En montagne cohabitent plusieurs activités, dont une forme d’agriculture, le pastoralisme, et des pratiques de tourisme et de loisirs sportifs de pleine nature tel que l’alpinisme. L’alpinisme et le pastoralisme sont deux activités inscrites comme Patrimoine culturel immatériel (PCI) sur les listes de l’UNESCO. Elles sont ancrées sur les territoires alpins pour l’agriculture depuis la sédentarisation des sociétés humaines et pour les pratiques alpinistiques depuis le milieu du xviiie siècle.
Si l’activité en montagne au début du xxe siècle mêlait agriculture, proto-industrie, artisanat, tourisme et activités productrices de biens1, elle a aujourd’hui fait place à une dualité entre des activités de loisir connotées de « libertés »2 et des activités agricoles associées à des « contraintes »3. Cette partition de la montagne initiée dès le milieu du xixe siècle sur fond de crise agricole a été à l’origine d’un début d’exode rural4 dont résulte des déséquilibres démographiques et économiques qui n’ont fait que s’accélérer au fil du temps5. Ils vont jusqu’à se traduire par « l’invivabilité »6 de certaines zones. Ainsi, alors que des zones sont présentées comme étant affectées par la suractivité ou la suroccupation tant touristique qu’agricole, pendant certaines périodes de l’année, d’autres parce que jugées non rentables sont abandonnées et laissées à la friche7. À cela s’ajoute qu’aujourd’hui les territoires sont sommés de s’adapter aux effets du changement climatique. Les territoires alpins semblent ainsi tiraillés entre une prise de conscience écologique associée à une nécessité de mise en place de stratégies d’adaptation aux effets du changement climatique d’origine anthropique, d’une part, et la recherche de maximisation du profit dans un contexte de libéralisme économique exacerbé, d’autre part, dont témoigne la réédition de certains ouvrages traitant du sujet8.
Dans le Beaufortain, un massif montagneux situé en Savoie (France), cohabitent essentiellement aujourd’hui une agriculture de montagne et des activités de loisirs de plein air dérivées ou associées à l’alpinisme. À cause des effets du changement climatique, les alpinistes migrent périodiquement en dehors des hauts massifs emblématiques tels que celui du Mont-Blanc au profit de massifs de « moyenne montagne »9 comme celui du Beaufortain. Les agriculteurs quant à eux montent plus en altitude à la recherche de conditions d’exercice propices à leur activité10. À cela s’ajoute des démarches touristiques nouvelles, mais s’appuyant toujours sur l’imaginaire établi lors de la reconstruction du pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale au sujet des milieux de montagne11. La cohabitation de l’ensemble de ces acteurs sur un même espace durant les périodes estivales crée de nombreuses tensions. Cette situation atypique de rencontre sur ces espaces « entre deux »12 montagnes peut s’expliquer au regard de la crise climatique mais aussi de la création de déséquilibres entre les activités et les acteurs sur le temps long. Ces déséquilibres se sont construits à travers la mise en avant d’attachements et de relations différentes aux espaces géographiques selon les activités concernées, ainsi que des manières différentes d’utiliser et de regarder les espaces de montagne afin de valoriser ces activités13. En interprétant les évolutions des pratiques, la construction de rapports géographiques aux montagnes à travers le temps, notamment l’apparition de notions telles que la « moyenne » et la « haute » montagne, la perte de valeurs partagées et de connaissances mutuelles ainsi que la relation au changement climatique au sein de ces activités, nous souhaitons expliquer les tensions qui affectent aujourd’hui les alpages du Beaufortain.
Moyenne et haute montagne, est-il possible ou nécessaire de les définir ?
Les montagnes jouent un rôle de réservoir, d’espace refuge permanent ou saisonnier, et sont constitutives d’identités nationales, régionales, voire ethnolinguistiques ou encore d’aires géographiques14. La montagne est souvent décrite en faisant une distinction implicite entre étages habités toute l’année, habités une partie de l’année et étages non habitables. Cette partition est calquée sur les étagements botaniques et climatiques15 auxquels sont associés des contraintes, lesquelles en font des espaces spécifiques. Les politiques à l’œuvre à partir des années 1950 ont cherché à catégoriser ce que serait la montagne, puis à créer un distinguo entre une haute, une moyenne et une basse montagne.
La notion de montagne est un construit culturel et un fait humain16. Très présente dans les pratiques artistiques, la montagne nourrit les imaginaires. De nos jours, elle alimente des peurs, est synonyme de liberté, d’évasion, de pureté, de beauté, de dureté de vies, de froid, de neige, d’enfermement, ou encore de bien d’autres superlatifs. Elle façonne des modes de vie, des caractères, des mœurs, des croyances. Ces représentations ni figées, ni datées, se construisent au prisme des cultures individuelles et/ou collectives, de l’intimité entretenue avec la montagne, de la connaissance qu’a celui qui la regarde, des usages présents ou projetés. Ce rapport subjectif à la montagne se retrouve chez les chercheurs, et dans leurs travaux, y compris dans cet article.
Il n’existe pas de consensus à travers le temps et les pays sur la définition de la montagne17. Au xviiie siècle les scientifiques18 perçoivent la montagne comme un milieu d’observation d’une qualité exceptionnelle où tout est spécifique ; ce ne sera qu’autour du milieu du xxe siècle qu’en tant que notion géographique, la montagne devient un enjeu universitaire d’importance19. Prenant l’exemple de l’Institut de géographie alpine de Grenoble, les travaux conduits à partir des années 1950 confortent la spécificité de l’objet et affirment que les contraintes physiques y sont plus fortes qu’ailleurs et que les formes d’adaptation de l’homme au milieu y sont également originales. Simultanément, des recherches s’intéressent plus particulièrement à la géomorphologie, à la glaciologie ou aux activités économiques de haute montagne20. Ce tournant disciplinaire des années 1950 ouvre la voie de la spécialisation au sein de la discipline et diversifie les objets étudiés. Cette recherche d’une nouvelle identité tend à s’affranchir des interrelations entre phénomènes physiques et actions humaines, voire de l’interdisciplinarité, indispensable à la compréhension de l’objet montagne et des complémentarités entre les espaces montagnards21. Ces travaux se distinguent de recherches entreprises au xixe siècle, par exemple par Emmanuel de Martonne22, qui s’est intéressé à la morphologie des montagnes, aux étagements climatiques et botaniques ou à celle entreprises par Élisée Reclus23 analysant les interactions entre hommes, milieu physique et conditions climatiques.
