Créée en 1864 par décret impérial, la Société Générale s’implante dès 1866 en Alsace en ouvrant une agence à Strasbourg, puis à Mulhouse et Colmar quatre ans plus tard. Cette expansion est cependant enrayée par la guerre franco-prussienne. Suite à la signature du traité de Francfort, la Société Générale est alors la seule banque française dans une Alsace-Moselle redevenue allemande. Soucieuse de ne pas perdre ses intérêts dans les départements annexés, elle fonde, avec l’aide d’industriels locaux, une filiale de droit allemand nommée la Société Générale Alsacienne de Banque (Allgemeine Elsässische Bankgesellschaft), le 15 octobre 1881. Désormais émancipée de sa Maison-Mère, la jeune banque ouvre de multiples agences de Metz à Lausanne, en passant par Guebwiller et Mayence, renforçant ainsi sa position de part et d’autre du Rhin.
Au lendemain du « retour à la France » des départements annexés, la Société Générale conforte la Sogenal dans son rôle de représentante du groupe dans le monde rhénan. En Alsace-Moselle, la maison-mère compte profiter de l’ancrage régional de sa filiale et de son savoir-faire en tant que « banque de proximité », tandis qu’en Allemagne, la banque est utilisée comme « fer de lance » du groupe, lui permettant d’assurer son leadership face à ses concurrents français.
L’ascension de la Sogenal est cependant heurtée au début des années 1930. La crise économique n’épargne pas les établissements de crédits régionaux : des quatre banques régionales (Banque de Mulhouse, Comptoir d’escompte de Mulhouse, Banque d’Alsace et Société Générale Alsacienne de Banque), seule la Sogenal survit à la « Grande crise » au prix d’une réduction de son capital de 100 millions de francs en 1924 à 40 millions de francs en 1929. Parallèlement, la crise financière que subit l’Allemagne conjuguée à l’arrivée au pouvoir du régime national-socialiste en 1933 freine son expansion outre-Rhin avant de la contraindre à fermer ses agences allemandes. Repliée à Périgueux au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la direction générale assiste impuissante à la prise de contrôle de ses agences par la Badische Bank. Alors qu’un projet de fusion entre les deux banques est un temps envisagé par les autorités allemandes, l’activité de la Sogenal est finalement mise en sommeil jusqu’à la fin du conflit.
En 1945, bien que chamboulée par trois guerres franco-allemandes et par la crise des années trente, l’économie alsacienne qui dispose de nombreux relais d’influence semble se caractériser par la solidité et la permanence de ses structures productives. Toutefois, les Trente Glorieuses sont synonyme d’une « grande mutation industrielle »1 caractérisée d’une part par une désindustrialisation entraînant le dépérissement des secteurs et des entreprises nés aux xviiie et xixe siècles (industrie textile, construction mécanique) et d’autre part par l’émergence d’une « nouvelle économie » alsacienne qui repose sur des investissements exogènes liés à la situation géopolitique de l’Alsace au cœur du marché européen, mais aussi sur le renouvellement de l’industrie locale dans un contexte de coopération transfrontalière en construction2.
Ainsi, malgré l’exacerbation de la concurrence bancaire (Crédit Mutuel, Crédit Industriel d’Alsace-Lorraine, Caisses d’épargne) et la disparition d’un nombre important de firmes métallurgiques et textiles, la Sogenal connaît une croissance importante grâce à des liens toujours plus étroits avec un territoire dont elle prend mensuellement le pouls. Afin de consolider sa présence, elle prospecte et accompagne l’essor de nouvelles activités, le développement économique ainsi que la réflexion sur l’aménagement du territoire et la régionalisation. De manière plus indirecte mais tout aussi essentielle, elle participe également aux travaux d’agences de développement, qu’il s’agisse de l’Agence de développement et d’industrialisation de la région Alsace (ADIRA, 1950), du Comité d’action pour le progrès économique haut-rhinois (CAHR, 1953) ou de la Société Alsacienne de Développement et d’Expansion (SADE, 1956)3. L’ensemble de ces actions permet ainsi à la Sogenal de conforter son statut de principale banque industrielle régionale au cours du second xxe siècle.
À la suite des travaux pionniers de Paul Klein, il faut attendre la thèse de Michel Siegel afin d’avoir une vue d’ensemble du paysage bancaire alsacien, bien que son travail ne porte que sur une période limitée4. Malgré l’existence de monographies d’établissements5, de travaux universitaires6, auxquels s’ajoutent quelques contributions émanant de disciplines connexes, on ne peut que relever la quasi-absence de travaux scientifiques portant sur la Sogenal. En plus de l’article d’Hubert Bonin qui retrace l’histoire de la banque, de sa création à son rattachement à la Société Générale en 20017, l’établissement a plus suscité l’intérêt pour son rôle dans l’espace rhénan qu’en Alsace même8 malgré les travaux consacrés à l’histoire économique régionale et son inscription dans le cadre de la coopération transfrontalière9.
