Je n’ai pas cessé de rappeler que la hauteur absolue des lignes de faîte et de leurs points culminants qui a donné tant de célébrité à l’Himalaya et à l’Hindou-Kho, aux Andes de Bolivia et de Quito, est un phénomène bien moins important aux yeux du géologue que ne le sont la direction et le croisement des chaînes, l’âge des formations des roches qui les composent, la hauteur moyenne des plaines et particulièrement les rapports de position entre ces plaines et les grandes intumescences de la croûte du globe1.
L’œuvre d’Alexander von Humboldt a été volontiers associée aux différentes vues comparatives de montagnes produites dans le cadre de ses voyages et publications, indissociables de la recherche d’une mesure stricte de l’altitude – le plus souvent une estimation – comme critère premier d’un classement de la nature2. L’auteur, figure centrale de la construction disciplinaire d’une géographie scientifique, avait pourtant lui-même rappelé toute la relativité qui devait être accordée à la place de la mesure dans cette même entreprise de définition taxonomique de la nature, plus particulièrement des espaces et milieux de montagne3. Or, le critère de l’altitude reste celui qui, dans la constitution des savoirs académiques et administratifs, a fini par l’emporter dans le classement et la gestion des territoires de montagne par la plupart des États contemporains. La catégorie même de « montagne » étant par essence largement polysémique et équivoque, en fonction du groupe humain ou de l’auteur qui s’en saisit pour désigner, dans un contexte précis, une portion de l’espace ou du paysage qui s’offre à lui, le sens du mot « montagne » et de l’ensemble du vocable qui lui est associé (mont, sommet, cime, haut, etc.4), en français comme dans les autres langues et traditions orales, se démarque par sa versatilité. Le développement des sciences « modernes », le temps des Lumières particulièrement, engage cette diversité dans un nouvel ordre. L’avènement moderne d’un grand classement du monde et de la « Nature », auquel contribue encore largement la figure de Humboldt au xixe siècle, marque ainsi un tournant dans la définition des reliefs, dans une géométrisation de l’espace et une catégorisation nouvelle et à vocation universelle des « formes du terrain »5. Interroger la montagne, en tant qu’objet construit par les sociétés humaines, relève pourtant avant tout des enjeux de représentation et de perception d’un espace par les groupes concernés, au cours du temps et en fonction des usages qui y sont associés. C’est notamment le cas pour la « moyenne montagne », une notion elle-même polysémique puisqu’elle peut désigner un massif à part entière – à l’instar de son équivalent allemand apparu dès le xixe siècle, Mittelgebirge6 –, ou un étage d’une chaîne plus importante.
Johann Wolfgang von Goethe, Alexander von Humboldt, « Esquisse des principales hauteurs des deux continens »
Publiée dans E. Mentille, C. Malte-Brunn, Geographie Mathematique, Physique et Politique de Toutes les Parties du Monde, Paris, Henry Tardieum, 1807, p. 5bis.
D’après David Rumsey Map Collection [www.davidrumsey.com/luna/servlet/s/v338s9].
