Si, dès les années trente, l’économiste Henry Laufenburger et Pierre Pflimlin consacrent un chapitre de leur Cours d’économie alsacienne au « patronat mulhousien dans ses œuvres »1, il faut attendre le milieu des années 1980 et la thèse magistrale de Michel Hau sur l’industrialisation de l’Alsace (1803-1939)2 pour que les historiens réfléchissent aux caractéristiques spécifiques du patronat protestant mulhousien depuis le xviiie siècle. Alors que ce dernier ne joue plus qu’un rôle résiduel dans l’écosystème sud-alsacien, Michel Hau met ainsi en lumière son comportement spécifique (fort taux d’épargne, études poussées chez les héritiers, notamment dans les matières scientifiques, taux de naissances élevé jusqu’à la fin du xixe siècle) ainsi que son système de valeurs quand, par la suite, d’autres travaux placeront la focale sur les enjeux de politiques sociales (Sandrine Kott et Marie-Claire Vitoux3) ou son fonctionnement en réseau (Florence Ott) à travers le rôle de la Société industrielle de Mulhouse par ailleurs à l’origine d’une pluralité d’initiatives4. En 2005, dans les Dynasties alsaciennes, Michel Hau et Nicolas Stoskopf retracent, de « la tradition d’autonomie urbaine » aux « derniers feux », l’itinéraire collectif de ces longues lignées souvent originaires de Suisse ou d’Allemagne qui traversent les siècles sans toutefois constituer un modèle unique, la variété des destinées étant à l’image de la diversité confessionnelle ou culturelle comme aux contextes/enjeux géopolitiques5. De plus, ces dynasties n’ont pas seulement contribué à l’industrialisation précoce de l’Alsace, elles ont joué un rôle moteur dans le développement économique, politique, scientifique et culturel de la France contemporaine tout en essaimant dans le monde entier6.
Depuis une vingtaine d’années, la recherche historique a continué de s’intéresser à l’histoire des élites rhénanes, rurales ou urbaines, qui, depuis l’époque moderne, sont confrontées à des bouleversements politiques, économiques et sociaux qu’il s’agisse de la fin de la tutelle impériale et de l’incorporation progressive du Rhin Supérieur dans de grands États plus ou moins centralisés, de la succession de plusieurs conflits franco-allemands aux conséquences toujours insuffisamment étudiées, de l’industrialisation puis des mutations industrielles, du processus de construction européenne et de coopération transfrontalière avec la Suisse ou l’Allemagne. L’ambition du séminaire de recherche organisé par le CRÉSAT au printemps 2023 sous forme de journée d’étude était donc de faire le point, à la fois, sur l’évolution sociologique des élites alsaciennes et plus largement du Rhin supérieur (particularités et comportements de la haute société protestante, renouvellement du patronat, etc.), sur leur rôle dans les processus d’échanges commerciaux entre aires politiques ou économiques différentes, dans les débuts de la coopération transfrontalière franco-germano-suisse, sur leur rapport à la construction européenne, sur leurs pratiques sociales, sur la question des appartenances et des identités ou les phénomènes de circulations et de connexions. Cinq chercheurs ont bien voulu partager leurs travaux.
La communication d’Éric Hassler (Unistra – ARCHE) intitulée « Noblesses alsaciennes – élites rhénanes : réflexions autour des échelles d’observation et des myopies historiographiques durant la seconde modernité », s’inscrit dans les apports méthodologiques de l’histoire connectée qui offrent la possibilité d’une relecture de l’histoire moderne des élites nobiliaires rhénanes qui surmonte la fracture causée par le déplacement de la frontière sur le Rhin par la mise en évidence du maintien de solidarités fortes dont il faut questionner la nature, les leviers et les effets. La permanence de l’agrégation multiple aux cercles de chevalerie locaux (Basse-Alsace, Ortenau, Brisgau) et de l’ancrage foncier qui permet le maintien dans les matricules, mais aussi l’entretien de réseaux matrimoniaux étroits qui favorisent le monopole exercé sur les chapitres nobles locaux (Andlau, Ottmarsheim, Masevaux, Murbach, Bâle notamment) dessinent un écosystème nobiliaire du Rhin supérieur au sein duquel gravitent les lignages qui perpétuent ces pratiques sociales, malgré l’inscription dans des fidélités princières désormais différentes (France/Saint-Empire). Ce renforcement des liens croisés, qui s’explique notamment par la nécessité impérieuse de conserver la capacité à intégrer les chapitres nobles et les ordres teutoniques et de Malte par un contrôle drastique de la qualité nobiliaire des lignages avec lesquels on se marie – ce qui en réduit significativement le nombre –, ne bénéficie toutefois réellement qu’à un petit nombre de familles qui tendent à s’enfermer dans un entre-soi préjudiciable sur le long terme car il empêche l’ouverture à d’autres noblesses, notamment française. Pour lui, l’intégration des élites rhénanes est au final réelle, mais relative.
La contribution de Cécile Modanese (chercheuse associée au laboratoire du CRÉSAT) était consacrée aux « Rapports à l’art du patronat industriel suisse et alsacien au xixe siècle ». Décrit comme un groupe austère, travailleur et économe, le patronat protestant du Rhin Supérieur entretient pourtant un rapport à l’art méconnu et révélateur d’une conception de son rôle dans la société. En plus de pratiquer eux-mêmes les arts, parfois à haut niveau, de bénéficier d’une formation dans leur milieu familial et de cours auprès de professionnels, les patrons protestants mulhousiens ou suisses sont souvent des promoteurs des arts via l’accueil d’artistes, des commandes ou par une incitation à la pratique ouvrière dans des sociétés de musique. Prenant rapidement conscience de la valeur patrimoniale de lieux et des objets, ils s’investissent dans la création de musées et l’entretien du patrimoine médiéval afin, d’une part, d’éduquer au goût, et d’autre part, de le transmettre aux générations futures. Les élites du xixe siècle jouent alors le rôle de mécènes à titre personnel.
