Éduquer aux médias à l’ère numérique : formes, enjeux et démarches critiques

DOI : 10.57086/rrs.488

p. 223-235

Abstract

Cette contribution revient sur le parcours de recherche de l’autrice. Elle restitue sa démarche doctorale sur la médiation des savoirs en éducation aux médias en France et en Allemagne, définissant cette dernière comme un domaine de pratiques pédagogiques, de politiques publiques et d’études universitaires, en pleine évolution dans le contexte numérique. Elle restitue les enseignements d’une analyse comparative franco-allemande, puis des travaux plus récents concernant l’analyse de ressources pédagogiques sur l’esprit critique, terminant par des perspectives de recherches futures.

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L’éducation aux médias, de quoi parle-t-on ?

L’éducation aux médias désigne plusieurs réalités : un domaine de pratiques pédagogiques, communément considérées comme faisant partie des méthodes actives et visant l’esprit critique (Landry 2017) ; un domaine de politiques publiques, faisant partie des programmes scolaires (Bosler et al. 2021) ; et enfin un domaine de recherche, rattaché explicitement aux sciences de l’information et de la communication en France (CPDIRSIC 2018). Si le terme se généralise dans les années 1980, les pratiques pédagogiques liées aux médias existent depuis le début du siècle. Elles sont d’abord le fait de pédagogues militants, comme Célestin Freinet en France, qui installe une presse dans son école en zone rurale dès 1924 afin de permettre aux enfants d’expérimenter la libre expression. En Allemagne, des initiatives visant à protéger les jeunes des effets supposément dangereux du cinéma se développent dès les années 1910 (Hüther 2002). En France comme en Allemagne, ces pratiques sont peu à peu intégrées à l’institution scolaire à partir des années 1960, avant que l’éducation aux médias ne devienne un domaine officiel dans les années 1980. Elle entre dans les programmes au début des années 2000. Les « éducations à », censées décloisonner les disciplines et ouvrir le système scolaire sur l’extérieur, sont alors en pleine expansion dans un contexte où l’usage des outils et supports numériques se fait de plus en plus répandu (Audigier 2012). L’éducation aux médias a pour but de protéger les jeunes, mais aussi de leur permettre d’utiliser ces outils pour s’exprimer ; leur faire connaître les contextes de production et les enjeux économiques des médias ; développer leur sens critique. Les thématiques évoluent en fonction des contextes médiatiques : presse, cinéma, radio, télévision, et maintenant Internet, réseaux socionumériques et intelligence artificielle.

 

En France, on parle d’éducation aux médias et à l’information (EMI) depuis le début des années 2010 ; cela correspond à la rencontre entre littératie médiatique et littératie informationnelle, jusque-là portées par des acteurs et selon des objectifs différents. La littératie médiatique portait sur les usages des médias de masse et la littératie informationnelle, plutôt portée par le monde des bibliothèques et des sciences de l’information, sur la recherche d’information. En Allemagne, on parle de Medienbildung, donc d’éducation aux médias. Je parlerai ainsi d’éducation aux médias pour désigner les deux pays.

En France et en Allemagne, l’éducation aux médias est portée par des dispositifs spécifiques : des textes de loi la rendent obligatoire et définissent son périmètre ; elle est présente dans les programmes scolaires en tant qu’enseignement transversal ; elle s’insère dans des dispositifs éducatifs plus larges, comme le Parcours Citoyen en France (Bosler 2021). En Allemagne, son ancrage dépend des Länder, qui sont autonomes en matière d’éducation. Cependant, la conférence permanente des sénateurs et ministres en charge de l’éducation (Kultusministerkonferenz) définit des standards et des concepts communs à l’ensemble de l’Allemagne.

Le CLEMI, centre pour l’éducation aux médias et à l’information, est un acteur important du domaine en France. Il produit des ressources, propose des formations pour les enseignants et apporte un soutien à la création de médias scolaires dans les établissements. En Allemagne, les centres médiatiques régionaux (Landesmedienzentren) remplissent une fonction similaire au sein des différents Länder. Les fiches pédagogiques du CLEMI, que nous avons étudiées en détail dans des travaux antérieurs (Bosler 2023), se présentent sous la forme de documents d’une page, très synthétiques, présentant le déroulé d’une activité. À gauche, des encadrés précisent les entrées des programmes auxquelles l’activité correspond ainsi que ses objectifs pédagogiques.

