênes et en Toscane24. L’expérimentation du quinquina à Naples s’intègre ainsi dans cette dynamique de recherche européenne qui vise à en déterminer les vertus.

Severino et De china

Marco Aurelio Severino naît à Tarsia en Calabre en 1580 et meurt à Naples pendant l’épidémie de peste de 1656. Ses premières années cala- braises ont joué un rôle déterminant dans la construction de sa personnalité scientifique. Il étudie d’abord à Roggiano, puis à Cosenza. Il se rend ensuite à Naples pendant trois années au collège des jésuites, puis à l’université napolitaine où il a comme maître Antonio Stigliola en mathématiques et Cesare Coppola en philosophie chimique. Il se dirige ensuite vers la médecine et suit les cours du Studio napolitain de Quinzio Buongiovanni, Giulio Cesare Romano et Latino Tancredi.

À Naples, il rencontre un autre calabrais, Fra Tommaso Campanella, avec lequel il reste en contact de nombreuses années malgré l’incarcération de ce dernier, comme le montrent les lettres que Campanella lui adresse depuis les prisons du Castel Nuovo de 1615 à 162425. Severino se familiarise, sous son influence, avec la philosophie de Bernardino Telesio (1509-1588). Il compte également parmi ses proches un autre compatriote calabrais, Tommaso Cornelio, qui étudie au Collège des jésuites de Cosenza avant de se rendre à Rome.

Il obtient un doctorat en médecine le 1er février 1606 à l’École de médecine de Salerne et retourne probablement débuter la pratique médicale en Calabre avant de revenir à Naples en 1609 pour étudier la chirurgie. Il y obtient la charge de chirurgien à l’hôpital des Incurables. Il est par ailleurs un professeur réputé de l’université de Naples au point de concurrencer la florissante université de Padoue26.

La carrière de Severino est cependant ponctuée d’accusations de cruauté, dont il sort finalement réhabilité27, et de difficultés avec l’Inquisition. Ces accusations l’amènent à être évincé de sa place de chirurgien entre 1635 et 1640. En réponse aux plaintes sur sa pratique de la chirurgie, il écrit un opuscule intitulé Il Medico al rovescio, e’l distinganno del medicar crudo28. Les persécutions à l’encontre de Severino, son emprisonnement, son éviction de l’hôpital et la spoliation de ses biens sont aussi relatés par Leonardo di Capua : « et surtout Severino, accusé par d’envieux rivaux, sans aucun égard envers les mérites de sa personne, fut d’abord incarcéré, puis évincé de l’hôpital, et enfin spolié de ses biens »29. Proche de Severino, il a notamment assisté aux démonstrations anatomiques qui se tenaient à la maison du chirurgien30, comme il le relate dans Del Parere : « et mon souvenir à ce sujet, me retrouvant embrigadé par de curieux amis à la maison de notre Severino, où un diligent anatomiste danois nous montra les veines aqueuses d’un chien qu’il avait ouvert »31.

Severino doit aussi sa renommée à la publication de ses travaux de recherche32. Parmi les plus célèbres, on peut citer De la médecine efficace33, dans lequel il prend part au débat autour de la saignée de la veine salvatelle, et Zootomia democritea34 publié en 1645, dans lequel il théorise le concept d’isomorphisme fonctionnel. À la suite d’observations sur de nombreuses espèces végétales, il formalise l’idée d’une chaîne du vivant, à savoir qu’à chaque fonctionnalité organique correspond une structure morphologique. Il étudie également la pharmacologie et la toxicologie, et en particulier le venin des vipères et décrit les plaques de Peyer avant celui dont est tiré le nom.

Ce bref portrait de Severino fait apparaître une personnalité scientifique insérée dans des réseaux d’échanges intellectuels italiens mais également européens comme en témoignent ses échanges avec William Harvey35. Maria Conforti a néanmoins mis en évidence un manque de transmission de l’héritage de sa pratique médicale et chirurgicale, qui ne réapparaît que dans la Rome du xviiie siècle, lors de l’acquisition des manuscrits de Severino par Giovanni Maria Lancisi, médecin de l’hôpital Santo Spirito qui héberge aujourd’hui la bibliothèque Lancisiana.