Si l’altitude n’est pas l’unique critère retenu pour qualifier la « moyenne montagne », sa mesure s’est aujourd’hui imposée comme la condition première arrêtée par les administrations pour la distinguer – souvent en négatif – de la « haute montagne », et pour encadrer leurs gestions distinctes lorsqu’elles existent et qu’elles sont définies par des textes de loi7. Ce critère en distingue également les pratiques et leur encadrement, à l’image de la distinction qui subsiste aujourd’hui entre les statuts et formations des « accompagnateurs en moyenne montagne » et des « guides de haute montagne »8. Peut-on dès lors, comme l’ont récemment proposé Luigi Lorenzetti, Yann Decorzant et Anne-Lise Head-König pour l’espace helvétique, « relire l’altitude »9, autrement dit recontextualiser celle-ci dans l’analyse des formes d’appropriation et de mise en valeur d’un paysage qualifié de montagneux ? L’altitude s’impose ainsi autant comme une donnée « naturelle » et objective, que comme un construit culturel et social. De ce seul rapport émane en effet une définition en creux et à géométrie variable d’une moyenne montagne qui se dessinerait, soit en tant que territoire à portée régionale, soit en tant que catégorie physique à vocation universelle, à mi-chemin entre les canons physiques retenus par les sciences de la nature, et les conditions pratiques posées par les sciences humaines et sociales. La définition de la moyenne montagne se trouve dès lors confrontée au « Grand Partage » qui opposerait la nature et la culture10. Si ces enjeux ont pu être interrogés à l’aune du temps (court) de l’administration et du monde politique, ils méritent d’être réinsérés dans le temps long d’un rapport construit et récent – pour ne pas dire moderne – aux espaces de montagne. Plus qu’un simple objet d’étude, par son caractère aussi singulier que variable, la « moyenne montagne » et les travaux de recherche qui lui sont régulièrement consacrés nourrissent un dossier toujours réouvert ; à l’instar des « problèmes »11 que ciblait dès 1962 pour les Alpes Germaine Veyret-Verner autour du seul concept économique de « moyenne montagne », ou encore de l’« essai de définition »12 plus vaste proposé en 1980 par Pierre Bozon, Max Derruau, Annie Reffay et Bernard Valadas dans le cadre du colloque consacré aux « problèmes [toujours] de la moyenne montagne »13. C’est à ce même dossier que le présent numéro de la Revue du Rhin supérieur entend contribuer.
Le projet de réunir plusieurs chercheurs et chercheuses, insérés dans une approche pluri- – voire inter- – disciplinaire autour de l’étude et de la définition de la moyenne montagne, trouve son origine dans la constitution d’un panel présenté dans le cadre de la douzième ESEH Conference qui s’est tenue à Berne à l’été 202314. Autour de la thématique « Toward a (Re)Definition of Mid-Mountain Environments »15, les échanges engagés à cette occasion ont permis de mettre en lumière à la fois la profondeur historique d’un objet aussi riche que la (moyenne) montagne, et les enjeux que révèle la catégorisation de ces espaces, notamment dans le traitement et l’étude des phénomènes associés aux environnements montagneux sur le temps long. Le constat qui en ressortait est que la caractérisation de la moyenne montagne ne pouvait se contenter d’une définition physique ou administrative, et passait nécessairement par une mise en contexte qui confrontait celles-ci aux usages et aux représentations qui varient dans le temps et dans l’espace. Prolongement – largement étoffé – du panel de Berne, le présent dossier propose de poursuivre ces échanges en cherchant à saisir toujours mieux les fondements et les limites d’une définition par essence complexe de l’objet « moyenne montagne ». Cette même définition, qui a longtemps été assurée par la géographie (d’abord) physique, gagne à être investie plus largement aujourd’hui par les sciences humaines et sociales. Nous entendons pour cela insérer le débat au cœur des paradigmes portés aujourd’hui par les humanités environnementales, entre dialogues disciplinaires et renouvellement des enjeux scientifiques posés par un objet soumis comme tant d’autres aux défis environnementaux et climatiques.
La contribution humboldtienne à la tentative d’une définition universelle de la montagne, alors même que les expéditions scientifiques engageant les sciences dans une ontologie naturaliste du monde découvraient et mettaient en lumière toute l’hétérogénéité des montagnes à l’échelle mondiale, impose un premier rappel méthodologique central, placé au cœur de notre corpus16. L’objet et l’idée même de « montagne » sont avant tout des constructions produites par des sociétés, suivant des espaces, des moments et des contextes, plus généralement des rapports au monde et à l’environnement, qui sont tout sauf uniformes ou immuables. Comme y invitaient Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz dans leur ouvrage de 2010, la montagne et par extension la « moyenne montagne » gagnent à être investiguées « en tant que figures, autour desquelles et par lesquelles un ensemble de conceptions du monde naturel, social et politique s’est constitué »17. Sans rien enlever à leur matérialité, les « moyennes montagnes », massifs dans leur entier ou étagements, s’imposent de fait comme un simple jalon – certes polysémique – de la construction d’un rapport moderne à la montagne. C’est précisément ce jalon qu’il convient d’interroger, à une échelle plus vaste, pour saisir à travers lui toute la profondeur scientifique et environnementale de l’objet montagne et du rapport au monde qu’il dessine.
