Au cours des dernières décennies, la superficie des aires protégées a eu tendance à croître à travers le monde jusqu’à atteindre 15,67 % des surfaces terrestres et 7,65 % des eaux territoriales en 20201. Même si ces pourcentages ne permettent pas de rendre compte de la pluralité des types d’espaces protégés existants, ni de leur efficacité réelle en termes de protection2, ils témoignent de la forte dynamique de création d’espaces dédiés à la protection de la nature et de la biodiversité. Sur la même période, une autre grande dynamique a pris de l’ampleur à l’échelle globale : celle de la mondialisation et de l’ouverture des frontières. Cela s’est traduit notamment par l’intensification des flux de biens, de services et de personnes entre l’ensemble des États dans le monde, donnant lieu à de nouvelles formes spatiales et territoriales, et réinterrogeant la place des frontières internationales3. Nous proposons dans cet article d’interroger de manière croisée ces deux dynamiques globales en nous intéressant à la conservation transfrontalière de la nature.
Dès la seconde moitié du xxe siècle, plusieurs grandes institutions comme le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) ou l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) insistent sur l’importance d’accroître la dimension des aires protégées, afin de mieux répondre aux objectifs écologiques pour lesquels elles ont été mises en place. Pour défendre cela, ces institutions s’appuient sur le fait que dans la majorité des cas, les aires protégées existantes sont d’une taille trop réduite pour véritablement permettre au vivant (faune et flore) de se déplacer en fonction des conditions climatiques et de leurs besoins divers (nourriture, chasse, reproduction, etc.)4. Au nom de cet argument écologique et pour promouvoir la connectivité5, les États sont ainsi encouragés à agrandir et créer de nouveaux espaces protégés sur leur territoire, ou bien à fusionner des aires protégées déjà existantes avec d’autres qui leur sont contiguës le long des frontières politiques6. Cette dernière option correspond à la mise en place d’aires protégées transfrontalières (APTF) définies comme des « étendue[s] de terre et/ou de mer qui [sont] à cheval sur une ou plusieurs frontières entre des États, des unités sous-nationales telles que des provinces et des régions, des zones autonomes et/ou des zones qui tombent en dehors des limites de la souveraineté ou de la juridiction nationale, dont les parties constitutives sont spécialement consacrées à la protection et à la conservation de la diversité biologique et des ressources naturelles et culturelles qui y sont associées, et gérée en coopération par des moyens juridiques ou par tout autre moyen efficace »7. La visée de ces APTF est très souvent politique, et c’est tout particulièrement le cas pour les parcs de la paix (peace parks) qui, en plus de répondre à des enjeux écologiques et économiques, sont conçus comme des outils pour instaurer ou maintenir la paix entre les États qui collaborent8. Historiquement, le premier parc de la paix, celui de Waterton-Glacier partagé entre les États-Unis et le Canada9, est créé en 1932. Il faut attendre ensuite les années 1990 pour que cet outil de conservation émerge véritablement sur la scène internationale. Il rencontre notamment un fort engouement en Afrique australe qui compte à ce jour dix parcs de la paix10. De ce fait, l’objectif de cet article est d’étudier les liens entre frontières et espaces protégés à partir de l’analyse des parcs de la paix en Afrique australe. Nous questionnerons notamment les impacts de la création de ces parcs sur les frontières et verrons dans quelle mesure les frontières sont transformées et/ou mobilisées au nom d’enjeux environnementaux, tout en interrogeant la capacité de ces parcs à créer de nouveaux espaces transfrontaliers11.
