Lorsque l’on évoque les communautés juives ashkénazes à l’époque médiévale, on pense aux centres intellectuels bien connus du nord de la France et de l’Allemagne : Troyes, Dampierre et Ramerupt d’une part, Spire, Worms et Mayence d’autre part. Toutefois, au cours de la seconde moitié du xiiie siècle, de nombreux Juifs s’installent également en Alsace, le long du Rhin et à Colmar notamment. Peu d’informations nous sont parvenues sur la vie économique et intellectuelle de ces communautés de Haute-Alsace : quelques mentions dans les archives et deux corpus très différents, qui nous sont parvenus dans des circonstances peu communes, le trésor de Colmar1 et plus de trois cents fragments de manuscrits hébreux collés sur les contre-plats des incunables de la bibliothèque.
C’est à ces derniers, dont la plupart se trouvent encore à Colmar, que cet article est consacré. Après une rapide introduction présentant les recherches entreprises ces dernières années sur les fragments conservés dans les bibliothèques et archives européennes, je retracerai brièvement l’histoire de la communauté de Colmar au Moyen Âge, puis je présenterai les résultats de mes travaux avant d’analyser plus à fond quelques fragments qui contribuent à la reconstitution de la vie intellectuelle de la communauté juive de Colmar.
La présence de fragments hébreux en Alsace
L’importance et la valeur des fragments hébreux réemployés dans les reliures de livres ou dans les dossiers notariés ont été reconnues dès les années 1970, en Italie tout d’abord où plus de dix mille fragments, dont certains contiennent des textes jusqu’alors inconnus, ont pu être identifiés2. En 2006, un projet européen intitulé « Books within Books, Hebrew Fragments in European Libraries », a débuté sous la responsabilité de Judith Olzsowy-Schlanger. Son objectif consiste à repérer, identifier, étudier systématiquement et cataloguer les quelque vingt mille fragments hébreux, ou plus, qui se trouvent dans les différentes collections européennes.
La présence de fragments conservés à la bibliothèque municipale de Colmar était loin d’être inconnue puisque, en 1967, Pierre Schmitt, alors conservateur de la bibliothèque municipale de Colmar, l’avait signalée dans le Bulletin des bibliothèques de France3. Dans les années 2000, Fabienne Chagrot, qui avait entrepris le nouveau catalogue des incunables de Colmar, releva, pour chacun des volumes concernés, la présence de fragments de manuscrits, hébreux ou latins. Elle en établit la liste qu’il restait à décrire.
La consultation du fonds de deux autres bibliothèques alsaciennes me permit de découvrir qu’elles conservaient des fragments hébreux appartenant à ce corpus : la bibliothèque municipale de Strasbourg devenue médiathèque André Malraux, à laquelle la ville de Colmar offrit, en 1872, le double des incunables qu’elle possédait, afin de reconstituer le fonds de la bibliothèque municipale détruite par des bombes incendiaires allemandes, le 24 août 18704. Il me fallut constater la disparition de la majorité des fragments, auparavant collés sur les contreplats, et seules des traces d’encre nous renseignent sur leur présence antérieure. La Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg possède également des fragments de manuscrits hébreux, classés par thème, dans des dossiers provenant du fonds Édouard Reuss. Ceux-ci ne sont autres que les fragments manquants des incunables conservés à la médiathèque André Malraux. Pour des raisons inconnues, qu’il est toutefois possible de conjecturer5, ces derniers avaient été détachés des contreplats sur lesquels ils étaient collés. Cette étude s’intéresse donc à des fragments de manuscrits hébreux provenant de trois bibliothèques alsaciennes.
Il pouvait sembler étrange à première vue que des textes, comportant pour certains le Tétragramme, aient été utilisés comme matériau de récupération pour renforcer la reliure ou plutôt, à mon avis, pour protéger le papier de livres récemment imprimés, d’autant qu’il est d’usage dans la tradition juive d’entreposer ou d’enterrer les ouvrages abîmés recouverts de caractères hébreux, notamment lorsqu’il s’agit de textes liturgiques ou bibliques, dans une genizah6, « une cache ». Ce peut être une pièce attenante à la synagogue, comme la célèbre genizah du Caire7, mais il peut aussi s’agir, dans la tradition ashkénaze notamment, d’une tranchée, d’une fosse dans laquelle on enterre les manuscrits usagés.
