Bien que culminant respectivement autour de 1 700 et 900 mètres, le Jura et le Morvan sont souvent décrits pour leurs spécificités « montagnardes ». Leur histoire a de fait été définie comme celle de montagnes hostiles et sauvages, tardivement peuplées par l’homme autour de la période médiévale. Les nombreuses recherches archéologiques et paléoenvironnementales menées dans les deux massifs depuis les années 1990 ont cependant remis en cause ce postulat et suggèrent au contraire une anthropisation sur le long terme. Le cumul des différents jeux de données disponibles aujourd’hui pour ces deux régions permet ainsi de réévaluer les spécificités supposées de leur anthropisation et de décrire l’importance de l’altitude dans le développement de cadres paysagers, territoriaux ou sociaux qui seraient caractéristiques d’une « moyenne montagne » historique.
Des espaces « à part » ? Des préjugés historiographiques aux approches pluridisciplinaires
Cadre géographique
Séparées par le val de Saône, les montagnes du Jura et du Morvan constituent deux massifs d’altitudes moyennes. L’analyse comparative de ces deux régions permet d’étudier les spécificités des relations homme-milieu à basse et moyenne altitude au sein de deux montagnes documentées par des recherches similaires, mais dotées de caractéristiques physiques contrastées.
L’étude du peuplement et des paysages historiques de ces régions a été effectuée au sein d’espaces micro-régionaux définis d’une part en fonction de la documentation existante, présentant d’autre part un gradient altimétrique permettant d’évaluer des différences d’occupation entre piémonts et reliefs1 (figures 1 et 2). Première zone d’étude, le Jura central (département du Doubs) comporte des plateaux à la topographie ouverte (400-900 m), une dépression glaciaire aux sols fertiles (Chaux d’Arlier, 800 m), et une portion de la haute-chaîne jurassienne, au relief plissé et plus élevé (haute vallée du Doubs, 800-1400 m). Le second espace envisagé, à la pointe sud du massif du Morvan (Nièvre, Saône-et-Loire), comprend un bloc montagneux (haut Morvan, 400-900 m), des vallées périphériques (Morvan collinéen, 300-800 m) et des piémonts (Autunois/val d’Arroux, 300-400 m).
Figure 1 : Localisation et topographie des zones étudiées : le Jura central
Fonds IGN ; données et CAO V. Chevassu, 2023.
Figure 2 : Localisation et topographie des zones étudiées : le sud Morvan
Fonds IGN ; données et CAO V. Chevassu, 2023.
« Pays de loups » : une moyenne montagne hostile et mythifiée
Du xvie au xxe siècle, le Morvan et le Jura sont décrits comme des territoires à part, aux paysages ou aux structures sociales spécifiques, notamment en raison de la rudesse des deux régions. La littérature décrit ainsi avec une emphase récurrente la rigueur du climat, l’enclavement ou la difficulté des activités agricoles, selon des poncifs que l’on retrouve pour toutes les montagnes2.
L’abondance des forêts et la difficulté des circulations constituent un premier thème, présent dès la Guerre des Gaules concernant le Jura3, accentué au xixe siècle pour le Morvan, présenté par A.-M. Dupin en 1853 comme une « véritable impasse pour les pays voisins, une sorte d’épouvantail pour le froid, la neige, les aspérités du terrain, la sauvagerie des habitants, un vrai pays de loups, dans lequel le voyageur craignait de s’égarer »4.
Les textes médiévaux et modernes s’accordent ensuite sur l’insuffisance des productions céréalières. Vauban définit ainsi au xviie siècle le « très mauvais » Morvan comme « un terroir aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines […] », qui ne fournit « que du seigle, de l’avoine et du blé noir, pour environ la moitié de l’année de leurs habitants, qui sans la nourriture du bétail, le flottage et la coupe des bois, auraient beaucoup de peines à subsister »5.
Cette difficulté est aussi associée à la rigueur du climat dans les plaintes des communautés locales tardo-médiévales et modernes, par exemple au xve siècle dans le haut Jura : « le pays était froid et stérile, la neige souvent chesait [tombait] sur les blés, qu’étaient seulement orge et avoine, en août, septembre et octobre […] »6. On retrouve les mêmes termes en 1597 pour les paroisses du haut Morvan qui sont « des montaignes fort haultes » et un « lieu froid et infertil auquel perpetuellement y a des neiges, à raison de laquelle, plusieurs des années passées, on a veu perdre les bledz soubz les neiges »7. Les érudits urbains du xviiie siècle sont encore plus dithyrambiques, n’hésitant pas à évoquer la Laponie8.