« Moyenne » et « haute » montagnes posent plus généralement la question de la verticalité – mesurée ou non –, soit d’une troisième dimension de l’espace déjà bien traitée dans l’historiographie consacrée au sujet, mais qui se maintient comme une porte d’entrée privilégiée dans l’étude de ce vaste sujet18. Si les montagnes qualifiées de moyennes ne semblent faire que tardivement leur apparition dans la littérature occidentale, les « haultes montaignes »19 sont une thématique ancrée de manière bien plus ancienne dans les imaginaires des sociétés européennes, y compris pour les massifs caractérisés aujourd’hui de « moyens », à commencer par ceux qui délimitent l’espace rhénan20. La « moyenne montagne » des uns peut (ou a pu) être la « haute montagne » des autres, en fonction du bagage, du contexte, des critères retenus d’un acteur à un autre. Le Ventoux de Pétrarque, montagne construite et paysage symbolique par excellence, est ainsi tout sauf une « moyenne montagne » sous la plume de l’auteur du xive siècle, contrairement aux conventions construites aujourd’hui. Le plus souvent néanmoins, la « moyenne montagne » reste un impensé, un angle mort de la recherche comme de la littérature plus conventionnelle21. Si l’historiographie des massifs et des étagements de moyenne montagne reste moins imposante que celle accordée aux massifs de haute montagne (les Alpes notamment) ou qu’aux sommets les plus célèbres, elle n’est pas pour autant inexistante22. Le CRÉSAT y a d’ailleurs contribué précocement grâce aux travaux d’Odile Kammerer, qui avaient permis d’interroger la place du caractère montagnard dans l’historiographie rhénane23.
Voici donc le défi posé par le présent dossier : à défaut de la saisir strictement et malgré les limites du corpus rassemblé24, parvenir à situer et à circonscrire l’objet pluriel « moyenne montagne » au prisme de ses perceptions, de ses usages et des disciplines et méthodologies scientifiques qui ont cherché à la définir. En cela, la dimension interdisciplinaire de ce numéro est l’occasion de confronter les approches archéologiques, historiques et géographiques de la moyenne montagne. Cette dernière est abordée en premier lieu par ses usages. Espace de vie, support de pratiques et de représentations qui se construisent et se transforment sur le temps long, la moyenne montagne précède évidemment sa définition moderne, physique.
Tirant parti de la diversité et de la complémentarité des méthodes de l’archéologie, Valentin Chevassu en propose une synthèse aux époques médiévale et moderne à partir de la comparaison entre le Jura et le Morvan. Aux descriptions d’espaces hostiles à coloniser au Moyen Âge et à l’époque moderne, qui s’imposent dans l’historiographie traditionnelle, la prospection archéologique et les sciences paléoenvironnementales opposent un récit plus long, dans lequel les territoires sont occupés de façon fluctuante dès la Préhistoire, et mis en valeur à travers des productions adaptées aux caractéristiques du milieu. Se dessinent déjà des différences, au sein de ces « moyennes montagnes », entre les occupations et les pratiques distinctes qui sont fonction des sites, mais aussi de l’altitude, dans une logique d’étagement structurant les milieux, les paysages, les activités et les dynamiques de peuplement.
