Introduction

DOI : 10.57086/rrs.71

p. 13-17

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Le 22 juin 2019, près de 5 000 personnes ont défilé dans les rues de Belfort afin de protester contre le plan social du groupe américain General Electric dévoilé au lendemain des élections européennes et prévoyant la disparition de plus de 1 000 emplois sur les 4 300 de la branche « turbines » rachetée à Alstom en 2015. Pour les manifestants qui dénonçaient l’inaction de l’État vis-à-vis d’un groupe industriel n’ayant pas tenu ses engagements, la situation du Nord Franche-Comté ne serait pas sans rappeler la crise de la sidérurgie lorraine1. Par ailleurs, quelques mois plus tôt, à Blanquefort, les espoirs des 850 salariés girondins du groupe Ford avaient été douchés par l’annonce de la validation par la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, du travail et de l’emploi (Direccte) d’un plan de sauvegarde de l’emploi scellant, de fait, la fermeture de l’usine2. Pris parmi d’autres, ces exemples semblent illustrer qu’au terme d’un long processus de désindustrialisation ayant touché tous les territoires indus- triels d’Europe occidentale depuis les années 1970, l’industrie française serait en voie de marginalisation quand d’autres pays auraient mieux résisté voire réussi à se « réindustrialiser » (Allemagne, Suède, etc.).

En effet, en France, après la disparition des secteurs traditionnels au fil des naufrages retentissants de la période 1974-1987 (textile, charbon, machine-outil)3, la perte de l’emploi industriel s’est à nouveau accélérée entre 1990 et 1995 avec la succession de plusieurs crises monétaires en Europe, avant qu’une nouvelle phase de désindustrialisation ne débute en 2001. Aux faiblesses structurelles de l’économie (coût du travail plutôt élevé, faible taux d’investissement, spécialisation insuffisante, etc.) sont venus s’ajouter des facteurs aggravants parmi lesquels l’abandon progressif de toute politique industrielle, le choix de l’intégration européenne et du marché unique imposant le respect des règles de la concurrence et condamnant toute préférence nationale en matière de commandes publiques, la croyance en une hypothétique « société postindustrielle »4 et, enfin, les transformations structurelles des entreprises confrontées à la mondialisation et à la financiarisation5. « Consubstantiel de l’industrialisation »6 et synonyme de « perte d’activités industrielles d’un territoire au bénéfice d’autres territoires »7, ce long processus aura ainsi entraîné la disparition de plusieurs millions d’emplois, une diminution relative du PIB, un déficit abyssal de la balance commerciale et, au final, un affaiblissement de la puissance française.

« Bon élève » d’une classe de « cancres », l’Alsace reste avec la Franche- Comté et les Pays de Loire, l’une des régions françaises les plus industrialisées même si les économistes Jean-Luc Ginder et Pierre-François Lelaurain notent, à l’été 2014, que depuis le début des années 2000, l’industrie y a perdu 40 555 emplois8. De fait, si la désindustrialisation a eu d’autant plus de répercussions qu’elle frappait de plein fouet un capitalisme familial en voie de fragilisation depuis l’entre-deux-guerres et des secteurs traditionnels dépérissant depuis les années 1950 – tout particulièrement dans le Haut-Rhin marqué par la disparition progressive du textile et de la grosse construction mécanique –, le tissu productif alsacien repose aujourd’hui sur trois secteurs moteurs que sont les équipements mécaniques, l’automobile et l’agroalimentaire. On note toutefois une forte concentration des emplois industriels dans des établissements de grande taille appartenant à des groupes internationaux (pour 44 % des salariés alsaciens, le centre de décision se situe à l’étranger contre 27 % en moyenne nationale) à capitaux allemands, suisses ou américains présents dans l’automobile, la chimie, la pharmacie, la métallurgie et les équipements mécaniques9. Activement recherchés par des acteurs économiques régionaux désireux de mener à bien une « grande mutation » de l’économie alsacienne10, ces groupes constituent cependant des épées de Damoclès pour les salariés comme le montre l’exemple de la « Nippon Valley alsacienne » où, pour des raisons géostratégiques (cœur d’un marché européen de 500 millions de consommateurs), économiques et sociales (coûts d’exploitations et qualité de la main-d’œuvre), paysagères (les vignes, la « ligne bleue des Vosges ») et culturelles (les responsables locaux ont construit l’image d’une « Alsace idéale » combinant le sérieux germanique à l’art de vivre latin), des entreprises comme Sony (1986), Ricoh Industrie (1988) ou Sharp (1989) se sont implantées autour de Colmar avant de multiplier les plans sociaux quelques années plus tard11.