Des liens anciens entre frontières et espaces de conservation
Les parcs de la paix en Afrique australe n’ont pas été créés ex nihilo et s’inscrivent dans une histoire plus longue de politiques et de pratiques de conservation de la nature. S’ils n’acquièrent une existence officielle qu’à partir de la fin du xxe siècle, ils procèdent pour beaucoup de projets plus anciens avortés et succèdent surtout à des espaces protégés placés au niveau des frontières, les impactant déjà de manière significative. Dans la majorité des cas, l’histoire des espaces protégés d’Afrique australe est liée à la période coloniale. La conservation de la nature au moyen d’espaces dédiés et délimités relève en effet d’une certaine conception des rapports entre humains et nature qui est avant tout occidentale, et plus particulièrement anglo-saxonne. Cette conception s’est néanmoins largement diffusée à travers l’Afrique, et ailleurs dans le monde, lors de la colonisation12. Signalons au passage le cas particulier de l’Afrique du Sud, en tant que colonie de peuplement blanc qui a connu une double colonisation : hollandaise puis britannique. Le pays devient ensuite indépendant en 1910, soit bien avant les autres pays de la région, dirigée par une minorité blanche qui fait du rapport à la nature sauvage (wilderness à l’américaine) un élément constitutif de l’identité nationale sud-africaine13. Ceci explique aussi pourquoi c’est en Afrique du Sud que se trouvent les initiateurs et les principaux acteurs des parcs de la paix en Afrique australe, tout particulièrement la Peace Parks Foundation (PPF) dont le siège se situe à Stellenbosch, non loin de la ville du Cap.
Au cours du xxe siècle, les premières formes d’espaces protégés qui voient le jour en Afrique australe servent avant tout à des fins cynégétiques (réserve de chasse) ou paysagères (réserve naturelle) pour des élites coloniales blanches. Ce n’est que dans un second temps que le statut de ces réserves évolue et qu’elles sont transformées en espaces dédiés à la protection, selon une logique davantage environnementaliste. La prise en compte de la dimension temporelle permet de comprendre que la création des parcs de la paix n’initie pas une transformation des frontières, mais qu’elle la poursuit plutôt sous des formes nouvelles. Le parc national Kruger par exemple, créé par l’Union sud-africaine en 1926, longe les frontières avec la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe), et surtout avec le Mozambique, sur près de 400 kilomètres. Dès 1927, la réserve de chasse (future Coutada 16 qui deviendra ensuite le parc national du Limpopo en 2001) est créée côté mozambicain à partir d’une proposition sud-africaine, instaurant une première zone tampon au statut nouveau autour de ces espaces frontaliers14. Dans la seconde moitié du xxe siècle, marquée notamment par l’apartheid, la guerre froide et un long processus de décolonisation, la place et les usages des parcs frontaliers évoluent considérablement. Certains de ces parcs deviennent par exemple des théâtres d’affrontements politiques, voire géopolitiques, à l’image du Kruger ou encore des parcs situés dans la bande de Caprivi en Namibie15. Précisons que même si dans la plupart des cas, les espaces protégés sont créés avant que les pays d’Afrique australe n’obtiennent leur indépendance16, ces espaces constituent ensuite des héritages réinvestis et réappropriés par les pays nouvellement indépendants, qui transforment par exemple d’anciennes réserves coloniales en parcs nationaux. C’est le cas du parc national de Mana Pools créé en 1984 au Zimbabwe (soit quatre ans après l’indépendance du pays), là où se trouvait une réserve de chasse dédiée à l’ancien président. Une année plus tôt, la Zambie crée le parc national du Bas-Zambèze qui longe la frontière sur 120 kilomètres environ, sachant, comme c’est souvent le cas, que la frontière correspond ici à un élément naturel, en l’occurrence le fleuve Zambèze. À l’heure actuelle, le parc de la paix Lower Zambezi Mana Pools est au stade de conception (voir fig. 1), mais l’on constate qu’avant même la mise en place du parc, les frontières politiques qui relient les deux parcs sont déjà, de fait, comprises au sein d’espaces de conservation qui influent sur leurs fonctions et leurs usages.
