Le 6 février 1386, le roi Wenceslas IV, roi de Bohême depuis 1363, élu roi des Romains en 1376 et qui règne seul depuis la mort de son père Charles IV du Luxembourg en 1378, adresse depuis Prague un mandement au conseil de la ville de Strasbourg : il explique regretter que les juifs de Strasbourg se mêlent aux chrétiens sans aucune distinction. En conséquence il demande à la ville de Strasbourg de faire respecter par les juifs le port d’accessoires vestimentaires particuliers, à savoir « des bottes et des chapeaux de juifs, comme ils ont l’habitude depuis de longs temps et de tout temps, si bien que l’on puisse reconnaître un juif, d’un chrétien, ce qui est justice »1. Le document est signalé depuis la fin du xixe siècle2 : si la réglementation du Judenhut semble assez courante dans l’espace germanique, bien que les couvre-chefs décrits ont des formes assez variées aux xiiie et xive siècles, l’attention prêtée à la nature du chaussant, en l’occurrence des bottes, est tout à fait exceptionnelle dans le corpus des signes distinctifs des juifs médiévaux.
Depuis le concile œcuménique de Latran IV (1215), lors duquel a été affirmée pour la première fois l’obligation de distinguer par le vêtement chrétiens et non-chrétiens dans l’espace public3, le développement de la législation sur les insignes et attributs vestimentaires des juifs a été progressif dans l’Europe médiévale. À l’exception de l’Angleterre où Henri III a imposé dès 1218 aux juifs du royaume le port de deux pièces de tissu blanc4, la prescription de Latran IV n’a pas été appliquée par les autorités séculières sur le continent avant la seconde moitié du xiiie siècle, où la rouelle a été notamment prescrite dans le royaume de France5. Dans l’Empire, ce sont d’abord les autorités ecclésiastiques qui ont été amenées, à partir de la seconde moitié du xiiie siècle à rappeler, lors de synodes diocésains ou de conciles provinciaux, l’obligation faite aux juifs de porter un signe distinctif. À partir de la seconde moitié du xive siècle, ce sont également les autorités urbaines qui commencent à statuer sur la question. À l’image de la fragmentation politique des territoires de l’Empire, les rares dispositifs normatifs ont été édictés généralement à l’échelle locale6. Le mandement de Wenceslas semble être la première intervention royale relative à l’insigne des juifs, ce qui amène à s’interroger sur les motivations du roi à exiger la régulation du vêtement de quelques dizaines de juifs autorisés à résider à nouveau à Strasbourg depuis une quinzaine d’années.
En effet, la communauté juive de cette ville d’Empire, parfois appelée la « seconde » communauté, est en pleine reconstruction après les massacres de 1349 qui ont anéanti la population juive dans le contexte de l’épidémie de la Peste noire7. Attestée depuis le xiie siècle, la première communauté juive de Strasbourg, qui a pu compter entre 250 et 300 personnes8, fut exterminée – dans son propre cimetière – le 14 février 1349 ; seules quelques personnes ont pu fuir hors de la ville pour essayer de se mettre à l’abri. À la suite de ces persécutions, décision avait été prise par les autorités strasbourgeoises de ne plus admettre de juifs dans la ville pendant deux cents ans. Néanmoins, vingt ans plus tard, quelques familles juives furent admises de nouveau à Strasbourg en août 13699. En 1386, le nombre de juifs établis dans ce carrefour économique dynamique reste très faible et ne retrouve pas le niveau démographique antérieur à 1349.
Le mandement de Wenceslas semble être l’occasion pour le souverain de réaffirmer ses droits sur ceux qu’il désigne comme ses « Kammerknechte ». L’imposition d’attributs vestimentaires (le Judenhut et des bottes) à quelques dizaines de juifs – seuls les hommes sont concernés – n’est peut-être pas le seul objectif du souverain et on peut y voir une manifestation de l’autorité royale, dans le contexte de crise politique que traverse l’Oberrhein dans la décennie 1380, alors que les ligues urbaines sont particulièrement actives.