La bibliothèque de Severino

La bibliothèque de Severino, son officina, selon ses propres mots, a fait l’objet d’une investigation d’ampleur de la part de Maria Conforti36. À partir de ses recherches, elle brosse le portrait d’un Severino qui aimait à conserver la moindre note de papier. Une collection de consulti, un traité de philosophie, des listes de patients traités avec des annotations sur leur sexe, leur âge, leur statut social ou leur maladie : la bibliothèque témoigne de sa pratique médicale quotidienne. Maria Conforti s’est notamment appuyée pour son étude sur l’inventaire des livres de Severino qui contient aussi une sorte d’aide-mémoire. Il existe en réalité deux copies de l’inventaire, l’un listant 685 livres et l’autre 691. Le premier est écrit de manière soignée, alors que le second semble être un « document de travail », qui reproduit avec quelques exceptions et quelques réorganisations le premier. On y trouve la mention de livres interdits dans une section spéciale mais les deux copies de l’inventaire contiennent de nombreux titres qui pouvaient apparaître sur les listes d’Index à Naples. La classification des livres de Severino donne à voir un médecin universitaire expérimenté du premier xviie siècle, conservant quelques traits de la culture médicale du siècle précédent, notamment la connexion entre la logique, la philosophie naturelle et la médecine. Selon toute logique, les livres de chirurgie et d’anatomie dominent largement, et on trouve au contraire un nombre réduit d’ouvrages de pharmacologie et d’histoire naturelle. En revanche, un des traits les plus importants de la bibliothèque de Severino est le nombre substantiel d’ouvrages de chimie et de iatrochimie37. La faible postérité de l’œuvre de Severino et l’existence de manuscrits non édités offrent l’opportunité de faire des « trouvailles » dans la bibliothèque. En l’occurrence, un opuscule intitulé De China jusqu’alors passé inaperçu s’avère particulièrement intéressant au regard des décisions prises par la Députation de la santé.

De china

Le manuscrit 14 du fonds Severino contient plusieurs écrits sans date ni auteur concernant les plantes et les substances médicinales comme un De plantis, ou un Discorso sopra il lino38. Parmi eux, un De China, opuscule de deux feuillets, est entièrement consacré au quinquina, en commençant par son origine et sa description, son administration au malade et son mode de préparation. L’auteur commence par commettre une confusion en indiquant comme origine du quinquina, la Chine. Cela n’est en rien sur- prenant, les confusions sont alors nombreuses autour de cette plante et son orthographe latine comme italienne china china pousse plusieurs médecins à prendre l’écorce pour de la racine provenant de Chine39. La description, quant à elle, correspond au quinquina, que ce soit la morphologie de la racine, de la fleur et du fruit ou sa couleur rouge.

Le mode d’administration conseillé est de l’absorber en décoction pendant plusieurs jours, après que le malade a été purgé à l’aide de sirops, de décoctions ou de saignées. Une fois cette purgation effectuée, la décoction de racine de quinquina pourrait être prise pendant 23, 30 ou 35 jours, voire plus, sur conseil d’un médecin expert, en fonction de la gravité du mal. La préparation de la décoction consiste à couper deux minuscules rondelles de deux onces à l’aide d’un couteau tranchant et de les laisser macérer dans un pot en terre d’une capacité de 20 litres rempli d’eau pure de fontaine pendant 24 heures. Le mélange est ensuite mis sur le feu dans un âtre en fer, refroidi, puis filtré. La décoction peut être ingérée le matin avec du sucre ou bien mêlée à la cuisson des aliments et doit s’accompagner d’un régime strict sans sel ni excès.

Un des modes d’administration décrit dans ces feuillets attire l’attention. Il propose d’amener un litre de décoction de quinquina bien chaude au malade dans son lit, lui-même étant bien couvert afin de bien transpirer pendant une heure ou une heure et demie, et de se sécher ensuite. L’utilisation du quinquina pour provoquer la sudation est justement l’usage que propose d’expérimenter la Députation de la santé de Naples sur les conseils de ses experts médicaux, dont Severino est probablement le membre le plus influent. On est ainsi tenté de formuler l’hypothèse selon laquelle le manuscrit dont dispose Severino au sujet de la racine de quinquina serait à l’origine de la proposition d’expérimentation pendant la crise épidémique.