C’est dans ce contexte que le Centre de recherche sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (CRÉSAT) a choisi de consacrer la première édition de son séminaire thématique à la désindustrialisation, douze ans après les premières Journées d’Histoire Industrielle qui, en pionnières, s’étaient intéressées à la décennie 1974-1984 « sans toutefois trancher a priori entre la vision catastrophiste des effets dévastateurs ou des grands naufrages industriels et la dédramatisation de simples mutations industrielles »12. Au cours de six séances, sept universitaires issus de disciplines différentes (histoire économique et politique, histoire des techniques et épistémologie du patrimoine industriel, droit, sciences de gestion) mais tous auteurs de travaux récents sur la question ont fait le point et ont échangé sur un objet à l’articulation des logiques politiques, techniques, économiques, politiques, sociales et culturelles.

S’intéressant depuis vingt ans à la question, Jean-Claude Daumas, professeur émérite à l’université de Franche-Comté et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, a remarquablement montré dans une séance introductive le démantèlement progressif de la politique industrielle « colbertiste » tout en soulignant l’inefficacité des dispositifs mis en place pour tenter de « réindustrialiser » la France.

Quatre études monographiques ont ensuite permis de placer la focale sur des branches et/ou des entreprises frappées de plein fouet par le processus de désindustrialisation. Étudiant le « monde perdu » de la Lorraine du fer, Pascal Raggi, maître de conférences HDR à l’université de Lorraine, a retracé successivement la fermeture des mines, les mutations techniques du secteur, la contraction de l’activité sidérurgique et le rôle de l’État13. À partir d’archives comptables, Pierre Labardin, maître de conférences à l’université Paris-Dauphine, a proposé une double lecture (« le visible» et « l’invisible ») de la fin de l’entreprise Manufrance, rendue célèbre tant par son catalogue que par un long conflit social14. À l’heure où le sort de l’usine Ford de Blanquefort se scellait définitivement, Hubert Bonin, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Bordeaux, a rappelé l’histoire du site, son caractère excentré par rapport aux systèmes productifs girondins avant de montrer l’opportunisme territorial d’une firme devenue transnationale. Enfin, travaillant sur le site aurifère de Salsigne fermé en 2004, Fleur Laronze, maître de conférences HDR à l’université de Haute-Alsace, est revenue sur les préjudices écologiques et le drame sanitaire avant de les mettre en perspective avec l’émergence de concepts comme la responsabilité sociale des entreprises à l’heure où des projets de réouverture sont envisagés.

Pour achever ce premier cycle thématique, une séance à deux voix a donné naissance à un échange fructueux entre Marina Gasnier, professeur à l’université de technologie Belfort Montbéliard, et Thibault Tellier, professeur à l’Institut d’études politiques de Rennes, autour de la question de la reconversion du patrimoine industriel qui ne cesse de susciter le débat. Alors que Marina Gasnier a présenté des opérations de reconversion patrimoniale à usage économique derrières lesquelles se cachent de véritables enjeux environnementaux15, Thibault Tellier a examiné le rôle joué par le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais à partir de 1974 dans la lutte contre la désindustrialisation (déclin accéléré du textile et du charbon) via une politique de reconquête des friches industrielles.

Dans le prolongement du séminaire centré sur l’étude du cas français, un appel à contributions a permis à Michel Hau, professeur émérite à l’université de Strasbourg et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, et à Nicolas Le Moigne, professeur agrégé au lycée Michel de Montaigne (Mulhouse), de décortiquer les paradoxes de deux contre-modèles : d’une part, celui de l’Allemagne, pays-atelier à hauts salaires, où la désindustrialisation a été partiellement compensée par des reconversions successives ; d’autre part, celui du Liechtenstein, petit pays indépendant le plus industrialisé d’Europe et fonctionnant comme un « pôle de compétitivité ».

1 Alexandre Bollengier, « General Electric à Belfort : “on est en train de détruire toute l’industrie française” », Le Monde, 22 juin 2019.

2 « L’usine Ford de Blanquefort et ses 850 emplois condamnés à un plan social », Le Monde, 5 mars 2919.

3 Michel Hau, « Les grands naufrages industriels français », in N. Stoskopf, P. Lamard (dir.), 1974-1984, une décennie de désindustrialisation ?

4 Popularisé en France par Alain Touraine à la fin des années 1960, le concept à l’origine synonyme de société d’abondance, d’économie de services, d’

5 Ibid., p. 25.

6 Xavier Daumalin, Philippe Mioche, « La désindustrialisation au regard de l’histoire », Rives méditerranéennes, 46 (2013), p. 5-9.