Le statut des juifs de Strasbourg : « Kammerknechte » et « Bürger »
Le mandement de Wenceslas, rédigé en langue vernaculaire, est connu en raison de la mention, assez étonnante, des bottes. Quant au Judenhut (chapeau juif ou chapeau des juifs), ses occurrences sont plus fréquentes dans les dispositifs normatifs du vêtement des juifs à partir de la fin du xiiie siècle en Allemagne, tandis que la rouelle n’est pas mentionnée régulièrement comme insigne des juifs avant la seconde moitié du xve siècle10. Pourtant le début de la missive est tout aussi intéressant, sinon plus, car il explicite les enjeux de pouvoir entre le roi et les autorités municipales.
Wenceslas commence par rappeler le statut des juifs de Strasbourg qui sont alors, comme beaucoup des juifs de l’Empire, ses « camerknechte ». Le statut de « Kammerknecht », ou en latin « servi camere nostre », place en effet les juifs et l’ensemble de leurs biens sous l’autorité directe et la protection du souverain. Une des manifestations les plus anciennes de ce droit a été formalisée dans le privilège accordé aux juifs de Worms en 1157 par Frédéric Barberousse ; en juillet 1236, Frédéric II a élargi par le privilège d’Augsbourg le champ de sa protection à tous les juifs d’Allemagne, en les désignant, pour la première fois, comme « servi camere nostre ». Ce statut a fait l’objet de nombreuses discussions depuis l’étude publiée en 1940 par Guido Kisch, dans laquelle il retraçait l’histoire de la protection accordée par le pouvoir impérial aux juifs et interrogeait la notion de « servitude »11. Si le privilège de 1236 reconnaît aux juifs notamment la liberté de circulation, le droit de propriété et d’héritage, l’autorité impériale pouvait être considérée comme la seule garante des modes d’insertion des juifs dans la société chrétienne, justement parce qu’ils relevaient de la Chambre impériale. La condition juridique des juifs évolue au siècle suivant, surtout après la Peste noire. Dans la seconde moitié du xive siècle, Charles IV et son fils Wenceslas ont disposé de ce droit régalien, le concédant en totalité ou en partie pour composer avec les princes et les villes d’Empire, accentuant un mouvement amorcé dès les premières années du siècle12. Les comtes d’Oettingen avaient reçu une partie de l’impôt impérial sur les juifs de Strasbourg en 1347, deux ans avant la disparition de la première communauté ; vingt ans plus tard, les conditions du retour des juifs dans la ville prévoyaient, sur le plan fiscal, le versement annuel de 10 marcs d’argent au comte d’Oettingen, en dédommagement sans doute des sommes qui n’avaient pu être perçues entre 1349 et 1369. Il est aussi exigé que l’évêque de Strasbourg perçoive 12 marcs annuels, sans doute une compensation du temps lointain – au xiiie et au début du xive siècle – où l’évêque avait des droits sur les juifs de la ville, avant de les perdre progressivement dans la première moitié du xive siècle13.
En effet, les juifs relèvent à Strasbourg essentiellement des autorités municipales qui exercent leur droit de protection sur eux, en les reconnaissant comme Bürger de la ville, comme les autres citoyens14. Ce statut juridique a été rappelé à plusieurs reprises, dès l’autorisation d’installation des six premières familles en 136915, ou encore le 13 janvier 137116, puis dans les Judenordnungen du 14 mai 137517 et du 25 septembre 138318. Ces dernières définissent les modalités de la présence juive dans la cité, établissent le droit de résidence et réglementent les activités économiques autorisées, en particulier, et avec une grande précision, le crédit. Certes l’altérité religieuse impose au conseil de la ville de prévoir des dispositifs spécifiques nécessaires à l’observance religieuse de cette minorité (synagogue, cimetière), ainsi qu’un cadre juridique en cas de conflit entre juifs et chrétiens. Mais il n’en reste pas moins que la population juive de Strasbourg est reconnue comme faisant partie du corps social de la ville, à la différence de juifs venus de l’extérieur dont le séjour est conditionné et limité. En novembre 1384, le juif Simon renonce à son droit de bourgeoisie, car il est désormais le juif du comte palatin Ruprecht l’Ancien19.
