La question des réparations imposées à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale a été au centre d’une imposante réflexion historienne. Elle porte particulièrement sur l’articulation entre les conclusions et les conséquences de l’article 231 du traité de Versailles qui impose de vertigineuses réparations à l’Allemagne reconnue coupable d’une guerre d’agression1. À la suite de Keynes, d’aucuns ont voulu voir dans l’acharnement français à faire payer l’Allemagne coûte que coûte un terreau fertile sur lequel ont prospéré Outre-Rhin les pourfendeurs du Diktat de Versailles2. Au-delà de ces considérations politiques, la volonté française de faire « payer l’Allemagne » s’explique par la nécessité de reconstruire un pays dont le Nord-Est a été dévasté et dont l’armée comme son soutien médical ont été abîmés par quatre longues années de guerre. Confrontée aux intérêts divergents des autres vainqueurs réunis au sein de la Commission des Réparations, la France doit composer voire renoncer à certains des points qu’elle aurait souhaité imposer3. Ces choix s’inscrivent dans une lente sortie de guerre dont la chronologie est multiple et non-linéaire (corps expéditionnaires en Russie, réoccupation de la Ruhr, etc)4.
Particulièrement affectées par le coût matériel du conflit, les capacités du Service de santé des armées françaises risquent de ne pas pouvoir répondre à de nouveaux défis. Dans le contexte de la grippe espagnole5 dont on envisage très rapidement un retour saisonnier, le matériel médical qui doit protéger les armées françaises en déploiement est considéré comme stratégique6. Cependant, les pénuries en fournitures, détruites ou prises par l’ennemi, pèsent sur l’aptitude du Service de santé des armées à assurer, dans des contextes sanitaires dégradés, l’accompagnement médical de la démobilisation et les engagements des années 1920. Il s’agit donc de comprendre dans quelle mesure, selon quel cadre/norme juridique et sous quelles formes, les réparations imposées à l’Allemagne ont contribué à la reconstruction matérielle du Service de santé des armées et de ses capacités à affronter les contextes épidémiques. Il convient également de comprendre quelles sont ses priorités sanitaires dans cette période d’après-guerre. En définitive, toute une série d’enjeux viennent s’imbriquer dans la politique de demande de réparations si bien qu’il convient de définir la nature juridique du matériel médical et sanitaire pour étudier la question des rétrocessions au Service de santé des armées. Après avoir brossé le tableau de la situation du Service de santé des armées dans son cadre d’emploi de l’après-guerre, il convient de voir comment s’établit le « prix » à réclamer à l’Allemagne pour son bon fonctionnement. Enfin, il s’agit d’analyser la mise en œuvre des réparations au profit de l’appareil de santé militaire.
Un service de santé des armées sous tension à l’heure de la démobilisation
Le Service de santé des armées n’échappe pas à la démobilisation. Ses capacités fortement augmentées durant le conflit par l’apport des appelés sous les drapeaux se réduisent. Dans cette période de fortes circulations épidémiques, il doit cependant être en mesure d’assurer les soins des « gueules cassées » et le soutien médical aux nouvelles opérations militaires dans des contextes épidémiques dégradés.
Les conséquences du conflit et du contexte sanitaire très dégradé de la sortie de guerre…
Comme d’autres, le Service de santé des armées doit assumer son rôle d’organe de « liquidation de la guerre », et notamment fermer progressivement les nombreux établissements hospitaliers ouverts pour la prise en charge des blessés7. Profondément transformé à l’épreuve du conflit, le Service de santé a mis en place une logistique très fine qui part des ambulances et sections sanitaires automobiles sur le front pour répartir les flux vers un réseau dense d’hôpitaux d’évacuation puis d’établissements fixes ou temporaires de soins. Il a également créé au plus près du front les « autochir », ambulances chirurgicales automobiles. À côté des progrès bien connus de la chirurgie, notamment faciale, ses compétences progressent en termes de rééducation des 2,8 millions de blessés dont 300 000 mutilés et amputés ou de prise en charge des « blessés psychiques »8. Malgré la démobilisation, ces missions se prolongent après le retour à la paix.
