14-15 novembre 2019 | Colloque
Org. Régis Boulat, Laurent Heyberger, Pierre Lamard, Renaud Meltz
Tour à tour député (1973-2002), président du Conseil régional de Franche-Comté (1981-1982), maire de Belfort (1983-2007), ministre de la Recherche et de l’Industrie (1981-1983), de l’Éducation nationale (1984-1986), de la Défense (1988-1991) puis de l’Intérieur (1997-2000), sénateur du Territoire de Belfort (2008-2014), Jean-Pierre Chevènement a marqué de son empreinte originale, et ce pendant plus de 40 ans, tant la gauche française et la vie politique de la ve République que le Territoire de Belfort dont il a été constamment l’élu. Constatant d’une part l’absence de recherches historiques sur cette figure à la fois centrale et singulière du débat public et prenant acte d’autre part de la possibilité récente d’accéder à des sources inédites1, le CRÉSAT (université de Haute-Alsace) et RÉCITS (université de technologie Belfort- Montbéliard) ont organisé, les 14 et 15 novembre 2019, un colloque consacré aux multiples facettes du personnage. Devant une assistance très nombreuse, tant à Mulhouse (14 novembre) qu’à Belfort (15 novembre), et en présence de Jean-Pierre Chevènement, historiens et « grands témoins » ont pu appréhender son riche itinéraire à travers quatre sessions thématiques.
La première, « La République, la Nation et la gauche », a permis de mesurer le poids de ses années de formation (Renaud Quillet, université de Picardie Jules-Verne) depuis sa Franche-Comté natale jusqu’à l’École nationale d’administration avant de souligner l’importance du CÉRES (Centre d’études, de recherche, d’éducation socialiste). Fondé en 1966 par Jean-Pierre Chevènement, Georges Sarre, Didier Motchane et Alain Gomez, ce courant mène une réflexion singulière, notamment sur les questions internationales, jusqu’à l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 (Judith Bonin, université Bordeaux Montaigne) avant de soutenir « l’autre politique économique » défendue par Chevènement, alors ministre de l’Industrie et de la technologie jusqu’à sa démission en 1983, peu avant le congrès du parti socialiste de Bourg-en-Bresse (Anthony Burlaud, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Élu la même année maire de Belfort, Jean-Pierre Chevènement va, dans la droite ligne du discours républicain qui s’était affirmé au CÉRES, proposer un retour aux sources du républicanisme susceptible de réarmer idéologiquement une gauche marquée par le « tournant de 1983 » et la défaite aux élections municipales (Thibault Tellier, Institut d’études politiques Rennes). Une place particulière a été réservée aux différentes étapes qui rythment ses relations avec les gaullistes (Bernard Lachaise, université Bordeaux Montaigne), depuis les débuts de la ve République jusqu’à l’élection présidentielle de 2002 (Gilles Richard, université Rennes 2) dans laquelle il tient, pendant plusieurs mois, le rôle du troisième homme avec un programme aux accents gaullistes mais finalement inadapté. En conclusion, l’historien Christophe Prochasson (École des Hautes Études en Sciences Sociales), qui avait bien voulu endosser pour l’occasion le rôle de « grand témoin », est revenu sur sa socialisation politique au sein du CÉRES.
L’action de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale de 1984 à 1986, a été au cœur de la deuxième session thématique, « Relever l’école républicaine ». Au lendemain d’une « querelle scolaire »2 ayant jeté sur le pavé plus d’un million de personnes, celui dont l’intérêt pour les questions éducatives est ancien souhaite en effet donner un nouvel élan à l’école publique. Combinant les mesures censées mettre fin à la guerre scolaire, à une vision politique de long terme, il transforme durablement la morphologie du système éducatif français (Julien Cahon, université Picardie Jules-Verne). Son action s’accompagne d’une communication active qui fait de l’école la matrice d’un nouveau projet politique à gauche (Yann Forestier, université Rennes 2). L’examen de la réception de cette politique par un paysage syndical traversé de tensions de plus en plus vives permet d’en apprécier également la portée (Hervé Le Fiblec, Institut de recherche sur l’histoire du syndicalisme dans les enseignements du second degré). La collecte de témoignages des cadres du ministère effectuée par le Service d’histoire de l’éducation entre 1992 et 2010 met en évidence la construction précoce d’une « mémoire chevènementiste » dans le champ de l’Éducation nationale dont la caractéristique la plus frappante est une double rupture idéologique avec l’héritage de mai 1968 et la politique de son prédécesseur, Alain Savary (Bénédicte Girault, université de Cergy-Pontoise).