Les droits sur les juifs sont donc un enjeu important dans les relations entre le roi et les princes, mais aussi entre le roi et les villes, comme le confirmera en mai 1387 le rétablissement par Wenceslas de ses droits sur les juifs de trois cités de la Décapole, Colmar, Sélestat et Haguenau20. Pourtant, depuis la fin du xiiie siècle au moins, les autorités – impériales, ecclésiastiques, urbaines – ne sont plus en capacité de garantir en permanence la sécurité des populations juives, comme les massacres de la Peste noire l’ont tragiquement prouvé. Du point de vue économique, les exigences fiscales vis-à-vis des juifs sont de plus en plus élevées dans le dernier quart du xive siècle, en raison notamment des obligations militaires des villes engagées dans les ligues urbaines.
Distinguer les juifs des chrétiens : bottes et judenhut
La missive de Wenceslas semble être la plus ancienne mention d’un insigne des juifs à Strasbourg, et au-delà dans l’Oberrhein. Le début du mandement est consacré à la description d’un désordre social qui, selon le roi, ne concerne pas seulement Strasbourg, mais aussi d’autres villes de l’Empire. Cette dernière précision relève d’une généralisation assez systématique dans l’ensemble des législations ecclésiastiques et séculières. Le roi avance deux arguments essentiels pour justifier sa requête. Le premier est d’ordre moral. Les juifs sont accusés d’afficher leur orgueil (« Hoffart ») à travers leurs vêtements (« wate ») ou les étoffes de leurs vêtements (« gewannt ») ; ce comportement est une infamie pour les chrétiens et la foi chrétienne21. Cet orgueil – qui relève de la superbia – affiché soi-disant par les juifs pourrait s’expliquer à la fois par le luxe éventuel de leurs habits (à travers les tissus, les couleurs ou encore les ornements), mais aussi par le fait que les juifs se permettraient de porter des vêtements contraires à la morale, justement parce que ce sont des vêtements semblables à ceux des chrétiens.
Dans la société médiévale – comme dans toutes les sociétés d’ailleurs –, le vêtement a une fonction de marqueur social. La distinction vestimentaire est constitutive de l’ordre social : chacun doit être vêtu selon son état. Le développement des législations vestimentaires, tant dans la sphère ecclésiastique que dans la sphère laïque, contribue à la régulation d’une morale sociale22. Celle-ci est de plus en plus accentuée à la fin du Moyen Âge, notamment dans les villes de l’espace germanique où les préoccupations morales de l’Église rejoignent celles des autorités publiques : la multiplication des ordonnances vestimentaires (Kleiderordnungen) et des lois somptuaires (Luxusordnungen) à partir du xive siècle manifeste cette exigence d’ordonnancement social élaboré par les autorités. Ce type de sources a permis d’étudier, entre autres, les groupes sociaux, considérés longtemps dans l’historiographie comme marginaux, que ce soient les prostituées, les voleurs, les pauvres, mais aussi les juifs23. Dans cette perspective, les signes distinctifs imposés aux juifs ont longtemps été analysés dans la seule perspective d’une histoire de l’antijudaïsme, voire, dans la longue durée, de l’antisémitisme24. L’approche comparative permet de réévaluer la spécificité de l’insigne des juifs au sein d’un corpus de dispositifs assez variés, tout en prenant en compte les limites des sources normatives pour une étude du vêtement juif à la fin du Moyen Âge.