Les fragments hébreux collés sur les contreplats des incunables ont connu un autre destin. Les livres, dont ils sont issus, sont probablement tombés entre les mains de relieurs non-juifs, à la suite de circonstances historiques tragiques pour les communautés juives alsaciennes. Leur présence, dans des collections géographiquement proches, nous laisse supposer qu’ils constituent les rares traces matérielles laissées par la communauté juive de Colmar et de ses environs, ce que de petits indices nous ont permis de confirmer.
Brève histoire de la communauté juive de Colmar
Il est difficile de savoir précisément quand les premiers juifs se sont installés à Colmar. Jusqu’en 1250, les juifs alsaciens étaient peu nombreux et il n’existe aucune trace d’une présence juive pour cette période, en Haute-Alsace. Le nombre de communautés juives en Alsace s’accroît fortement durant la deuxième moitié du xiiie siècle. On en dénombre alors quatorze dans les quarante-sept lieux à caractère urbain8. Deux centres importants se dessinent : Strasbourg au nord et Colmar au sud9.
En 1278, les Dominicains qui s’installent à Colmar décrivent une communauté déjà structurée. L’installation des juifs était probablement bien antérieure à ce document puisqu’il y avait déjà une synagogue qui fut détruite par un incendie en 127910. Selon toutes probabilités, la communauté juive avait commencé à se développer au moment où la ville prenait son essor, vers le milieu du xiiie siècle.
De 1301 à 1350, le sud de l’Alsace joue un rôle économique très important et Colmar s’impose comme la capitale de la production viticole alsacienne. Les centres juifs se développent parallèlement à l’urbanisation de la région, ce qui fit dire à l’historien Alfred Haverkamp11 que les communautés juives constituent une « image-miroir de l’urbanisation ». Colmar, qui était le plus gros centre urbain de Haute-Alsace, abrite jusqu’en 1349 une communauté juive florissante ayant bénéficié de privilèges accordés par le roi Albert Ier en 1299, et renouvelés par l’empereur Louis de Bavière en 133012. La communauté possède de nombreux bâtiments : outre la synagogue, un bain rituel, une « maison de danse » (Tanzhaus)13, elle dispose d’un des seuls cimetières juifs d’Alsace, qui est situé à l’intérieur de l’enceinte et non hors des murs de la ville, comme ce sera le cas plus tard14. Le déclin de la communauté de Colmar commence en 1348, avec l’épidémie de la Peste noire. Les juifs en sont tenus responsables et accusés d’avoir empoisonné les puits15. Selon les Chroniques de Billing, on ne se contente pas de punir les seuls présumés coupables ; tous les juifs de Colmar montent avec eux sur le bûcher en un lieu désigné par la suite Judenloch, « la fosse aux Juifs »16.
Les juifs reviennent à Colmar à partir de 1350 et fondent une nouvelle communauté17 qui ne retrouve cependant pas le lustre de la précédente. À partir des années 1410, la situation des juifs à Colmar se dégrade : violences exercées contre la communauté même si c’est le fait d’un seul citoyen, un temps banni de la ville, mais qui récidive ; restrictions économiques et pressions financières qui s’accentuent. Dès les années 1440, un fort sentiment anti-juif est palpable en Haute-Alsace.
Les juifs doivent également faire face aux incursions de mercenaires étrangers qui représentent une menace particulière pour eux. En 1439 et en 1444-1445, les Armagnacs ont peut-être commis des violences contre les juifs bien qu’aucune source n’en fasse état. En revanche, le passage des mercenaires suisses, en 1476-1477, venus s’opposer aux armées de Charles le Téméraire, qui fit de nombreuses victimes dans les communautés juives, est documenté18. À Colmar, Sélestat, Obernai, Mulhouse et dans d’autres lieux, les Juifs sont torturés, leurs biens dérobés, les rouleaux et les livres sont brûlés ou détériorés. Selon les sources juives, quarante-six Juifs de Colmar auraient été forcés d’abjurer leur foi19. La communauté juive est détruite.
La collection de fragments
Le lien entre la destruction de la communauté juive par les Suisses et l’utilisation des fragments dans les reliures s’est imposé comme une évidence, en raison de la coïncidence temporelle. Les fragments proviendraient d’ouvrages qui appartenaient à des membres des communautés anéanties, de Colmar et des environs, et auraient servi de matériau de réemploi dans les reliures. Il est, cependant, difficile de savoir comment et à quel moment les feuillets utilisés sont arrivés entre les mains des relieurs. En 1349, après le massacre de la première communauté de Colmar ? En 1477, après les massacres perpétrés par les Suisses et l’expulsion des Juifs de la ville ? Bien que la seconde hypothèse paraisse la plus probable, on ne peut que s’interroger sur la présence de fragments de manuscrits datant très certainement du début du xiiie siècle.