Ce sont aussi ces pratiques anciennes que questionne Jean-Baptiste Ortlieb, en proposant une définition du caractère montagneux d’un massif en particulier au prisme de la traversée des Vosges au cours d’une longue période médiévale, dans un « monde sans altitude ». Quels critères retiennent les voyageurs confrontés au massif avant que la science moderne ne s’attache à fixer des caractéristiques physiques qui se voudraient objectifs pour décrire la montagne ? Il rappelle d’emblée que « la “montagne”, moyenne ou haute, plus encore lorsqu’elle n’est pas définie par de telles épithètes, dépend avant tout de celui ou de celle qui la qualifie » ; un constat fondamental, confirmé par les autres articles de ce numéro. Dans la complexité des rapports à la montagne, la perception de cette dernière n’est pas la même pour les habitants des massifs que pour ceux et celles qui s’en tiennent éloignés. C’est dans l’expérience de la traversée que ces derniers viennent à exprimer une forme de « montagnité » dans laquelle les Vosges, loin d’être classées dans une catégorie particulière de montagne, voient par exemple leur rôle de seuil – au passage des cols – supplanter celui d’obstacle imposé par l’altitude, le relief et les sommets.
La montagne, a fortiori la moyenne montagne, se traduirait-elle alors par sa perméabilité ? En avançant dans la chronologie, l’article de Juliette Brangé centre le regard sur un site particulier à bien des égards : le camp de concentration de Natzweiler. Il montre comment, paradoxalement et dans ce cas précis, l’isolement des massifs de moyenne montagne mis en lumière pour les périodes antérieures s’est effacé à l’époque contemporaine, ou en tout cas ne suffit pas à garantir l’inviolabilité d’un établissement carcéral. Séparé physiquement de son environnement, le camp de Natzweiler reste connecté au monde par les réseaux physiques – parfois réalisés par les déportés eux-mêmes – et les circulations de personnes, de matériaux, d’objets… jusqu’à aujourd’hui, à travers sa valorisation patrimoniale et touristique. Juliette Brangé montre par ailleurs que, même pour un cas aussi particulier que celui d’un camp de concentration, l’organisation du couple habitation-valorisation présente des enjeux particuliers dans le contexte de la moyenne montagne : l’aménagement des espaces de vie et de travail aux contraintes topographiques se conjugue à une volonté de valoriser économiquement un milieu particulier (ici, le grès des Vosges) tout en faisant fi des spécificités locales pour développer des activités que l’on retrouve aussi dans d’autres contextes, notamment de plaine. Ce constat révèle, sous-jacente, une question commune à l’ensemble des articles de ce dossier : à quel point la moyenne montagne, qu’elle soit étage d’un relief élevé ou massif d’altitude modeste, se distingue des espaces auxquels elle est connectée, de plaine d’une part, de « haute » montagne d’autre part ?
Camille Méplain et Denis Mathis interrogent explicitement cette tension à travers la question de l’habitabilité des Vosges du Nord. Au cœur de ces dernières s’observe un processus de déterritorialisation – reterritorialisation qui repense les manières d’occuper et d’exploiter la montagne, révélant les enjeux d’échelles spatiales et temporelles à l’œuvre dans ce que les auteurs qualifient de « marge ». La disparition relative des usages traditionnels de l’environnement montagnard, dans la seconde moitié du xxe siècle, a fragilisé les structures socio-économiques et oblige à mettre en œuvre des politiques de réaménagement du territoire qui s’appuient sur de nouvelles formes de valorisation de la moyenne montagne. Ces dernières reposent sur la force de l’identité locale et conjuguent habitabilité résidentielle et récréative. En effet, souvent réduite à un espace répulsif – nonobstant, comme le rappellent la contribution et comme le notait déjà Valentin Chevassu, une occupation et une valorisation anciennes de ces espaces économiques –, la moyenne montagne se démarque à l’époque contemporaine par son attractivité, en hiver comme en été, et s’impose comme espace de loisirs à part entière, où transparaissent tantôt des similitudes avec les massifs plus élevés, tantôt des spécificités propres.