Cependant, l’armée française n’est pas épargnée par le contexte pandémique de la grippe espagnole qui fait plus de deux millions de morts en Europe occidentale9. Elle frappe les armées sur le front, comme à l’arrière, à l’occasion d’une première attaque, entre les mois de mai 1918 et d’avril 1919 avant de connaître deux rebonds successifs : le premier, entre novembre 1919 et septembre 1920, le second entre le 10 avril et le 25 mai 1921. Un état statistique, établi après le dernier épisode, propose un bilan général intégrant les armées sur les fronts, les forces (re)positionnées à l’intérieur (à l’arrière des lignes puis plus largement sur l’ensemble du territoire métropolitain) et dans les colonies10. Le bilan est important pour l’ensemble de la période : 436 997 cas et 31 904 décès sont recensés11. L’essentiel des cas et des décès intervient lors de la première phase (408 180 cas et 30 382 décès). Au regard de ces chiffres, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le secrétaire d’État au Service de santé, Louis Mourier12, considère dans des instructions datant du 10 octobre 1918 que la contention de l’épidémie est une priorité13. Sa gravité repose sur le fait qu’elle touche des personnes jeunes – les soldats le sont en général – pour des raisons qui restent encore discutées ; l’absence d’une immunité individuelle pour des jeunes gens n’ayant pas connu l’épisode grippal de 1889-1890 a certainement joué un rôle14. Malgré une bonne identification du niveau de risque, les autorités sanitaires, militaires comme civiles, ne parviennent pas à enrayer cette grippe espagnole, faute de réponses médicales satisfaisantes. Le Service de santé est également chargé de la sensibilisation sur les mesures prophylactiques à adopter auprès de l’ensemble des structures militaires Pour les armées, des circulaires (1921, 1922, 1923) préconisent des mesures pour les casernements, les infirmeries et les hôpitaux. Elles s’intéressent au contrôle des circulations militaires puisqu’elles imposent des visites médicales dès l’accueil des recrues, ainsi qu’au départ et au retour des permissionnaires. Des données statistiques sont, par ailleurs, adressées au directeur du Service de santé tous les deux ou trois jours15.
Inquiet de sa baisse de capacités, le Service de santé des armées dresse régulièrement l’état des prises de matériel médical par les Allemands16. Leur offensive du printemps 1918 a donné lieu à la perte de nombreuses ambulances au cours de la retraite française. La demande d’évaluation de ces pertes est formulée par les autorités dès l’Armistice en novembre 191817. Des remontées des différentes unités répondent de façon précise à cette injonction. En décembre 1918 par exemple, le médecin principal de la 4e compagnie d’artillerie de la 8e division renseigne sa hiérarchie sur les prises allemandes entre le 15 et le 18 juillet 1918 « au Nord de la Marne à Vandières et Chatillon »18. Les informations délivrées donnent également la mesure de la diversité des prises de matériels et de produits nécessaires aux soins. Pour la VIe armée, les combats de Saint-Gilles (Marne) ont entraîné la prise par les Allemands de produits pharmaceutiques19. Cependant, toutes les carences en matériels ne sont pas le fait de l’ennemi. Le Service de santé identifie précisément les abandons au cours des combats. Il a par exemple le détail des pertes d’un groupe des brancardiers du 5e Corps d’Armée abandonné à Noyon le 26 mars 1918 ; il s’agit ici principalement de matériel pour des soins chirurgicaux20.