Ajoutons qu’en France, les professeurs-documentalistes, enseignants certifiés depuis 1989, sont reconnus comme « maîtres d’œuvre de l’éducation aux médias » dans les établissements. Leur formation comprend des éléments en sciences de l’information et de la communication, ainsi qu’en éducation aux médias. Ce corps de métier n’a pas d’équivalent en Allemagne, où les personnels des bibliothèques scolaires ne sont pas des enseignants.

Pour résumer, selon Eduscol, plateforme officielle du ministère de l’Éducation nationale :

Par l’éducation aux médias et à l’information (EMI), les élèves apprennent à devenir des citoyens responsables dans une société marquée par la multiplication et l’accélération des flux d’information. Ils développent leur esprit critique et sont capables d’agir de manière éclairée pour chercher, recevoir, produire et diffuser des informations via des médias de plus en plus diversifiés1.

La médiation des savoirs en contexte numérique

Quels sont les enjeux de l’éducation aux médias en contexte numérique ? Initialement, les médias numériques sont adossés à l’expansion de l’informatique et des télécommunications et se fondent sur le multimédia et l’interactivité, permettant un accès simultané à une variété de fonctions. Ils se distinguent des médias dits « traditionnels » (télévision, radio) par leur canal de diffusion, permettant une « numérisation généralisée des signes et des traces » et une convergence des formes médiatiques sur des supports numériques. « Le numérique » est un adjectif dérivant du nombre et qui a été substantivé ; il faut être vigilant quant à l’utilisation du terme, souvent manié de manière indifférenciée pour traiter des formats, objets, outils ou contenus (Vitali-Rosati 2014). Pour préciser davantage ce que signifie « le numérique », Rémy Rieffel souligne qu’à l’origine, il relève du vocabulaire technique, lié à l’univers du calcul (Rieffel 2014). Le numérique, avant toute chose, est un changement de format, un autre type de codage, en l’occurrence le langage informatique binaire, qui induit des objets aux propriétés différentes. En se numérisant, un document ne subit pas juste un changement d’apparence, mais combine en lui des caractéristiques particulières liées à ce format : calculabilité, virtualisation, délocalisation, instabilité, fragmentation, dynamisme, interactivité. Tous ces principes convergent autour de la notion clé de plasticité (Serres 2012).

Le contexte numérique a introduit des enjeux éducatifs spécifiques. L’information circule plus rapidement, elle est produite et partagée non plus par les « gatekeepers » traditionnels (médias de référence) mais par tout un chacun, notamment via les réseaux sociaux. Cette démocratisation de l’expression et du partage d’information induit des enjeux de filtrage, auquel il faut sensibiliser les élèves, puisque des informations erronées peuvent également circuler (Frau-Meigs 2017).

Les adolescents ont des pratiques spécifiques à cette période de la vie : l’importance du groupe de pairs allant grandissant, les réseaux sociaux sont un moyen de maintenir le lien en permanence (Dauphin 2012). Ce besoin est exploité par les plateformes, notamment Snapchat et son système de flammes, qui récompense les échanges quotidiens ininterrompus (Corroy et Jéhel 2023). Sophie Jéhel et Alexandra Saemmer recommandent ainsi de mettre en place une éducation critique aux médias qui prenne en considération les modèles économiques des outils les plus utilisés (2017). Enfin, les outils numériques permettant une communication ininterrompue, ils amplifient également les phénomènes de harcèlement scolaire. Le cyberharcèlement et le développement de l’empathie font donc partie des enjeux de l’éducation aux médias aujourd’hui (Stassin 2019).

Depuis 2016 on observe une convergence croissante entre France et Allemagne : alors que l’Allemagne traitait de la thématique des données personnelles dans les textes d’éducation aux médias depuis 2010, les débats sur le règlement européen de protection des données (RGPD) ont fait émerger plus récemment la thématique en France, qui y reste moins structurante. La sensibilité en Allemagne autour de la protection de la vie privée peut s’expliquer par des facteurs historiques, notamment la surveillance généralisée en RDA.