Ces aspects, interrogés lors du panel de l’ESEH Conference à Berne par Claire Milon pour la pratique de la randonnée25 et Florie Giacona pour la pratique des sports d’hiver et le rapport au risque d’avalanche26, sont analysés dans ce dossier sous l’angle du cyclisme par Antonin van der Straeten. Ce dernier propose d’étudier comment les organisateurs du Tour de France et les collectivités territoriales valorisent l’environnement des Vosges, du Massif central et du Jura, en insistant sur les spécificités de ces montagnes alors qualifiées « d’intermédiaires » et sur la diversité des contextes qu’elles peuvent offrir aux coureurs. L’exploit sportif, médiatisé, appuie alors les politiques de mise en valeur du territoire soutenues par les pouvoirs publics à différentes échelles, capitalisant sur la notoriété apportée par l’événement. À cet égard, des sentiers de randonnée évoqués par Camille Méplain et Denis Mathis aux tracés du Tour étudiés par Antonin van der Straeten, les massifs de moyenne montagne sont bien définis comme des espaces de montagne.
Ce constat vaut également pour l’étage intermédiaire des chaînes plus importantes. Partant du constat de la recrudescence des conflits d’usages entre alpinistes et alpagistes, c’est-à-dire entre des pratiques nées d’un rapport récréatif et contemporain à la montagne – d’une part – et des usages pluriséculaires d’exploitation des pâturages – d’autre part –, Xavier Cailhol et Gisèle Vianey étudient les trajectoires croisées des pratiques sportives et agricoles dans le Beaufortain confronté au changement climatique. Ils montrent ainsi que la moyenne montagne est aussi un espace de rencontres – ici conflictuelles – soumis à des influences multiples sur le temps long : les choix politiques qui restructurent les espaces de montagne à toutes les échelles, les transformations environnementales, la concurrence des différents acteurs à la recherche de rentabilité, peuvent tous conduire à la distension des liens communautaires. À l’instar de Camille Méplain et Denis Mathis, d’Antonin van der Straeten et de Daniel Ricard, ils dressent un constat fondamental qui participe du travail de définition contemporain de l’objet (moyenne) montagne : dans un contexte de transformation des usages dans ces espaces, quels qu’en soient les moteurs (climatique, politique, économique…), la cohésion territoriale et l’adaptation des politiques et des pratiques à un contexte local participeraient d’une transition réussie en accord avec une « identité » montagnarde. Dans le cas contraire, les spécificités d’un tel environnement pourraient se dissoudre dans des logiques à plus grande échelle.
C’est ce que montre Daniel Ricard, dont l’article questionne les liens de la filière laitière du Jura méridional avec la montagne depuis les années 1980. Il met en exergue deux trajectoires distinctes : d’une part les fruitières qui embrassent une identité montagnarde pour produire, en lien avec d’autres acteurs locaux, des fromages ancrés dans un terroir défini ; d’autre part une filière orientée vers l’industrie agroalimentaire, qui compose avec les contraintes montagnardes ou les ignore sans les valoriser.