Cette perception d’une moyenne montagne rude et misérable imprègne les travaux du début du xxe siècle, par exemple chez le géographe P. Vidal de la Blache pour le Morvan9, l’historien Lucien Febvre pour le haut Jura10, ou encore en conclusion d’une thèse de géographie des années 1960 : « Le Morvan est-il maudit ? »11.
« Terres de peuplement » : des reliefs médiévaux à coloniser ?
Ces spécificités montagnardes sont accentuées par leur juxtaposition avec des plaines assez fertiles, comme celles du Nivernais, du val de Saône ou du bassin suisse. Au ve siècle, l’auteur de la Vie des Pères du Jura explique ainsi l’absence d’habitants dans la « succession de forêts » jurassiennes par la « richesse de la culture, au loin, dans la plaine »12.
Ces différences supposées de peuplement au cours des périodes anciennes ont été largement reprises par les historiens, comme l’expose par exemple B. Chauvin, qui restitue, d’après le témoignage des chartes médiévales, une « extrême inégalité de peuplement » et des « contrastes […] saisissants entre de vastes zones encore largement vides, presque vierges, comme le Haut-Jura, partie du Morvan ou de la Bresse, et les bordures précitées très humanisées où le semis villageois actuel est déjà complètement en place »13.
Cette vision semblait confirmée par l’absence des vestiges anciens en altitude, d’autant plus rares que rien n’incitait les archéologues à les rechercher dans ces régions austères : « Un préjugé s’est maintenu, funeste à notre archéologie, que sous l’Empire romain les vastes chaînes du Jura […] étaient couvertes en entier de forêts. L’étude en a donc été négligée comme inutile »14. Plusieurs facteurs paysagers se conjuguent par ailleurs pour expliquer la rareté des signalements archéologiques, comme la rareté des espaces labourés et l’importance du couvert forestier. Les communes du haut Morvan et du haut Jura apparaissent ainsi presque toujours vides de vestiges dans les cartes archéologiques et les synthèses régionales15.
Cette vision est ensuite confortée par les textes, en particulier la littérature hagiographique alto-médiévale qui décrit le Jura et le Morvan comme des déserts forestiers explorés par les ermites. La Vie des Pères du Jura, rédigée autour de 520, prend pour cadre la « sylve jurassienne »16, déserte, escarpée et parcourue de bêtes sauvages, décor ensuite repris par d’autres textes jurassiens des viie-xie siècles17. De manière symétrique, la vie de saint Eptade évoque au ve siècle le « désert du Morvan, dans la solitude des montagnes »18. Ces quelques textes ont longtemps constitué les seuls témoignages disponibles et ont donc pu être perçus comme un reflet littéral des paysages alto-médiévaux, alors qu’ils traduisent avant tout des clichés littéraires et religieux19.
Pour le Moyen Âge central, la multiplication des écrits, la présence de toponymes romans et de chartes de défrichements ont été interprétées comme le signe du défrichement et du peuplement de territoires vierges20. Le parcellaire géométrique des « villages de défrichements » ou Waldhufendörfer du haut Jura indiquerait ainsi des colonisations médiévales21, tandis que les petits hameaux du Morvan seraient issus de créations modernes22.
Le peuplement des deux montagnes a donc été fréquemment présenté en termes de « colonisation », et de « front pionnier » dans des secteurs restés vierges23. Cette description s’intègre à la vision des campagnes médiévales préalablement au développement de l’archéologie préventive et témoigne de la forte empreinte des travaux historiques des xviiie et xixe siècles, quand divers auteurs dressent des parallèles avec d’autres colonisations en cours24.
Données récentes et possibilités de recherche : des espaces à prospecter
Dès les années 1970, divers inventaires et bilans archéologiques tentent de renouveler cette vision, mais se heurtent à la rareté des indices exploitables25. À partir des années 1990, la multiplication des investigations archéologiques et paléoenvironnementales suggère l’omniprésence de l’homme dans les deux massifs dès la Préhistoire26. De nouveaux bilans régionaux démontrent que la rareté des vestiges répertoriés en moyenne montagne n’est pas liée à une absence d’occupations anciennes, mais témoigne de la discrétion et de la difficulté des recherches archéologiques27.