Ainsi, la dynamique récente des parcs de la paix constitue en réalité une étape dans un processus plus long, mêlant frontières et espaces protégés de manière plurielle et complexe. Que ce soit dans un contexte de colonisation ou un contexte d’affirmation de nations nouvelles, la création d’espaces protégés est très souvent associée à des enjeux de contrôle et de sécurisation du territoire national. Dans cette optique, ils sont implantés pour beaucoup au niveau des espaces frontaliers qui représentent pour le pouvoir central, soit des marges à protéger ou à mettre en valeur, soit des zones de front et de conquête17. Il existe donc un véritable enjeu pour les parcs de la paix à assumer et valoriser cet héritage, ou au contraire à s’en distancier pour proposer d’autres manières de penser et d’organiser les relations entre frontières et espaces protégés.
Contexte politique et processus de mis en place des parcs de la paix en Afrique australe
Pour mieux saisir à quoi ces parcs de la paix correspondent, il est utile d’en rappeler les caractéristiques principales et de revenir sur le contexte de leur mise en place. À partir des données rassemblées dans le tableau 1, on s’aperçoit rapidement que les parcs de la paix procèdent d’un processus récent et inachevé. En effet, à l’exception du parc de Kgalagadi dont le protocole d’accord est mis en place dès 1992, l’ensemble des parcs de la paix sont institués dans les années 2000, et dans les années 2010 pour les plus récents. Le milieu des années 1990 correspond à une période de grands changements politiques, aussi bien à l’échelle internationale (globalisation, fin de la guerre froide) que régionale (fin du régime d’apartheid en Afrique du sud, indépendance de la Namibie, fin des guerres civiles au Mozambique, etc.). Cela crée un contexte plus favorable à la paix et à la coopération et c’est dans cette optique que les premiers parcs de la paix ont été créés. Les États constituent des acteurs majeurs dans ce processus de coopération environnementale, mais ce dernier s’est fait avant tout à l’initiative de la Peace Parks Foundation (PPF), une ONG sud-africaine créée en 1997. C’est en effet via Anton Rupert, le fondateur de la PPF, qui était aussi un haut dignitaire de l’apartheid et le président du Fonds mondial pour la nature (WWF) en Afrique du Sud, que les aires de conservation transfrontalières ont été introduites et promues par la Banque Mondiale puis rapidement reprises par la Communauté de Développement de l’Afrique australe (SADC) comme outils pour renforcer l’intégration économique régionale18. À présent, la PPF jouit d’une grande notoriété en Afrique australe et joue un rôle de premier plan, ce qu’atteste par exemple l’accord bilatéral signé avec le département des affaires environnementales sud-africain en avril 201219. La PPF œuvre pour la promotion, la mise en place puis la gestion financière des parcs. Elle produit, entre autres, des outils d’aide à la gestion comme des rapports ou la constitution de systèmes d’information géographique.
En Afrique australe, contrairement à d’autres régions du monde, notamment l’Europe qui a été pacifiée par un processus d’intégration régionale suite aux deux guerres mondiales, la paix n’apparaît pas comme un prérequis pour la coopération mais plutôt comme un objectif à atteindre. Mais, comme le souligne l’anthropologue Nadia Belaïdi, l’emploi du mot « paix » demeure flou, voire abusif, généralement pris dans un sens faible et justifié par exemple par le fait qu’il puisse exister une libre circulation de la faune ou des touristes par-delà les frontières. De plus, l’objectif de paix reste le plus souvent de l’ordre des discours sans que cela se traduise concrètement sur le plan juridique, en particulier dans les traités constitutifs des parcs (à l’exception notable du Kavango Zambezi)20.