Il n’existe pas d’étude particulière sur l’histoire du vêtement à Strasbourg à la fin du Moyen Âge, mais une ordonnance vestimentaire (Kleiderordnung), édictée à la fin du xive siècle, permet d’appréhender quelques aspects des modes en usage dans la ville. Le document, signalé par L.C. Eisenbart dans son étude sur les ordonnances vestimentaires, a été partiellement publié à la fin du xixe siècle25 : l’édition, assez brève, compte cinq paragraphes qui traitent, pour trois d’entre eux, du vêtement féminin. Un quatrième concerne le vêtement masculin et vise à réguler l’usage de vêtements courts, qu’il s’agisse de manteaux (« rog ») ou de ceux couvrant le buste (« wambesche »), donc les vêtements alors à la mode dans la société médiévale, du moins chez certains. En effet, à partir du milieu du xive siècle, le pourpoint, vêtement court et ajusté pour les hommes, découvrant les chausses plus ou moins haut sur la cuisse, semble s’être diffusé au-delà des milieux curiaux à d’autres catégories de la population, notamment parmi les bourgeoisies urbaines. Ce phénomène de mode est attesté dans l’ensemble de l’Europe, de l’Angleterre à la Bohême26.
C’est seulement dans un second temps que Wenceslas rappelle l’obligation de distinguer juifs et chrétiens dans l’espace public, ce qui n’est jamais que la reprise du canon 68 du concile œcuménique de Latran IV (1215). Préoccupation constante de l’Église à partir du xiie siècle, la différence de l’habit ne concerne pas seulement les relations entre chrétiens et juifs : conciles et synodes statuent aussi régulièrement sur le vêtement ecclésiastique, afin que les clercs se distinguent des laïcs ; de même les femmes publiques (autrement dit les prostituées) doivent être identifiées comme telles, afin de ne pas être confondues avec d’« honnêtes » femmes. En 1233, dans une lettre adressée aux évêques d’Allemagne, Grégoire IX dénonçait la « confusio » régnant alors dans ces régions, parce que juifs et chrétiens ne pouvaient pas être identifiés par leur apparence, autrement dit par leur vêtement, contrairement aux exigences du concile œcuménique de Latran IV27. La dénonciation de Grégoire IX a été reprise au milieu du xiiie siècle au moins à trois reprises : d’abord, en 1254, par Innocent IV qui rappelle à l’ordre l’évêque de Constance au sujet des juifs de son diocèse qui ne portent pas l’insigne28 ; puis, lors des conciles de la province de Mayence – dont dépend le diocèse de Strasbourg – réunis à Fritzlar en 125929 et à Aschaffenbourg en 129230. Plus d’un siècle plus tard, à en croire Wenceslas, règne donc toujours cette « confusio » jugée scandaleuse aux yeux du pouvoir.
Les plus anciennes occurrences du pileus cornutus datent de 1267 lors des conciles de Breslau et de Vienne31. Les rédacteurs du canon sur le pileus cornutus justifient le recours à cette forme particulière de couvre-chef en expliquant que les juifs locaux (habitant ces régions) avaient eu l’habitude de le porter ; il est ensuite précisé dans la seconde partie de la phrase « qu’ils [les juifs] avaient eu l’audace d’abandonner » le pileus cornutus. Le mandement de Wenceslas reprend l’évocation de pratiques anciennes32. C’est souvent cet argument qui est retenu, dans les études sur le vêtement des juifs, pour justifier l’hypothèse du port d’un couvre-chef spécifique par les juifs, mais la formulation de la phrase suggère un usage local tombé en désuétude33. Cette remarque confirme que, d’une part, l’utilisation d’un tel chapeau, si elle a été effective, était loin d’être généralisée et que, d’autre part, elle n’est plus d’actualité à l’époque de la rédaction de ces canons conciliaires. L’argument d’une pratique vestimentaire singulière voulue par les juifs eux-mêmes est adapté du canon 68 du concile de Latran IV qui fait explicitement référence à la prescription biblique des franges rituelles aux quatre coins du vêtement (tsitsit)34.