Le corpus se compose de trois cent trente-trois fragments conservés dans les trois bibliothèques mentionnées ci-dessus : la bibliothèque municipale de Colmar, la médiathèque André Malraux et la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. La grande majorité d’entre eux sont encore collés sur les contreplats des incunables appartenant à la bibliothèque municipale de Colmar. Cette dernière possède plus de 2 000 volumes, imprimés avant 1500, provenant de la réunion des librairies monastiques de la Haute-Alsace, lors des confiscations révolutionnaires qui firent suite au décret du 14 novembre 178920. Un quart de ce fonds, soit environ cinq cents volumes, comporte des fragments de manuscrits et plus d’une centaine d’entre eux, cent quinze précisément, des pages de manuscrits hébreux ; la plupart de ces ouvrages proviennent du couvent des Dominicains qui abrite aujourd’hui la bibliothèque municipale.
Nous ignorons où ces volumes ont été reliés, il n’y a pas trace de ligator ou de relieur dans la région. Toutefois, il est possible que le couvent des Dominicains ait eu son propre atelier où les artisans, soucieux de préserver le papier des incunables et de le protéger des lourdes reliures de bois, collaient des défets de manuscrits hébreux et latins – des feuillets entiers pour certains, des bifeuillets parfois – sur les contreplats. Les reliures sont pour la plupart en peau de truie sur ais de bois, estampée à froid de petits fers de type allemand, datant du xve siècle, ce qui était l’usage dans la vallée du Rhin.
Soixante-dix-huit des volumes contenant des fragments hébreux ont été imprimés avant 1484 ; ils ont probablement été acquis par les différentes communautés religieuses à ce moment-là et reliés peu de temps après. La présence, entre les mains des relieurs, de tant de fragments hébreux était probablement liée à la destruction, en 1477, de la communauté juive de Colmar.
Fig. 1 : Date d’impression des incunables
La bibliothèque de la communauté juive médiévale
Après avoir repéré, identifié et décrit les fragments, il a été possible de les classer en fonction des textes qu’ils contenaient, puis de les regrouper selon la typologie des manuscrits. Ce travail a permis de dégager neuf catégories différentes : un rouleau de la Torah, des Bibles et des Pentateuques, le commentaire de Rashi sur le Pentateuque et sur le reste des livres bibliques, un livre de lexicographie, onze traités du Talmud, des commentaires sur le Talmud, des ouvrages de halakhah ou droit rabbinique, vingt rituels de prières et un ouvrage scientifique, à savoir des tables astronomiques. Il a ensuite été possible, à l’aide de critères codicologiques21 et paléographiques22, d’établir que ces fragments provenaient de soixante et un livres différents, copiés entre les xiie et xve siècles.
Fig. 2 : Composition de la collection
Rapprocher les fragments provenant de différents codices n’a pas toujours été une tâche aisée. Si pour certains, cela semblait une évidence, ce n’était pas le cas pour la plupart des témoins conservés.
En effet, disposer de feuillets quasi complets n’était pas fréquent et il a fallu tenir compte, non seulement des aspects paléographiques, mais également de l’utilisation de la justification et des habitudes scribales pour regrouper les fragments et parvenir à une reconstitution satisfaisante. Un dernier élément a également été pris en compte, le texte lui-même, notamment quand le fragment qui nous est parvenu ne comporte que deux lignes et que l’on a, par ailleurs, un passage plus important extrait d’un même chapitre biblique ou d’un même poème liturgique ou piyyut.
Si l’on choisissait de répartir les ouvrages selon leur fonction, objets d’étude ou de liturgie, le problème se poserait en ce qui concerne les Pentateuques et les Bibles. Peut-on considérer que leur usage est exclusivement liturgique et qu’ils ne sont pas employés comme supports de cours ou d’étude individuelle ?
Fig. 3 : Livres d’étude ou de liturgie
Les ouvrages liturgiques constituent la moitié de la collection, le Talmud et les commentaires talmudiques, plus d’un quart de la totalité des livres.