Or, l’étude des relations entre les administrateurs de la Sogenal et le territoire alsacien après 1945 s’inscrit au carrefour de deux champs de recherche, la prosopographie des élites économiques et les relations entre banque et industrie au xxe siècle. Si depuis les années 1980, les sociologues et les chercheurs en sciences de gestion se sont intéressés aux administrateurs des grandes sociétés anonymes, rares sont les historiens français à avoir réalisé des études prosopographiques des conseils d’administration durant le long xxe siècle, exception faite dans le domaine bancaire de la thèse de Chantal Ronzon-Bélot sur les dirigeants des grandes banques de dépôt à la Belle-Époque10. Quant aux relations entre banques et groupes industriels au xxe siècle, elles n’ont pas fait l’objet d’une étude systématique en France, à l’inverse de l’Allemagne, où elles ont notamment été étudiées avec précision par les historiens Volker Wellhöner et Harald Wixforth11. Pourtant, comme le rappelle l’historien Hervé Joly, l’étude des administrateurs permet de mieux appréhender les relations de pouvoir entre banque et entreprise. À partir de documents aisément consultables (composition des conseils d’administration), il est possible de quantifier la représentation des banquiers dans les conseils d’administration d’entreprises – et inversement – et ainsi, de mettre en exergue les liens plus ou moins étroits entre banques et entreprises industrielles.12
C’est dans ce contexte que notre étude s’intéressera au cas de la Société Générale Alsacienne de Banque de 1945 à 1982. Quels rapports entretient-elle avec son territoire ? Quel rôle joue-t-elle dans la « grande mutation industrielle » des Trente Glorieuses ? Qui sont les membres de son conseil d’administration et quelles sont leurs analyses, notamment face au ralentissement des activités industrielles à partir du milieu des années 1970 ?
Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons d’une part sur le fonds Sogenal conservé aux archives historiques de la Société Générale, et particulièrement sur les procès-verbaux des conseils d’administration, les dossiers consacrés aux sociétés de développement régionales, les Rapports mensuels de la situation économique des régions où s’exercent les activités de la Sogenal auxquels s’ajoutent les archives personnelles des présidents René Debrix (1938-1955) et Guillaume Labadens (1969-1977). D’autre part notre étude s’appuie sur des sources imprimées comme la revue d’entreprise Panorama, des écrits personnels d’administrateurs et enfin l’Annuaire de la Sogenal, publié par la banque entre 1922 et 1977, qui offre de nombreux renseignements sur les sociétés par actions présentes en Alsace-Moselle, au Luxembourg et en Sarre et leurs administrateurs.
Nous nous intéresserons successivement à l’analyse prosopographique des membres du conseil avant d’étudier leur vision des mutations industrielles alsaciennes au second xxe siècle pour montrer de quelles manières la banque influença l’activité économique de la région tout en s’inscrivant elle-même dans une relation de dépendance réciproque avec les dynamiques industrielles locales.
Les administrateurs de la Sogenal, une triple expertise au service d’une banque et de son territoire
Les destins de la Sogenal et des grandes entreprises industrielles alsaciennes sont intimement liés, la création de la banque en 1881 ayant été permise par l’apport massif de capitaux de la part de familles d’industriels locales (De Dietrich, Herrenschmidt). La Sogenal affirme d’emblée une forte identité industrielle. La composition de son conseil de surveillance13 reflète une certaine pluralité capitaliste puisque s’entremêlent des délégués parisiens et des représentants des communautés économiques locales. L’ensemble des branches d’activités s’est engagé en soutien de la Sogenal. Aux administrateurs-fondateurs issus de la tannerie (Alfred Herrenschmidt), de la construction mécanique (Édouard de Turckheim), de la rubanerie (Émile de Bary) et de la brasserie (Arthur Schutzenberger) s’ajoutent au fil des ans les représentants des plus illustres familles industrielles alsaciennes tels que Léon Ungemach, Édouard Schlumberger et Eugène de Dietrich.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la banque, amputée de plusieurs membres influents (les présidents successifs de la SACM Pierre Schweisguth et Émile Dollfus sont décédés en 1940 et 1945), se dote de nouveaux statuts dont l’article 14 précise qu’elle est administrée par un « conseil d’administration composé de cinq membres au moins et de douze au plus, pris parmi les actionnaires, nommés par l’Assemblée générale et ordinaire »14. Dès lors, le conseil d’administration de la Sogenal est composé de son président et directeur-général, de trois représentants de la Société Générale, ainsi que de sept administrateurs externes. Qui sont ces hommes ? Quels sont leurs points communs et leurs différences ? Existe-t-il un profil type d’administrateur15 ?