C’est ainsi que dans la deuxième moitié du xxe siècle les recherches sur la montagne sont devenues plus explicitement mono-disciplinaires. Cette situation sera à l’origine d’un appauvrissement du dialogue entre chercheurs des géographies physiques et sociales24. Dès lors, malgré l’approfondissement des connaissances, les géographes n’ont pas réussi à stabiliser une définition de la montagne25. Ceux qui ont tenté de définir ce qui correspond à la moyenne ou à la haute montagne l’ont fait à partir de critères présentés comme « objectifs ». En réalité ces critères correspondent à une vision donnée de la montagne pour une tranche de la population et participent à répondre à des questions soulevées par les projets économiques et politiques du moment où ils sont élaborés. Ainsi, le débat entre haute et moyenne montagne n’est ni nouveau, ni achevé. Pour certains, cette distinction se place entre les massifs montagneux, dont les imaginaires attenants, les politiques de développement et les activités permettraient de définir ceux qui appartiennent à la haute ou à la moyenne montagne, tels que les Alpes ou les Vosges26. Pour d’autres, il s’agit du rapport vernaculaire qu’entretiennent ceux qui la parcourent, en l’occurrence les guides de montagne, avec ce qu’ils considèrent comme étant de la haute ou de la moyenne montagne27. ce débat s’est également posé à l’intérieur des massifs au début des années 1960. La moyenne montagne serait ainsi située entre 800 et 2 000 mètres (m) d’altitude selon les zones alpines investiguées, et se placerait entre la plaine vouée à la « grande industrie » et la haute montagne destinée au « grand tourisme ». Le déclin de la population de ces espaces, compris entre plaine et haute montagne, serait l’indicateur de leur appartenance à ce qu’il convient d’appeler « la moyenne montagne »28.
Cette absence de consensus incarnée par Raoul Blanchard qui écrivait « une définition de la montagne est à peu près impossible à fournir »29, puis ultérieurement étayée par Paul et Germaine Veyret en 196230, n’a empêché en rien un foisonnement de travaux tentant d’embrasser la complexité de la montagne. C’est le cas de Charles Gardelle qui lit finement l’activité pastorale au prisme des relations entre altitudes et latitudes et entre nature des sols et qualité de la ressource fourragère31. C’est le cas également de Martin de la Soudière, qui dans des approches sensibles, investigue milieux, phénomènes climatiques, saisons et hommes32, ou encore de Philippe Bourdeau dont les premiers écrits s’intéressent aux relations des alpinistes avec la haute montagne33. Parmi les jeunes géographes, les arpenteurs du paysage, la géographie de la montagne prend aussi une dimension sensible, à travers une lecture à l’intersection des actions humaines et des phénomènes physiques et climatiques34. La montagne sous leur plume est un objet complexe, où interagissent des pratiques, des cultures, des influences liées aux connaissances acquises à toutes les altitudes et à l’adaptation de la saisonnalité. Leurs écrits sont loin de la distinction entre une haute montagne parée d’avantages et une moyenne montagne décriée, abandonnée.
Si les logiques aménagistes et de développement du pays ont tenté de catégoriser à grande échelle ce que serait une haute et une moyenne montagne afin de répondre aux programmes de subventionnement, ce balayage des recherches s’intéressant au sujet montrent que la montagne reste un objet multiple et difficile à saisir35 et dont la distinction altitudinale ou géographique est plus complexe que la catégorisation entre haute et moyenne montagne.
Figure 1 : Le massif du Beaufortain (en gras ou en noir double trait) dans la zone AOP Beaufort (en noir). Localisation de communes à forte connotation touristique ou agricole au sein de la zone AOP
Fond de carte : Open Street Map (OSM).
Terrain d’étude : le Beaufortain
Le massif du Beaufortain est un massif des Alpes françaises situé à cheval sur les départements de Savoie et de Haute-Savoie. Son point culminant est le Roignais (2 995 m d’altitude). D’un point de vue géographique, le Beaufortain est un massif aux portes de la haute altitude, puisqu’il rejoint au nord est le massif du Mont-Blanc et qu’il est bordé au sud par le massif de la Vanoise. La majorité de son territoire est située à des altitudes relativement modestes, c’est-à-dire sous 3 000 m d’altitude, mais son cœur très escarpé le rend peu accessible, en hiver notamment.
Il fait partie de la zone d’appellation d’origine protégée (AOP) du fromage Beaufort, 400 000 hectares dans l’est du département de la Savoie, et s’étend le long de trois vallées principales, celles du Beaufortain, de la Tarentaise et de la Maurienne. L’AOP Beaufort permet une production à très forte valeur ajoutée, ainsi le milieu agricole occupe-t-il une place centrale dans l’économie locale. Ce massif, peu emblématique de la culture récente de l’alpinisme, défraie peu les chroniques alpines en saison estivale. C’est sa proximité avec un haut massif très réputé, son altitude moyenne, sa faible prise en compte dans une pratique classique de l’alpinisme, souvent associé à la neige et aux glaciers, sa forte attractivité agricole et l’émergence de pratiques touristiques nouvelles en période estivale qui rend l’étude de ce territoire intéressante36.