Bibles et Pentateuque
Au Moyen Âge, il existait essentiellement deux types de manuscrits bibliques : les Bibles massorétiques et les Pentateuques. Dans les Bibles massorétiques, le texte biblique est copié sur deux ou trois colonnes selon le format, en caractères carrés souvent calligraphiques ; les abréviations de la masorah qetanah (petite massore) sont notées entre les colonnes et la masorah gedolah (grande massore) figure dans la marge supérieure, sur deux lignes, et dans la marge inférieure, sur trois lignes.
Les Pentateuques liturgiques, comme leur nom l’indique, étaient utilisés à la synagogue, pendant la prière. Ils correspondent aux livres en usage de nos jours et comprennent le Pentateuque suivi des haftarot23 de l’année et des cinq megillot (livres des Cantiques, Ruth, Lamentations, Ecclésiaste, Esther). Pour les besoins de la lecture synagogale, le Pentateuque est divisé en cinquante-quatre sections hebdomadaires désignées à l’aide du premier mot significatif.
Fig. 4 : Colmar Inc. XII 2570 / fr. 4.
Le nom du copiste, qui figure en haut de la colonne de droite, est rehaussé d’une couronne.
Bibliothèque de Colmar. Photo Judith Kogel.
C’est le cas de ce Pentateuque dont cinquante-trois fragments différents, parmi lesquels quatre bifeuillets, nous sont parvenus. Il reste cependant très incomplet : seuls deux passages de la Torah ont été conservés (Strasbourg, Inc. C 342 I / fr. 7 et Inc. C 342 II / fr. 8) et les haftarot du début de la Genèse et de la fin des Nombres sont manquantes.
Le texte a été copié, vers 1300, dans une belle écriture calligraphique par un copiste, du nom de Barukh, qui a décoré son nom à plusieurs reprises (Colmar, Inc. XII 2570 / fr. 4, Colmar, Inc. G 99 / fr. 1 et fr. 2) pour signer discrètement son travail. Les marges latérales du feuillet gauche d’un des fragments (Colmar, Inc. VIII / fr. 7) n’ont pas été rognées et la hauteur d’un autre fragment (Inc. CG 11441 / fr. 8) est également intacte, ce qui nous permet d’inférer la taille originelle des feuillets : 308 × 242 mm.
Exégèse biblique : Rashi
Les dix-huit fragments identifiés proviennent très certainement de deux codices différents, l’un contenant le commentaire de Salomon ben Isaac, dit Rashi (1040-1105), sur le Pentateuque et l’autre le commentaire sur les Prophètes. En effet, la justification des feuillets varie, le nombre de lignes diffère, et l’origine des incunables n’est pas la même – Dominicains de Colmar pour le commentaire sur le Pentateuque et Franciscains de Kaysersberg pour celui sur les Prophètes.
La mise en page du commentaire biblique de Rashi, copié sur deux colonnes, est attestée dans plusieurs manuscrits datant de la fin du xiiie siècle ; les fragments à la bibliothèque de Colmar montrent de grandes similitudes avec le manuscrit à Paris, Bibliothèque nationale de France [BnF], Hébreu 154, daté de 129824, tant en ce qui concerne l’aspect général que le contenu.
Les dimensions du fragment (cadre de justification : 262-272 × 206 mm) sont, cependant, différentes de celles du manuscrit BnF, Hébreu 154 (cadre de justification : 230 × 161 mm) et le nombre de lignes n’est pas le même (41 pour le fragment de Colmar et 34 pour le manuscrit de la BnF). BnF, Hébreu 154 est un ouvrage de format intermédiaire (330 × 235 mm), tandis que le ou les codices conservés à Colmar semblent avoir eu une taille plus imposante.
Fig. 5 : Colmar Inc. 9952 / fr. 1
Bibliothèque de Colmar. Photo Judith Kogel.
Fig. 6 : Paris, BnF, Hébreu 154, f. 300v
Gallica / Bibliothèque nationale de France. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470045k
Talmud
Les quarante-trois fragments du Talmud proviennent de quinze codices différents qui ne recouvrent que onze traités du Talmud25 sur les quarante-trois existants, et quatre d’entre eux, parmi les plus étudiés, sont représentés par deux copies (Berakhot, Gittin, Baba qamma, Sanhedrin).