Trois communications étaient plus spécifiquement centrées sur le second xxe siècle. D’abord celle de Thomas Grandjean (université Paris-Dauphine-PSL, DRM MOST) intitulée « Douze hommes aux aguets : la Sogenal, observatoire privilégié des mutations industrielles de l’Alsace (1945-1982) ». Dans un contexte marqué par les mutations industrielles de l’Alsace et l’émergence d’une nouvelle économie portée par des investissements exogènes, la Sogenal, filiale rhénane de la Société Générale fondée en 1881 s’impose de fait comme la première banque d’entreprise régionale, en accompagnant l’essor de nouvelles activités. Cette politique est menée par un groupe d’administrateurs actifs, qui disposent d’une vision fine de l’évolution économique de la région. À partir d’un corpus d’archives varié (dossiers du conseil d’administration, dossiers du personnel, rapports économiques) et en privilégiant une analyse des points de vue des administrateurs de la Sogenal, cette étude montre de quelles manières la banque influence l’activité économique de la région tout en s’inscrivant elle-même dans une relation de dépendance réciproque avec les dynamiques industrielles locales.
Ensuite, celle de Martial Libera (Unistra – SAGE) « Une élite économique singulière ? Les responsables des chambres de commerce d’industrie (CCI) d’Alsace et de Moselle de 1945 aux années 1970 »7. S’intéressant aux responsables des Chambres de commerce et d’industrie (dirigeants et permanents) chargés de représenter les intérêts des entreprises industrielles et commerciales de leur circonscription auprès des pouvoirs publics, il souhaite en saisir la spécificité et examiner, au sein du paysage consulaire, la singularité des chambres alsaciennes. À travers l’étude des trajectoires d’une trentaine d’hommes, il souligne l’homogénéité d’un groupe dont l’appartenance religieuse est marquée à Mulhouse, une large palette de diplômes, une forte culture d’entreprise couplée à un capitalisme souvent familial. Les secteurs d’activités de ces dirigeants souvent auréolés de succès sont le reflet des principales branches constitutives des Chambres et des mutations de l’économie alsacienne. Présents sur tous les fronts, ils participent à la vie des syndicats professionnels et des organisations patronales, contribuent au rayonnement économique local, régional, voire national, à la coopération transfrontalière tout en se souciant de la formation et de la patrimonialisation. Aux domaines d’action classiques des CCI (informer, conseiller et aider les entreprises, formation, gestion des infrastructures de transport) s’ajoutent des aspects plus stratégiques (défense des intérêts des entreprises, prospective) de sorte que M. Libera montre que le travail comporte trois dimensions. À partir de plusieurs exemples comme les réactions des institutions consulaires aux conséquences économiques du Marché commun, l’Union des chambres de commerce rhénanes, les échanges commerciaux transfrontaliers, l’annexion de Kehl (1945-1953), la canalisation de la Moselle versus Grand canal du Nord-est, s’éclairent les interactions avec les organisations patronales et les syndicats de branche, les relations avec les administrations et les décideurs politiques, les interactions avec les acteurs économiques des régions voisines. Pour ce faire, cette « élite économique singulière » utilise des moyens ordinaires (communication, influence, etc.) et extraordinaires (participation au combat politique voire actions d’opposition radicale au Plan Schumann).
Enfin, Régis Boulat (UHA – CRÉSAT) a montré le rôle central joué par la Société industrielle de Mulhouse dans la phase pionnière de coopération transfrontalière informelle qui s’étend du début des années 1960, date de la création de la Regio Basiliensis par de jeunes cadres bâlois soucieux de l’avenir de leur cité, aux « Accords de Bonn » en 1975 qui en font une « affaire d’État ». En effet, les administrateurs de la SIM qui souhaitent réaffirmer le rôle central de leur compagnie dans l’écosystème mulhousien au moment où ce dernier est chamboulé par la disparition des activités industrielles nées à la fin du xviiie siècle comprennent rapidement tout l’intérêt de l’initiative et créent une Regio du Haut-Rhin. Même s’il s’agit de résoudre les problèmes pratiques qui se posent aux populations de part et d’autre de la frontière et de projeter un certain nombre de réalisations pratiques en matière d’infrastructures de transport, d’implantations industrielles ou de coopération culturelle, l’idée se heurte à de nombreuses résistances au sein d’une partie des grands élus alsaciens et de l’administration française. Si la Regio prend finalement son envol à partir de 1969, les patrons mulhousiens se retrouvent dépossédés de leurs initiatives dès 1975 lors de la création de la Commission intergouvernementale prévue par les « Accords de Bonn ».
Ces contributions illustrent la richesse des recherches récentes et la diversité des approches de l’histoire des élites dans la région du Rhin supérieur du xviie au xxe siècle. Comme il s’agit de recherches en cours, seules sont publiées dans ce numéro les contributions qui ont pu être suffisamment achevées sous forme d’articles. L’objectif est de stimuler la recherche sur ce sujet, à la fois sur le plan thématique et du point de vue méthodologique.