Isabelle Dasque, Les Diplomates de la République (1871-1914)

p. 107-110

Bibliographical reference

Isabelle Dasque, Les Diplomates de la République (1871-1914), Sorbonne Université Presses, 2020, 766p.

Text

Il aura fallu attendre quinze années pour que soit enfin publiée, dans une version remaniée et enrichie, la monumentale thèse d’Isabelle Dasque, soutenue en 2005, qui s’est depuis imposée comme une référence majeure pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la diplomatie, de ses acteurs et de ses pratiques, et plus généralement à l’histoire des relations internationales contemporaines. Saluons d’emblée l’entreprise éditoriale menée par les presses de Sorbonne Université, qui ont accepté de publier un volume de 766 pages répondant à toutes les normes d’un travail universitaire (appareil critique, état des sources, bibliographie) et agrémenté de graphiques, cartes et illustrations en couleurs – ce n’est malheureusement plus si fréquent.

Isabelle Dasque a identifié les 405 diplomates qui, durant les 43 premières années d’exercice de la iiie République, de 1871 à la Grande Guerre, ont atteint le grade de ministre plénipotentiaire, synonyme d’une carrière aboutie, sinon brillante. Elle s’est appuyée, pour retracer le parcours de chacun, sur les archives du ministère des Affaires étrangères, tant de l’administration centrale que des postes à l’étranger. Elle a dépouillé les fonds des Papiers d’agents, à la richesse très inégale d’un individu à l’autre, mais aussi les séries souvent délaissées du Personnel, de la Comptabilité et du Protocole ; elle a visité les archives des grandes ambassades comme celles des postes de moindre importance – Berlin, Rome, mais aussi Santiago du Chili, Montevideo ou Bangkok ; elle a complété ces sources d’autres fonds conservés à la Préfecture de police de Paris, aux Archives nationales, à la FNSP, ainsi que d’archives privées, sans négliger les annuaires diplomatiques et consulaires, les souvenirs et les correspondances, ni les nombreux écrits à caractère historique, littéraire ou politique publiés par des diplomates dont beaucoup se croyaient également écrivains. Il en est résulté une masse d’informations qu’Isabelle Dasque a su patiemment rassembler, distinguer, corréler et mettre en scène pour nous donner à voir sous toutes leurs facettes ces représentants de la République.

La méthode prosopographique aura rarement été mobilisée avec autant de rigueur, de précision et d’exhaustivité : 53 tableaux, 51 graphiques et diagrammes, et de nombreuses cartes, tous réalisés avec soin, abordent tous les aspects de la vie sociale, familiale et professionnelle, dans le cadre public comme dans la sphère privée, et sur trois générations, d’une profession qui prend un soin particulier à cultiver ses traits distinctifs et son identité propre. Mais ce qui fait la grande richesse de l’analyse, et l’attrait de la lecture, c’est le passage incessant qu’opère Isabelle Dasque du général au particulier, des comportements collectifs aux attitudes singulières, des parcours-types aux trajectoires décalées. Derrière le portrait d’un corps surgit toute une galerie de personnages, célèbres ou inconnus, sans que l’auteure distingue particulièrement ceux qui ont laissé leur nom dans l’histoire de la diplomatie. User de la prosopographie pour mieux mettre en relief la grande variété des profils, les nuances, les tensions internes, toujours présentes derrière la façade lisse et austère du Quai d’Orsay, permet ainsi d’éviter les pièges d’une histoire par trop désincarnée et de sortir des représentations traditionnelles et de l’image trop policée que les diplomates cherchent souvent à donner d’eux-mêmes. Soulignons par ailleurs l’écriture toujours alerte et précise de l’auteure, qui sans jamais se départir de la rigueur propre à l’analyse scientifique, sait se faire tantôt ironique, tendre ou acerbe, et choisir les citations qui font mouche.