… qui doit être capable de répondre au soutien médical des opérations dans des contextes épidémiques
L’Armistice signifie un retour à la paix pour la France mais ne se traduit pas par la fin des opérations militaires. Les troupes françaises sont déployées sur plusieurs théâtres d’opération au début des années 1920. Avant même la fin du conflit, un corps expéditionnaire soutient les armées blanches dans la guerre civile russe. Il opère d’abord en Pologne où sévit une importante épidémie de typhus21 avant d’entrer en Russie où il rencontre également le choléra22. Enfin, de juin 1918 au printemps 1920, les troupes françaises qui participent à l’ouverture d’un front septentrional en Russie et en Sibérie contre les forces bolchéviques sont confrontées au typhus23. Au printemps 1920, l’armée du Levant sous les ordres du général Gouraud doit affronter la révolte syrienne puis installer la domination française sur la région, tandis que d’autres troupes sont stationnées dans l’empire colonial. En Afrique occidentale française, la pénurie de médecins militaires complique la lutte contre la fièvre jaune par exemple24. Le risque est accru par la démobilisation, paradoxale, du Service de santé au moment où l’espace colonial atteint son extension maximale et où les troupes sont engagées dans des opérations de contre-insurrection exigeantes en nombre d’hommes.
Durant la guerre du Rif, et notamment lors de son intervention en 1925-1926, l’armée française est de nouveau confrontée à des foyers épidémiques de typhus qui constituent depuis longtemps en Afrique du Nord une menace importante25. En mai 1925, le médecin-inspecteur Joseph Toubert avertit ses supérieurs que « le danger le plus effrayant à attendre de la future contre-offensive est une épidémie de typhus »26. En effet, les conditions d’hygiène des populations rifaines entraînent une prolifération de poux, vecteur de la maladie. Lorsqu’ils ont été libérés à la fin du conflit au printemps 1926, des prisonniers français expliquent avoir dû survivre pendant leur captivité « avec des millions de poux. Les hommes les plus propres ne tuaient que 200 ou 300 poux chaque matin. Les malades, ils en avaient une telle quantité qu’il était possible de les attraper par poignées sur les épaules »27. Avec environ 60 000 soldats français et un corps expéditionnaire de près de 160 000 hommes avec les Espagnols, les mesures sanitaires nécessaires (désinfection notamment) sont donc très importantes.
Établir le « prix » à payer : inclure la dimension sanitaire dans les réparations allemandes
Remettre à niveau le Service de santé des armées, en proie à de forts besoins opérationnels dans un contexte d’endettement du pays, semble devoir passer par les compensations allemandes, objectif de la diplomatie française au moment de la conférence de paix.
Inclure le coût sanitaire aux négociations sur les réparations
Très rapidement, la France construit son argumentaire de prises de guerre allemandes non restituées à la France en violation des conventions de Genève du 6 janvier 1906 et de La Haye (1899 et 1907)28. Dès lors, l’estimation chiffrée de ces pertes passe facilement d’une évaluation à des fins organisationnelles vers une estimation de ce qui pourrait être une demande de réparations financières29.
L’enjeu sanitaire fait donc partie des négociations entre les Alliés et l’Allemagne dès la conférence de paix. Ouverte en janvier 1919, elle réunit 27 États à Paris sous l’égide des seuls Clemenceau, Lloyd George et Wilson30. Les arbitrages auxquels ils président proviennent des travaux de 52 commissions. Tandis que Français, Britanniques et Américains poursuivent des logiques différentes, les réparations relèvent des exigences sur lesquelles Clemenceau n’est pas prêt à transiger. Si le projet sidérurgique français avec la prise de possession de la Sarre est bien connu, il convient d’envisager également une dimension sanitaire dans l’affaiblissement durable de l’Allemagne recherché par la France31. Le contexte sanitaire et l’opportunité de réduire le retard sur les capacités industrielles pharmaceutiques d’Outre- Rhin expliquent la prise en compte, dans le traité, de certains brevets : c’est le cas de celui de l’aspirine détenue par Bayer depuis 1899 que les articles 306 à 311 du traité contraignent à verser dans les domaines publics (français et américains notamment), alors que l’exigence n’est pas étendue à d’autres parties du monde32. Tandis que l’effort sanitaire, accompagné de besoins en vaccination pour les troupes, s’intensifie dans l’empire colonial, l’enjeu des brevets pharmaceutiques est crucial. L’usage de l’aspirine l’est encore bien davantage ; elle est l’arme principale dans le cadre des épidémies, à commencer par la grippe espagnole, pour faire tomber la fièvre. En effet, impuissants à trouver un vaccin ou un traitement adapté, les médecins luttent surtout contre ses symptômes.