Tableau 1. Caractéristiques principales de 10 parcs de la paix en Afrique australe21
Catégorie | Nom du parc de la paix | Superficie km² | Pays | Date protocole d’accord | Date traité |
A (traité signé) | /Ai/Ais-Richtersveld | 6 045 | Namibie, Afrique du Sud | 2001 | 2013 |
Kgalagadi | 35 551 | Botswana, Afrique du Sud | 1992 | 2000 | |
Kavango Zambezi | 520 000 | Angola, Botswana, Namibie, Zambie, Zimbabwe | 2006 | 2011 | |
Great Limpopo | 100 000 | Mozambique, Afrique du Sud, Zimbabwe | 2000 | 2002 | |
Lubombo | 10 029 | eSwatini, Mozambique, Afrique du Sud | 2000 | 2000 | |
Maloti-Drakensberg | 14 740 | Lesotho, Afrique du Sud | 2001 | 2003 | |
Malawi-Zambia | 32 278 | Malawi, Zambie | 2004 | 2015 | |
B (protocole d’accord) | Greater Mapungubwe | 5 909 | Botswana, Afrique du Sud, Zimbabwe | 2006 | nc |
C (phase conceptuelle) | Liuwa Plains-Mussuma | 14 464 | Angola, Zambie | nc | nc |
Lower Zambezi-Mana Pools | 17 745 | Zambie, Zimbabwe | nc | nc | |
TOTAL | 10 parcs | 756 761 | 10 pays | ||
L’établissement d’un parc de la paix se fait en trois temps : une phase de conception tout d’abord où les États partenaires discutent de la faisabilité, la pertinence et l’intérêt de créer ce genre de parc. C’est à cette étape que s’opère le choix du site, mais aussi son étendue et son mode de fonctionnement. Les choix de la localisation et des délimitations sont éminemment stratégiques et politiques, mais comme nous l’avons mentionné plus haut, les parcs de la paix correspondent à une transformation et une mise en commun d’espaces protégés frontaliers déjà existants, dont les limites et les usages évoluent. Cette première étape implique une volonté politique de collaborer et la reconnaissance d’intérêts communs, ce que facilite l’existence de structures à l’échelle régionale comme la PPF et la SADC. La seconde étape est celle de la signature d’un protocole d’accord ou d’entente (memorandum of understanding) qui sert à préparer la mise en place du futur traité. Une fois le protocole signé, le parc a déjà une existence effective, mais c’est la troisième étape, la signature d’un traité, qui permet d’officialiser la création du parc sur le plan juridique, et surtout de fournir un cadre légal plus strict et contraignant, ce que n’autorise pas le protocole d’accord22.
Les dix parcs de la paix existants en Afrique australe concernent dix pays différents, tous membres de la SADC, et s’étendent sur 756 761 km², soit près de 12,6 % de la superficie totale des dix pays concernés (voir fig. 1). Un parc de la paix en particulier se distingue par sa grande taille : le Kavango-Zambezi étendu sur 520 000 km² (soit plus de 68 % de la surface totale des parcs de la paix), résultat de la fusion de 36 aires protégées de statuts divers et réparties sur cinq pays. Une proportion non négligeable des frontières internationales est donc concernée par ces espaces de conservation transfrontalière, ce qui n’est pas sans interroger sur la manière dont ces frontières sont impactées.
Ouverture et transformation des frontières
Les parcs de la paix d’Afrique australe sont avant tout promus comme des outils de connectivité, autrement dit, de mise en réseau de plusieurs aires protégées. C’est d’ailleurs cet argument écologique de la connectivité qui a été utilisé pour défendre la pertinence et la mise en œuvre de la conservation transfrontalière23. Ce concept issu de chercheurs en écologie puis en biologie de la conservation a eu pour conséquence, sur le plan politique, de dépeindre les frontières politiques comme des entraves « artificielles » au fonctionnement « naturel », sous-entendu normal, des écosystèmes. Cela fait écho à l’idée que la nature ne connaît pas de frontières, un thème symbolique fort régulièrement mobilisé par la PPF et les autres défenseurs des parcs de la paix, à l’image de l’initiative Boundless Southern Africa24. Un événement est particulièrement représentatif de cette vision : lorsque dans la journée du 4 octobre 2001, Nelson Mandela en personne (en tant que parrain de la PPF) ouvre une clôture qui sépare l’Afrique du sud et le Mozambique au niveau du parc transfrontalier du Great Limpopo25. Dans les faits, cette ouverture a permis avant tout le déplacement de la faune sauvage. Le parc national du Kruger comportait une population trop nombreuse d’éléphants, l’ouverture vers le Limpopo servait ainsi à le désengorger et à mieux répartir les effectifs26. L’enjeu de l’ouverture des frontières est également de rendre ces espaces plus accessibles et attractifs pour le tourisme. Cela passe par la mise en place d’infrastructures de transport et d’accueil, mais aussi par des allégements de démarches administratives. Certains pays ont décidé par exemple de proposer un visa unique aux touristes pour visiter les parcs et s’y déplacer sans être limité par les frontières, ce qu’on retrouve parfois sous la formule « tourisme sans frontières ». Ce visa unique est encore à l’état de projet dans la majorité des parcs, mais dans le cas du Kavango Zambezi, la Zambie et le Zimbabwe se sont mis d’accord pour l’expérimenter. Il s’agit du KAZA univisa qui a connu une première phase test entre novembre 2014 et décembre 2015, puis une seconde phase à partir de décembre 2016, intégrant également en partie le Botswana27. Cette politique d’ouverture a eu pour conséquence d’intensifier les échanges de part et d’autre des frontières concernées, via notamment un accroissement de la fréquentation touristique.
