Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1986, un incendie de grande ampleur se déclare dans un entrepôt de la firme Sandoz situé à Muttenz, à l’Est de Bâle sur la rive gauche du Rhin où étaient entreposés près de 1 250 tonnes de pesticides. Il en résulte une importante pollution atmosphérique et surtout une pollution sans précédent des eaux du Rhin. Au lendemain du sinistre, la presse régionale française1 ne manque pas de signaler le manque d’informations transmises par les autorités suisses et pointe des dysfonctionnements dans la coopération transfrontalière entamée de manière informelle avec la Regio2 puis institutionnalisée en 1975 avec les Accords de Bonn (création d’une Commission intergouvernementale franco-germano-suisse et deux Comités bipartite et tripartite)3. Quelques semaines plus tard, les travaux du Comité Régional Tripartite qui se réunit le 24 novembre 1986 à Müllheim (Bade-Wurtemberg)4 sont naturellement exclusivement consacrés à la catastrophe. Ils débouchent sur un communiqué commun de trois pages conservé aux Archives départementales du Haut-Rhin (1892 W 5-6) et qui s’avère être un tournant dans le processus de coopération transfrontalière5.
Au cœur de l’histoire environnementale née aux États-Unis durant les années 1970, décennie durant laquelle on voit un intérêt renouvelé pour la protection de la nature et caractérisé par l’émergence de mouvements écologiques6, la pollution industrielle fait l’objet de nombreux travaux en France depuis une vingtaine d’années. Stéphane Frioux s’est notamment intéressé à la politique de gestion du risque et des pollutions industrielles. L’historien expose une faible préoccupation environnementale dans la deuxième moitié du xxe siècle au profit d’une industrialisation rémunératrice7. Plus récemment, de nouvelles recherches ont été conduites autour de la pollution provoquée par les accidents industriels en France notamment après l’incendie de Lubrizol (2019). Renaud Bécot8 souligne, quelques jours après les faits, la difficile gestion de cette catastrophe et l’opacité des informations de la part des pouvoirs publics quant au danger que représente cet accident. De plus, il pointe des dispositifs écologiques peu suffisants face à l’ampleur de la pollution.
Ces recherches autour de la pollution par les industries font écho à la catastrophe de Schweizerhalle de 1986 dont les problématiques environnementales semblent toujours être d’actualité. En effet, la catastrophe souligne la vulnérabilité de l’environnement et des sociétés face aux infrastructures industrielles et se hisse parmi les accidents survenus à partir des années 1960 (Feyzin en 1966, Seveso en 1976, Tchernobyl en 1986) et qui favorisent une longue prise de conscience écologique. Dans un contexte où grandissent les enjeux de la gestion des risques pour protéger d’une part les populations et d’autre part l’environnement, l’incendie de Sandoz constitue un objet d’analyse de premier plan puisqu’il révèle les limites de la région transfrontalière quant à la maîtrise des risques aux abords de la frontière trinationale et amorce de nouvelles préoccupations environnementales après l’accident.
Il convient donc d’étudier ce phénomène à une échelle régionale où les frontières étatiques s’effacent pour laisser place à d’autres. Le choix a été fait de manière à travailler plus spécifiquement sur les conséquences de l’accident dans les relations transfrontalières et de se demander dans quelle mesure la réunion du Comité Régional Tripartite amorce une coopération transfrontalière plus soutenue après la catastrophe de Schweizerhalle afin d’améliorer les échanges et favoriser une meilleure gestion de l’environnement. Pour ce faire, les documents administratifs relatifs aux rapports franco-germano-suisses dans l’espace régional sont précieux. Pour mieux comprendre le document au cœur de cette contribution, il est essentiel de connaître le contexte dans lequel il a été produit. À peine un mois après l’accident de l’entreprise Sandoz, la Regio doit faire face à trois défis de taille : améliorer la communication, restaurer l’environnement et assurer la sécurité des populations. Ces trois axes majeurs sont particulièrement abordés dans la rédaction du communiqué de la réunion du 24 novembre 1986. En effet, ils aboutissent à la création de trois groupes de travail interétatiques. Chaque État préside un groupe de travail, celui de la Suisse – non choisi au hasard – a pour objectif l’« amélioration des mesures de sécurité contre les accidents concernant les produits chimiques »9. Accueillant de nombreux complexes industriels chimiques, la Suisse semble être la plus appropriée à s’occuper de la sécurité de ces industries. Le premier point qui vise à faire un état des lieux « des règlements en vigueur dans les 3 pays en matière de production et de stockage de produits chimiques » illustre de manière significative l’ambition du Comité de mutualiser et d’uniformiser les politiques de sécurité au sein de la région du Rhin Supérieur et ainsi suggère une coopération renforcée en matière de sécurité. Le quatrième point prévoyant un « échange d’informations sur le degré de danger que présente le potentiel chimique dans la région frontalière, avec analyses et mesures de toxicité » peut attirer notre attention puisqu’il souligne la presque méconnaissance de la dangerosité des infrastructures industrielles dans une région frontalière à forte présence d’industries chimiques. Ainsi, la région apprend de ses erreurs et prévoit un meilleur contrôle de ses industries. L’Allemagne se charge quant à elle du groupe de travail intitulé « dégâts écologiques, mesures d’assainissement, dédommagements » qui témoigne d’un intérêt particulier porté à l’environnement et à sa réhabilitation. Enfin la France, déçue par le manque d’informations relayées par la Suisse s’occupe de l’« amélioration de la transmission des informations »10. Ce dernier groupe de travail accentue l’alliance franco-germano-suisse en proposant la préparation d’« une étude commune des procédures d’alerte » dans son cahier des charges d’après catastrophe. Rappelons que l’alerte a été le point sombre de la coopération franco-suisse lors de l’incendie. Ainsi, cette réunion est capitale puisqu’elle met sur pied une nouvelle étape de la coopération transfrontalière et entraine la collaboration des trois pays dans un projet transfrontalier qui vise à l’amélioration du dialogue pour maintenir la sécurité et limiter les dégradations de l’environnement. La création de ces groupes de travail inédits donne un nouveau tournant à la région, en effet, il ne s’agit plus seulement d’échanger en matière d’environnement et de sécurité mais de décider ensemble des nouveaux dispositifs mis en place dans ces domaines. Le communiqué propose également quelques pistes quant à la perception par les sociétés du Rhin Supérieur d’une catastrophe de cette ampleur. En effet, la rapidité de la région à se réunir et à créer un projet de coopération en lien étroit avec l’accident de l’entreprise Sandoz montre l’inquiétude et le désarroi que cette catastrophe a engendrés dans la région.