La valeur de l’expérience

Le contexte dans lequel se trouve proposée l’expérimentation du quinquina invite à formuler quelques réflexions sur la gestion d’une innovation médicale (ici un médicament) en temps de crise. L’autorité publique, la Députation de la santé, s’accorde avec les experts médicaux sur les médicaments à administrer ou à expérimenter contre la peste, témoignant du lien entre développement médical et action publique. Le cas napolitain illustre le mécanisme exposé par Virginie Tournay quant à la gouvernance des innovations médicales40. L’autorité régulatrice en matière d’intervention de santé lors de l’épidémie de peste (mesures sanitaires, gestion du personnel médical et des infrastructures, médicaments) est liée à la production et à la mobilisation de savoirs qui eux-mêmes sont l’objet d’une dynamique de régulation au sein de réseaux hétérogènes (controverses autour du quinquina, régulation et contrôle de la marchandise, « engouement populaire » pour les vertus fébrifuges).

Les autorités publiques et les experts sont détenteurs de savoirs liés à leurs domaines de connaissances et de compétences – Severino, membre-expert détient des informations sur le quinquina comme en témoigne le manuscrit en sa possession – mais ils font collectivement le pari du savoir partagé. En proposant l’administration du quinquina à la population, le cercle des acteurs impliqués dans la production du savoir s’élargit41. L’expérimentation s’ouvre à la ville et à une administration hors « cadre » qui ne recommande aucun dosage et aucun mode de préparation du quinquina. En période de crise, la finalité de soin semble l’emporter sur la finalité de recherche. Aucun recueil de données n’est même mis en place par cette même Députation après l’épidémie, et pour cause, cet organe de gestion de la crise disparaît sitôt la tempête passée. Le manque de continuité dans l’administration de la santé ne permet pas de retour sur l’expérimentation du médicament, proposé en urgence à la population et, de fait, le quinquina ne deviendra pas le remède contre la peste.

Conclusion

La situation de crise que connaît Naples en 1656 conduit à la formation d’une éphémère Députation de la santé qui met en place des mesures de lutte et de prévention contre la contagion. Les autorités continuent de s’appuyer sur les remèdes employés lors des épidémies précédentes tout en laissant la possibilité d’expérimenter de nouveaux remèdes comme le quinquina qui n’avait néanmoins aucune chance de guérir les malades de la peste. On remarque que le manuscrit dont disposait Severino ne contient aucune information laissant envisager une telle vertu. Malgré tout, en situation de crise, Severino et la Députation de la santé semblent prompts à proposer l’expérimentation d’une substance encore mal comprise au milieu du xviie siècle. D’autres occasions seront données au quinquina d’être accrédité, par l’intermédiaire d’un apothicaire de Cambridge, Robert Talbor, à la Cour d’Angleterre puis de France pour le soin du dauphin, de la dauphine et du roi lui-même. C’est au xixe siècle seulement que sera extrait le principe actif quinine synthétisée en chloroquine, dont l’expérimentation lors de l’épidémie de Covid-19 en 2020 suscite à son tour débats et controverses.

Notes

1 Giulia Calvi, « L’oro, il fuoco, le forche : la peste napoletana del 1656 », Archivio storico italiano, 139 (1981), p. 405-458. Ces chiffres sont ceux proposés par Giuseppe Galasso dans La Peste in Storia di Napoli, Naples, Società editrice Storia di Napoli, 1970, vol. 6, t. 1. Retour au texte

2 Pierre Girard, « L’invention de la modernité à Naples », Archives de Philosophie, 80-3 (2017), p. 405-416. Retour au texte