Des activités dans un contexte de changement climatique
Dans les Alpes, le réchauffement climatique affecte les milieux de montagne. 40 % des glaciers alpins ont fondu entre 2000 et 202437, les écroulements en haute montagne liés à la dégradation du permafrost sont en augmentation38. Au total, 23 autres processus géomorphologiques et glaciologiques affectent les milieux de haute montagne39. Ces évolutions climatiques ont des conséquences sur l’agriculture de montagne : une baisse du nombre de jours de gel, une avancée de la date du dernier jour de gel et des dates de floraison de la végétation40, une remontée d’espèces vers le nord et en altitude, ainsi qu’un bouleversement des écosystèmes.
Ces changements modifient profondément les perceptions des activités alpines. L’alpinisme est ainsi une des activités alpines les plus impactées par les effets du changement climatique41. Pour faire face aux effets de ces changements, les alpinistes adoptent 33 stratégies d’adaptation différentes. Deux d’entre elles consistent à changer la saisonnalité des courses fréquentées, ainsi que celle des sites de pratiques au profit de sites de moyenne montagne42.
Les pratiques agricoles sont elles aussi conditionnées par ces transformations. Du fait de températures plus élevées et d’une réduction de la période d’enneigement, la végétation démarre de plus en plus tôt dans la saison et continue de pousser de plus en plus tard à l’automne. De plus, le risque d’une baisse de la ressource en eau est de plus en plus présent43. Ces changements questionnent la pratique du pastoralisme et sa pérennité. Cette situation implique :
- une montée plus tôt des troupeaux pour prélever les végétations à leur optimum de qualité ;
- la mise en place de pratiques spécifiques selon les caractéristiques des différents types de végétation (« report de pâturage » sur des végétations plus « grossières » par exemple) ;
- des modifications du fonctionnement des exploitations et/ou des pratiques de conduite des troupeaux en alpages.
Elle a des conséquences sur l’abreuvement des troupeaux, la disponibilité de l’eau potable pour les bergers, ou pour le nettoyage des installations de traite et de transformation fromagère sur les alpages laitiers44.
Méthodes
Sur cinq années, de 2018 à 2023, la pratique professionnelle d’un des coauteurs de cet article a permis de percevoir les évolutions des pratiques et les tensions présentes entre différents usagers du massif du Beaufortain. Le coauteur exerçait une activité de guide de haute montagne et réalisait des séjours dans le massif avec des clients. La réflexion conduite dans cet article est née de ces immersions sur le terrain. Nous avons étayé ces impressions par des entretiens semi-directifs conduit avec des agriculteurs, des élus de communes, des guides de haute montagne, chacun d’une durée comprise entre une et deux heures. Ils ont été complétés par les nombreux entretiens informels, rendus possibles par la proximité offerte par les interactions régulières avec différents acteurs, peu à l’aise avec l’idée de participer à des entretiens semi-directifs. Cela était notamment dû à un sentiment de « manque de légitimité » à parler de certains sujets ou à une retenue à l’égard de son voisinage ou d’élus. Convaincus que les dynamiques territoriales à l’œuvre ne suffisaient pas à expliquer la nature des conflits, l’étude de documents historiques, de données des recensements de l’agriculture depuis 2007, ceux de la population depuis 1848, la consultation de rapports et d’études, des délibérations de conseils municipaux, ainsi qu’une revue de littérature selon une méthode dite narrative45 à travers les bases de données de la Revue de géographie alpine, Google Scholar, Persée, OpenEdition Search, BibCNRS ont été réalisées. En complément l’approche géohistorique46 permet de mettre en récit les évolutions de la pratique de la montagne et de l’agriculture en Beaufortain.
Afin d’obtenir des informations sensibles et la vision des « autochtones »47 sur les évolutions des pratiques sportives de montagne à travers le temps, nous avons étudié des documents issus de la base de données de l’association du Groupe de haute Montagne (GHM) accessibles en ligne ; des cahiers de masse, livres de registre dans lesquels les compagnies de guides notaient l’ensemble des courses vendues ; des cahiers de guides dans lesquels les clients pouvaient inscrire leurs avis à la suite d’une course avec un guide de montagne ; des carnets de raison dans lesquels les guides consignaient tous les éléments utiles à leur profession tels que des informations météorologiques, des panoramas, des destinations, des temps de déplacement ; ainsi que des grilles de tarification des courses proposées à la vente par les compagnies des guides. Si ces données ne sont pas propres au Beaufortain, mais de massifs attenants, elles expliquent les différentes relations qu’ont entretenues les alpinistes avec les milieux de diverses altitudes et l’influence qu’elles ont exercée sur les pratiques sportives de montagne. Ainsi, la relation aux espaces et les valeurs que l’on observe dans les activités sportives de montagne dans le Beaufortain se retrouvent également selon les mêmes codes dans les autres massifs alpins.
L’étude distincte des deux activités nous permet de montrer que si les pratiquants étaient auparavant les mêmes sur le territoire, ils se sont séparés au fur et à mesure de la spécialisation de leurs activités. Cette séparation est pour nous une des clés pour comprendre la conflictualité sur le territoire du Beaufortain. L’alpinisme est aujourd’hui associé, dans l’image populaire, à l’ascension de très hauts sommets, souvent enneigés ou rocheux. Or, sa pratique a largement évolué à travers le temps, tout en influençant de nombreuses activités sportives de montagne. En effet, la randonnée pédestre, le trail running, le ski de randonnée, l’escalade ou encore la via ferrata, pratiques sportives sources de conflits avec les agriculteurs dans le Beaufortain, sont des activités dont les valeurs se réfèrent à celles initiées par les pionniers de l’alpinisme. Les notions paysagères, la relation aux sommets, les manières d’être, la notion de performance sont autant de construits sociaux progressivement amenés aux activités sportives en montagne par des personnalités issues de l’alpinisme. Le côté « noble » de cette activité lui permet aisément de défrayer les chroniques et d’influencer tout un pan de la culture montagnarde dans le Beaufortain.