L’analyse se déploie en trois mouvements, qui mettent en avant les forces – dynamiques et résistances – qui régissent les rapports des diplomates au monde. La première, indéniablement, est « le culte de la tradition », qui joue d’ailleurs autant comme force d’inertie que comme vecteur d’intégration, notamment auprès des diplomates extérieurs à la Carrière, qui s’empressent, une fois admis, d’en adopter les codes et les pratiques. Isabelle Dasque dissèque les origines sociales, les niveaux de fortune, les stratégies matrimoniales, les réseaux de parenté, les années de jeunesse et d’éducation de ses diplomates ; elle montre bien que si le poids des élites traditionnelles reste important, et notamment celui des familles aristocratiques, la profession s’ouvre largement, avec la iiie République, à la bourgeoisie, grande mais aussi moyenne – tandis que les « couches nouvelles », malgré quelques exceptions, restent globalement aux portes du Quai. Elle insiste sur l’attachement des diplomates à un certain ordre, à un statut que traduisent l’importance des codes vestimentaires et protocolaires, des rituels compris tout à la fois comme signes de distinction et d’interaction, des lieux de sociabilité où l’on cultive l’entre-soi – de l’hôtel diplomatique aux clubs mondains et aux lieux de villégiature. Le diplomate est ici, dans son activité publique comme dans sa vie privée, dans sa fonction première, la représentation, celle qu’il incarne par essence, presque en se contentant d’être.

La deuxième force, qui joue comme dynamique interne, est celle que représentent la Carrière, avec ses lourdeurs administratives, et un métier en pleine mutation, qui franchit durant ces années de la fin du xixe siècle une dernière étape, décisive, dans la voie de la professionnalisation. Isabelle Dasque entre alors dans les détails du recrutement, des réformes de l’administration centrale, des stratégies de carrière, de l’évolution des traitements. Elle montre notamment que l’instauration d’un concours unique, en 1880, pour les carrières diplomatiques et consulaires, s’il répond bien à la volonté affichée de démocratiser et de républicaniser la profession, s’accompagne toujours, dans les années qui suivent, du maintien de pratiques traditionnelles relevant de la cooptation – lettres de recommandation, enquête de moralité, etc. Elle décrit le diplomate au travail, réalisant ses principales missions d’observation, d’information et, de moins en moins souvent, de négociation, confronté là aussi à des évolutions tantôt techniques (la machine à écrire, la révolution des transports et des communications), tantôt structurelles (l’importance prise dans le processus de négociation, en amont par les experts, en aval par les dirigeants politiques). Là encore, dans cette balance entre innovation et tradition, le diplomate peine à trouver le bon équilibre.

La troisième dynamique – objet de la dernière partie de l’ouvrage – est à chercher dans le contexte politique propre à la iiie République et, à l’échelle de l’Europe et du monde, dans les bouleversements qui affectent en profondeur le système international. Le cadre national est d’abord celui de la défaite de 1870, qui marque différemment mais de façon indélébile les trois générations de diplomates qui se succèdent : ceux qui sont déjà en poste en 1870, ceux qui viennent d’entrer dans la Carrière et accèderont aux responsabilités vingt ans plus tard, et ceux qui, alors à peine nés, n’obtiendront les plumes blanches qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Pour quasiment tous, et quelles que soient leurs opinions politiques ou leurs convictions religieuses, la République apparaît vite comme le seul régime capable de ramener la France aux premiers rangs de la scène internationale. Tous, au prix parfois de compromis douloureux avec les milieux dont ils sont issus, se montrent de loyaux serviteurs de la République, par raison sinon de cœur, et soutiennent dans l’ensemble sa politique d’alliances et d’expansion coloniale. Quant au cadre international, celui d’un Concert européen déclinant, s’ils en perçoivent les limites, ils ne sont pas prêts à y renoncer au profit d’un nouveau système fondé sur le droit ; ils regardent avec circonspection – et une certaine inquiétude – les projets visant à généraliser le règlement juridique des différends ou à promouvoir la sécurité collective. Et si la génération d’avant 1914 a bien conscience de vivre les derniers feux d’un âge d’or révolu, elle n’est pas pour autant disposée à reconnaître sa part de responsabilités dans les origines du conflit.

Un monde clos sans être isolé, conservateur mais ouvert à la modernité, pétri de traditions mais qui ne cesse de se réformer, patriote et cosmopolite, assumant ses contradictions avec un art consommé du compromis, voilà ces diplomates de la République admirablement rendus par Isabelle Dasque, dans un ouvrage qui, sur le plan conceptuel et méthodologique, relève de l’histoire sociale et culturelle, mais qui s’affirme aussi comme une contribution majeure à l’histoire de la diplomatie et du système international.

References

Bibliographical reference

Stanislas Jeannesson, « Isabelle Dasque, Les Diplomates de la République (1871-1914) », Revue du Rhin supérieur, 3 | 2021, 107-110.

Electronic reference

Stanislas Jeannesson, « Isabelle Dasque, Les Diplomates de la République (1871-1914) », Revue du Rhin supérieur [Online], 3 | 2021, Online since 01 décembre 2021, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=193

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Stanislas Jeannesson

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