En œuvrant pour l’ouverture des frontières politiques, les parcs de la paix proposent ainsi un renouvellement de l’espace et des mobilités à l’échelle de l’Afrique australe. Cela se traduit par une plus grande liberté de mouvement de la faune sauvage mais aussi par une accessibilité accrue de parcs conçus comme de vastes espaces de tourisme. De telles dynamiques impactent les usages mais aussi les formes des frontières, qui sont notamment sujettes à un processus de délinéarisation28 (passage d’une frontière linéaire à une frontière qui serait davantage zonale, correspondant ici à la surface du parc). En effet, contrairement à l’image généralement véhiculée d’espaces sans frontières, la création de ces parcs de la paix tend à déplacer les frontières, bien plus qu’à les effacer29. Certaines fonctions de contrôle ou de sécurisation associées aux espaces frontaliers peuvent par exemple se retrouver au niveau des portes d’entrée des parcs, dont les limites sont le plus souvent matérialisées par une clôture ou un mur. Il apparaît alors très intéressant de mettre ce processus de délinéarisation en perspective avec les spécificités coloniales des frontières africaines. Comme le fait remarquer Catherine Coquery-Vidrovitch : « dans l’ensemble du continent africain […], la frontière n’était pas conçue comme une ligne, mais comme une zone de contact et d’interférences de plus en plus floue entre deux ou trois formations politiques »30. Elle ajoute à ce propos que l’Afrique précoloniale était loin d’être dépourvue de frontières, mais que la colonisation a marqué une rupture en y important la conception moderne et linéaire de la frontière. Or, comme l’explique Sylvain Guyot, la création d’espaces protégés de part et d’autre de frontières intercoloniales avait déjà eu pour conséquence de transformer « la ligne frontière en un espace-tampon, plus ou moins géré et relativement perméable »31. Ces éléments historiques et la remise en cause du tracé des frontières héritées de la colonisation participent également de la rhétorique employée par les défenseurs des parcs de la paix. L’argument mis en avant étant par exemple de permettre le rassemblement de populations, que les frontières dessinées par les colonisateurs avaient pu séparer de manière arbitraire. Toutefois, cet argument est à nuancer car certaines populations qui subissent effectivement les effets des frontières n’ont pas forcément vu leur situation s’améliorer avec la mise en place des parcs de la paix. Maano Ramutsindela prend notamment l’exemple du Kgalagadi, le plus ancien des parcs de la paix et dont la localisation à cheval entre l’Afrique du Sud, le Botswana et la Namibie correspond historiquement à une zone de peuplement des San. Malgré cela, les San rencontrent des difficultés pour traverser les frontières afin d’aller travailler ou visiter de la famille, tandis que dans le même temps, la mobilité transfrontalière de la faune et des touristes s’effectue plus librement et facilement32. Il convient ainsi de souligner la finalité politique de cette rhétorique. Du fait du passé colonial des parcs et du secteur de la conservation en général (et tout particulièrement en Afrique du Sud), il y a un véritable enjeu pour les promoteurs des parcs de la paix à se démarquer de cet héritage, à proposer un modèle nouveau qui serait capable de répondre aux enjeux environnementaux contemporains, tout en apportant des solutions aux séquelles de la colonisation.