En cas d’application du traité de Versailles pour le matériel sanitaire, il s’agit également de bien mettre en exergue les spécificités du cas des réparations versées à la France par rapport à celles des autres alliés dont les matériels militaires par destination étaient « généralement suffisamment éloigné[s] des lignes ennemies, tandis que, naturellement nos installations territoriales de la région du Nord et de l’Est de la France se sont trouvées livrées entièrement à l’emprise de [l’ennemi] »33. Les infrastructures et matériels de soins sont particulièrement concernés. Conscients que le traité de Versailles a été le résultat de négociations et d’accommodements de chacun des Alliés, les Français entendent rappeler que les réparations qui leurs sont dues à ce titre doivent être plus conséquentes que pour leurs Alliés pour lesquels le territoire national était éloigné des combats.
Cependant, la question des restitutions se pose également pour les prises françaises aux dépens des Allemands. Sur ce point, les Français se saisissent d’une position adoptée par la délégation allemande au cours de la conférence de paix selon laquelle « il ne peut être fait aucune distinction entre le matériel de guerre pris par l’ennemi au cours des opérations militaires et le matériel de guerre livré en exécution d’un Armistice qui a clôturé une opération »34. Ainsi, les prises aux dépens des Allemands avant le 11 novembre 1918 ne doivent pas être comptabilisées dans l’estimation des réparations.
L’article 250 du traité de Versailles est également interprété de façon à minimiser la valeur des rétrocessions : « On ne devra se préoccuper du matériel dont les armées ont pris possession après l’Armistice du 11 novembre 1918. Tout le matériel entré en leur possession auparavant est prise de guerre définitive ; aucun compte ne doit en être tenu à l’Allemagne »35. Cette interprétation vise à écarter l’Alsace-Moselle du décompte36. En effet, l’article 56 du traité précise que « la France entre en possession de tous les biens et propriétés [d]es États allemands sans avoir à payer ni créditer de ce chef aucun des États cédants »37. Ce travail minutieux d’interprétation atteste de la volonté française d’obtenir les chiffrages les plus hauts en termes de réparations.
Entre Versailles, Genève et La Haye : Trois cadres juridiques pour un « prix » en cours d’estimation
Depuis la fin de la guerre, les statistiques produites pour mesurer les pertes de capacités sanitaires et médicales ont systématiquement mis en lumière la violation du droit des conflits armés. Or, ce sont les conventions de Genève et de La Haye qui ont posé les bases du jus in bello dans le droit des conflits armés38. Elles sont considérées par Georges-Henri Soutou comme des étapes d’un processus plus large de « judiciarisation de la vie internationale »39. Lorsque le matériel sanitaire est considéré comme relevant de la sphère militaire, ces conventions peuvent être mobilisées pour obtenir réparation des prises de guerre allemandes. Dès décembre 1919, le service des Réparations du département de la Guerre travaille donc à la définition de ce qui peut être considéré comme militaire. Il semble pertinent de prendre en compte le matériel sanitaire et médical comme « militaire par affectation » afin de pouvoir faire jouer les conventions de La Haye40. Toutefois, « si la commission des réparations admet que le matériel sanitaire peut être considéré comme non militaire, il est préférable d’écarter la Convention de la Haye pour lui préférer l’application pure et simple du Traité de Paix »41. En fait, le traité de paix ne règle pas la question des réparations et renvoie ce point à la mise en place d’une commission internationale chargée d’en établir les montants et les modalités.