3 De vifs débats ont eu lieu autour de cet événement, notamment sur le choix du terme de « révolte » ou « révolution » et sur son héritage. Voir Giuseppe Galasso, Napoli spagnola dopo Masaniello, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2005 ; Id., Alla periferia dell’impero : il Regno di Napoli nel periodo spagnolo, secoli 16.-17, Turin, G. Einaudi, 1994 ; Rosario Villari, Un sogno di libertà : Napoli nel declino di un impero, 1585-1648, Milan, Mondadori, 2012 ; Id., La rivolta antis- pagnola a Napoli : le origini, 1585-1647, Bari, Laterza, 1967. Retour au texte

4 G. Calvi, « L’oro, il fuoco, le forche : la peste napoletana del 1656 », art. cit. Retour au texte

5 La division entre anciens et modernes mériterait d’être davantage remise en question, elle est néanmoins communément admise. Retour au texte

6 P. Girard, « L’invention de la modernité à Naples », art. cit. Retour au texte

7 Carlo M. Cipolla, Contro un nemico invisibile: epidemie e strutture sanitarie nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Il Mulino, 1986. Retour au texte

8 Brigitte Marin, « Magistrature de santé, médecins et politiques sanitaires à Naples au xviiie siècle : de la lutte contre les épidémies aux mesures d’hygiène publique », Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », 14 (2001) [En ligne : https://journals.openedition.org/siecles/3194]. Retour au texte

9 G. Calvi, « L’oro, il fuoco, le forche : la peste napoletana del 1656 », art. cit. Retour au texte

10 Aurelio Musi, La disciplina del corpo, Naples, Guida, 2011. Retour au texte

11 Giuseppe Galasso, Carla Russo, Chiesa, assistenza e società nel Mezzogiorno moderno, Galatina, Congedo, 1994. Retour au texte

12 « Nella sezione fatta ieri di due cadaveri, l’uno di maschio e l’altro di una donna, per ordine di S. E. e degli illu strissimi Signori Deputati di ’questa fedelissima Città sopra i mali correnti, da peritissimi anatomici Marco Aurelio Severino e Felice Martorella, coll’as’sistenza del signor Proto medico e di altri medici, si sono osservate le viscere tutte infettate di macchie negre; cioè il cuore, i polmoni, il fe gato, lo stomaco e gl’intestini; inoltre la vescica del fiele si trovò ripiena di bile negra, viscida e molto grassa, a segno che pertinacemente stava attaccata la membrana di essa: ma sopra tutto i vasi del cuore colmi di sangue grumoso e negro » (Salvatore de Renzi, Napoli nell’anno 1656 ovvero documenti della pestilenza che desolò Napoli nell’anno 1656, Naples, De Pascale, 1867). Retour au texte

13 Outre Severino et Martorella, sont cités Domenico Coccia, Onofrio Riccio, Carlo Pignataro, Francesco Caffaro, Giangiacomo Carbonello, Carlo Jovene, Andrea di Mauro et Salvatore Borrello. Retour au texte

14 Prammatica VI, Consultatio Medicorum praevia sectione cadaverum pro praeservatione et curatione pestis, Naples, Regia Stampa d’Eligio Longo, 2 juin 1656 (Salvatore de Renzi, Napoli nell’anno 1656 ovvero documenti della pestilenza… op. cit., p. 188-192). Retour au texte

15 Marie-Geneviève Pinsart, « L’expérimentation sur l’être humain. De la nécessité de la recherche au rejet de l’objectivation médicale », Revue Philosophique de Louvain, 100-3 (2002), p. 466-469. Retour au texte

16 Anne Fagot, « L’expérimentation humaine et les questions d’autonomie, de don et de solidarité », in M.-H. Parizeau, Les fondements de la bioéthique, Bruxelles, De Boeck Université, 1992, p. 146. Retour au texte

17 Claire Fredj, « Cerner une épidémie : le travail des médecins militaires sur la fièvre jaune au Mexique en 1862 et 1867 », Genèses, 38 (2000), p. 79-104. Retour au texte

18 Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1976, t. 2, p. 51-54. Retour au texte

19 Académie des sciences, Histoire de l’Académie royale des sciences avec les mémoires de mathématique et de physique tirez des registres de cette Académie, Paris, Imprimerie royale, 1738, n.p. (source gallica.bnf.fr / BnF). Retour au texte