 

Notre travail doctoral, ainsi que d’autres recherches menées par la suite, ont porté plus spécifiquement sur la médiation des savoirs concernant les médias en contexte numérique. La médiation des savoirs concerne le partage et la circulation de ces derniers. Les savoirs ont un sens social, ils sont collectifs et renvoient à des institutions : ce sont les éléments constitutifs d’une science. Pour les sciences de l’information et de la communication, un savoir « est la somme des connaissances socialement reconnues, il constitue un tout objectivé » (Gardiès et Fabre 2015, p. 10). Une fois objectivé, il peut être transformé partiellement en informations échangeables contribuant à construire des connaissances.

Inscrit dans un contexte de communication, le processus prend une forme cyclique : il consiste à transformer les savoirs en informations, les sélectionner, les organiser et les assembler afin de les transmettre. Nous définissons la médiation des savoirs en éducation aux médias comme la définition de connaissances, de compétences et d’attitudes vis-à-vis des médias à transmettre ainsi que les modalités de cette transmission. Rappelons que les médias sont des objets singuliers, ce qui implique que cette éducation comporte des enjeux spécifiques : un média est « à la fois entièrement technique (car il est matériel et fabriqué par l’homme) et complètement social (car il conditionne l’échange social). Sa technicité consiste en sa socialité. Mais il n’est technique et social à la fois que parce qu’il est symbolique et culturel » (Jeanneret 2017, p. 93).

Éduquer aux médias numériques : pistes de comparaison franco-allemandes

Comment les savoirs sur les médias sont-ils organisés dans les systèmes éducatifs formels français et allemand et quelles sont les modalités de leur transmission ? Dans la mesure où il s’agit d’un enseignement transversal, les savoirs en éducation aux médias diffèrent de ceux qui constituent les disciplines instituées. Il s’agit d’un domaine mouvant et très vaste. Face à la diversité des acteurs impliqués et de leurs visées, j’ai fait le choix de ne traiter que du système scolaire formel. Celui-ci accueille la plupart des élèves français et allemands. C’est un lieu de transmission de connaissances mais également de valeurs. J’ai fait le choix de débuter mon analyse à partir de 2010, car l’institutionnalisation de l’éducation aux médias s’est renforcée au cours de la dernière décennie.

Pour répondre à ma question de départ, j’ai eu recours à une analyse comparative multidimensionnelle. J’ai associé l’étude de documents officiels (textes de loi, circulaires et déclarations fédérales), programmes scolaires et ressources pédagogiques sous l’angle de l’analyse de discours (Krieg-Planque 2017). Cette analyse a consisté à repérer les modalités d’énonciation, le type de lexique utilisé, les marqueurs d’équivocité et l’interdiscours afin de dégager les différentes conceptions des savoirs en éducation aux médias en France et en Allemagne. J’ai également réalisé des entretiens avec des personnes impliquées dans l’élaboration des textes officiels ainsi qu’avec des formateurs en éducation aux médias.

La comparaison franco-allemande m’a semblé pertinente pour interroger la légitimité des savoirs. En tant que méthode de recherche dialectique et heuristique, la comparaison fait surgir les connaissances de la confrontation à l’altérité (Vigour 2005). Cela demande d’avoir des connaissances fines sur les contextes étudiés et de faire preuve de prudence méthodologique. En suivant un protocole rigoureux, la comparaison permet à la fois de monter en généralité et de relativiser, c’est-à-dire dénaturaliser des phénomènes (Esser 2019). J’ai ainsi pu identifier deux concepts centraux : la culture numérique en France, et la compétence médiatique globale en Allemagne. Celles-ci proviennent de socles théoriques différents : d’une part la notion de culture, elle-même polysémique, et celle de compétence inspirée des travaux de Chomsky et Habermas. Elles ont néanmoins des points communs : elles insistent sur des dimensions de créativité, c’est-à-dire la capacité de réaliser une production personnelle comprenant une dimension expressive, et d’émancipation, désignant la capacité de penser par soi-même, de se fixer sa propre loi tout en faisant preuve de responsabilité sociale. Cette émancipation passe notamment par des connaissances sur le système médiatique, permettant de l’envisager de manière critique.

Fig. 1-2 : Modélisation des objectifs de l’éducation aux médias en France (à gauche) et en Allemagne (à droite).

