Cartographie historique pour un Atlas transfrontalier

p. 175-181

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En janvier 2017 débutait officiellement le projet de recherche « Cartographie historique pour un Atlas transfrontalier » (CHAT), initié par Olivier Richard, piloté par Régis Boulat et Benjamin Furst et soutenu par le centre de compétences transfrontalières de l’université de Haute-Alsace, NovaTris. Capitalisant l’expertise du CRÉSAT en matière de cartographie historique et l’expérience de l’Atlas historique d’Alsace en ligne1, le projet CHAT affirmait son ambition : rendre compte des dynamiques transfrontalières et de la dimension interculturelle de l’histoire du Rhin supérieur, territoire à géométrie variable en fonction de ses définitions géographique, historique ou administrative2. Le programme était articulé autour de deux principaux objectifs. Le premier était de dépasser les limites identifiées de l’Atlas en ligne, puisqu’à toutes les époques, les phénomènes spatiaux analysés, repérés et pointés en Alsace en dépassent fréquemment les divisions administratives contemporaines. La version numérique couvrait à son origine un espace restreint aux deux départements actuels du Haut-Rhin et du Bas-Rhin mais très rapidement, les auteurs ont mesuré le caractère inopérant de ces limites héritées de la structuration de l’Alsace en province d’Ancien Régime après 1648. Il fallait donc changer d’échelle pour mieux étudier ces dynamiques régionales : l’Alsace doit être replacée dans un vaste ensemble englobant tout le Rhin supérieur. Le second objectif était de proposer une réflexion plus large sur la compatibilité des pratiques cartographiques avec les frontières étatiques et les limites administratives d’une part, avec les objets et les phénomènes qui les franchissent d’autre part, en favorisant les comparaisons entre territoires. Cette comparai- son devait permettre de mieux appréhender la dimension heuristique et les approches méthodologiques de l’outil cartographique.

Le projet ayant pris fin en décembre 2019, un bilan s’impose désormais. L’objectif méthodologique s’est concrétisé à travers l’organisation d’une journée d’études et d’un colloque international. La journée d’études, qui s’inscrivait dans la lignée des journées « Clio en cartes » organisées par le CRÉSAT depuis 2013, sur les enjeux méthodologiques et thématiques des liens entre l’histoire et la cartographie, a eu lieu le 13 novembre 2017 autour de la représentation cartographique des frontières3. Le colloque s’est déroulé du 20 au 22 mai 2019 sur deux sites, Mulhouse et Bâle. 24 chercheurs francophones, germanophones et anglophones, venus parfois de fort loin, ont échangé, discuté et débattu sur la thématique « Produire la carte », déclinée en plusieurs axes : cartographier des systèmes nationaux, frontières et interculturalité, les espaces transfrontaliers de la carte au musée. Une visite de terrain à Bâle a permis de prendre la mesure de la dimension originale d’un espace transfrontalier4. Une seconde journée d’études était initialement envisagée. Intitulée « La carte en histoire : passion française, méfiance germanique », elle devait confronter les pratiques historiennes francophones et germanophones autour des questions spatiales et du recours à l’outil cartographique. Le constat initial – un décalage entre le recours fréquent aux cartes des historiens français et leur usage presque inexistant en Allemagne en dépit d’un spatial turn dans les années 1990 – a aussi sonné le glas de cette journée qui n’a finalement pas eu lieu : les contrastes méthodologiques se sont révélés trop clivants pour réunir suffisamment de chercheurs de part et d’autre du Rhin autour de ce thème. Une partie de ces questions ont toutefois pu être abordées lors des discussions du colloque « Produire la carte ».

 

La cartographie transfrontalière de l’histoire du Rhin supérieur devait permettre la modernisation de l’Atlas en ligne, la réalisation d’une exposition itinérante et transfrontalière et la publication d’un atlas bilingue. L’exposition sur la thématique générale du Rhin supérieur, qui doit aborder en une dizaine de thèmes l’histoire et l’actualité de la région, est encore en préparation. Le nouveau site internet de l’Atlas historique d’Alsace, développé par l’agence mulhousienne Ukoo, a largement amélioré les conditions de navigation et de consultation des cartes, en permettant désormais de croiser une approche chronologique et une approche thématique. C’est cependant la conception et publication d’un Atlas transfrontalier du Rhin supérieur5 qui concrétise le mieux l’ambition du projet de révéler les dynamiques transfrontalières et interculturelles de la région.

La genèse de l’Atlas historique du Rhin supérieur

Pour mener à bien, dans un délai de trois ans, la fabrication d’un atlas aux ambitions transfrontalières et chronologiquement larges − de la Préhistoire à nos jours − un certain nombre de choix s’imposaient. Ils ont été faits par une équipe composée de Benjamin Furst, historien moderniste et cartographe responsable de l’atelier de cartographie du CRÉSAT, Olivier Richard, professeur d’histoire médiévale à l’université de Strasbourg, Marianne Coudry, professeur émérite d’histoire ancienne à l’université de Haute-Alsace, Régis Boulat, maître de conférence en histoire contemporaine à l’université de Haute-Alsace, Jean-Jacques Schwien, maître de conférence en archéologie à l’université de Strasbourg et Odile Kammerer, professeur honoraire d’histoire médiévale à l’université de Haute-Alsace qui en a accepté la direction. Méthodes et contenus ont été, dès le début, discutés et enrichis par la participation active au projet d’Isabelle Laboulais, professeur d’histoire moderne à l’université de Strasbourg et alors directrice des Presses universitaires de Strasbourg, éditeur de l’ouvrage.