Les vingt dernières années ont ainsi vu le développement de plusieurs programmes de prospections archéologiques sur les deux massifs, dans la lignée des travaux sur les principaux massifs montagneux européens28. Dans le sud Morvan, les recherches archéologiques sont élargies à une approche territoriale grâce à des prospections systématiques menées de 2006-201729 ainsi qu’à des analyses palynologiques30. Le Jura central a été quant à lui documenté à partir de 1990 par une quinzaine de forages paléoenvironnementaux31, et fait l’objet depuis 2015 de plusieurs projets de prospections français et suisses, appuyés sur la multiplication des relevés LiDAR32.
Les deux massifs constituent dès lors des zones propices à la recherche grâce à la présence de jeux de données pluridisciplinaires, notamment paléoenvironnementaux, favorables à une approche globale de l’anthropisation souvent plus difficile en plaine. L’extension progressive des relevés LiDAR dans les deux régions démontre par ailleurs le fort potentiel archéologique de reliefs forestiers qui fossilisent de très nombreux vestiges et favorisent les approches archéologiques33.
Les données issues des analyses paléoenvironnementales et des prospections archéologiques peuvent enfin être spatialisées au sein d’une base de données et d’un système d’information géographique, en intégrant également les nombreuses mentions d’habitats ou d’activités humaines relevées dans les sources écrites médiévales et modernes comme sur les cartes anciennes. Cette approche spatiale permet dès lors de mesurer plus précisément les éventuels contrastes territoriaux autour de la moyenne montagne au cours des périodes historiques, en tenant bien sûr compte d’une documentation plus ou moins lacunaire et parfois contradictoire.
Spécificités médiévales et modernes des reliefs jurassiens et morvandiaux
Les paysages
Les deux zones étudiées montrent tout d’abord une même opposition entre des espaces de basse altitude cultivés de manière intense et continue depuis l’Antiquité, et des reliefs avec une plus forte proportion d’incultes affectés par plusieurs vagues de mise en valeur ou de reforestation.
Cet « étagement » paysager structurant et diachronique apparait tout d’abord grâce aux analyses paléoenvironnementales. Dans le sud Morvan, le val d’Arroux est densément cultivé et peu boisé au moins depuis l’Antiquité, alors que le haut Morvan comprend des étendues boisées beaucoup plus vastes, quoique jamais dépourvues de présence humaine (figure 3). Dans le Jura central, la Chaux d’Arlier constitue un espace très ouvert et largement cultivé à toutes époques. Les plateaux juxtaposent des espaces cultivés avec des boisements plus abondants. Plus en altitude, la haute vallée du Doubs se démarque par son caractère plus forestier et pastoral, même si les labours ont été présents jusqu’autour de 1 200 m (figure 4).
Ces paysages semblent ressentis comme spécifiques, comme peuvent le montrer les hagiographies alto-médiévales évoquées plus haut, ou les chartes des xie-xiiie siècles qui opposent des reliefs forestiers et pastoraux à des zones basses constellées de domaines agricoles bien circonscrits et morcelés34. Plus précis et plus nombreux, les textes modernes décrivent explicitement la part plus forte des terrains boisés et pâturés en altitude.
Figure 3 : Couvert végétal du Moyen Âge central en sud Morvan d’après les spectres polliniques
D’après Jouffroy-Bapicot 2010.
Figure 4 : Couvert végétal du Moyen Âge central en Jura central d’après les spectres polliniques
D’après Gauthier 2004 ; Murgia 2016.
Les formes et l’évolution du peuplement
Des indices archéologiques ou palynologiques d’anthropisation sont bien présents sur l’ensemble des territoires étudiés, mais de manière sporadique, dès la Pré- et Protohistoire. Les deux montagnes étudiées ne connaissent donc en aucun cas un peuplement plus tardif que les plaines voisines, comme cela est aujourd’hui démontré pour la plupart des massifs montagneux35.