Ces dernières années, les modifications extrêmement rapides des milieux de montagne viennent exacerber les changements de pratique qui sont à l’œuvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le Beaufortain. L’action conjointe des évolutions culturelles et climatiques permet d’expliquer au mieux les dynamiques territoriales en cours.
Résultats
Les sources de conflictualités dans le Beaufortain
Les tensions ont lieu en été dans les zones d’alpages entre agriculteurs et pratiquants de sport de pleine nature48. Elles sont exacerbées dans les zones à haute fréquentation, comme par exemple au-dessus de l’alpage de Treicol. Elles s’amplifient d’année en année et se sont accrues avec des pratiques touristiques de plus en plus présentes en montagne depuis les épisodes de Covid. Ces pratiques se caractérisent par la mise en valeur et la forte fréquentation de sites incontournables ou « instragrammables » promus par la communication à l’initiative des communes et par une fréquentation d’un nouveau type de public ignorant les usages à l’œuvre dans ces espaces. Ces conflits se produisent également en hiver. Quelques agriculteurs sont alors conducteurs d’engins de damage sur les pistes de ski alpin tandis que des pratiquants d’activités sportives estivales font du ski de randonnée également appelé ski-alpinisme. Dameurs et skieurs se retrouvent sur les pistes de ski alpin en fin de journée. Les câbles des treuils, très dangereux voir létaux si un skieur vient à rentrer dedans, sont à l’origine d’arrêtés municipaux interdisant le ski de randonnée sur les pistes de ski alpin. Or, la configuration géographique de la station d’Arêches Beaufort, et le faible enneigement durant une partie de l’hiver, en raison des évolutions climatiques, contraint les skieurs de randonnée à emprunter les pistes de ski du Planay pour leur entraînement.
Chaque partie accuse l’autre de ne pas comprendre son point de vue et de vouloir privatiser les espaces de montagne à son profit. Ainsi, les agriculteurs assimilent touristes et pratiquants des sports de nature à des personnes ne se souciant pas de leur travail et ne respectant pas les milieux49, tandis que les sportifs de pleine nature se heurtent aux agriculteurs et refusent l’idée que les espaces de montagne puissent être privatisés au profit de pratiques commerciales, même agricoles. Les alpinistes, seigneurs des montagnes, critiquent également les « influenceurs », touristes de la montagne, car leurs pratiques ne respecteraient pas celle-ci. Les touristes critiquent les alpagistes et les alpinistes qu’ils perçoivent comme des accapareurs des montagnes. À Beaufort, cette dualité saisonnière du conflit qui oppose en été agriculteurs et pratiquants de sports de loisir, et en hiver dameurs et skieurs de randonnée est amplifiée par la volonté de la mairie qui souhaite régler les problèmes définitivement. En 2024, la mairie de Beaufort (73) a ainsi édicté un arrêté de « bonnes pratiques »50 et a créé un poste d’agent de police municipale en charge du respect de ces bonnes pratiques. Ces fonctionnements favorisent des discours qui consistent à dire que les pratiques « qui font vivre le territoire » économiquement, c’est-à-dire l’agriculture et la station de ski doivent être considérées comme numéro 1 et 2 des priorités tandis que les pratiques de loisirs non essentiels tels que les sports de pleine nature, doivent passer dans un second plan51. Cette séparation crée un clivage fort, entre d’un côté, « ceux qui travaillent » en montagne et ceux qui « profitent » de l’autre. Cela est aussi exacerbé par un modèle touristique poussé à l’extrême qui ne permet pas de valoriser les produits locaux pour maximiser les profits et par un modèle agricole poussé à l’extrême qui souhaite laisser peu de place aux pratiques touristiques52. S’ajoutent le prix du foncier et de l’immobilier qui amplifie le fonctionnement en deux sociétés, l’une aux orientations agricoles et une aux orientations touristiques, avec l’obligation d’être performant économiquement afin d’accéder à la propriété et de pouvoir exister sur le territoire. Les crises climatiques réduisent les espaces de pratique, les activités se spécialisent et le fonctionnement des sociétés « modernes » françaises n’habitue pas à débattre. Ces changements sont remis en question par des parties de la population53. Ces conflictualités s’expliquent par les évolutions de ces deux pratiques perçues parfois comme antagonistes, d’une part à travers l’évolution de pratiques sportives dérivées de l’alpinisme, d’autre part suite aux transformations de l’agropastoralisme alpin.
Création de nouveaux rapports à la montagne par les pratiques sportives issues de l’alpinisme
Nous proposons d’expliciter les nouveaux rapports à la montagne dans le Beaufortain – où toutes les pratiques issues de l’alpinisme sont possibles – en faisant une lecture de l’évolution de l’alpinisme à Chamonix. La pratique de l’alpinisme n’a pas toujours été associée aux hautes montagnes telle qu’elle l’est aujourd’hui54. Bien que la première ascension du Mont-Blanc ait été réalisée en 178655, seules 40 ascensions de ce sommet ont lieu jusqu’en 185056. Et si en 1900, 1 700 ascensions de ce sommet auront été réalisées57, c’est très faible par rapport aux 13 000 ascensionnistes par an d’aujourd’hui58. Cette relation à la haute montagne s’est construite à travers le temps, d’abord selon des visions plurielles. Si l’on remonte à la création de la compagnie des guides de Chamonix en 1821, les statuts de 1823 définissent les courses et leur tarif. Il existe alors deux types de courses : les courses extraordinaires, et les courses ordinaires. Les courses extraordinaires comprennent celles qui mènent « sur la cime du Mont-Blanc ; au Jardin de Talèfre ; sur les glaciers exceptés ceux qui descendent dans la vallée de Chamonix à moins que le voyageur ne veuille dépasser la ligne où cesse la végétation sur ceux-ci ; sur les glaciers de Buet ». Les courses ordinaires sont toutes les autres. En 1865, 3 423 courses ont été réalisées par les guides de haute montagne de la Compagnie des guides de Chamonix. 2 555 (74,6 %) correspondent à des courses considérées aujourd’hui comme de la moyenne montagne, dans le sens où leur encadrement relève des prérogatives professionnelles du diplôme d’état (DE) Alpinisme mention Accompagnateur en moyenne montagne, 751 (21,9 %) correspondent à ce que l’on considère comme de la randonnée glaciaire, et 117 (3,6 %) à de la haute montagne c’est-à-dire que l’encadrement de ces courses relève du DE Alpinisme mention Guide de haute montagne (tableau 1).