Membres du conseil d’administration et du comité de direction
Dirigeants de la Sogenal siégeant au conseil d’administration | ||
René Debrix | Administrateur général (1934-1938) puis président (1938-1955) | 1934-1955 |
Albert Ehret | Directeur général (1945-1954) puis président honoraire (1954-1962) | 1950-1962 |
Guillaume Labadens | Directeur général (1954-1969), puis président-directeur général (1969-1977) puis président honoraire (1977-1982) | 1969-1982 |
Dirigeants de la Sogenal siégeant au comité de direction | ||
Frédéric Rauch | Directeur général | 1969-1976 |
René Geronimus | Directeur général puis président | 1976-1992 |
Michel Wilhelm | Directeur général | 1976-1984 |
Dirigeants passés de la Société Générale à la Sogenal siégeant au conseil d’administration | ||
Julien Chadenet | Administrateur (1937-1955), président de la Sogenal (1955-1965), Président honoraire (1965-1980) | 1937-1980 |
Henri Blanchenay | Président de la Sogenal | 1965-1968 |
Jean-Paul Delacour | Administrateur (1969-1978) puis président (1978-1982) | 1969-1982 |
Représentants de la Société Générale siégeant au conseil d’administration de la Sogenal | ||
Maurice Rossignol | Directeur, directeur central des opérations de banque, directeur honoraire | 1919-1959 |
Pierre De Moüy | Vice-président, président | 1938-1953 |
Jacques Ferronnière | Directeur, directeur général, président. Vice-président de la Sogenal | 1945-1972 |
Paul Sébire | Directeur honoraire | 1953-1969 |
Claude Hannezo | Directeur, directeur général adjoint | 1967-1969 |
Jean Richard | Directeur général adjoint, vice-président, vice-président de la Sogenal | 1969-1977 |
Pierre Muron | Directeur général adjoint | 1973-1982 |
Léopold Jeorger | Directeur de l’étranger, directeur général adjoint | 1977-1982 |
Représentants des communautés économiques régionales siégeant au conseil d’administration | ||
Georges Herrenschmidt | Gérant des Tanneries Herrenschmidt | 1918-1945 |
Bernard De Turckheim | Président de N. Schlumberger & Cie, vice-président d’honneur de la Sogenal (1973-1977) | 1919-1977 |
André Hartmann | Président des établissements Hartmann à Munster, président d’honneur de la Chambre de commerce de Colmar | 1921-1945 |
René Blech | Président des établissements Blech à Sainte-Marie-aux-Mines, président de la Chambre de commerce de Colmar | 1929-1946 |
Charles Lambert De Cambray | 1943-1955 | |
Eugène Kraffi | Vice-président directeur général de Dollfus Mieg & Cie à Mulhouse, vice-président de la Chambre de commerce de Mulhouse | 1945-1963 |
Fernand Schieber | Gérant des établissements SINCOTEX à Lutzelhouse | 1945-1956 |
Raymond Schuhl | Gérant des établissements Picard & Schuhl à Sainte-Marie-aux-Mines | 1945-1958 |
Charles Frey | Maire de Strasbourg | 1950-1955 |
Henri De Wendel | Gérant des établissements De Wendel | 1955-1982 |
Dominique De Dietrich | Président-directeur général de De Dietrich | 1956-1963 |
Christian D’Andlau Hombourg | Président-directeur général de la Banque fédérative rurale et administrateur général des sociétés de Crédit Mutuel | 1956-1972 |
Robert Baboin | Président de SIDELOR | 1958-1977 |
Bernard Thierry-Mieg | Président-directeur général des établissements Schaeffer et TIVAL, vice-président de la Chambre de Commerce de Mulhouse | 1962-1978 |
Léon Denivelle | Président-directeur général des Fabriques de Produits Chimiques de Thann et Mulhouse et de Potasses et Produits Chimiques | 1963-1982 |
Gilbert De Dietrich | Président-directeur général de De Dietrich | 1968-1982 |
Jean-Frédéric Hérubel | Président-directeur général de N. Schlumberger & Cie | 1973-1982 |
Pierre Pflimlin | Maire de Strasbourg | 1973-1982 |
Théodore Kaas | Président de SIDECHAR | 1977-1982 |
Roland Wagner | Président-directeur général de la Brasserie de Mutzig, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Strasbourg et du Bas-Rhin | 1978-1982 |
Liste des membres du conseil d’administration et du comité de direction de la Sogenal entre 1945 et 1982.
Devenir et être administrateur de la Sogenal : origines et trajectoires de vie
Trois profils types se dégagent de l’étude des trente-sept administrateurs en fonction de 1945 à 1982. Le premier renvoie aux membres de la Sogenal, dont ses six présidents et directeurs généraux qui se succèdent au cours de la période (René Debrix, Albert Ehret, Guillaume Labadens, Frédéric Rauch, René Geronimus et Michel Wilhelm). À ces dirigeants issus de l’Alsacienne se joignent successivement onze représentants de la Société Générale (Maurice Rossignol, Pierre de Moüy, Jacques Ferronnière, Paul Sébire, Claude Hannezo, Jean Richard, Pierre Muron, Léopold Jeorger) dont trois assurent également un temps la présidence de la Sogenal (Julien Chadenet, Henri Blanchenay, Jean-Paul Delacour). Enfin, vingt administrateurs externes viennent compléter le conseil. Parmi eux, certains sont issus de la tannerie (Georges Herrenschmidt), du secteur bancaire (Christian d’Andlau-Hombourg), du textile (André Hartmann, René Blech, Eugène Krafft, Fernand Schieber, Raymond Schuhl, Bernard Thierry-Mieg), de la construction mécanique (Bernard de Turckheim, Dominique de Dietrich, Gilbert de Dietrich, Jean-Frédéric Hérubel), de l’industrie sidérurgique (Henri de Wendel, Robert Baboin, Théodore Kaas), de la chimie (Léon Denivelle), de l’agriculture et brassiculture (Charles Lambert de Cambray, Roland Wagner) et de la politique (Charles Frey, Pierre Pflimlin).