Le Haut-Empire correspond à un premier maximum d’occupation. En sud Morvan, la plaine et le piémont présentent ainsi un dense semis d’établissements variés comportant de grandes villae aristocratiques, tandis que le haut Morvan est associé à un semis peu dense d’établissements de faible statut36. Si le Jura central est plus inégalement documenté, un ensemble d’indices suggère également l’absence d’établissements de fort statut au-dessus de 600-800 m. Comme dans les vallées alpines, les corpus de prospection pourraient évoquer une organisation différente du système domanial et des habitats ruraux en altitude37. L’absence de certains matériaux comme la tuile suggère également une adaptation des constructions à l’altitude.
L’Antiquité tardive se caractérise dans les deux régions par une raréfaction brutale des témoins d’occupation, sans doute largement influencée par des biais archéologiques. La baisse des indices polliniques d’agriculture observée dès le iiie siècle apr. J.-C. pour le haut Jura pourrait ainsi correspondre à des réorientations agropastorales plus qu’à une désertion, tandis que le sud Morvan présente un impact anthropique d’intensité constante.
Les données archéologiques concernant le haut Moyen Âge sont assez lacunaires et concentrées dans certains secteurs mieux documentés, en opposition avec des indices polliniques d’anthropisation bien présents jusque sur les reliefs. Les indices d’habitat mérovingien sont en tout cas bien présents dans les zones basses ou fertiles mais rares sur les reliefs, tandis que la présence élitaire se concentre de même autour des principaux itinéraires, laissant parfois supposer ailleurs la présence de terres fiscales. Les mutations de l’habitat qui marquent les viiie-xe siècles ne peuvent enfin être perçues dans le Jura central qu’aux alentours de Pontarlier.
Le Jura connaît ensuite durant les xe-xiiie siècles une forte intensification des activités agropastorales, associée à une réorganisation du peuplement, avec « abergements » de nouvelles populations, développement de parcellaires géométriques concertés38 et fondations de bourgs castraux39. Cette évolution, accompagnée par une « floraison » de monastères dans les hautes vallées40, paraît liée au développement de terroirs cultivés dans des secteurs de reliefs jusque-là déjà mis en valeur mais de manière plus extensive.
Le sud Morvan se distingue au contraire durant la même période par l’absence de grands défrichements, la stabilité des activités humaines et la rareté des fondations monastiques. L’habitat du secteur semble lui aussi peu modifié, sans réorganisation ni regroupement autour des pôles ecclésiastiques ou castraux, malgré une stabilisation précoce du maillage paroissial et la mise en place d’un dense réseau de châteaux de hauteur et de mottes dès les xie-xiie siècles.
Des différences de structuration du peuplement en altitude apparaissent. Dans le Jura central, les plateaux et la Chaux d’Arlier, occupés par des villages aux fonctions équivalentes, contrastent avec la haute-vallée du Doubs, caractérisée par un habitat dispersé très modeste et des bourgs monastiques concentrant les fonctions politiques et économiques. Le sud Morvan montre quant à lui des implantations partout très dispersées et souvent peu polarisantes, mais plus denses sur les piémonts et clairsemées sur les reliefs.
Figure 5 : L’habitat rural en sud Morvan à travers la « cherche des feux » de 1475
ADCO, B 11510.
Figure 6 : L’habitat des xvie-xviiie siècles en Jura central, typologie des points de peuplement
À partir du Moyen Âge tardif et durant l’époque moderne, les deux régions montrent une forte augmentation du nombre des points d’habitat dispersé, due tant à des sources plus détaillées qu’à une multiplication effective des lieux habités. En sud Morvan, ces implantations s’insèrent dans les secteurs déjà habités et sur l’ensemble de la zone étudiée (figure 5). Elles interviennent dans les piémonts (xve-xvie siècles), puis en altitude (xviie-xviiie siècles). On ne trouve pas d’habitat saisonnier et les nouvelles implantations, de faible importance, ne modifient pas les structurations territoriales de la période médiévale. Dans le Jura central, les créations tardo-médiévales et modernes ne touchent que les zones d’altitude, plutôt en périphérie des zones anciennement habitées. À basse altitude, les créations supplémentaires sont rares et l’habitat reste groupé en gros villages. Une pléiade d’écarts, hameaux et granges d’alpages apparaissent en revanche sur les reliefs (figure 6). Il s’agit souvent d’abord d’habitats d’estive (xve-xvie siècles), devenant parfois des villages permanents aux institutions autonomes (xvie-xviiie siècles).