Tableau 1 : Liste des courses vendues en 1865 par la compagnie des guides de Chamonix
| Destination de la course vendue | Nombre | Lieu de la course |
| Pierre à l’Échelle | 1 | Moyenne montagne |
| Plan de l’Aiguille | 1 | Moyenne montagne |
| Planpraz | 1 | Moyenne montagne |
| Saint Gervais | 1 | Moyenne montagne |
| Tête Noire | 1 | Moyenne montagne |
| Aiguille du Midi | 2 | Haute montagne |
| Buet | 2 | Moyenne montagne |
| Col de Balme | 2 | Moyenne montagne |
| Col de Miage | 2 | Haute montagne |
| Col de Tré la Tête | 2 | Haute montagne |
| Col d’Argentière | 2 | Haute montagne |
| Col du Tour | 2 | Haute montagne |
| Courmayeur | 2 | Moyenne montagne |
| Aiguille Verte | 3 | Haute montagne |
| Sixt | 4 | Moyenne montagne |
| Bossons | 5 | Moyenne montagne |
| Tour du Mont Blanc | 11 | Moyenne montagne |
| Col du Géant | 12 | Haute montagne |
| Chapeau | 12 | Moyenne montagne |
| Grand Mulets | 22 | Haute montagne |
| Jardin | 44 | Randonnée glaciaire |
| Brévent | 45 | Moyenne montagne |
| Flégère | 58 | Moyenne montagne |
| Mont Blanc | 70 | Haute montagne |
| Martigny | 194 | Moyenne montagne |
| Mer de glace | 707 | Randonnée glaciaire |
| Montanvert | 2 215 | Moyenne montagne |
| Nombre total de courses vendues | 3 423 |
Les termes moyenne et haute montagne sont décrits supra.
Source : cahier de masse de la compagnie des guides de Chamonix.
Le xxe siècle marque un tournant dans l’influence des activités et une orientation vers la haute montagne des alpinistes, des guides de haute montagne et d’une partie des imaginaires des sociétés alpines. En 1908, la création du train menant au point de vue sur la Mer de Glace entraine la diminution de l’activité des guides de montagne vers cette destination. Craignant que ces progrès techniques condamnent une part importante de leur activité professionnelle, les guides protestent vivement. Dès lors, les logiques aménagistes se répercutent sur le nombre de guides français durant l’entre-deux-guerres. Dans les Pyrénées, entre 1927 et 1948, leur nombre passe de 145 à 43. Sur la même période, à Chamonix, le nombre de professionnels passe de 300 à 15059.
Si l’activité des guides se renforce autour d’une pratique des courses extraordinaires en haute montagne, la masse des guides est encore largement pluriactive à cette période comme en témoignent les guides en activité au début xxe siècle : « Vous voyez notre génération à nous, même en étant guides, […] on faisait tous les métiers, tout ce qui se trouvait. Il fallait gagner sa vie »60. Il convient également de mesurer la part de l’activité de « l’élite » des guides en comparaison à celle de la masse. Il est ainsi établi qu’en 1940, seulement 5 % des 700 guides sont des alpinistes au sens actuel du terme en France61.
La professionnalisation de l’après-guerre change la manière d’aborder les courses fréquentées et les territoires de montagne. L’approbation de la loi no 48-267 du 18 février 1948 conditionne le travail des guides de haute montagne et de montagne à l’obtention d’un diplôme professionnel. Cette loi sera complétée du décret no 50-174 du 3 février 1950 qui prévoit que « le brevet de guide de haute montagne peut être délivré à tout candidat capable d’exercer sa profession en haute montagne et en terrain difficile. Le brevet de guide de montagne est délivré seulement pour les courses d’importance secondaire ». Il est également précisé dans l’article 11 alinéa 2 que le diplôme peut être retiré au guide « auquel d’autres fonctions ou occupations ne permettent pas d’exercer de façon régulière et dans les conditions normales la profession de guide ou d’aspirant guide ». Il en découle l’affirmation de nouveaux rapports à la haute montagne, et d’une valorisation de cette dernière et des valeurs qu’elle promeut face à des montagnes de second rang. Si jusqu’alors les guides n’inscrivaient pas vraiment leur pratique dans un rapport à la montagne, ils se mettent à s’exprimer sur leurs motivations à ouvrir des voies et parlent notamment du grimpeur qui construit sa montagne en réalisant une première ou du désir de s’approprier la montagne par le fait d’une première ascension (Terray, Lachenal, Rébuffat, Bonatti)62. Ils s’approprient le terme de « montagnard » avec des affirmations telles que : « Avant la Verte63, on est alpiniste, à la Verte on devient montagnard… » (G. Rébuffat)64. La mise en loisirs de la société, et notamment le développement des loisirs sportifs, constitue une caractéristique majeure des années 1950-1960 pour comprendre comment le rapport à la haute montagne s’est retrouvé valorisé dans la société française. Maurice Herzog, dans son rôle d’alpiniste et d’homme d’État65, occupe une place centrale dans la coordination politique de développement et d’aménagement des territoires de montagne. Il promeut une vision de la montagne avec un discours grandiloquent sur la beauté de la nature, associé à un dépassement de soi. La place du corps au sein de ces espaces devient alors un axe constitutif des activités. L’amélioration constante du matériel entraine un allègement conséquent des expéditions alpines. Dès lors : « L’effort individuel s’est substitué à des tâches collectives organisées au sein d’une structure de pouvoir hiérarchique »66. Le corps devient un médiateur de l’homme avec la haute montagne. L’accent est mis sur sa soumission et son obéissance aux ordres de la volonté. L’alpinisme devient un sport d’affrontement avec la montagne. Le paradigme repose sur la notion d’un combat contrôlé sur un champ de bataille imaginaire contre un adversaire physique ou encore les espaces de haute montagne67. Cette idée est très ancrée aujourd’hui chez les pratiquants d’autres activités de montagne tel que le trail running, l’escalade, le ski alpinisme ou encore dans certaines formes de pratiques de la randonnée pédestre.