7 Michel Hau, « Introduction », in J.-C. Daumas, I. Kharaba, P. Mioche (dir.), La désindustrialisation : une fatalité ?, op. cit., p. 9.

8 Jean-Luc Ginder, Pierre-François Lelaurain, « Une Alsace sans usines et sans ouvriers », Dernières nouvelles d’Alsace, 23 août 2014.

9 INSEE, « L’industrie en Alsace », Atlas de l’industrie d’Alsace, 2010 ; INSEE, « Le système décisionnel dans l’industrie alsacienne », Chiffres pour

10 Nicolas Stoskopf, Pierre Vonau, « L’Alsace du second xxe siècle : la grande mutation industrielle », Revue d’Alsace, 130 (2004), p. 159-192.

11 Jean-Christophe Harrang, La présence japonaise en Alsace 1980-1998. Une politique volontariste, mémoire de master, université de Haute Alsace, 1998

12 P. Lamard, N. Stoskopf (dir.), 1974-1984, une décennie de désindustrialisation? op. cit.

13 Pascal Raggi, La désindustrialisation de la Lorraine du Fer, Paris, Garnier, 2019.

14 Lambert Jerman, Pierre Labardin, « D’une instrumentalisation de la prudence. La revente du parc immobilier de Manufrance (années 1970-années 1980) 

15 Marina Gasnier, Le patrimoine industriel au prisme de nouveaux défis – Usages économiques et enjeux environnementaux, Besançon, PUFC, 2018.

Notes

1 Alexandre Bollengier, « General Electric à Belfort : “on est en train de détruire toute l’industrie française” », Le Monde, 22 juin 2019.

2 « L’usine Ford de Blanquefort et ses 850 emplois condamnés à un plan social », Le Monde, 5 mars 2919.

3 Michel Hau, « Les grands naufrages industriels français », in N. Stoskopf, P. Lamard (dir.), 1974-1984, une décennie de désindustrialisation ?, Paris, Picard, 2009, p. 15-35.

4 Popularisé en France par Alain Touraine à la fin des années 1960, le concept à l’origine synonyme de société d’abondance, d’économie de services, d’intervention étendue de l’État, d’émergence d’une classe de professionnels et d’affirmation d’un nouveau système de valeurs s’est appauvri jusqu’à devenir un discours commun sur le rôle des services et l’économie de la connaissance. Voir Jean-Claude Daumas, « Une France sans usines : comment en est-on arrivé là ? 1972-2012 », in J.-C. Daumas, I. Kharaba, P. Mioche (dir.), La désindustrialisation, une fatalité ?, Besançon, PUFC, 2017, p. 20-21.

5 Ibid., p. 25.

6 Xavier Daumalin, Philippe Mioche, « La désindustrialisation au regard de l’histoire », Rives méditerranéennes, 46 (2013), p. 5-9.

7 Michel Hau, « Introduction », in J.-C. Daumas, I. Kharaba, P. Mioche (dir.), La désindustrialisation : une fatalité ?, op. cit., p. 9.

8 Jean-Luc Ginder, Pierre-François Lelaurain, « Une Alsace sans usines et sans ouvriers », Dernières nouvelles d’Alsace, 23 août 2014.

9 INSEE, « L’industrie en Alsace », Atlas de l’industrie d’Alsace, 2010 ; INSEE, « Le système décisionnel dans l’industrie alsacienne », Chiffres pour l’Alsace, 16 (2011) [En ligne].

10 Nicolas Stoskopf, Pierre Vonau, « L’Alsace du second xxe siècle : la grande mutation industrielle », Revue d’Alsace, 130 (2004), p. 159-192.

11 Jean-Christophe Harrang, La présence japonaise en Alsace 1980-1998. Une politique volontariste, mémoire de master, université de Haute Alsace, 1998.

12 P. Lamard, N. Stoskopf (dir.), 1974-1984, une décennie de désindustrialisation? op. cit.

13 Pascal Raggi, La désindustrialisation de la Lorraine du Fer, Paris, Garnier, 2019.

14 Lambert Jerman, Pierre Labardin, « D’une instrumentalisation de la prudence. La revente du parc immobilier de Manufrance (années 1970-années 1980) », Entreprises et histoire, 92 (2018/3), p. 59-72

15 Marina Gasnier, Le patrimoine industriel au prisme de nouveaux défis – Usages économiques et enjeux environnementaux, Besançon, PUFC, 2018.

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Référence papier

Régis Boulat, « Introduction », Revue du Rhin supérieur, 1 | 2019, 13-17.

Référence électronique

Régis Boulat, « Introduction », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=71

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Régis Boulat

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