Par ailleurs, la réflexion générale sur la position française se heurte à des spécificités en ce qui concerne le matériel sanitaire et médical si l’on retient l’application du traité de Versailles. Le simple fait que la question ne soit pas négligée démontre le caractère stratégique du matériel en question. Sur ce point particulier, les Français bâtissent leur argumentaire sur la concurrence entre les normes qui peuvent s’appliquer à ces matériels42. En effet, le droit des conflits armés pourrait bien être opposé au traité de Versailles si une distinction est retenue entre ce qui est pris dans les formations de campagne et le reste du matériel ; La Haye et Genève pourraient alors être opposées à Versailles. Les Français cherchent à éviter cette configuration sur la base de deux observations. La première réside dans le caractère strictement réciproque de l’application de la convention de La Haye, qui obligerait à davantage de rétrocessions que le cadre de Versailles. Le second consiste à noter que les Allemands ont multiplié les infractions aux conventions de La Haye, comme de Genève, pendant le conflit et qu’il serait malvenu qu’ils s’en réclament à leur avantage une fois la paix revenue. La réflexion juridique vient ainsi renforcer la démarche de reconstruction rapide d’un outil sanitaire pourvu au mieux pour être en capacité de répondre aux défis, notamment épidémiques, auxquels sont confrontées les troupes françaises. Sensibilisé par l’expérience de la grippe espagnole, le Service de santé des armées prend en compte un risque pandémique en Russie ou au Proche-Orient. La Grande Guerre a permis de mesurer que le réservoir humain en combattants n’est pas illimité. A fortiori pour des troupes déployées loin de France, il convient d’avoir les moyens financiers et matériels de maintenir les soldats en état de combattre. Il convient de trouver les meilleurs arguments pour que l’Allemagne y participe le plus possible.
Cela nécessite de mesurer dans le détail les prises de part et d’autre si l’on doit se conformer au droit des conflits armés. Les estimations du Service de santé laissent à voir un volume de prises allemandes supérieures à celles des Français avant l’Armistice43. Le matériel sanitaire des formations en campagne non restitué est estimé à 26,5 millions de francs au moment des pertes44. Une position finale pour la délégation française est ainsi arrêtée. Pour les formations de campagne, le traité de Versailles doit prévaloir et il n’y a d’ailleurs pas d’avantages à invoquer la convention de La Haye. Enfin, se prévaloir du traité de Versailles pour ces unités permet de demander à l’Allemagne des compensations pour le matériel dont elle s’est emparée, celui d’assistance aux blessés ne pouvant être considéré comme militaire. En revanche, en vertu de l’article 250, les demandes allemandes seraient forcément limitées. Pour les formations territoriales, les règles du matériel « non-militaire » pourraient s’appliquer45.
À ce stade, la norme s’appliquerait sur le règlement des restitutions/ réparations. L’estimation par le médecin-inspecteur Toubert (Service de santé des armées) du matériel pris par les Allemands en reprenant les éléments définis par les autorités, « effectuée entre la signature de l’Armistice et le 1er novembre 1920 [ne] représent[e] comme importance approximativement [que] la moitié des approvisionnements sanitaires pris par les Allemands »46. L’enjeu financier pour le maintien des capacités du Service de santé des armées explique que Toubert attire l’attention sur la nécessité d’appliquer une majoration de 100 % par rapport au coût connu des matériels en 1914. Il s’agit de tenir compte de l’inflation à la date du 28 juin 1919, soit au moment du traité de Versailles. Plus qu’une logique de Diktat, la finalité de ce médecin est de pouvoir racheter les matériels au prix de l’après-guerre pour assurer les besoins des armées en campagne. Notant également que « le matériel sanitaire allemand pris par les Français pendant la guerre jusqu’à la signature de l’Armistice n’a pas été rendu » et qu’« il a été utilisé en grande partie pour le traitement des blessés sur le champ de bataille », il tente de dresser au plus juste la valeur des matériels allemands utilisés ou récupérés47. Le camphre pour stimuler le cœur fait partie de la pharmacopée traditionnelle mobilisée contre la grippe espagnole. Le bleu de méthylène est utilisé comme antiseptique dans la lutte contre le typhus. En prenant en compte l’article 14 de la convention de Genève, « cette solution serait encore plus avantageuse pour l’État français que celle qui consisterait à considérer les matériels sanitaires comme prises de guerre » selon Toubert48.