C’est autour des notions décrites supra que s’est démocratisée l’idée que les valeurs obtenues en gravissant des sommets caractéristiques mis en avant par les élites économiques sont utiles pour développer les territoires de montagne dans une vision moderne. C’est notamment grâce aux récits ou aux topo-guides fondés sur les valeurs d’un modèle dominant de la pratique des guides de haute montagne qu’une démocratisation des hauts lieux de la montagne par l’alpinisme se produit. Selon les critères et les conditions du moment, il s’agit de mettre en avant des lieux ou des manières de faire, les « plus » beaux, les « plus » intéressants ou les « plus » caractéristiques. Les autres sommets ou les autres pratiques peuvent tomber dans l’oubli, car ils ne contribuent pas, aux yeux des élites, à une vision suffisamment intéressante de la montagne pour qu’ils soient cités. L’avènement des topo-guides du type « les 100 plus belles » sont l’exemple typique de la construction d’un imaginaire par une élite. Cette manière de mettre en récit l’alpinisme est considérée comme un fondement de l’activité et impose sa norme de relation sélective à la montagne à tous les pratiquants des sports de pleine nature. L’ascension d’un sommet et la relation à un espace naturel permettent alors de se départir de la position de touriste, pour être récompensé du statut de montagnard, idéalisé et déconnecté de son origine.
Le décret no 76-556 du 17 juin 1976 relatif à l’encadrement et à l’enseignement des sports de montagne marque le désengagement de l’État centralisé dans l’orientation des sports de montagne au profit des acteurs locaux. Les années 1980 correspondent ainsi à la genèse des représentations néo-urbaines de l’espace alpin : la course en montagne correspond à la mise en œuvre d’un savoir-faire qui est un mode d’emploi de l’espace. Le pratiquant de sport de pleine nature rejoint le sommet ou se déplace en franchissant un certain nombre de seuils ou de portes symboliques68. Depuis lors le rapport à la montagne suit un schéma de consommation où la pratique de sports de montagne, tels que le canyoning, les sports d’eau vive, la via ferrata, l’accrobranche, la randonnée ou l’alpinisme, sont un moyen d’obtenir une reconnaissance voire un statut social dans les sociétés de montagne et de participer à leur développement69.
De son côté, l’agriculture de montagne longtemps associée à la petite exploitation s’est profondément transformée et modernisée.
L’agriculture de montagne
Dans le Beaufortain, comme sur l’ensemble du territoire français, plusieurs crises depuis la fin du xixe siècle sont à l’origine de migrations. Hervé Bastien70 date le premier « drame agricole » de 1873. Sur fond de concurrence avec les pays neufs, de surendettement des pays lié à leur « faim de terre » et d’émiettement de la propriété consécutif aux règles successorales sans oublier les crises sanitaires, la population rurale en France passe de 76 % de la population totale en 1846 à 63 % en 1891. Les crises successives affectent d’autant plus la montagne que la pente est progressivement considérée comme un handicap pour une pratique modernisée de l’agriculture. Ces espaces deviennent peu à peu des espaces « improductifs » pour une agriculture industrielle et productiviste répondant à des règles de marché71. Ces migrations se poursuivront pendant la crise de l’entre-deux-guerres puis s’accéléreront jusqu’aux années 196072 en France comme dans le Beaufortain (tableau 2). Entre 1911 et 1954 la paysannerie perd 5 millions de travailleurs et connait un tournant irréversible au profit d’une pratique « moderne ».
Tableau 2 : Population permanente et altitudes des quatre communes de la microrégion agricole du Beaufortain
| Altitude (point le plus bas/point le plus haut) |
1848 | 1901 | 1968 | 1982 | 2010 | 2021 | |
| Arêches-Beaufort | 1 080 m–2 900 m | 3 128 | 2 235 | 2 072 | 1 966 | 2 163 | 2 009 |
| Hauteluce | 780 m–2 555 m | 1 527 | 1 127 | 797 | 707 | 828 | 748 |
| Queige | 424 m–2 440 m | 1 463 | 1 202 | 758 | 642 | 846 | 861 |
| Villard sur Doron | 627 m–2 280 m | 1 228 | 890 | 853 | 588 | 656 | 687 |
| 7 346 | 5 454 | 4 480 | 3 903 | 4 493 | 4 305 |
Source : INSEE séries longues.
Dans les années 1960, les débuts de la construction européenne obligent à une reformulation du projet politique sur l’agriculture ; la relation des agriculteurs avec la terre est bouleversée. À travers les lois d’orientation agricoles (LOA) de 1960 et 1962, la notion de propriété tend à devenir abstraite et la terre est de plus en plus un bien marchand. Ce pacte social, passé entre la nation et les acteurs agricoles, va consacrer la prévalence du secteur agricole sur le foncier rural pendant plusieurs décennies. Les lois de 1960 et 1962 incitent à créer des structures d’exploitation plus efficientes en encourageant les agriculteurs à se professionnaliser et à se spécialiser. Cette politique foncière agricole issue des années 1960 est à l’origine d’un mouvement continu d’agrandissement et de concentration des exploitations agricoles, y compris dans le Beaufortain, dans une dynamique qui s’accélère depuis une quinzaine d’années (figure 2)73.