Dans la société juive, l’affirmation de la différenciation entre juifs et chrétiens est présentée aussi comme une obligation ; les régulations les plus anciennes (les takkanot des villes SchUM [Spire, Worms et Mayence]) datent des années 1220, et sont donc contemporaines du concile de Latran IV35. Dans son étude sur la piété juive dans le monde ashkénaze, Elisheva Baumgarten s’interroge sur la manière dont les juifs ont pu, ou pas, respecter l’obligation du port des tsitsit, à propos desquels les sources rabbiniques (commentaires du Talmud, responsa) sont plus impérieuses entre la fin du xiiie siècle et le milieu du xive siècle36. Mais ces sources normatives ne permettent pas de déduire que tous les juifs les ont suivies scrupuleusement. De même, dans le judaïsme, se couvrir la tête est devenu progressivement une prescription religieuse pour les hommes au cours du Moyen Âge et, dans son analyse de l’apparence vestimentaire des juifs dans l’espace urbain, Elisheva Baumgarten s’interroge sur le respect éventuel de cette réglementation37. Le port d’un couvre-chef peut aussi être abordé sous l’angle de la mode et des usages vestimentaires : à une période où le chapeau est un élément du costume masculin, reflet aussi de l’appartenance sociale, les juifs, nécessairement influencés par les modes locales, en ont vraisemblablement porté, pas nécessairement d’ailleurs pour des raisons d’observance religieuse. Dans l’espace germanique qui nous occupe ici, quelle pouvait être la forme, de ce couvre-chef, chapeau « juif » ou pas ? La question du Judenhut, et surtout celle de son éventuelle utilisation par les juifs, reste ouverte.
L’achèvement de la rédaction du code de loi du sud de l’Allemagne, le Schwabenspiegel, est contemporain de la mention du pileus cornutus dans les conciles de l’Église. Le Schwabenspiegel, œuvre d’un frère franciscain d’Augsbourg, est généralement daté des environs de 1275 : il indique aussi l’obligation du port du Judenhut dans les villes où résident les juifs, sans que l’on puisse établir de lien direct entre les conciles de Breslau et Vienne et la rédaction du Schwabenspiegel38. Le recensement des occurrences de ce signe distinctif des juifs dans les réglementations des villes allemandes confirme que les plus anciennes datent du dernier quart du xive siècle (donc à la même période que l’ordre royal étudié ici) et que leur nombre reste limité.
Les témoignages de relations sexuelles illicites entre juifs et chrétiennes ou inversement, entre chrétiens et juives39, montrent que l’objectif avoué de les empêcher, qui semble avoir été la – sinon l’unique – motivation du canon 68 de Latran IV, n’a jamais abouti. Gerd Mentgen signale qu’à Bâle, le règlement judiciaire des infractions sexuelles entre juifs et chrétiennes prévoyait de soumettre pendant trois jours le juif, coiffé d’un Judenhut, à une peine d’exposition au pilori, avant d’être brûlé40. Comment expliquer l’usage d’un Judenhut dans le cadre d’une condamnation judiciaire ? On observe dans beaucoup de systèmes de châtiments (et pas uniquement à l’encontre de juifs) l’usage de marques (physiques, par exemple au fer rouge, ou vestimentaires) permettant d’afficher publiquement le nature de la faute. La mention du Judenhut dans ce règlement judiciaire pourrait relever de ce type de pratique, visant à souligner que l’appartenance religieuse du coupable est bien la circonstance aggravante de la relation sexuelle.
L’omniprésence du chapeau pointu dans l’art allemand, aussi bien dans l’illustration des manuscrits que dans le décor sculpté, est souvent considérée comme un indice de l’usage de ce couvre-chef parmi la population juive. Si le recours à l’iconographie est essentiel pour l’histoire du vêtement, il n’en demeure pas moins que l’image n’est pas une reproduction fidèle d’une réalité quotidienne : l’image est utilisée comme une source complémentaire et permet, par exemple, à des archéologues du vêtement médiéval d’éclaircir de nombreux aspects techniques de la fabrication. Autre biais à souligner à propos du recours aux représentations figurées du Judenhut, ce dernier est principalement un attribut de l’iconographie chrétienne, dont les types et les modèles sont fixés assez tôt et circulent largement. Enfin, du point de vue strictement quantitatif, les sources iconographiques chrétiennes sont bien plus nombreuses, ce qui contribue à surinterpréter ces représentations. La reprise du Judenhut dans quelques manuscrits hébraïques peut aussi être expliquée par des usages picturaux issus des échanges et des contacts entre artistes juifs et chrétiens.