Finalement, au printemps 1920, la fixation du montant des réparations pour dommages de guerre en application du Traité de Paix de Versailles (application article 9 de l’annexe n° 1) est arrêtée et va permettre dans la période suivante la mise en œuvre des réparations49. L’enjeu financier et de robustesse des systèmes sanitaires et médicaux français (civil mais surtout militaire) est tel qu’on organise ensuite les modalités de travail pour tous les départements ministériels pour obtenir au 30 juin 1920, en quelques mois donc, des états précis des réparations demandées afin que la délégation française les défende devant la commission des réparations50. Tout est centralisé par le service des Réparations qui a déjà initié depuis 1918 ce travail pour le ministère de la Guerre51.
De la facture allemande à la consolidation du service de santé des armées : mise en œuvre des réparations
Les modalités de décomptes désormais établies, l’administration militaire comptabilise les matériels pris par les Allemands. Il s’agit de négocier les réparations en regard des besoins immédiats du Service, d’identifier au mieux ceux-ci pour répondre aux enjeux de la médecine de guerre et des contextes épidémiques auxquels sont exposées les troupes.
Estimer les besoins, les prioriser dans le cadre de négociations fluctuantes sur les réparations (1920-1924)
Pour les médicaments, les restitutions sont chiffrées mais peuvent également préciser que « le Service de santé [en] aurait un emploi immédiat »52. La démobilisation médicale crée donc bien des tensions sur certains produits dans le contexte que l’on a précédemment décrit. Les informations affluent des infrastructures militaires du Nord et de l’Est, des différentes unités mais aussi d’autres infrastructures comme les hospices de Roubaix « au sujet de l’enlèvement par les Allemands du matériel des hôpitaux civils »53. On prend même en compte les coûts d’hospitalisation des blessés sur la base d’un calcul des journées de traitement incluant les salaires des soignants54. Le travail est colossal et l’appropriation des administrations d’Alsace-Moselle peut constituer un frein dans la mesure où le chiffrage de tous les matériels sanitaires pris aux Allemands pour l’Alsace n’est transmis qu’au printemps 192255.
Le processus est également long car il convient toujours de montrer qu’il ne s’agit pas de faire payer les Allemands de façon indue, qu’on n’est pas dans le Diktat. Ainsi, « la délégation française à la commission des Réparations a besoin de connaitre », en juillet 1920, « les prestations en nature qui ont été reçues de l’Allemagne en exécution des conventions d’Armistice ou du Traité de Paix, c’est-à-dire, postérieurement au 11 novembre 1918 »56. Dans cette sortie de guerre, l’estimation du coût des réparations et la prise en compte du cadre juridique le plus adéquat est à la fois le moteur des réorientations politiques de la France et en subit les conséquences57. À la suite de la politique d’entente avec la Grande- Bretagne et l’Allemagne menée par Aristide Briand (16 janvier 1921-12 janvier 1922), l’accord franco-allemand de Wiesbaden signé le 6 octobre 1921 « par MM. Loucheur et Rathenau [facilite] le règlement en nature des échéances allemandes »58.