Figure 2 : Évolution de la surface agricole utile (SAU) en hectare (ha) entre 2010 et 2020
Fond de carte : IGN.
Jusqu’au début des années 2000, l’orientation de l’ensemble de ces politiques s’inscrit dans un contexte de croissance, de production, de consommation et de perception de ressources illimitées. Puis, sur fond d’affirmation de la multifonctionnalité de l’agriculture, de maintien de l’exploitation familiale et de développement durable, l’articulation entre les lois agricoles et les lois d’aménagement tend à se renforcer par la création de dispositifs dont l’objectif est de limiter le grignotage des espaces agricoles, et d’intégrer l’agriculture dans le projet de développement territorial. Ces préconisations n’ont cependant pas les effets attendus ou sont seulement implémentées à la marge. Ces « échecs » peuvent être imputés à des rapports de forces en faveur de la marchandisation et de la consommation de terres et de la création de formes capitalistiques d’exploitations agricoles au détriment de la petite exploitation. Cette situation reflète l’opposition entre la volonté de territorialiser l’agriculture dans un souci d’aménagement de l’espace, de durabilité, de relocalisation et d’échanges, et celle de renforcer l’approche sectorielle et de filière de l’agriculture, pour gagner les marchés régionaux et internationaux donc de déterritorialiser cette agriculture de marchés74.
Les évolutions successives des pratiques agricoles entrainent :
- une augmentation de la taille des troupeaux et des problématiques de surpâturage75,
- une mécanisation calquée sur les standards de la plaine mais qui n’est pas adaptée aux territoires de montagne (figure 3),
- une forte inflation du prix du foncier à cause de la spéculation d’origine touristique76.
Figure 3 : Du matériel agricole identique à celui de la plaine. Ici des agriculteurs dans la vallée des Glaciers (Savoie, 73, France)
Source : Xavier Cailhol.
Figure 4 : Une vallée du Beaufortain, les espaces plats sont dédiés à faire des « prés de fauche », tandis que les pentes sont abandonnées
Source : Gisèle Vianey.
Ces évolutions entrainent une spécialisation au profit de pratiques agricoles à forte valeur ajoutée associée à une baisse du nombre total d’agriculteurs. Il s’ensuit un abandon de la majorité des pentes au profit des zones les plus facilement accessibles et mécanisables (tableau 3 et figure 4).
Tableau 3 : Évolution du nombre d’exploitations agricoles dans les communes de la microrégion du Beaufortain entre 2007 et 2023
| 2007 | 2011 | 2015 | 2019 | 2023 | Évolution du nombre d’exploitations de 2007 à 2023 | |
| Beaufort | 51 | 52 | 48 | 48 | 43 | -8 ; -15,6 % |
| Hauteluce | 37 | 35 | 31 | 36 | 31 | -6 ; -16,2 % |
| Queige | 10 | 11 | 10 | 9 | 10 | 0 ; 0 % |
| Villard sur Doron | 23 | 19 | 17 | 18 | 18 | -5 ; -21,7 % |
Source : Observatoire des territoires de Savoie.
Tableau 4 : Évolution de la surface agricole utile (SAU dans les communes) de la microrégion du Beaufortain entre 2007 et 2023
| 2007 | 2011 | 2015 | 2019 | 2023 | Évolution de la SAU de 2007 à 2023 | |
| Beaufort | 4 948 | 5 648 | 6 999 | 6 756 | 6 261 | +1 313 ha ; +26,53 % |
| Hauteluce | 2 062 | 2 198 | 2 472 | 3 334 | 2 935 | +873 ha ; +42,3 % |
| Queige | 217 | 225 | 254 | 336 | 435 | +218 ha ; +100,4 % |
| Villard sur Doron | 490 | 457 | 530 | 557 | 571 | +81 ha ; +16,53 % |
Source : Observatoire des territoires de Savoie.
Si les pratiques agricoles de montagne semblent être robustes et synonymes de réussite, il existe aujourd’hui de nombreuses fragilités. Par tradition, dans les troupeaux montant en estive durant l’été, les agriculteurs de montagne prennent en pension des vaches laitières des basses vallées. Cette demande répond à des besoins financiers des agriculteurs « du bas » qui souhaitent profiter d’une forte valorisation du lait dans la zone AOP (1,14 euros par litre en 2023 contre environ 0,70 euros par litre dans les laiteries du bas77). Pour assumer ces logiques d’exploitation, les agriculteurs se regroupent sous diverses formes de sociétés comme par exemple les groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC). Du fait de leur taille et de leurs montants financiers, la transmission de ces sociétés est difficile78.
Les pratiques agricoles sont soumises à la venue de touristes, ou à des critères marketing menant ou non à la vente de produits agricoles tels que le fromage. Ces structures agricoles sont aussi confrontées à l’appétit des grands groupes industriels souhaitant bénéficier de la forte valeur ajoutée des produits de montagne pour accroître leurs profits79.
En réponse à ces changements, les agriculteurs deviennent des entrepreneurs faisant fonctionner des entreprises et mesurant les retombées économiques de leur pratique ou de leurs investissements (tableau 4).
Dans la zone AOP Beaufort, de polyculteurs assurant souvent plusieurs activités dans l’année, les agriculteurs sont devenus quasiment exclusivement des éleveurs bovins à orientation laitière80. Les bâtiments agricoles agrandis sont sortis des villages (figure 5).
Figure 5 : Un bâtiment agricole récent sur la commune de Beaufort. Il a été construit en dehors du village
Source : Gisèle Vianey.
Certains alpages communaux ont été vendus, ce qui permet aux communes de palier les conséquences de la loi NOTRe entraînant la fin de la dotation globale de fonctionnement (DGF) et de répondre à des attentes des agriculteurs81. Ces terrains devenant privés, les entrepreneurs agricoles affirment la volonté de réserver les alpages à leur seule production de produits marchandisés face à un tourisme qu’ils présentent comme toujours plus envahissant82.