En ce qui concerne l’obligation des bottes suggérée par le roi Wenceslas pour les juifs de Strasbourg, il est plus difficile d’en comprendre l’origine, puisqu’il s’agirait de la plus ancienne occurrence de ce type d’insigne et qu’il n’en existe quasiment pas d’autres41. La Kleiderordnung de Strasbourg, déjà évoquée, consacre un paragraphe aux chaussures pour interdire les poulaines, chaussures à pointes très en vogue à la fin du xive siècle, mais laisse libre d’utiliser des bottes pour monter à cheval42. Aucune autre indication n’est donnée. Cette forme de chaussant semble assez répandue dans la société médiévale, ne serait-ce que pour être protégé du froid et des intempéries en hiver ; dans plusieurs secteurs de l’artisanat, les bottes en cuir peuvent être aussi considérées comme des « chaussures de sécurité »43. En 1366, un règlement du conseil d’Erfurt avait interdit aux juifs de sortir sans bottes et sans chapeaux44 ; ces obligations vestimentaires de la population juive, hommes et femmes, de la ville ont été précisées en 1373, avant d’être renouvelées en 1393 : les hommes devaient porter de longs manteaux, mais aussi des bottes et un chapeau, quelle que soit la saison45. La précision apportée – en toute saison – n’est sans doute pas fortuite : porter des bottes en plein été peut être suffisamment incongru, pour que les juifs, parce qu’ils y seraient contraints, soient ainsi identifiables. Malgré les concordances entre une partie de la réglementation vestimentaire d’Erfurt, antérieure, et le mandement de Wenceslas pour Strasbourg, très peu d’indices permettent de suggérer un lien direct entre les deux. Wenceslas a certes séjourné à Erfurt en août 1375, mais onze années avant le mandement concernant les juifs de Strasbourg46. L’hypothèse d’un conseiller du roi, connaissant la situation locale des juifs d’Erfurt, n’est pas exclure, mais n’a pu aboutir.
Une affirmation de l’autorité royale ?
Ainsi, l’intervention de Wenceslas concernant l’insigne des juifs de Strasbourg pourrait être expliquée par le contexte politique régional, en raison de la crise qui oppose les ligues urbaines et le roi, et, du rôle de ces villes auprès des juifs au détriment du pouvoir central.
Depuis le xiiie siècle, le roi lève sur les juifs un impôt mais, à la fin du xive siècle, cette fiscalité a été régulièrement concédée soit à des princes soit à des villes et elle est souvent disputée au roi. Wenceslas a particulièrement usé de ce procédé rémunérateur pour le trésor royal, puisqu’il exigeait des bénéficiaires des impôts des juifs le reversement d’une somme importante, à charge pour ces bénéficiaires d’encaisser cet impôt auprès des juifs. Dans les années 1385-1386, plusieurs villes de l’Oberrhein refusent de verser au roi une partie importante de l’impôt des juifs : c’est par exemple le cas de Sélestat, qui fut mise au ban de l’Empire, avant d’être réintégrée en 138947. Pour compenser, le roi a créé de nouvelles ressources fiscales levées à son profit, ce qui alourdit le poids de la fiscalité pesant sur les juifs dans la seconde moitié du xive siècle.