Les banquiers de la Sogenal sont d’abord issus de milieux provinciaux modestes et majoritairement catholiques. Peu diplômés, ils intègrent relativement jeunes la Sogenal où leur abnégation et leur sens des affaires leur a permis d’accéder à des fonctions dirigeantes. Ainsi, ils entrent au conseil d’administration ou au comité de direction vers cinquante ans et y siègent en moyenne vingt ans. Du fait de leur expérience « de terrain », ils tissent des liens étroits avec les acteurs des milieux économiques, politiques et associatifs alsaciens. Ensuite, les délégués de la Société Générale sont nés à Paris ou en province, tous dans des familles catholiques relativement aisées. Tous, excepté un (Jean-Paul Delacour), suivent des études de droit avant de les compléter pour certains par un cursus de sciences politiques ou par un passage à l’ENA. La plupart sont hauts fonctionnaires avant de rejoindre la Société Générale à des postes de direction. Ils intègrent le conseil d’administration de la filiale alsacienne vers quarante-neuf ans et y restent environ seize ans. Peu présents en Alsace, ils ne s’impliquent que très rarement dans la vie économique et socioculturelle locale. Enfin, les administrateurs externes sont issus de familles bourgeoises alsaciennes ou lorraines, autant catholiques que protestantes. Les héritiers ou managers de l’industrie suivent logiquement des formations d’ingénieurs (École polytechnique, École centrale) ou de chimistes, tandis que les représentants politiques s’orientent vers des formations juridiques. Cooptés en raison de leur expérience, ils rejoignent le conseil d’administration de la Sogenal vers cinquante-sept ans pour une assez longue durée, puisqu’ils y siègent en moyenne dix-sept ans. Outre leur fonction de capitaines d’industrie ou d’élus locaux, ces hommes sont particulièrement bien insérés dans les organisations économiques régionales ou les associations socioculturelles.
Les trajectoires semblent donc difficilement comparables car elles ont des logiques différentes. Ainsi, les dirigeants de la Sogenal doivent en grande partie leur poste à leur abnégation et à leur fidélité à la Maison. Le parcours de René Debrix est à ce titre significatif. Entré à l’âge de vingt ans à l’agence de la Société Générale de Caen, il rejoint la Sogenal trois ans plus tard où il effectue le reste de sa carrière, accédant à la direction générale puis la présidence en 193816. De même, Guillaume Labadens intègre l’Alsacienne en qualité d’inspecteur adjoint, avant d’être nommé directeur général en 1954 puis président en 196917. À l’inverse, rares sont les membres de la Société Générale à effectuer la totalité de leur carrière au sein de l’entreprise. Pour la plupart issus de la haute fonction publique, ils rejoignent directement la direction de la banque. Quant aux industriels, héritiers ou managers, tous se voient confier les directions des différentes entreprises en raison de leurs compétences, pour la plupart acquises sur les bancs de prestigieuses écoles. Au niveau de l’influence sociale, à l’inverse des industriels invités à siéger au conseil, les hommes issus de la Sogenal et de la Société Générale ne sont pas tous bien nés et ce sont donc leurs « beaux » mariages qui leur permettent une intégration à la bourgeoisie locale. Ces hommes peuvent ainsi former un ensemble social cohérent, caractérisé par une certaine endogamie sociale. C’est notamment le cas de Guillaume Labadens qui épouse en 1936 Odile Cochon de Lapparent, fille de Jacques Cochon de Lapparent, éminent professeur de minéralogie à l’université de Strasbourg18.
Ces hommes ont également des parcours scolaires brillants. Les filières d’accès restent très étroites tout au long de la période étudiée. La prédominance des études juridiques et de sciences politiques pour les banquiers et des grandes écoles d’ingénieurs pour les industriels demeure spectaculairement forte. Rares sont les membres du conseil à suivre des formations alternatives. Les études commerciales sont encore peu représentées, y compris pour les banquiers, à l’exception de Michel Wilhelm, directeur général de la Sogenal à partir de 1976 et diplômé de HEC19. Plus rares encore sont ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. À l’inverse, une poignée d’hommes se distinguent par leur formation d’exception, les conduisant jusqu’à l’École nationale d’administration, tels que Jean-Paul Delacour, Claude Hannezo et Léopold Jeorger20. La religion n’apparaît pas comme un critère fondamental de recrutement au sein du conseil de la banque. Aux hommes de la Sogenal et de la Société Générale majoritairement catholiques, se joignent autant d’industriels issus des vieilles familles protestantes (Georges Herrenschmidt, Gilbert et Dominique de Dietrich, Bernard Thierry-Mieg pour ne citer qu’eux) que de chefs d’entreprises catholiques (Théodore Kaas, Roland Wagner). Si la tolérance prévaut, le conseil de la banque semble, durant le second xxe siècle, être tout de même influencé par la démocratie chrétienne de Pierre Pflimlin et le christianisme social porté par Christian d’Andlau. Enfin, que cela soit dû à leurs engagements durant les deux conflits mondiaux ou à leur rôle dans l’économie régionale, une majorité des administrateurs sont titulaires de décorations.
Des administrateurs au cœur de leur banque et de leur région
Si le parcours et la trajectoire des administrateurs de la banque présentent des similitudes, leurs implications au sein du conseil de la banque et de la vie de la région divergent fortement.
Rentrés pour la plupart vers cinquante-deux ans au sein du conseil, au moment où ils assument les plus hautes fonctions au sein de leurs entreprises respectives, les administrateurs y restent près de dix-huit ans, avant de le quitter vers soixante-dix ans. Ainsi, siéger au conseil de la Sogenal n’est pas affaire de représentation, puisque ses membres jouent encore un rôle majeur sur la scène économique et politique nationale et régionale. De plus, leur implication est longue, puisque la plupart d’entre eux y effectuent plus de trois mandats successifs.
Les dirigeants de la Sogenal appelés à siéger au conseil de leur banque sont choisis en fonction de l’évolution de leur carrière au sein de la banque et des relations qu’ils entretiennent avec le monde économique et politique local. Les délégués de la Société Générale sont quant à eux souvent choisis en raison de leur bonne connaissance du monde rhénan, voire de leur expérience passée en Alsace ou en Moselle, à l’image de Paul Sébire, administrateur en qualité de représentant de la Société Générale de 1953 à 1969 et ancien directeur de la succursale de Metz21. De plus, leur réseau de relations et leur connaissance de l’État acquis durant leur carrière au sein de la haute fonction publique constituent un atout majeur pour la banque.