C’est également à partir des xve-xvie siècles que les textes, l’iconographie et des vestiges architecturaux plus nombreux permettent de mieux cerner les formes de l’architecture rurale et ses contrastes régionaux. Les deux massifs présentent alors des spécificités architecturales marquées mais opposées, petites longères dans le Morvan, grandes maisons-blocs dans le Jura.
Les nombreuses crises épidémiques et militaires des xive-xviie siècles semblent provoquer peu de désertions à basse comme à moyenne altitude. Seuls quelques-uns des habitats intercalaires et les peuplements castraux les plus modestes sont définitivement désertés. Les abandons sont plus nombreux au cours des xviiie-xxe siècles, qui voient le déclin de nombreux écarts sur les reliefs des deux massifs.
Les activités d’exploitation du milieu
Les croisements entre paléoenvironnement, textes et archéologie permettent ensuite de distinguer plusieurs phases d’exploitation du milieu, associées à des activités plus ou moins spécifiques en altitude.
Durant le haut Moyen Âge, l’augmentation progressive de l’impact anthropique dans les deux massifs est ainsi caractérisée par le développement du sylvopastoralisme et par l’apparition ou l’essor de nouvelles espèces cultivées, seigle, chanvre ou châtaignier. Ces éléments témoignent visiblement de la mise en place d’une agriculture plus adaptée aux terroirs de montagne.
Le Moyen Âge central est marqué dans la haute-chaîne jurassienne par des défrichements et une intensification des activités agropastorales, sensibles dès le xe siècle à travers les diagrammes polliniques, à partir du xiie siècle dans les écrits. Les paysages restent en revanche beaucoup plus stables en Morvan. Les espaces boisés voient émerger au moins deux spécialisations, l’élevage porcin en Morvan et la fabrication de la poix pour le Jura41. Textes et analyses anthracologiques montrent aussi l’importance du sylvopastoralisme, au sein de boisements multifonctionnels et très ouverts.
À partir du Moyen Âge tardif, les reliefs des deux massifs forment une réserve d’espaces et de matériaux pour le développement de nombreuses activités spécifiquement montagnardes liées aux exportations. Le Morvan est marqué par la création de verreries et surtout par le flottage du bois de chauffe vers Paris42. Le haut Jura présente des industries variées, export de bois d’œuvre, métallurgie du fer ou encore chaufournerie43. Les deux massifs connaissent enfin un essor de l’élevage du gros bétail, avec l’élevage naisseur des bovins morvandiaux, et le développement des productions de gros fromages dans le Jura44.
Cette exploitation intense laisse de nombreuses traces dans le paysage actuel, notamment des milliers de fours à chaux, charbonnières, minières et enclos pastoraux repérables grâce aux relevés LiDAR45. Elle engendre également une très forte pression sur les boisements, perceptible d’une part dans les diagrammes polliniques, d’autre part à travers la multiplication des conflits d’usages et des « disettes de bois », conséquences d’un « premier choc énergétique » moderne46.
Élites et encadrements laïcs et spirituels
L’évolution de l’encadrement politique des deux zones étudiées ne montre apparemment pas de décalage chronologique avec les régions voisines. Géographiquement en revanche, les indices de présence élitaire se répartissent de manière très contrastée, avec de fortes densités sur les piémonts et une quasi-absence en altitude.
Les reliefs du haut Morvan et de la haute vallée du Doubs sont ainsi structurés à partir du Moyen Âge central en territoires seigneuriaux cohérents et vastes, souvent dépendants de centres de pouvoir extérieurs47 : domaines monastiques pour la haute-chaîne jurassienne, châtellenies pour le haut Morvan. Au contraire, dans les secteurs de plaines et de plateaux, les biens fonciers et les droits seigneuriaux semblent très parcellisés et enchevêtrés, avec l’omniprésence de petits aristocrates locaux (figure 7). Ces inégalités transparaissent dans la répartition de l’habitat élitaire. Tous les types d’habitats seigneuriaux – mottes, maisons fortes et manoirs, châteaux – sont ainsi présents de manière abondante sur les piémonts. Les secteurs de moyenne altitude sont quant à eux le domaine exclusif de monastères et de châteaux plus importants, tandis que les reliefs apparaissent totalement dépourvus de résidences aristocratiques.