La troisième session, « L’État stratège et les territoires », a articulé les échelles. Dans un contexte marqué par l’application du projet industrialiste de la gauche aux orientations volontaristes et dirigistes, Jean-Pierre Chevènement, qui a été nommé en 1981 ministre de la Recherche et de la technologie – domaines auxquels vient s’adjoindre l’Industrie à partir de 1982 –, voit son action couronnée d’un succès certain grâce à la loi d’orientation et de programmation de la recherche et du développement technologique (juillet 1982), à la mise en place d’un programme mobilisateur « biotechnologies » ou encore à la pérennisation de l’INRA (Odile Maeght-Bournay et Pierre Cornu, université Lumière Lyon 2). Toutefois, sa politique industrielle reposant sur l’élaboration de contrats de plan avec les entreprises industrielles nationalisées, sur la restructuration d’un certain nombre de secteurs en crise et sur la mobilisation de l’opinion achoppe sur le désaveu final du président Mitterrand (Régis Boulat, université de Haute- Alsace). Ancien directeur des Affaires internationales au ministère de la Recherche et de la technologie, Jacques Warin a, grâce à son témoignage, permis de comprendre encore plus finement cette période passionnante. C’est une même vision stratégique, celle de l’aménagement du territoire qui, d’autre part, guide l’action d’un Chevènement, « élu local » soucieux du développement et de l’insertion de l’agglomération belfortaine à l’échelle de la Porte d’Alsace (Territoire de Belfort, Doubs, Haute-Saône, Haut-Rhin), à travers la création de l’Aire urbaine et du Syndicat Mixte, l’installation de l’université de technologie Belfort-Montbéliard, l’arrivée du TGV Rhin-Rhône, etc. (Pierre Lamard et Laurent Heyberger, université de technologie de Belfort-Montbéliard). À l’issue de cette session, une table ronde a réuni Jean-Marie Bockel (sénateur du Haut-Rhin, ancien ministre), Christian Proust (ancien président du Conseil général du Territoire de Belfort) et Baptiste Petitjean (directeur de la Fondation Res Publica).
Consacrée à la « Souveraineté nationale, l’Allemagne et l’Europe », l’ultime session a d’abord permis de montrer l’intérêt précoce de Chevènement pour les questions de défense, bien avant d’occuper ce portefeuille de 1988 à 1991, de comprendre sa doctrine en matière de nucléaire tant militaire que civil, et d’examiner son rapport à l’Allemagne. En effet, Jean-Pierre Chevènement développe, à gauche, dans un contexte post-68, une réflexion critique sur l’armée, dépourvue de tout antimilitarisme et de pacifisme mais ancrée dans une conception républicaine et citoyenne d’une armée au service de la nation. Il joue notamment un rôle majeur dans l’aggiornamento du Parti socialiste à l’égard de la dissuasion nucléaire, contribuant ainsi à forger le consensus sur la défense nationale française dans les années 1970 (Maxime Launay, université Paris-Sorbonne). Parallèlement et en rupture avec le reste du Parti socialiste sur la question du conflit israélo-arabe, il prend position en faveur des pays arabes et des Palestiniens au cours de la période allant de la guerre des Six Jours (1967) à l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République (Thomas Maineult, Centre d’Histoire de Sciences Po). Sans jamais exercer la magistrature suprême, Jean-Pierre Chevènement a également pesé toute sa vie en faveur du nucléaire. Confronté précocement aux enjeux de l’atome par sa formation, ses relations et le destin de son territoire, il construit une doctrine commune au civil et au militaire fondée sur la sécurité et l’indépendance nationales qui ne renie pas l’héritage gaullien. Si son influence demeure limitée par le poids des prérogatives présidentielles, il contribue à penser et concevoir ce qu’il appelle « le troisième âge » de la doctrine nucléaire française et pèse autant qu’il peut pour conserver une absolue souveraineté en ce domaine, refusant que l’ultime avertissement soit pensé en fonction des inquiétudes allemandes. La cohérence et la continuité de la pensée comme de l’action de Jean-Pierre Chevènement ne le préservent pas des heurts de l’histoire : la réunification de l’Allemagne le conduit à repenser la dissuasion française et le fait balancer entre un retour improbable au projet gaulliste de directoire à trois avec Londres et Washington et la révolution, brièvement envisagée, d’une dissuasion franco-allemande. Cela n’affecte en rien son soutien indéfectible au perfectionnement de l’arme atomique, loin d’un moratoire ou même d’une limitation des essais, alors centrés sur les faibles charges afin de crédibiliser l’ultime avertissement (Renaud Meltz et Teva Meyer, université de Haute-Alsace). Le rapport de Jean-Pierre Chevènement à l’Allemagne, « Autre par excellence » (Klaus Peter Sick, Centre Marc-Bloch), et son opposition militante à la construction d’une Europe libérale ont été au cœur des dernières interventions. Toutes les étapes de sa vie politique ont en effet un lien avec la RFA puis l’Allemagne dont il constitue à la fois le « meilleur connaisseur » et le « principal pourfendeur » (Mathieu Dubois, université de Nantes). L’Ambassadeur de France Claude Martin, en poste en Allemagne de 1999 à 2007, note d’ailleurs, au terme d’un exposé stimulant consacré aux relations franco-allemandes, que Jean-Pierre Chevènement aurait sans doute fait un remarquable ministre des Affaires étrangères.
Au terme de deux journées très riches, le colloque s’est conclu par une interview de Jean-Pierre Chevènement par Renaud Meltz et Régis Boulat au cours de laquelle le « Che » est revenu sur quelques figures importantes (de Gaulle, Clemenceau), sur sa « méthode » mais également sur les différents aspects de son combat contre le néo-libéralisme3.