La coexistence de ces deux filières participe d’une logique plus large mise en lumière par Gaël Bohnert qui, plutôt qu’une approche par filière, se livre, pour en dégager les logiques d’organisation, à une comparaison des structures agricoles entre deux territoires où se côtoient plaines et montagnes : la plaine du Lembron et le fossé rhénan. L’auteur interroge plus particulièrement le statut des piémonts, dont il analyse les exploitations. Il y relève que si globalement leurs caractéristiques s’éloignent suffisamment de l’agriculture de plaine, en composant avec des contraintes propres aux environnements de montagne, identifier une limite nette entre les deux espaces s’avère impossible, particulièrement dans un contexte de mutation des pratiques et d’évolution des environnements causées par le changement climatique. Autant que l’altitude et la déclivité, d’autres facteurs entrent en jeu pour expliquer l’organisation des structures agraires : facteurs physiques, choix individuels, jeux d’échelles, connexion entre espaces…
Ainsi les massifs peuvent se voir dépossédés de toute spécificité environnementale. Ce qu’a montré Daniel Ricard dans le cas des filières laitières industrielles, une ignorance délibérée des enjeux propres à un tel milieu, s’observe dans d’autres circonstances : Dimitri Chavaroche le prouve en examinant les stratégies et les pratiques militaires de la 7e armée dans les Vosges – seul front de montagne en France durant la Première Guerre mondiale. Il observe que rien ne les distingue des autres théâtres d’opérations : ce sont les mêmes hommes, les mêmes logiques, le même matériel qui sont mobilisés dans le massif vosgien et dans la Somme, les mêmes tactiques déployées avec le même résultat. La montagne n’existerait pas, ou en tout cas n’imposerait pas d’adaptations aux stratégies de l’état-major durant ce conflit.
La moyenne montagne existe-t-elle ainsi indépendamment des contextes dans lesquels les massifs sont habités, exploités, parcourus ou administrés ? En dépit de caractéristiques objectives qui servent surtout à la décrire scientifiquement ou à la catégoriser administrativement à partir de l’époque contemporaine, elle s’impose plutôt comme un gradient, une interface aux limites floues et mouvantes entre la plaine et la haute montagne, voire une étape polymorphe d’un continuum entre le plat et le sommet – si tant est que ces deux composantes soient elles-mêmes constitutives d’un espace de montagne. Les cas d’études proposés par les auteurs et autrices de ce numéro – tous français, invitant dès lors à relativiser toute généralisation – tendent à démontrer que la moyenne montagne, qu’elle soit massif ou étage, se démarque par son caractère versatile : environnement hostile ou attrayant suivant les époques et les acteurs, elle est tantôt louée ou critiquée parce qu’elle est une montagne ou parce qu’elle ne l’est pas vraiment. On lui reconnaît des contraintes plus ou moins marquées ou évidentes en comparaison aux facilités offertes par la plaine et l’hostilité rigoureuse de la « haute » montagne, et une saisonnalité tout aussi importante que celle-ci, mais qui s’en distingue. On peut la définir (de l’extérieur), comme un espace d’altérité au même titre que la « haute » montagne, comme le relève Valentin Chevassu, tout en lui concédant des similitudes avec les plaines. Entre-deux, la moyenne montagne entretient en effet des liens matériels et culturels avec les espaces qui l’entourent, loin de l’image d’isolement, d’hostilité voire de stérilité qui émaille certains discours et les représentations depuis le Moyen Âge. Elle est un lieu de vie et un espace productif, différent des plaines et des plateaux, mais ancré dans une économie locale, nationale, internationale : élevage, vigne ou sylviculture se substituent largement aux cultures céréalières majoritaires de la plaine en s’appuyant sur les caractéristiques du milieu ou en s’y déployant malgré elles.
Enfin, la moyenne montagne ne doit pas échapper au regard de l’histoire et des humanités environnementales : si chaque massif, chaque étage intermédiaire, ne peut être défini et délimité que dans un contexte particulier, ce dernier ne peut faire l’économie des évolutions temporelles qui transforment le milieu autant que les hommes et l’occupent, le valorisent, l’administrent. Faute d’apporter une solution définitive à cet enjeu de définition, le dossier de la Revue du Rhin supérieur entend faire avancer la réflexion sur la moyenne montagne, sa place et son rôle dans les transformations de l’espace au prisme d’une approche environnementaliste incitant notamment à favoriser un dialogue entre les disciplines autour de problématiques communes. Dans le contexte du changement climatique, l’intégration des questions environnementales dans une approche transdisciplinaire éclaire en effet avec pertinence les dynamiques et les enjeux de ces territoires. Ils en deviennent plus intelligibles, à défaut d’être parfaitement définis.