Si les parcs de la paix participent effectivement de l’ouverture concrète de certains pans des frontières en Afrique australe, on constate que les impacts de leur mise en place se manifestent également au niveau des discours et des représentations relatives aux frontières. On peut évoquer à ce titre les nombreuses représentations cartographiques des parcs, essentiellement produites par la Peace Parks Foundation, qui dessinent de nouvelles limites en donnant l’impression de grandes zones qui se superposent sur les frontières, voire prennent leur place. Pour réaliser la carte de la figure 1, nous avons justement utilisé les données fournies par la PPF sur les contours et la localisation des parcs de la paix. Ce genre de cartes fait bien ressortir la place importante qu’occupent les parcs de la paix à l’échelle de l’Afrique australe, il convient toutefois de les appréhender avec un certain recul ; d’une part car elles disent peu de choses des réalités humaines qui façonnent les parcs, d’autre part, car elles donnent une fausse impression d’entités homogènes de part et d’autre des frontières. Les représentations cartographiques des parcs de la paix ne disent aussi généralement rien sur leur histoire, leur dimension temporelle, or comme nous l’avons vu précédemment, ils n’ont pas été créés ex nihilo mais s’inscrivent au contraire dans un processus plus long.
L’impact le plus significatif des parcs de la paix sur les frontières reste a priori celui de les ouvrir dans une logique de connectivité et de mobilité accrue. Pourtant cette ouverture des frontières est loin d’être évidente et semble mise à mal par les nouveaux enjeux auxquels sont confrontés les parcs de la paix.
Des entraves à l’ouverture des frontières au nom de la coopération environnementale
Depuis quelques années, les parcs de la paix d’Afrique australe sont confrontés à de nouveaux enjeux qui se manifestent à différentes échelles et qui semblent remettre en question la capacité de ces parcs de permettre une ouverture effective des frontières, du moins tel que cela est revendiqué par les acteurs des parcs de la paix. On abordera ici trois grands facteurs qui entravent en pratique l’ouverture théorique des frontières au nom de la coopération environnementale : le maintien dans les faits de la souveraineté nationale sur les frontières ; la militarisation accrue des parcs pour des motifs de sécurisation ; et enfin la pandémie de coronavirus, susceptible d’affecter durablement le fonctionnement des frontières. Dans cette partie, nous nous concentrerons essentiellement sur le cas du Great Limpopo qui est à la fois emblématique et représentatif des enjeux des parcs de la paix.
Plus de deux décennies après la mise en place des premiers parcs de la paix, la question de la souveraineté des États, dans le cadre de la coopération et de la gestion commune d’espaces transfrontaliers, n’a jamais vraiment été réglée. Si on prend par exemple le traité de 2002 établissant le parc transfrontalier du Great Limpopo entre les gouvernements mozambicain, sud-africain et zimbabwéen33, il est précisé dès le préambule : « Reconnaissant le principe de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale de leurs États »34, puis l’article V stipule que « les droits souverains de chaque partie doivent être respectés, et aucune partie ne doit imposer de décisions à une autre »35. On voit ainsi que le traité laisse une grande manœuvre aux États et que les parcs de la paix n’ont pas vocation à remettre en cause la souveraineté nationale. Le contrôle des frontières, tout particulièrement, correspond à une fonction régalienne importante garantissant l’expression de la souveraineté d’un pouvoir sur un territoire. Or le refus des États de céder une part de souveraineté au sein des parcs de la paix semble difficilement conciliable avec la volonté d’ouvrir les frontières et de rendre l’espace plus facilement accessible. Le statut juridique des parcs de la paix semble donc aller prioritairement dans le sens des intérêts étatiques36, et la question de la souveraineté risque de continuer à freiner le projet des parcs de la paix de constituer de vastes espaces de conservation qui transcenderaient les entités et les limites politiques. L’importance accordée par les États à leur souveraineté sur les parcs et les frontières apparaît par ailleurs d’autant plus grande ces dernières années, du fait des enjeux sécuritaires qui ont tendance à s’intensifier.