La cooptation des administrateurs externes répond quant à elle à des logiques multiples. Bien que les relations personnelles jouent un rôle important, le choix est avant tout guidé par une volonté de pouvoir compter sur les hommes les plus influents sur le plan économique et politique. Ainsi, Charles Frey (1950-1955) et Pierre Pflimlin (1973-1982) sont tous les deux cooptés au moment où ils deviennent maire de Strasbourg. De même, l’appartenance à une famille historiquement liée à la Sogenal n’apparaît plus comme un critère suffisant pour s’assurer une place au sein du conseil. À l’image de la non-succession de Georges Herrenschmidt ou René Blech, les représentants d’entreprise familiale en difficulté ne sont pas reconduits. Au-delà des liens qu’entretiennent leurs familles avec la banque, les De Dietrich, Schlumberger (De Turckheim, Herubel) ou Thierry-Mieg sont avant tout les représentants des entreprises les plus performantes d’Alsace. Outre leur statut de dirigeants d’entreprises, ces hommes sont également choisis pour leur rôle au sein des chambres de commerce et des associations patronales locales, à l’instar de Roland Wagner, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Strasbourg au moment de sa cooptation en 1978.
Le conseil de la Sogenal n’est pas le seul endroit où se retrouvent banquiers et industriels. Ces derniers se côtoient notamment au sein des institutions économiques locales, à l’image de la SADE qui compte dans ses rangs Guillaume Labadens, Bernard Thierry-Mieg, Gilbert de Dietrich, Jean-Frédéric Hérubel et Roland Wagner à la fin des années 1970. D’autres organismes et entreprises accueillent également ces administrateurs, tels la Chambre de commerce et d’industrie de Strasbourg, les différentes succursales alsaciennes de la Banque de France, Électricité de Strasbourg ou encore les établissements Ungemach.
Les relations entre ces hommes se font également sentir par un ensemble de médiations plus indirectes, telles que l’adhésion à un même courant politique ou la participation aux mêmes associations culturelles. Figures éminentes de la région, dirigeants de banque, hommes politiques et industriels prennent volontiers part à la vie associative locale, tant dans le domaine de la culture, de la santé, de l’éducation ou du sport. Beaucoup d’entre eux comme Georges Herrenschmidt, René Debrix et René Blech, puis Pierre Pflimlin, René Geronimus, Michel Wilhelm et Roland Wagner se retrouvent au sein de la Société des Amis de l’université de Strasbourg, association majeure dans le domaine de l’enseignement supérieur alsacien22.
Principaux conseils d’administration dont au moins trois administrateurs de la Sogenal sont membres de 1945 à 1982
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Crédit foncial et communal d’Alsace et de Lorraine | SADE | Chambre de commerce et d’industrie de Strasbourg | Succursales alsaciennes de la Banque de France | Électricité de Strasbourg | De Dietrich | Établissements Ungemach | Harpener AG | Société des Amis de l’Université de Strasbourg |
Georges Herrenschmidt | • | • | • | ||||||
René Debrix | • | • | • | ||||||
Maurice Rossignol | • | ||||||||
Bernard De Turckheim | • | ||||||||
André Hartmann | • | ||||||||
René Blech | • | ||||||||
Albert Ehret | • | • | |||||||
Charles Frey | • | ||||||||
Dominique De Dietrich | • | • | |||||||
Robert Baboin | • | ||||||||
Bernard Thierry-Mieg | • | • | • | ||||||
Guillaume Labadens | • | • | • | • | • | ||||
Léon Denivelle | • | ||||||||
Gilbert De Dietrich | • | • | • | ||||||
Frédéric Rauch | |||||||||
Jean-Frédéric Hérubel | • | • | |||||||
Pierre Pflimlin | • | • | |||||||
René Geronimus | • | • | |||||||
Michel Wilhelm | • | • | |||||||
Théodore Kaas | • | ||||||||
Roland Wagner | • | • | • |
Réunissant banquiers locaux et parisiens, hommes politiques et industriels, le conseil d’administration de la Sogenal se caractérise ainsi par une triple expertise. Peu présents en Alsace mais parfaitement intégrés dans les cercles de pouvoirs parisiens, les délégués de la Société Générale font bénéficier l’Alsacienne de leur parfaite connaissance des enjeux politiques et économiques nationaux et internationaux. En raison de leur expérience au sein de la banque depuis le début du siècle, les dirigeants de la Sogenal connaissent quant à eux parfaitement les spécificités bancaires de la région. Enfin, les administrateurs externes, de par leurs statuts de chefs d’entreprise et de représentants politiques, ainsi que par leur présence multiforme dans la vie économique et politique alsacienne, partagent, lors des réunions du conseil, de précieuses informations sur l’évolution de la région.
Il convient désormais de s’intéresser à la façon dont ces hommes appréhendent les mutations industrielles alsaciennes du second xxe siècle.
Le conseil d’administration de la Sogenal, vigie de l’évolution économique alsacienne
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’Alsace est exsangue. Ses deux départements figurent parmi les plus sinistrés de France, en témoigne la destruction de près de 430 usines sur l’ensemble de la région23. Toutefois dans la décennie qui suit la Libération, l’économie alsacienne, qui dispose de nombreux relais d’influence, semble caractérisée par la solidité et la permanence de ses structures productives. De par son passé, celle-ci était marquée par la prédominance des secteurs industriels qui employaient près de 180 000 salariés, répartis entre l’industrie textile, la construction mécanique et le secteur de l’énergie. Ces entreprises étaient clientes des deux principales banques régionales : le Crédit Industriel d’Alsace-Lorraine (CIAL) et la Société Générale Alsacienne de Banque (Sogenal).