La mise en page des fragments du Talmud est assez homogène : les textes sont généralement écrits sur deux colonnes, comme souvent dans cette région, hormis les témoins de quatre codices, copiés à longues lignes. Parmi ces derniers, deux ont été copiés par une main italienne, un troisième par une main séfarade et le dernier est l’œuvre d’un copiste ashkénaze qui a employé une semi-cursive rapide, inhabituelle pour ce genre de texte. Les fragments de deux traités ont des dimensions qui suggèrent des ouvrages de grand format.
Fig. 7 : Colmar Inc. G 1634
Bibliothèque de Colmar. Photo Judith Kogel.
Ainsi, ce fragment (TB Sanhedrin 30b), qui correspond à un demi-feuillet, provient d’un in-folio de 408 × 312 mm. C’est, par ailleurs, le seul exemple existant d’un livre du Talmud où le commentaire de Rashi est copié, sous forme de gloses, dans les marges extérieures et dans l’entrecolonne.
Parmi les fragments, il a été possible d’identifier six commentaires différents sur le Talmud : Rashi sur Hullin et Sanhedrin, un commentaire anonyme sur Yebamot, Samuel ben Meïr (c. 1080-85–c. 1174) sur Baba batra, Samson de Sens (c. 1150-c. 1214) sur ˁeruvin, les Tossafot (xiie siècle) sur Ketubbot et le Mordekhay qatan de Samuel de Schlettstadt26 (deuxième moitié du xive siècle) sur Baba qamma. Ce dernier ouvrage connut un grand succès dans le monde ashkénaze.
Halakhah, droit rabbinique
Les trois ouvrages halakhiques fondamentaux, qui circulaient durant le xiiie et xive siècle dans la vallée du Rhin, sont représentés dans ce corpus. Tout d’abord, le Mishneh Torah de Maïmonide (1135-1204) qui est le premier code de loi juif, synthétique et thématique. Le rabbin français Moïse ben Jacob de Coucy (xiiie) est l’auteur du second ouvrage halakhique d’importance, le Sefer mitswot gadol ou SeMaG27. Le troisième texte est le Sefer mitswot qatan d’Isaac ben Joseph de Corbeil (d. 1280), un abrégé du précédent entrecoupé d’homélies éthiques, de paraboles et de récits aggadiques, qui connut une grande popularité.
Rituels de prière
Cent vingt-sept fragments de manuscrits proviennent de dix-neuf rituels de prières différents. Ces codices étaient généralement copiés à longues lignes ; s’il a été possible de regrouper trente-sept fragments appartenant à l’un d’eux, certains ne sont représentés que par des feuillets isolés. Comme nous l’avons indiqué précédemment, il a fallu, pour rapprocher ces bouts de parchemin, prendre en compte différents indices, matériels et textuels.
Fig. 8 : Colmar, BM Inc. CG 11629 / fr. 1
Bibliothèque de Colmar. Photo Judith Kogel.
Fig. 9 : Colmar, BM Inc. XI 10330 / fr. 2
Bibliothèque de Colmar. Photo Judith Kogel.
Deux de ces ouvrages, de grand format, étaient probablement réservés à un usage synagogal. Le premier (388 × 265 mm), datant de 1300 environ, est décoré. Une seule image a été conservée mais de nombreuses pages attestent de l’utilisation de couleurs différentes. Il s’agissait donc d’un manuscrit de valeur. Le second, quoique plus imposant (450 × 350 mm), est bien plus sobre, unicolore. Le copiste joue uniquement sur la taille des polices de caractères pour délimiter les différentes parties de la prière. Ces deux ouvrages semblent témoigner de la situation économique des Juifs de Colmar, le premier fut réalisé alors que la communauté de Colmar était florissante, avant 1348, et le second fut produit en une période moins faste, au tournant du xve siècle.
Des fragments provenant de deux livres importants témoignent du transfert de savoirs et de textes entre la Provence et la vallée du Rhin : le Dictionnaire des racines ou Sefer ha-shorashim de David Qimhi (1160-1235), achevé vers 1205, dont seuls onze manuscrits copiés par une main ashkénaze nous sont parvenus ; les tables astronomiques28 ou Shesh kenafayim « Six ailes » d’Immanuel ben Jacob Bonfils, composé à Tarascon en 1365, et dont on a conservé quelques manuscrits copiés par une main ashkénaze, parmi lesquels six datent probablement du xive siècle. L’ouvrage, très réputé, a été traduit en latin en 1406 et en grec en 1435. Ces deux disciplines sont directement au service de l’exégèse, pour la première, et de l’établissement du calendrier religieux, pour la seconde.