Ces enjeux sécuritaires qui affectent les parcs renvoient notamment au commerce illégal, au braconnage ou encore à la menace de groupes terroristes. Pour décrire la situation et le mode de gestion des parcs en réponse à ces problèmes, de nombreux chercheurs parlent de militarisation de la conservation. Cela désigne la tendance forte du secteur de la conservation à se tourner vers des moyens et des méthodes, généralement associés au domaine militaire, afin d’accroître la sécurité des espaces de conservation37. Il s’agit de problèmes plus globaux qui ne concernent pas uniquement les parcs de la paix en Afrique australe, mais on saisit rapidement la contradiction que cela implique par rapport aux objectifs de pacification portés par ces parcs. À titre d’exemple, on estime que, dans le seul cas du parc national Kruger, les cas recensés de rhinocéros braconnés sont passés de 10 en 2007 à 827 en 2014, tandis qu’entre 2010 et 2015, plus de 500 Mozambicains ont été tués dans le parc38. Ce déploiement de violence a suscité de nombreuses réactions de la part des États, de la PPF mais aussi de la société civile. En atteste la pétition lancée en 2015 intitulée « Rétablissez la clôture le long de la frontière entre le parc Kruger et le Mozambique et faites appel à l’armée pour protéger nos frontières contre les braconniers39 », qui a récolté 14 536 signatures. Cette pétition établit un lien clair entre l’enlèvement des clôtures frontalières, suite à l’établissement du parc transfrontalier du Great Limpopo en 2002, et la crise de braconnage, et réclame le rétablissement de ces clôtures pour contrôler de nouveau la frontière. Toutefois il convient de relativiser ce lien, car seul un tiers (soit environ 20 km) des anciennes clôtures entre le Kruger et le Limpopo a été effectivement enlevé, de plus de nouvelles clôtures électriques ont été érigées à la frontière en 2012, et l’efficacité même de ces clôtures pour lutter contre le braconnage est loin d’être évidente40. Le maintien voire le rajout de clôtures pour marquer la frontière internationale atteste bien de la difficulté de mettre en œuvre les promesses d’ouverture et de connectivité des parcs de la paix. Cela semble, une nouvelle fois, mettre en évidence la dissymétrie qui peut exister entre les discours et les pratiques concernant la place des frontières dans les parcs de la paix.