Les membres du conseil d’administration de la Sogenal disposent d’une vision très fine de l’économie régionale grâce aux « rapports mensuels sur la situation économique des territoires sur lesquels s’exerce l’activité de la banque ». Établis mensuellement, longs d’une dizaine de pages, ils sont organisés de deux manières différentes : soit par secteurs d’activités (agriculture, viticulture, agroalimentaire, industrie textile, construction mécanique et électronique, mines de potasse, chimie, navigation rhénane, etc.) ou plus fréquemment par zones géographiques. Regroupant les comptes rendus des directeurs des différentes succursales, chaque rapport détaille la situation économique de son secteur (Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Moselle, Luxembourg et Sarre). Ces visions du « terrain » sont ensuite mises en perspective afin de fournir une vue d’ensemble de la situation économique de la région aux administrateurs.
Rupture ou continuité ? Le regard de la Sogenal sur l’intégration de l’économie alsacienne au marché́ français (1945-1954)
Au cours des années qui suivent la Libération, les membres du conseil sont particulièrement attentifs à la bonne reconstruction d’une industrie jadis florissante garantissant la prospérité de la banque. Au début des années 1950, c’est donc avec une certaine appréhension qu’ils perçoivent les premiers signaux de crise textile, secteur affaibli à la fois par la saturation du marché intérieur, par la concurrence des pays à moindre coût de main-d’œuvre, ainsi que par la perte de débouchés extérieurs que constituait l’Union Française24. Historiquement liée à plusieurs entreprises textiles, la banque relève la trajectoire déclinante de certaines affaires, préambule à un futur désengagement. C’est qu’il s’agit de s’assurer de la solvabilité des entreprises clientes pour conserver son leadership sur la scène bancaire régionale. À titre d’exemple, les administrateurs parviennent dès 1955 à identifier les maux de l’industrie textile alsacienne et à en prévoir les conséquences à moyen terme : « la profession n’a pas su mettre à profit la période d’euphorie de l’après-guerre pour se moderniser suffisamment et surtout pour s’organiser. Les moyens de production sont restés répartis, comme il y a 50 ans, entre un grand nombre d’entreprises moyennes fabricant chacune une gamme étendue d’articles »25.
À l’inverse, il y a les « bons élèves », issus de secteurs à fort potentiel, à l’image de la Fabrique de produits chimiques de Thann et Mulhouse, dont la banque souligne les résultats « brillants et prometteurs »26. D’autres entreprises, « clients historiques », restent dynamiques, comme par exemple dans la construction mécanique en raison de l’énormité des besoins de la reconstruction (SACM, De Dietrich, Schlumberger), dans les secteurs viticoles et brassicoles (Kronenbourg), ou encore dans la potasse. Ainsi, bien que réalistes, les rapports ne tombent pas dans le pessimisme ambiant qui semble régner au sein des instances politiques et économiques régionales. À la fin de l’année 1953, la banque souligne ainsi :
Les rapports de nos succursales confirment une évolution favorable en ce qui concerne l’économie de leur rayon d’action. Elle contraste singulièrement avec l’extrême pessimisme qui caractérise les réunions organisées depuis quelque temps en commun entre le Comité́ d’Étude et d’Action pour l’Économie alsacienne et les commissions économiques créées au sein des Conseils Généraux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin27.
Ainsi, bien que les administrateurs de la Sogenal se montrent plus mesurés que les membres des divers comités régionaux, ils soulignent toutefois, au mitan des années 1950, l’impérieuse nécessité de faire de l’Alsace, région résolument tournée vers l’Europe, une place forte d’un nouveau marché commun alors en construction.
Une région et une banque au cœur de l’économie européenne (1955-1969)
Les efforts de modernisation et de rationalisation que les banquiers appellent de leurs vœux se concrétisent au cours de la décennie suivante. Les années 1960 marquent un tournant dans la transformation de l’industrie alsacienne. Dans un contexte de concurrence exacerbée, les administrateurs de la Sogenal assistent à la disparition d’un certain nombre d’affaires familiales textiles et brassicoles, handicapées par la faiblesse de leurs moyens de production. Convaincus des vertus d’un marché basé sur les lois de la concurrence, ils se désolent toutefois peu de la fermeture d’entreprises marginales, qu’ils considèrent comme des freins au développement économique régional. À l’inverse, c’est avec une grande satisfaction qu’ils accueillent le mouvement de concentration dans l’industrie textile (DMC, Schaeffer), mais aussi dans le secteur brassicole (Albra) où émerge un nouveau groupe d’envergure internationale :
Une nouvelle et importante concentration vient d’être annoncée : les Brasseries de l’Espérance, de Mutzig, de la Perle et de Colmar vont fusionner pour former « l’Alsacienne de brasserie – (Albra) ». Le nouveau groupe sera le second en Alsace et le quatrième de France. Il représentera par ailleurs le tiers des exportations françaises de bière.28
Parallèlement à la réorganisation de l’industrie locale, les administrateurs de la Sogenal suivent de très près l’internationalisation de l’économie alsacienne. En réaction à la décision de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale) de favoriser le subventionnement des économies de l’Ouest de la France, au détriment des régions de l’Est jugées moins sinistrées, les décideurs politiques alsaciens développent une politique d’accueil aux capitaux extérieurs à partir du début des années 1960.29
La banque s’engage ainsi fortement aux côtés des sociétés de développement régionales (CAHR et SADE) et des Collectivités locales ainsi que des chambres consulaires afin de favoriser l’arrivée d’investissements exogènes en Alsace. Une note des réunions de la Sogenal de 1960 souligne la synergie entre les acteurs privés et publics de la région :
Ces institutions, avec lesquelles nous avons à cœur de travailler en étroite liaison, ont actuellement l’importante mission d’accueillir, d’orienter et d’aider les nombreux industriels français ou étrangers qui désirent s’installer dans nos provinces, ou y transférer une partie de leurs activités, en vue de mettre à profit des avantages exceptionnels dont le moindre n’est pas celui d’une situation géographique privilégiée au centre du Marché Commun. Plusieurs implantations sont déjà effectives, d’autres sont en cours, et les premiers résultats obtenus par les entreprises nouvellement établies paraissent prometteurs30.