Certains ouvrages ont totalement disparu et seule une note marginale isolée nous permet de supposer la circulation de textes dont on ne soupçonnait pas la présence dans les communautés de Colmar et des environs, un travail qui s’apparente à l’archéologie du livre.
Le fragment du livre de prières à Colmar, BM Inc. XI 10330 / fr. 2 (figure 6) comporte plusieurs notes marginales. La première concerne la vocalisation du mot initial du paragraphe en regard, pour lequel deux traditions coexistaient, shivәḥo ou shevaḥo « sa louange » ; le copiste a opté pour shivәḥo et a justifié son choix dans la marge, à l’aide du paradigme zevaḥ29. La seconde est une interprétation des mots de la prière décrivant le trône céleste entouré d’anges : la-keruv perush la-meyuḥad, we-ha-mevin yavin « À l’adresse du Chérubin, c’est-à-dire à l’Unique et le sachant comprendra ».
Les derniers mots évoquent immédiatement un enseignement mystique et ésotérique que seuls les initiés sont à même de connaître et de comprendre. Joseph Dan a identifié plusieurs textes appartenant à ce courant et composés dans le cercle du keruv ha-meyuḥad, que Daniel Abrams propose de traduire par « le cherub sacré », seule entité du monde divin à laquelle s’adressent les prières30. Ces enseignements et ces textes circulaient sans doute dans la région de Colmar bien qu’aucun fragment de codex ne nous soit parvenu.
Conclusion
On peut légitimement se demander si les fragments découverts dans un même fonds constituent un échantillon représentatif des ouvrages que détenaient les membres des communautés juives et si les résultats que l’on peut tirer de l’examen de leurs caractères physiques et textuels sont extrapolables. Bien qu’il semble difficile d’apporter une réponse définitive, on notera que différents chercheurs ayant travaillé sur d’autres fonds découverts en terre ashkénaze ont constaté que la répartition statistique des textes découverts est approximativement la même, à savoir, une grande proportion de parchemins liturgiques, un nombre moins important de textes bibliques, plusieurs feuillets du commentaire de Rashi (Salomon ben Isaac, 1040-1105) sur la Bible, un petit échantillon de textes et d’exégèses talmudiques, quelques fragments provenant de recueils de halakhot et de rares éléments relevant d’un genre littéraire différent31.
En ce qui concerne le Talmud, la surreprésentation de certains traités, tout comme l’absence de témoins de nombreux autres, est particulièrement instructive. Il n’est pas surprenant que le traité Berakhot, qui traite de la vie rituelle quotidienne (bénédictions, liturgie) soit si bien représenté, de même que Gittin qui touche aux divers aspects de la procédure de divorce ; le traité Baba Qamma s’intéresse aux dommages et la connaissance du traité Sanhedrin est nécessaire au bon fonctionnement des tribunaux rabbiniques dans les communautés juives médiévales. Ainsi, ce corpus, uniquement constitué de fragments présents dans les reliures, est très certainement un échantillon représentatif des manuscrits du Talmud qui nous sont parvenus. Les fragments contenant des commentaires talmudiques confirment les observations précédentes32. Ces éléments soulignent peut-être l’orientation des études dans le monde ashkénaze qui privilégiaient l’étude du Talmud et de la halakhah au détriment du texte biblique lui-même.
L’image qui se dégage de ce corpus est celle d’une communauté vivante et autonome avec ses propres rabbins et juges, des personnes instruites qui ne maîtrisaient pas seulement la littérature rabbinique classique mais s’intéressaient également à des domaines plus scientifiques, telles que la grammaire, l’astronomie et la Kabbale. Jusqu’en 1348, ses membres jouissaient d’une aisance matérielle dont attestent de multiples fragments provenant d’ouvrages de valeur, calligraphiés avec soin. En revanche, les livres produits par la deuxième communauté de Colmar, d’une grande sobriété, reflètent la dégradation de la situation économique des Juifs.
Il reste une question à laquelle il semble difficile d’apporter une réponse, s’agit-il d’ouvrages qui appartenaient à la communauté et qui étaient entreposés dans les locaux de la synagogue, par exemple, ou de la réunion de collections personnelles ? Quelle que soit la réponse, ce corpus correspond très certainement à la composition des collections de livres présents dans la région.