Fig. 1-2 : Modélisation des objectifs de l’éducation aux médias en France (à gauche) et en Allemagne (à droite).

Source : Sabine Bosler

Culture numérique et compétence médiatique sont devenus les objectifs de l’éducation aux médias selon les politiques publiques. Ma démarche multidimensionnelle m’a permis d’explorer l’interprétation qu’en font les institutions, et d’en proposer une modélisation. Culture numérique et compétence médiatique au sens scolaire combinent toutes deux des dimensions instrumentales (numérique éducatif, éducation par les médias) et des dimensions politiques (EMI citoyenne d’une part, éducation de caractère relevant de la Bildung2 d’autre part). La culture informationnelle comme compétences cognitives visant l’accès au savoir est plutôt caractéristique de la France. En Allemagne, la protection de la jeunesse (Jugendmedienschutz) est un concept singulier. Elle s’applique aux différents aspects de la consommation médiatique et vise à développer la capacité de jugement, en apportant aux apprenants des éléments de connaissance sur leurs propres pratiques. Pour les institutions scolaires françaises et allemandes, il s’agit à la fois d’agir sur l’insertion sociale des élèves, leur participation à la société, et de protéger le modèle politique démocratique.

Cette étude a consisté à observer comment une société négocie le lien entre médias et éducation, et comment celui-ci se concrétise dans leurs systèmes scolaires. Dans mes recherches plus récentes, j’interroge la notion d’esprit critique en éducation aux médias.

Éducation aux médias et démarches critiques

L’intérêt pour l’esprit critique s’inscrit dans le constat d’un changement dans le rapport à l’information, aux médias et aux sciences des publics. Les transformations du paysage médiatique et informationnel modifient les modes de circulation de l’information sur les nouveaux médias (réseaux sociaux, plateformes) et facilitent la production et la diffusion d’informations, y compris erronées (Serres 2012). La lutte contre les « fake news » a été progressivement érigée en problème public, voire en panique morale (Vauchez 2022) ; néologisme apparu en 2016 dans le contexte de l’élection de Trump et du Brexit, désignant des informations fausses, il s’est imposé dans le débat public. Il s’agit actuellement d’un des axes majeurs de l’EMI en France. L’inquiétude collective concernant la désinformation en ligne s’explique par la crainte de ses conséquences sur les comportements individuels ainsi que sur l’adhésion à des théories conspirationnistes, potentiellement antidémocratiques.

Je fais partie d’un projet de recherche collectif et interdisciplinaire, « Critique de l’esprit critique », qui a émergé lors de la parution du rapport intitulé Éduquer à l’esprit critique : Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation (ci-après Rapport Bronner et Pasquinelli), en mars 2021, rédigé par le groupe no 8 du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, codirigé par Gérald Bronner (sociologue) et Elena Pasquinelli (philosophe). Ce rapport a connu un large écho au sein des rectorats et académies qui en ont fait un texte de référence pour les enseignants. En outre, plusieurs rapports sur le même sujet sont parus durant les cinq dernières années et marquent un intérêt pour le développement de l’esprit critique, par exemple le rapport ANR Éducation à l’esprit critique (2020), ainsi que le rapport Les Lumières à l’ère du numérique (2022).

Le collectif « Critique de l’esprit critique » est composé d’une quinzaine de chercheurs issus de disciplines variées (sciences de l’information et de la communication, sciences de l’éducation, science politique, didactique des sciences, sciences du langage) ; il est composé à la fois de chercheurs titulaires et de jeunes chercheurs. Trois journées d’étude ont permis d’étudier dans le détail le rapport Bronner-Pasquinelli, puis de produire des analyses originales pour défendre le rôle et l’importance des sciences humaines et sociales dans l’éducation aux démarches critiques réflexives.