Cette politique s’avère payante, puisqu’en l’espace d’une décennie, plus de 500 établissements français (Peugeot, Rhône-Poulenc, Pechiney, PEC- Rhin), allemands et suisses (Liebherr, Ciba-Geigy) ou américains (General Motors, Timken, Lilly) s’implantent dans la région. L’arrivée de ces entreprises extérieures contribue au dynamisme de certaines PME locales proches de la Sogenal. C’est notamment le cas de Soprema fondée en 1908 et spécialisée dans l’étanchéité des toitures en terrasse qui se développe à l’international au cours de cette période. De la même manière, la Société des ateliers de construction électromécaniques du Bas-Rhin, fondée en 1922 par Jospeh Siat à Benfeld, devenue Socomec en 1963, développe plusieurs sites de production en France et en Italie à partir de la fin de la décennie31. Toutefois, si les membres de la Sogenal accueillent avec satisfaction les bienfaits de l’internationalisation de l’économie régionale, ils ne se montrent pas dupes quant aux conséquences potentiellement négatives de la perméabilité des frontières favorisée par le marché commun sur l’emploi d’une main-d’œuvre qualifiée alsacienne :
Les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, où s’exerce notre activité sont demeurés confrontés au dynamisme des pays limitrophes : les réajustements monétaires, s’ils ont ralenti la pénétration des produits étrangers, ont en revanche rendu plus sensible l’écart des salaires de part et d’autre des frontières et il en est résulté une nouvelle ponction de la main-d’œuvre au détriment de l’économie régionale. Cette compétition, les Alsaciens l’acceptent comme un facteur de progrès, pourvu que toutes leurs chances soient sauvegardées32.
Ainsi, au terme d’une décennie pourtant bénéfique pour l’économie alsacienne, les administrateurs de la Sogenal, emprunts d’un certain pragmatisme, ne manquent pas de souligner les défis futurs auxquels celle-ci est amenée à faire face.
L’Alsace, une région française épargnée par les Crises des années 1970 ?
Si à partir du premier choc pétrolier de 1973, la dynamique d’investissements exogènes ralentit, l’Alsace ne connaît pas, à l’inverse de la plupart des autres régions françaises, une baisse de son activité industrielle33. En dépit du dépérissement de ses structures industrielles traditionnelles, les dirigeants de la Sogenal semblent, à l’instar des dirigeants politiques locaux, se satisfaire du bon taux d’emploi de la région, bien que cette « exception alsacienne » soit en partie faussée par le nombre d’emplois transfrontaliers, qui passe de 8 000 en 1960 à 30 000 en 197434. La vision de la banque est quelque peu biaisée par la bonne activité des entreprises des membres du conseil d’administration de la banque. En effet, à l’aube des années 1980, De Dietrich, Schaeffer, Schlumberger, Les Produits chimiques de Thann et de Mulhouse font figure d’exception au sein d’un patronat régional en grande difficulté.
De plus, si les administrateurs ne peuvent que constater la « détextilisation » de l’Alsace35, le déclin de l’industrie de machine-outil (Manurhin, CIT-Alcatel), dont ils pointent le « trop grand nombre d’entreprises petites et moyennes, de caractère familial36 », ainsi que l’affaiblissement des Mines de potasse, ces pertes sont en partie compensées par la vitalité du secteur automobile porté par Peugeot, désormais principal employeur du Haut-Rhin avec 16 000 salariés en 1979. Au sujet de la marque au Lion, les membres de la Sogenal, toujours soucieux de comparer l’activité industrielle régionale au regard de la moyenne nationale, ne peuvent que se féliciter des « excellents résultats obtenus par l’usine Peugeot de Mulhouse spécialisée dans les fabrications du modèle 10437 ».
Au sud de la région, l’implantation de plusieurs entreprises pharmaceutiques (Ciba-Geigy, Sandoz, Lilly) participe à l’essor de l’industrie du médicament. Bien que relativement peu pourvoyeur d’emplois – 1 % des emplois industriels de la région à la fin de la décennie – le développement de ce secteur s’accompagne d’une hausse des investissements étrangers et renforce indéniablement le pouvoir d’attractivité de la région, ce qui ne laisse pas insensibles les administrateurs de la Sogenal, soucieux de voir cette dernière occuper une place dans le marché commun. L’économie alsacienne n’a donc pas connu, pendant cette période, de crise majeure et en ce sens, les années 1970 ne marquent pas une fin abrupte des Trente Glorieuses. Cependant, la survie de l’économie n’a été rendue possible que par les investissements massifs d’entreprises étrangères, auxquels la Sogenal a fortement contribué, parfois au détriment du patronat régional.