20 Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2016. Retour au texte

21 Ibid. Retour au texte

22 Samir Boumediene, « La conquête du quinquina », L’Histoire, 448 (2018), p. 70-75. Retour au texte

23 S. Boumediene, La colonisation du savoir, op. cit., p. 204. Retour au texte

24 Ibid., p. 185-214. Retour au texte

25 Biblioteca Lancisiana [désormais Lanc.], Severino, ms 11, n. f. L’importance des relations entretenues avec Campanella dans la construction de la personnalité scientifique et philosophique de Severino a été développée par Maria Conforti (« Surgery, Medicine and Natural Philosophy in the Library of Marco Aurelio Severino (1580-1656) », Bruniana & Campanelliana, 10-2 (2004), p. 283-298). Retour au texte

26 Nino Cortese, Lo studio di Napoli nell’età spagnuola, Naples, Ricciardi, 1924. Retour au texte

27 Luigi Amabile, Il Santo Officio della Inquisizione in Napoli : narrazione con molti documenti inediti, Castello, tip. S. Lapi, 1892. Retour au texte

28 Francesco Colangelo, Storia dei filosofi e dei matematici napolitani, e delle loro dottrine da pitagorici sino al secolo 17, dell’era volgare composta da monsignor Francesco Colangelo : Epoca quarta. 3, Trani, Dalla Tipografia Trani, 1834. Retour au texte

29 Lionardo di Capua, Parere divisato in otto ragionamenti ne’ quali partitamente narrandosi l’origine e’l progresso della medicina, Naples, Raillard, 1689. Retour au texte

30 L. Amabile, Il Santo Officio…, op. cit., p. 9-10. Retour au texte

31 L. Di Capua, Parere divisato in otto ragionamenti…, op. cit., p. 63. Retour au texte

32 Marco Aurelio Severino, Chocolata Inda. Opusculum de qualitate et naturâ chocolatæ Hispanico antehac idiomate editum nunc verò curante Marco Aurelio Severino in Latinum translatum, Nuremberg, Wilhelm Endter, 1644, p. 65-73 ; Lionardo Nicodemo, Addizioni copiose di Lionardo Nicodemo alla Biblioteca Napoletana del dottor Niccolo Toppi, Naples, Salvator Castaldo, 1683, p. 167 ; Pietro Magliari, Elogii di M. A. Séverino, B. Amantea et D. Cotugno, Naples, G. Giofa, 1854. Retour au texte

33 Marco Aurelio Severino, De efficaci medicina, Francfort, Johann Beyer, 1646. Retour au texte

34 Marco Aurelio Severino, Zootomia Democritea, Nuremberg, Wilhelm Endter, 1645. Retour au texte

35 Charles Schmitt, Charles Webster, « Harvey And M. A. Severino: A Neglected Medical Relationship», Bulletin of the History of Medicine, 1 (1971), p. 49-75. Retour au texte

36 M. Conforti, « Surgery, Medicine and Natural Philosophy… », art. cit. Retour au texte

37 Ibid. Retour au texte

38 Lanc., Severino, ms 14 , fol. 335r-334r, « Discorso sopra il lino ». Retour au texte

39 S. Boumediene, La colonisation du savoir, op. cit., p. 194. Retour au texte

40 Virginie Tournay, La gouvernance des innovations médicales, Paris, PUF, 2007, p. 1-60. Retour au texte

41 Ibid. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Marine Goburdhun, « Expérimenter lors des crises épidémiques : quinquina et peste de Naples (1656) », Revue du Rhin supérieur, 2 | 2020, 21-34.

Référence électronique

Marine Goburdhun, « Expérimenter lors des crises épidémiques : quinquina et peste de Naples (1656) », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=132

Auteur

Marine Goburdhun

Docteur en histoire (thèse soutenue en janvier 2020 à l’EHESS sur le monde médical du Mezzogiorno moderne), Marine Goburdhun est lectrice au département de langue et littérature françaises de l’université Eötvös Loránd de Budapest.

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