Les formes de l’encadrement spirituel montrent quant à elles plus de contrastes d’un massif à l’autre.
En sud Morvan, la plupart des lieux de culte sont attestés dès le haut Moyen Âge ou au plus tard durant les xiie-xiiie siècles par des mentions ou des indices archéologiques. Ce maillage évolue très peu par la suite et les territoires paroissiaux ne changent quasiment pas du xve siècle à l’époque contemporaine. Le bâti religieux se caractérise par de nombreuses reconstructions aux xie-xiie siècles, puis une relative atonie jusqu’au xixe siècle.
Les lieux de culte alto-médiévaux du Jura central restent quant à eux très incomplètement connus. À partir des xiie-xiiie siècles au moins, les plateaux et la Chaux d’Arlier présentent des paroisses de taille moyenne et des églises associées à chaque village. Dans la haute vallée du Doubs au contraire, des lieux de culte plus rares desservent de vastes territoires, souvent toute une vallée, comprenant un grand nombre de localités. Ces grandes paroisses de montagne sont peu à peu démembrées après le xve siècle. Une prolifération de chapelles et de nouvelles églises paroissiales engendre un foisonnement de constructions et reconstructions du xve au xviiie siècle, selon une évolution parallèle à celle de l’arc alpin48.
Figure 7 : Spatialisation de l’encadrement seigneurial en sud Morvan aux xve-xvie siècles
Sociétés paysannes et communautés rurales
Les communautés paysannes peuvent être abordées grâce aux sources écrites à partir du Second Moyen Âge, qui révèlent alors des structures sociales très différentes d’un massif à l’autre.
Le statut des paysans morvandiaux est documenté ponctuellement à partir du xe siècle puis de manière plus systématique après le xve siècle. Les conditions franches et mainmortables apparaissent alors assez mélangées, sans différences notables entre les piémonts et les reliefs. On remarque cependant durant les xvie-xviiie siècles deux spécificités du haut Morvan, le « bordelage », redevance dérivant du servage, et les « communautés taisibles », qui associent une ou plusieurs familles à une indivision49.
Les communautés paysannes morvandelles semblent surtout structurées à l’échelle des hameaux, au sein desquels elles organisent la gestion des droits d’usages, de l’espace agraire et des redevances seigneuriales. Documentées tardivement et de manière souvent anecdotique, ces collectivités sont discrètes et éclatées, à plus forte raison sur les reliefs. Ainsi, au xviie siècle, quelques communaux sont présents dans les paroisses de plaine, alors qu’ils sont totalement absents du Morvan50. Cet « individualisme » morvandiau sera encore évoqué par les géographes des xixe-xxe siècles, en opposition avec la Bourgogne du nord51.
Concernant le Jura central, des mentions ponctuelles des xie-xiie siècles révèlent une condition paysanne assez mélangée dans les seigneuries laïques des plateaux et de la Chaux d’Arlier, où les affranchissements se généralisent ensuite durant les xive-xvie siècle. Les seigneuries monastiques de la haute vallée du Doubs connaissent en revanche la mise en place d’une mainmorte généralisée à partir du xiiie siècle puis jusqu’au xviiie siècle52.
Omniprésentes à partir des xiiie-xive siècles, les communautés rurales jurassiennes s’imposent dans toute la région étudiée comme des acteurs importants. Les plateaux et zones basses sont organisés en communautés villageoises à l’espace d’action restreint, semblables à ce que l’on observe en plaine. Dans la haute-chaîne, des communautés de vallée rassemblent un grand nombre d’habitats appartenant à une même cellule topographique (figure 8). Ces communautés de vallées du haut Jura laissent d’importantes archives et partagent de nombreuses caractéristiques avec leurs consœurs des Alpes, des Pyrénées ou des Vosges53. On remarque leur forte capacité d’organisation : les gens du val de Morteau contraignent leur seigneur à des négociations dès le xiie siècle, intentent des recours auprès du duc de Bourgogne au xive siècle et organisent eux-mêmes leur défense durant les guerres du xviie siècle54. Ces communautés se subdivisent puis tendent à éclater à la fin de la période moderne, mais laissent jusqu’à aujourd’hui des identités revendiquées, par exemple avec la folklorique « République du Saugeais » créée en 1949.