Conclusion
En 1982 la nationalisation de la Sogenal s’accompagne d’un profond renouvellement de son conseil d’administration qui met ainsi un terme à près d’un siècle de coopération entre la banque et les élites politiques et patronales locales.
De la fin du xixe siècle à la fin du xxe siècle, la Sogenal n’a eu de cesse de s’appuyer sur les héritiers des familles fondatrices de la banque (Herrenschmidt, De Dietrich, De Turckheim, Schlumberger, Hartmann, De Wendel, De Bary). Alors que l’Alsace connaît au cours des Trente Glorieuses une profonde mutation de ses structures productives et que la Sogenal doit faire face à une concurrence bancaire de plus en plus exacerbée, le choix des membres de son conseil d’administration s’est avéré crucial. À l’inverse du CIAL qui se caractérise par une large clientèle de PME, la Sogenal travaille avec une clientèle majoritairement composée de grandes entreprises. Plus que financières, les relations entre les banques et ces entreprises se font surtout sentir par un ensemble de médiations plus indirectes : celles assurées par certaines institutions économiques locales comme les chambres de commerce ou les organismes patronaux où les représentants de grandes firmes et banques régionales apparaissent influents. Les échanges d’administrateurs sont en effet fréquents entre les conseils d’administration de ces firmes et ceux des banques régionales.
La différence entre les deux principales banques régionales se traduit ainsi dans la composition de leurs conseils d’administration. Tandis qu’en 1952 Jacques André était l’unique représentant de l’industrie alsacienne au sein du conseil d’administration du CIAL, la Sogenal comptait dans ses rangs Charles Frey (Maire de Strasbourg), André Hartmann (président d’honneur de la Chambre de commerce de Colmar), Eugène Krafft (vice-président de DMC et de la Chambre de Commerce de Mulhouse), Fernand Schieber, Raymond Schuhl et Bernard de Turckheim (vice-président de la Chambre de Commerce de Strasbourg). Au sortir des Trente Glorieuses et après de profondes mutations de l’industrie alsacienne, la situation était quasi identique. Ainsi, durant les années 1970, Jacques-Henry Gros (président de la SAIC et de la SIM) apparaît bien seul parmi les administrateurs du CIAL. À l’inverse, Pierre Pflimlin côtoie encore plusieurs personnalités alsaciennes issues de l’industrie au sein du conseil de la Sogenal : Léon Denivelle (PDG de Thann & Mulhouse), Gilbert de Dietrich (PDG de De Dietrich & Cie.), Jean-Frédéric Hérubel (PDG de N. Schlumberger & Cie.), Bernard Thierry-Mieg (PDG des établissements Schaeffer)38.
Ainsi, la Banque a pu compter sur des hommes compétents et jouant un rôle majeur dans l’économie alsacienne au moment de leur cooptation. En effet, l’évolution des membres du conseil s’est faite parallèlement aux mutations de l’industrie. Alors qu’au lendemain de la Libération, la banque ne compte pas moins de cinq représentants du textile au sein de son conseil, Bernard Thierry-Mieg en est l’unique porte-parole à partir du milieu des années 1960. La présence de ces « bonnes personnes, au bon moment et au bon endroit » au sein du conseil d’administration de la banque permet ainsi à la Sogenal de disposer d’une vision particulièrement fine des mutations industrielles que l’Alsace connaît entre 1945 et 1982.
La relative indifférence des administrateurs face aux dangers potentiels de l’internationalisation de l’économie alsacienne, synonyme de « dérégionalisation », pourrait apparaître surprenante. En réalité, ce soutien à la massification d’investissements exogènes renvoie à une logique de renforcement du système bancaire régional39. En effet, à partir du milieu des années 1950 se construit une nouvelle stratégie de développement fondée sur l’appel massif aux capitaux extérieurs avec pour sources principales les firmes allemandes, nord-américaines et suisses. Cette stratégie est notamment l’œuvre de Pierre Pflimlin dont certains dirigeants de la Sogenal comme Guillaume Labadens et Michel Wilhelm sont très proches. La cooptation du maire de Strasbourg au cours de la décennie suivante témoigne ainsi de l’accointance entre lui et la banque ainsi que l’adhésion de cette dernière à la politique d’internationalisation de l’économie alsacienne.
À partir des années 1960, la vague d’investissements exogènes a pour effet de ralentir l’intégration de l’économie alsacienne dans le cadre national et permet ainsi de maintenir une spécificité locale dont les banques régionales savent tirer parti. De plus, la pénétration d’entreprises étrangères sur le marché alsacien permet de renforcer des relations bancaires entre les régions de l’Est et les pays voisins (Allemagne, Suisse, Luxembourg). La consolidation d’un système bancaire alsacien, à rebours du mouvement général de centralisation du système bancaire et financier français, est rendue possible par les modalités de développement de la région au cours de cette décennie. Au moment de la nationalisation de la banque, force est de constater que la politique menée par ses dirigeants s’est avérée payante : en 1982, la Sogenal a consolidé son statut de première banque d’entreprise alsacienne, tout en étant devenue un important établissement bancaire rhénan. En ce sens, à la fois banque régionale, banque rhénane, et filiale privée d’une banque nationalisée, la Sogenal constitue un objet d’étude unique pour mieux comprendre les dynamiques bancaires européennes du second xxe siècle.