La pandémie de coronavirus débutée en mars 2020 ajoute encore de la complexité concernant la gestion des parcs en lien avec les frontières. Étant donné l’ampleur de la pandémie vis-à-vis de laquelle nous manquons encore de recul, on se contentera ici de mentionner les premiers impacts visibles, en s’interrogeant sur leur potentielle durabilité. Un des effets notables de la pandémie est la fermeture brutale et plus ou moins longue des frontières à l’échelle régionale. Ce fut le cas notamment en Afrique du Sud au début de la pandémie, puis de nouveau à partir du 11 janvier 2021 suite à la détection d’un nouveau variant du virus dans le pays41. Notons également que dès mars 2020, l’Afrique du Sud a entamé la construction d’une clôture de 40 km sur sa frontière avec le Zimbabwe à proximité du poste-frontière de Beitbridge, afin de stopper le trafic illégal et les risques de contaminations du coronavirus (sachant que la frontière qui sépare l’Afrique du Sud du Zimbabwe s’étend le long du fleuve Limpopo sur environ 200 km, dont 30 km au niveau de la limite nord du parc national Kruger)42. Même si cette clôture ne semble pas constituer un frein efficace aux mobilités transfrontalières informelles, et qu’elle ne concerne pas directement le Great Limpopo, elle permet de mieux saisir le contexte de fermeture des frontières, de repli et de méfiance que la pandémie a accentué dans la région. Des impacts plus directs de la pandémie sur les parcs de la paix se manifestent au niveau des pratiques de braconnage. Dans un premier temps, le braconnage a globalement eu tendance à diminuer, mais la fermeture des frontières et la crise économique liée au ralentissement de nombreuses activités, ont provoqué l’augmentation de cas de braconnage de subsistance (dans le but donc de consommer la viande des animaux) par rapport au braconnage organisé par des réseaux criminels et destiné à l’export43. Cependant, la fin des mesures de confinement semble s’accompagner d’un retour de ce braconnage international44, appelant de nouveau à un contrôle et une surveillance accrue des frontières. Enfin, en stoppant la venue de nombreux touristes internationaux, la pandémie a provoqué un manque à gagner évident pour les parcs de la paix dont le modèle économique repose majoritairement sur les revenus du tourisme45. En attendant un éventuel retour à la normale, les parcs misent surtout sur le développement du tourisme intérieur, mais cela ne suffira sans doute pas pour obtenir les mêmes niveaux de recettes. La fragilité économique dans laquelle la pandémie a placé les parcs interroge donc sur leur capacité à maintenir leurs activités de protection et à poursuivre le processus de coopération transfrontalière.
En conclusion, les parcs de la paix constituent un projet de grande ampleur en proposant la mise en place de vastes espaces transfrontaliers qui lient la majorité des pays de l’Afrique australe dans un cadre de coopération environnementale. Il nous a semblé important de considérer les parcs dans leur dimension temporelle, pour comprendre qu’ils n’ont pas été créés ex nihilo et qu’ils sont plutôt une étape supplémentaire de politiques de conservation qui ont progressivement transformé les frontières. En pratique, la création d’un parc de la paix transforme peu les usages et la forme des frontières sur le terrain, en revanche, cela modifie le statut de l’espace protégé en question et l’inscrit dans de nouvelles logiques portées par d’autres acteurs à d’autres échelles, s’appuyant également sur un renouvellement des discours et des représentations. Analyser les impacts de la mise en place de ces parcs de la paix sur les frontières internationales, nous a amené à en relativiser les effets concrets sur la création d’espaces transfrontaliers, véritablement ouverts et connectés. Il existe en effet un décalage certain entre les discours et les représentations véhiculés sur ces parcs, et leurs effets réels en termes de pratiques et de transformation des frontières. Les parcs de la paix représentent avant tout des outils politiques servant les intérêts d’acteurs aux niveaux national et régional. Ils jouent un rôle non négligeable dans la valorisation économique du tourisme de nature et le renforcement du processus d’intégration régionale portée par la SADC. À ce propos nous rejoignons Nadia Belaïdi lorsqu’elle écrit : « en pratique les aires protégées transfrontalières représentent une extension du pouvoir des autorités centrales et des organisations internationales, souvent dans des régions lointaines et marginales qui étaient plus ou moins ignorées auparavant »46. Il s’agit en outre d’un modèle de conservation qui privilégie les échelles régionale et internationale, parfois au détriment du local, et qui impose aussi une certaine vision de la place et des usages des frontières. On peut ainsi lire sur le site de la Peace Parks Foundation cette phrase qui sert de slogan, voire de mantra, à l’organisation : « Notre rêve est de reconnecter les espaces sauvages d’Afrique pour créer pour l’homme un avenir en harmonie avec la nature47. Pour l’heure, cela semble en effet n’être que de l’ordre du rêve, et la possibilité de traverser les frontières sans entraves demeure le privilège d’une minorité. Il reste donc à présent à voir comment le modèle des parcs de la paix va évoluer dans les prochaines années au regard des changements globaux en cours, en particulier sur le plan climatique et démographique.