Avec l’arrivée de Poincaré à la tête du cabinet, les négociations se tendent, y compris avec les Alliés59. Ces difficultés se traduisent par le fait que « le 27 février 1922, M. Bemelmans, représentant de la Commission des Réparations, [obtient] de l’Allemagne pour les réparations en nature [des Alliés à l’exclusion de la France] une procédure plus simple que celle des accords de Wiesbaden »60. L’arrangement Bemelmans-Cuntze du 2 juin 1922 fixe le cadre général des livraisons de marchandises « suivant des contrats de nature commerciale, librement conclus entre fournisseur allemand et destinataire allié, avec homologation presque automatique de la Commission des réparations »61. Il faut attendre l’accord Gillet du 9 juin pour que la France bénéficie des mêmes conditions62. Dès lors, en fonction des situations, il convient, pour les livraisons demandées à l’Allemagne, de définir si elles entrent dans l’arrangement Bemelmans ou si la partie VIII du traité de Versailles doit être appliquée63. D’autre part, l’arrangement Bemelmans rejoint la philosophie du plan Seydoux, lui-même élaboré en 1920-1921, qui repose pour partie sur l’idée de « privilégier les paiements en nature […] la France [devant] présenter à l’Allemagne, par l’intermédiaire de la Commission des Réparations […] une liste de produits à fournir, qui était transmise aux industriels concernés »64. Cette période de tensions croissantes – qui précède de quelques mois l’occupation de la Ruhr – donne lieu à de nouveaux recensements sur les restitutions en nature à exiger de l’Allemagne pour compensation des saisies dans les hôpitaux des régions envahies. Le Service de santé s’en saisit aussitôt pour avoir accès à des médicaments « rares ou même introuvables sur le marché » et pour lesquels ses besoins risquent de ne pas être couverts par les procédures habituelles d’achat (codéine, adrénaline, digitaline cristallisée, …)65. L’urotropine est par exemple cruciale pour le traitement des diarrhées cholériques observées dans le corps expéditionnaire en Russie66. Après le plan Dawes en 1924, on réaménage à nouveau la gestion des demandes en nature67. Afin d’organiser ses commandes propres le gouvernement français crée alors « un office des prestations en nature chargé de préparer les commandes françaises, de les centraliser, de les transmettre à la Commission des Réparations »68.
Dans la première moitié des années 1920, les besoins sont très urgents en Alsace-Moselle évacuée par les Allemands avec tous leurs équipements si bien qu’« il y a lieu de prendre dès maintenant toutes dispositions utiles pour pouvoir passer sans délai dès que l’autorisation en sera donnée les commandes de matériels et matériaux prévues par ces accords »69. Ainsi, l’arrangement répond certes aux demandes allemandes de moratoire mais il est accepté par la France qui y trouve un expédient facilitant le bon fonctionnement de son système sanitaire. La récupération de capacités d’analyses biologiques et bactériologiques est fondamentale au regard des contextes épidémiques déjà évoqués. Il y a urgence pour le Service de santé à se faire d’abord rembourser mais également à récupérer directement des réactifs et des médicaments70. L’occupation de la Rhénanie, conformément au traité de Versailles, puis de la Ruhr en 1923 en raison des tensions sur les réparations, permet également à la France de pallier ses carences en matériels sanitaires. Il est intéressant de noter que les choix qualitatifs sont désormais clairement privilégiés. Alors que la France a été confrontée au typhus dans le Rif et qu’elle se déploie en Syrie, les autorités militaires françaises portent un intérêt particulier à l’acquisition de matériel allemand de désinfection au titre des restitutions en nature.
Les « réparations » versées par l’Allemagne : un effort de plus en plus centré sur les appareils sanitaires en lien avec les besoins opérationnels
Après les longues estimations et négociations de la première moitié de la décennie, ce n’est que dans cette seconde moitié des années 1920 que le Service de santé reçoit des fournitures. Les modalités sont désormais bien établies. La Réserve de guerre établit ses besoins médicaux et sanitaires71. Ils portent par exemple sur du matériel de laboratoire (boîtes de culture de Petri, burettes graduées, centrifugeurs à main, tubes à essai, lamelles couvre-objets, verres à expériences, etc.). La réponse à ces demandes peut prendre plusieurs formes. Pour les fournitures en nature, des contrats- types sont mis en place, visés et révisés quand il est besoin par le ministère des Finances72. Les contrats passés avec des entreprises allemandes peuvent cependant concerner des matériels beaucoup plus courants comme des thermomètres médicaux ou des draps de lit73. Des seringues en verre sont commandées à Max Fleischer74 et le ministère de la Guerre indique en 1927 qu’il ne transmettra les demandes de règlements de la société Koewa à la commission des Réparations qu’après avoir reçu la totalité de la commande et avoir contrôlé les matériels réceptionnés75. Un second canal repose sur les réparations en termes de contributions budgétaires. Par exemple, le Service de santé reçoit 270 000 marks-or qui viennent d’être prélevés sur une nouvelle contribution allemande qu’il peut ensuite utiliser comme bon lui semble76.