Lors de l’analyse du rapport, nous avons porté une attention aux choix lexicaux et aux formes discursives privilégiées, afin de déterminer comment le rapport promeut une politique publique de développement de l’esprit critique, fournissant des éléments de décision et préconisations sur les politiques éducatives. Nous avons ainsi pu relever l’absence ou la quasi-absence des sciences humaines et sociales dans le cadre théorique, qui emprunte massivement aux sciences cognitives, aux neurosciences, à la psychologie clinique, et surtout des références anglo-saxonnes ; les références aux sciences de l’éducation, aux SIC, à la sociologie, sont absentes. L’esprit critique, selon nos observations, y est individualisé, naturalisé et dépolitisé, assimilé à une « disposition naturelle ». Les conditions et contextes sociaux de production et d’émergence des savoirs, des connaissances et des informations ainsi que des dispositifs numériques ne sont pas abordés ; ces dispositifs sont présentés comme neutres, leurs enjeux économiques sont évacués. Les savoirs sont conçus comme figés, réifiés, déconnectés des questions qui les ont suscités ou des questions qu’ils sont susceptibles de susciter en retour, s’opposant à la conception problématologique du savoir de Fabre (2007) : pour qui apprendre à connaître signifie apprendre à construire des problèmes, à questionner des objets. Enfin, les publics sont décrits à la fois comme passifs et paresseux, considérés comme déviants et devant être guidés par le scientifique, décrit comme une figure idéale. L’approche sceptique et zététicienne de l’esprit critique domine le rapport.

Cette analyse sémio-discursive du rapport Bronner-Pasquinelli a été enrichie par l’analyse de ressources pédagogiques créées pour développer l’esprit critique.

L’analyse de ressources pédagogiques sur l’esprit critique

Une partie de notre travail porte sur l’analyse des ressources pédagogiques produites pour « développer l’esprit critique ». Une grande partie du travail enseignant se réalise en dehors de la classe, selon des modalités individuelles (Aillerie et Rakotomalala 2020) ; elle suppose le recours à une documentation multiple, où le recours aux ressources pédagogiques occupe une large place. Par ressources on entend « entité matérielle ou numérique qui est actualisée par la pratique de l’enseignant » (Loffreda 2017), mobilisée à des fins d’enseignement. Ces entités peuvent prendre différentes formes : articles de revue, sites institutionnels ou disciplinaires, manuels scolaires, séquences « clés en main » créées dans le but d’aider les enseignants dans leur pratique, ou dont les enseignants se saisissent pour soutenir la construction de leurs cours. Ceci constitue un paysage informationnel hétéroclite où l’offre est pléthorique et fournie par une diversité d’acteurs, publics et privés. Étudier les ressources pédagogiques permet d’identifier les acteurs qui prétendent agir sur les pratiques éducatives. En effet, les ressources pédagogiques ne sont pas neutres. Elles matérialisent les idées, les valeurs et les méthodologies des personnes les ayant réalisées, qui sous-tendent l’acte éducatif. Leur choix, leur présentation, et leur structuration reflètent des choix éditoriaux et didactiques. Leur analyse permet d’appréhender les processus de sélection et de hiérarchisation des savoirs. Notre démarche permet d’aborder la concrétisation des conceptions de l’esprit critique et la circulation sociale des idées, tout en analysant les enjeux politiques de ces supports.

Dans le contexte spécifique de notre enquête, l’analyse d’un vaste corpus de ressources pédagogiques nous permet de voir comment les conceptions de l’éducation à l’esprit critique rencontrent les conceptions des médias et pratiques numériques. Pour constituer notre corpus, nous avons opéré une recherche systématique dans les ressources mises en avant par le Conseil scientifique de l’éducation nationale ainsi que des acteurs de référence et sélectionné des ressources où la mention de « esprit critique » ou « pensée critique » est explicite. Nous avons fixé la collecte à partir de 2016, car cette date marque le début d’un contexte particulier de montée en puissance des discours sur les fake news. C’est également à cette date qu’a été créée la page « Esprit critique » sur le site Eduscol, site officiel de l’Éducation nationale. Nous avons sélectionné 237 ressources produites par 8 acteurs différents : organismes dépendant de l’Éducation nationale (CLEMI, Réseau Canopé, Eduscol), académies, fondations pour l’enseignement de la science (La Main à la Pâte), associations (Cortecs).