Figure 8 : Les communautés paysannes et leurs territoires à la fin du Moyen Âge en Jura central
Éléments de synthèse
Si le voisinage des Alpes vient de prime abord relativiser le caractère contraignant des petits massifs du Jura et du Morvan, la perception historiographique et littéraire de ces régions en fait bien de véritables montagnes. Avant l’époque récente des mesures d’altitudes, les différences bien visibles de climat, de végétation, d’habitat rural et d’activités humaines contribuent à faire des espaces jurassiens et morvandiaux de « hautes » montagnes, en tout cas de réels espaces d’« altérité »55.
Au-delà de cette perception relative, les différences qui caractérisent la moyenne montagne historique peuvent être mises en évidence de manière plus quantitative grâce à l’étude spatiale des données textuelles, archéologiques et paléoenvironnementales. Plusieurs contrastes peuvent alors être mis en exergue :
- un net étagement des paysages, de la végétation et des activités d’exploitation du milieu, perceptible tant grâce aux textes qu’à travers les diagrammes polliniques ;
- des contrastes spatiaux et altitudinaux assez diachroniques dans les formes du bâti, la répartition des groupes d’habitats et la structuration des réseaux de peuplement ;
- ces contrastes spatiaux sont également bien perceptibles à travers la répartition des implantations élitaires, des formes d’encadrement religieux et des communautés rurales ;
- les dynamiques générales d’anthropisation apparaissent plus contrastées sur les reliefs, avec des phases d’essor et de déprise bien visibles, alors que l’occupation paraît plus stable et constamment dense à basse altitude.
En revanche, l’évolution de l’habitat et l’exploitation du milieu se déroule dans les deux massifs selon des rythmes similaires à ceux décrits dans les plaines alentour. Les régions étudiées ne constituent pas particulièrement des zones d’archaïsme ; leurs ressources attirent au contraire des activités spécialisées et un dynamisme économique absent des zones basses.
Ces spécificités « montagnardes » peuvent être mises en lien avec plusieurs facteurs de différenciation. L’altitude constitue l’élément principal. Ainsi, les habitats du sud Morvan s’implantent en dessous de 500-600 m, altitude qui délimite des espaces essentiellement pastoraux et forestiers, et qui n’est dépassée que durant les périodes de fort essor démographique et économique. Dans le Jura central, seuls les secteurs inférieurs à 1 100 m d’altitude sont associés à la présence d’habitats groupés permanents et polyvalents. Les reliefs plus élevés montrent un peuplement surtout saisonnier soumis à de fortes fluctuations.
La nature des sols paraît ensuite jouer un rôle important, entre autres dans la répartition contrastée des implantations élitaires. Cette dernière pourrait procéder de possibilités de mise en valeur différentes : d’un côté de bonnes terres cultivables favorisent l’enrichissement d’une petite aristocratie, de l’autre de vastes incultes nécessitent une gestion sur le long terme par des entités seigneuriales dotées d’importantes assises territoriales.
L’influence des variations climatiques est enfin perceptible spatialement et surtout chronologiquement. Les milieux étudiés, en particulier les zones les plus élevées, présentent en effet un ensemble de contraintes qui rendent les implantations plus sensibles aux évolutions environnementales. Des corrélations apparaissent logiquement entre péjorations climatiques et replis ou réorientation des activités humaines, notamment au ive siècle ou durant le petit âge glaciaire56.
On pourra également souligner quelques nettes oppositions entre les deux massifs, notamment en ce qui concerne l’évolution du maillage monumental religieux et seigneurial, ou l’importance très variable des communautés rurales. Ce dernier contraste paraît lié – entre autres – à la distribution concentrée ou éclatée des habitats et des espaces cultes ou incultes, qui découle du contexte géologique et hydrologique.
Les spécificités de la moyenne montagne peuvent enfin être envisagées par rapport à la haute montagne. On remarque de ce point de vue l’importance essentielle des espaces boisés pour les territoires de moyenne altitude, comme réservoir d’espaces, de matériaux et de combustibles. Par contre, le faible gradient altitudinal ne permet pas le développement d’un étagement des activités et d’une économie de déplacements saisonniers aussi marquée que celle qui caractérise les Alpes modernes57.