D’entrée de jeu, la perspective d’une histoire totale du Rhin supérieur a été écartée, moins du fait de son caractère impossible que du choix de mettre en valeur et de diffuser les travaux de référence les plus récents et les plus innovants. L’équipe choisissait ainsi d’assumer les lacunes thématiques que révèle toute entreprise de mise en cartes de phénomènes historiques sur un espace donné : soit les données cartographiables ne sont pas disponibles faute d’études dans certains champs de recherche, soit les chercheurs de part et d’autre du Rhin, parce qu’ils n’ont pas la même tradition historiographique, n’ont pas produit des travaux comparables permettant d’embrasser l’ensemble de l’espace considéré. La cohérence de l’atlas ne pouvait donc reposer sur une simple suite chronologique mais elle exigeait une organisation thématique centrée sur la frontière. Trois parties se sont donc imposées dans la logique du projet : des temporalités sans frontière (Un même espace / Ein einheitlicher Raum), d’autres avec une frontière conflictuelle (L’invention de frontières / Die Erfindung von Grenzen), d’autres enfin avec une frontière poreuse (Des ponts sur le Rhin / Brücken über der Rhein).

Le choix des cartes à produire s’est alors porté sur les travaux pertinents pour un atlas transfrontalier : l’enjeu déterminant ou non d’une frontière, la possibilité scientifique et technique de traiter les deux rives du Rhin en une même carte, et enfin les thématiques historiographiques innovantes. L’atlas en ligne proposait déjà certaines cartes qui ont été retravaillées pour élargir leur emprise, compléter ou préciser les données, adapter le graphisme. Les autres, conçues directement pour l’ouvrage, procèdent de recherches récentes, parfois amorcées dans le but même d’intégrer cet Atlas historique du Rhin supérieur. Il a ainsi fallu procéder à un appel aux chercheurs dont la spécialité permettait de fabriquer une carte intelligible. Plus de trente auteurs, dont les membres de l’équipe de pilotage, se sont lancés dans l’aventure.

Pour ce faire, un dialogue fécond s’est établi entre chaque chercheur qui apportait ses hypothèses et/ou ses résultats, et le cartographe qui devait refléter au mieux des moyens techniques le message de la carte. Cette co-construction a permis de traduire les données scientifiques en cartes lisibles pour un large public. Accompagnée d’une notice bilingue qui l’explicite, la commente, la critique et informe le lecteur des choix opérés par l’auteur et le cartographe, chaque carte établit également des liens avec la documentation qui a permis son élaboration et qui prolonge son message (sources et bibliographie), mais aussi avec d’autres cartes de l’atlas, à travers des renvois thématiques qui permettent une autre lecture de l’ouvrage. Ce programme scientifique ne pouvait toutefois être conçu indépendamment de la réalisation éditoriale. Après l’approbation d’une maquette originale réalisée par Salomé Risler, le gabarit des textes, le format et le graphisme des cartes et leurs légendes, des introductions, bibliographies et sources ont dû entrer dans l’épure, non sans difficultés en raison du choix initial de traduction intégrale de l’ouvrage. Plus encore, les contraintes de forme et de format ont imposé la disparition d’autres éléments pourtant chers au monde académique, les notes de bas de page en particulier.

Que peut-on découvrir dans l’Atlas historique du Rhin supérieur ?

Dans sa Géographie, Ptolémée constatait que la mappemonde permettait de montrer ce que les hommes ne pouvaient voir ailleurs que dans celle-ci6. Les 57 cartes de l’atlas révèlent des phénomènes, des interactions ou des dynamiques qu’un simple texte ne peut traduire. Ce corpus ouvert révèle aussi, et ce n’est pas son moindre intérêt, les lacunes de la recherche en 2019 et propose donc des perspectives de recherche pour les temps à venir.

Les cartes sont accompagnées, encadrées en quelque sorte. Outre l’appareil critique propre à chaque carte, une introduction générale rappelle à grands traits l’histoire du Rhin supérieur (et ses métamorphoses) et chaque partie est précédée d’une introduction expliquant les choix des auteurs. Une chronologie de la région renvoie aux cartes de l’ouvrage… ou en pointe l’absence.

En feuilletant l’atlas, les multiples facettes de l’approche historique permettent de (re)découvrir le temps et l’espace du Rhin supérieur : habitat, exploitations, organisation sociale, échanges commerciaux et culturels, conflits et traités, religions, industrialisation, moyens de communication, risques d’inondation, gastronomie, etc. Le parcours élaboré depuis la Préhistoire jusqu’à l’actualité de 2019 permet au lecteur de comprendre les points essentiels d’articulation de la dynamique régionale.