Dans la décennie 1380, un autre facteur de tension avec le roi provient du renforcement des « ligues urbaines », ces réseaux d’alliance nouées entre les villes de l’Oberrhein notamment48. Strasbourg n’a jamais fait partie de la Décapole constituée dès 1354 à l’initiative de Charles IV et qui réunissait, sur la rive gauche du Rhin, Wissembourg, Haguenau, Rosheim, Obernai, Sélestat, Kaysersberg, Colmar, Munster, Turckheim et Mulhouse, sous l’autorité du Landvogt, représentant de l’empereur49. Mais Strasbourg se trouve engagée à partir du début des années 1380 dans un jeu politique complexe au sein de multiples alliances urbaines. Le roi Wenceslas renouvelle le 31 janvier 1381 les droits et libertés de la ville, qui intègre le 20 mars 1381 une nouvelle ligue réunissant pour trois ans sept villes (Mayence, Worms, Spire, Francfort, Haguenau, Wissembourg, et donc Strasbourg). Trois mois plus tard, le 17 juin 1381, celles-ci concluent un accord avec la ligue souabe50. Même après avoir rappelé que les ligues sont interdites par la Bulle d’Or promulguée par son père, Charles IV, en 135651, Wenceslas ne parvient pas à rétablir immédiatement son autorité sur les villes. Il crée alors en 1383 quatre circonscriptions dont les limites territoriales viennent fractionner les réseaux d’alliances constituées par les ligues urbaines. Ce n’est qu’en juillet 1384 que les ligues urbaines consentent à un accord avec le roi52.
L’ordre de Wenceslas, adressé au début de l’année 1386 à Strasbourg, intervient donc à un moment décisif dans les rapports de force entre le pouvoir royal et les villes53. En effet, les ligues urbaines ont placé les juifs sous leur autorité juridique directe, comme cela avait déjà été le cas en 1254, au moment où les cités rhénanes (dont les villes SchUM, mais aussi Cologne, Bâle) avaient conclu leur première alliance ; elles ont ainsi perçu à leur profit tout ou partie des impôts des juifs, au lieu que ceux-ci soient versés au roi. Ce sont aussi les ligues rhénane et souabe qui interdisent aux juifs, en septembre 1387, d’employer des servantes et domestiques chrétiens54. Le mandement de Wenceslas peut donc être compris comme un moyen de manifester son autorité non seulement sur « ses » juifs, ce qu’il dit explicitement au début du texte, mais, par là même et peut-être plus encore, aussi sur Strasbourg (parmi d’autres villes liguées), en rappelant ses droits sur les juifs qui y résident. L’ordre de Wenceslas vise moins les juifs de Strasbourg que les autorités urbaines.
Si l’intervention du roi Wenceslas peut être analysée comme une manifestation de l’autorité royale dans un contexte politique particulier, force est de constater que le choix des attributs vestimentaires ne répond pas forcément à l’objectif déclaré, à savoir établir une distinction vestimentaire entre chrétiens et juifs dans l’espace public. Comme dans nombre de règlements vestimentaires relatifs aux juifs, seul le vêtement masculin est envisagé ici, ce qui ne concerne qu’une partie de la population juive de la ville. En Allemagne, le vêtement féminin juif est très rarement codifié avant le xve siècle55. Pourtant les femmes juives ne sont pas confinées dans la seule aire domestique et elles sont actrices à part entière de la vie économique notamment56.
Par ailleurs, l’ordre de Wenceslas fut-il exécuté et les juifs de Strasbourg ont-ils ou non été contraints par le conseil de porter un Judenhut et des bottes à partir du printemps 1386 ? Dans l’état actuel de la documentation connue, il est impossible de répondre à la question57, d’autant plus que la fin de la décennie 1380 marque l’extinction progressive de la communauté juive de Strasbourg, dont la situation économique a été fragilisée par les exigences fiscales et des annulations des dettes dues aux juifs58. Ainsi, le nombre de contribuables juifs de la ville passe de vingt-deux au premier semestre 1387 à une douzaine à la fin de l’année 1389, avant leur départ – exil volontaire ou expulsion ? – estimé par Gerd Mentgen au cours du troisième trimestre de l’année 1390, entre la fin du mois de juin et le milieu du mois d’octobre. Les juifs ne furent plus jamais réadmis comme résidents à Strasbourg : ils avaient néanmoins la possibilité de venir en ville pour affaire ou autres59. Dans ces conditions, il est certain que la population de Strasbourg a vu à la fin du Moyen Âge davantage de chapeaux pointus sur le décor sculpté de la cathédrale que dans les rues de la cité.