 

Ces éléments ont fait l’objet à la fois d’une analyse de contenu (pour identifier des thèmes récurrents, déterminer quels éléments de connaissances sont mis en avant) et d’une analyse sémio-discursive (afin d’identifier des conceptions de l’esprit critique). Nous les avons analysés de manière manuelle, via l’utilisation d’un tableur, à plusieurs, afin de pouvoir comparer nos approches et nos interprétations. Parmi les axes étudiés, nous avons identifié les publics visés, les objectifs pédagogiques, les définitions de notions (fake news, désinformation…), les modes d’évaluation de la fiabilité, les conceptions de l’éducation aux médias, les approches théoriques convoquées, la visée de l’esprit critique, la qualification des pratiques quotidiennes. Les premiers résultats de cette analyse ont été présentés lors d’un symposium au colloque Didactifen à Liège (Bosler, Pallarès et Petit 2024) : les ressources présentent une conception épidémiologique de l’information. Elles définissent principalement l’esprit critique comme capacité à distinguer le vrai du faux, mais d’autres approches existent : le CLEMI y associe également une réflexivité sur ses usages acquis via des connaissances sur les médias, la capacité à distinguer entre différents formats médiatiques (surtout entre publicité et information) et à lutter contre les stéréotypes de genre. Les pratiques numériques sont globalement peu prises en compte.

Conclusion et perspectives

Étudier la médiation des savoirs en éducation aux médias permet de déterminer comment les savoirs sur les médias sont sélectionnés, construits, organisés dans les systèmes scolaires, et selon quelles modalités leur transmission est envisagée. Cela implique de s’intéresser aux valeurs qui y sont associées : malgré les différences relevées, responsabilité, autonomie, émancipation sont ainsi des objectifs communs en France et en Allemagne.

L’esprit critique fait partie des objectifs de l’éducation aux médias ; l’invisibilisation des approches en sciences humaines et sociales m’a menée à m’intégrer au collectif « Critique de l’esprit critique » et d’y développer des travaux. Je me suis notamment investie dans l’analyse des ressources pédagogiques selon une perspective de médiation des savoirs : elles sont en effet le lieu de l’opérationnalisation de conceptions éducatives, qu’elles contribuent à faire circuler. Dans des travaux ultérieurs, j’aimerais approfondir la comparaison franco-allemande autour des questions relatives à l’esprit critique, par exemple en comparant sa signification et sa place dans les politiques éducatives.

Enfin, dans le cadre de mon projet intégration recherche, je m’intéresse à la question de la médiation des savoirs sur le changement climatique via le cas de la fresque du climat. Comment les savoirs y sont-ils sélectionnés et organisés ? Quelle conception de la pédagogie est mobilisée, selon quelles valeurs, dans quels buts ? Comment le dispositif est-il reçu par les publics ? Autant de questions auxquelles je compte répondre par une étude pluriméthodique combinant analyse sémio-discursive des supports pédagogiques, des observations et des entretiens.

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Notes

1 Eduscol (2024), « Éducation aux médias et à l’information », accessible à l’adresse https://eduscol.education.fr/1531/education-aux-medias-et-l-information, consulté le 18 juin 2024. Return to text

2 D’après Wilhelm von Humboldt, qui a considérablement influencé la théorie éducative allemande, l’idéal de la Bildung se réalise dans un individu capable de penser par lui-même, arrivé à la maturité (Mündigkeit) grâce à l’usage de la raison. L’idéal de la Bildung constitue une culture éducative spécifique, notamment via des activités extrascolaires pratiquées en vue de développer ses propres talents et capacités et une attention portée sur le sujet apprenant (Geiger-Jaillet 2016). Return to text

Illustrations

  • Fig. 1-2 : Modélisation des objectifs de l’éducation aux médias en France (à gauche) et en Allemagne (à droite).

    Fig. 1-2 : Modélisation des objectifs de l’éducation aux médias en France (à gauche) et en Allemagne (à droite).

    Source : Sabine Bosler

References

Bibliographical reference

Sabine Bosler, « Éduquer aux médias à l’ère numérique : formes, enjeux et démarches critiques », Revue du Rhin supérieur, 6 | 2024, 223-235.

Electronic reference

Sabine Bosler, « Éduquer aux médias à l’ère numérique : formes, enjeux et démarches critiques », Revue du Rhin supérieur [Online], 6 | 2024, Online since 16 décembre 2024, connection on 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=488

Author

Sabine Bosler

Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UHA, rattachée au CRÉSAT. Ses recherches portent sur la médiation des savoirs et l’éducation aux médias, le plus souvent dans une perspective franco-allemande.

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