Les archéologues ont contribué largement au volume pour les périodes anciennes − d’avant l’écrit − renouvelant efficacement certaines théories ou faisant découvrir des phénomènes inconnus comme, par exemple, la même partition nord-sud − et non pas est-ouest − de part et d’autre du Rhin à la Tène finale (iie et ier siècle av. J.C.). Les cartes sont incontournables pour révéler, par exemple, certains phénomènes démographiques. Apparaissent alors l’ampleur, la dispersion et surtout la corrélation des éléments du peuplement. Les données textuelles se multiplient à la période médiévale sans que, pour autant, les données soient suffisamment précises quant aux limites spatiales et la carte permet d’observer ces zones d’autorité ou d’influence par un recours aux aplats flous de bel effet. Les attendus de ces périodes ont pu être traités : les villes, la christianisation et l’organisation de l’Église, l’approvisionnement des grandes villes (Strasbourg en l’occurrence), l’organisation territoriale et administrative avec la fameuse carte de la mosaïque seigneuriale de 1648 (retravaillée à partir des sources, dont des cartes anciennes).

La mise en place (« l’invention ») de frontières à partir du xviie siècle par des États plus ou moins centralisés transforme le Rhin supérieur en territoires à défendre (fortifier) et à organiser selon des logiques administratives tout autres de part et d’autre du Rhin devenu frontière. L’industrialisation et l’aménagement territorial se révèlent également divergents. Seule la carte pouvait révéler la cohérence spatiale entre la confession religieuse et le vote politique. Les attendus de cette partie sont évidemment les grands conflits qui ont meurtri cet espace. L’intégration de l’Alsace au Reichsland et son incorporation à l’époque nazie entraînent des mouvements démographiques et économiques que montrent bien certaines cartes.

Même en devenant barrière, la frontière se laisse peu à peu apprivoiser et franchir. Dès la fin du xixe siècle, des réseaux matériels (le chemin de fer) et culturels nouveaux se tissent entre les deux rives. Les résultats électoraux montrent nettement la différence de substrat politique et sociologique de part et d’autre du Rhin. Les structures tri-nationales qui émergent après la Seconde Guerre mondiale se multiplient et se complexifient en se superposant et se paralysant parfois. La pratique culturelle transfrontalière, en revanche, reste vive et trouve des champs d’application comme le Pass Musées ou la gastronomie qui font l’objet de cartes originales.

L’Atlas historique du Rhin supérieur marque donc une étape historiographique en proposant une lecture cartographique de l’histoire régionale, invitant à approfondir certains phénomènes, à parcourir à grandes enjambées une dynamique pour le moins mouvementée ou à découvrir lentement, grâce à l’esthétique des cartes en pleine page, le fruit du travail d’historiens, archéologues, géographes et cartographes désireux de faire mieux connaître un espace transfrontalier.

1 Atlas historique d’Alsace [En ligne : http://www.atlas.historique.alsace.uha.fr/].

2 Régis Boulat, Benjamin Furst, « De l’Atlas de l’Alsace à l’Atlas du Rhin supérieur : le projet CHAT (2017-2019) », Les Actes du CRESAT, 14 (2017), p

3 Odile Kammerer, Marianne Coudry, Benjamin Furst, « Clio en cartes 5. Cartographier la frontière hier et aujourd’hui », Les Actes du CRESAT, 15 (2018

4 Voir « Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours », Revue du Rhin supérieur, 1 (2019), p.

5 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique du Rhin supérieur / Der Oberrhein : ein historischer Atlas. Essai d’histoire transfrontalière, Strasbourg

6 Traité de géographie de Claude Ptolémée, trad. N. Halma, Paris, Eberhart, 1828, p. 8.

Notes

1 Atlas historique d’Alsace [En ligne : http://www.atlas.historique.alsace.uha.fr/].

2 Régis Boulat, Benjamin Furst, « De l’Atlas de l’Alsace à l’Atlas du Rhin supérieur : le projet CHAT (2017-2019) », Les Actes du CRESAT, 14 (2017), p. 165-168.

3 Odile Kammerer, Marianne Coudry, Benjamin Furst, « Clio en cartes 5. Cartographier la frontière hier et aujourd’hui », Les Actes du CRESAT, 15 (2018), p. 245-251.

4 Voir « Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours », Revue du Rhin supérieur, 1 (2019), p. 297-319.

5 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique du Rhin supérieur / Der Oberrhein : ein historischer Atlas. Essai d’histoire transfrontalière, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019.

6 Traité de géographie de Claude Ptolémée, trad. N. Halma, Paris, Eberhart, 1828, p. 8.

Citer cet article

Référence papier

« Cartographie historique pour un Atlas transfrontalier », Revue du Rhin supérieur, 2 | 2020, 175-181.

Référence électronique

« Cartographie historique pour un Atlas transfrontalier », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=158

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