La pénurie toujours persistante dans la seconde moitié des années 1920 fait l’objet de propositions d’acteurs privés dans une logique transnationale. L’entreprise parisienne d’import-export L. Nicolas propose au ministère de la Guerre un catalogue d’outils de ses partenaires allemands « d’appareils sanitaires tels que filtres, appareils de stérilisation, installation de machines à désinfecter, etc., et ce, spécialement pour la Syrie ainsi que les colonies »77. Le Service de santé des armées s’intéresse effectivement de près aux machines allemandes de désinfection, comme le prouvent les enquêtes sur leurs prix et le recueil de prospectus de différents modèles78. Au contraire, le versement dans le domaine public de brevets de l’industrie pharmaceutique allemande lors du traité de Versailles a porté ses fruits dans la seconde moitié des années 1920. Dans une note sur les prestations de ce type en nature, il est noté que « la plupart de ces produits sont aujourd’hui fabriqués par l’industrie nationale et il conviendrait de voir si la mesure [c’est-à-dire les prestations en nature] n’irait pas à l’encontre des intérêts de cette industrie dont on cherche, par ailleurs, à favoriser l’expansion »79.
Conclusion
Finalement, si le Service de santé des armées n’échappe pas à la démobilisation, les enjeux de son bon fonctionnement immédiat expliquent l’inscription des infrastructures médicales et des matériels sanitaires dans le prix à faire payer à l’Allemagne. De 1918 à 1923 surtout, on voit un immense effort de l’administration militaire pour estimer ce « prix » médical dont l’Allemagne doit régler la note. Cet effort est mené en parallèle des négociations de paix et doit s’inscrire dans le droit des conflits armés construit avant la Première Guerre mondiale. Ce cadre juridique multiple conduit à des réflexions sur les arbitrages à faire en termes de normes à prendre en compte mais aussi de stratégies administratives pour faire en sorte que ce soit la norme la plus avantageuse qui puisse s’imposer. En réalité, ces conflits de cadres juridiques ne se règlent pas dans la période et prennent même de l’importance après la Seconde Guerre mondiale pour ne se régler qu’avec le traité de Vienne sur le droit des traités en 196980. Progressivement les modalités d’application se dessinent mais sont également recomposées par le processus politique de renégociations des réparations qui court tout au long des années 1920.
Pour autant, le Service de santé des armées suit toujours la même logique de pouvoir assurer sa robustesse de fonctionnement. En effet, la démobilisation médicale va à rebours d’un contexte où les armées françaises se re-déploient sur des théâtres d’opérations non-nationaux ou non-métropolitains très fortement affectés par des épidémies, venant accroître la tension sur un service qui doit déjà répondre à la sortie de soins des blessés et à la démobilisation humaine des appelés sous les drapeaux. À la fois pour répondre à ses besoins matériels dans ces nouvelles configurations mais sans doute également avec des enjeux de puissance en arrière-plan, on s’aperçoit que le « prix médical » de la guerre pour l’Allemagne est une tentative de démantèlement de son avance en termes de brevets pharmaceutiques mais aussi un transfert de matériels issus de l’industrie, en particulier d’appareils à finalité sanitaire nécessaire à la démarche coloniale impérialiste française. Au contraire, une armée allemande limitée à de l’auto-défense ne saurait avoir les mêmes besoins en termes de soutien sanitaire à de la projection de forces militaires.