Discussions
La construction de nouvelles sociétés de montagne
Ce que nous décrivons ici, dans le Beaufortain, n’est pas le fruit du hasard, mais découle d’une vision politique où les espaces ont été catégorisés selon une logique d’un usage optimal pour chaque lieu auquel la montagne n’a pas échappé. À l’image de ce que décrit Marc Côte sur les sociétés algériennes83, les sociétés de montagne étaient organisées autour de formes agraires et dotées d’une forte cohérence interne84. Puis est arrivé par l’alpinisme une forme de conquête, que l’on pourrait qualifier de colonialisme de ces espaces. Elle s’incarne d’abord par l’intrusion de nouvelles visions et rapports aux espaces venant de touristes tels que De Saussure ou Smith85. Si dans un premier temps, ces pressions sont exogènes aux sociétés agraires, elles deviennent endogènes avec l’acceptation à l’intérieur des sociétés de montagne de personnalités comme Frison Roche ou encore des futurs guides citadins comme Herzog ou Rébuffat. Ceux-ci développent leur projet de société de manière centralisée, prennent la main sur les sociétés agraires et sur les territoires de montagne et instaurent une vision « moderne » – au sens où l’interroge Bruno Latour86 – de la montagne. L’agriculture devient une forme compensatoire de maintien d’une partie de la société traditionnelle, mais qui doit être accompagnée et restructurée. La montagne devient une question politique. C’est aussi à ce moment-là que se généralise le développement des sports d’hiver. Dès lors, la montagne occupe une grande place dans les débats sur l’aménagement du territoire dans de nombreux pays européens. Pour les États ou pour l’Europe économique naissante, la montagne ne peut pas ou ne peut plus être un objet générique. En 1961, la France va définir une zone de montagne en catégorisant les espaces montagnards à partir de la pente, de critères altitudinaux et éco-systémiques. Cette catégorisation s’appuie sur des travaux préexistants de géographes, parfois en mobilisant leur expertise ainsi que celle de politistes87. Ainsi, en France, deux délimitations officielles des montagnes se superposent : les zones dites de montagne et les massifs. À l’échelle européenne (UE) des critères climatiques sont retenus mais selon les pays membres, la définition de la montagne diffère. Cette institutionnalisation de la montagne, avec des notions diluées telles que la moyenne et la haute montagne, dans une approche générique, fait progressivement autorité, au détriment de l’attention accordée aux relations entre hauts et bas : la montagne pour les institutions européennes n’est pas celle des usagers de ces espaces. Dans les années 1970, des personnalités locales ayant grandi au sein de ces visions nouvelles de la montagne prennent la main sur les institutions politiques, ainsi que celles chargées d’organiser les activités sur le terrain. Ces acteurs pérennisent ainsi cette nouvelle culture de la montagne. Certains d’entre eux, encore actifs aujourd’hui jusqu’au plus haut niveau de l’État, continuent d’alimenter l’idée qu’ils ont besoin du capital symbolique et de l’imaginaire attenant aux guides et aux alpinistes pour mener à bien leur projet de développement des territoires de montagne88.
L’objet montagne se trouve ainsi défini, mais aussi fragmenté, entre vision des montagnards et définition arbitraire. C’est également à cette période que se renforce l’idée que différents espaces de montagne seront attribués aux différentes activités. Une répartition géographique et éventuellement saisonnière sera actée pour celles-ci. Elles susciteront chez les nouveaux montagnards un rapport à différents espaces géographiques et une codification des usages, qui créent aujourd’hui des tensions en lien avec les changements de pratiques, notamment liés aux questions d’adaptations au changement climatique.
Les années 1960, une validation de la répartition géographique des usages de la montagne
Aux logiques d’usages s’ajoutent également un enjeu temporel, notamment saisonnier. Dès l’avant-guerre, dans le Beaufortain comme ailleurs, le tourisme est vu comme un remède à la dépopulation89, la « moyenne montagne » se développe autour de l’agriculture en été et du tourisme hivernal alors que l’alpinisme et la pratique de la montagne sont orientés vers les espaces de « haute montagne ». Les plans neige décidés par l’État entre 1964 et 1977 mettent en avant la doctrine neige et visent à créer et aménager des stations de sports d’hiver90. Simultanément, pour compenser les effets de la politique des structures de 1958 qui a permis de se tourner vers une agriculture compétitive en délaissant les secteurs « improductifs », des mesures visant à aider l’activité agricole de montagne associée aux pentes sont adoptées91. C’est par exemple, le cas de la loi pastorale de 1972 ou de l’indemnité spéciale montagne (ISM) en 1973. Il s’agit alors de corriger les déséquilibres entre les revenus des agriculteurs et la manne financière provenant de l’or blanc voire de contrer l’exode rural qui est alors à son apogée sur tous les massifs de France métropolitaine92. Fondée sur la distribution de subventions, la politique de la montagne porte alors en creux les rivalités de pouvoir entre les élus locaux et l’État93 mais aussi les oppositions entre courants politiques. C’est alors que le discours du président Valéry Giscard d’Estaing à Vallouise le 28 août 1977 marque la volonté de ralentir les plans de développement de la montagne au profit d’un tourisme plus respectueux des sites et des paysages. Durant la phase précédant l’approbation de la première version de la loi Montagne de 198594, s’opposent les visions de conquête, d’exploitation et de maîtrise de la nature portées par les gaullistes à celles des socialistes plutôt porteuses de préservation et d’adaptation au milieu95. Cette forme de débat et d’opposition entre différents courants de pensée est toujours d’actualité. Dans le contexte de changement climatique, de nouveaux critères viennent heurter la catégorisation des usages établis aux espaces. Les moyens insuffisants ne permettent pas aux différents groupes sociaux d’engager les débats à mettre en place pour sortir des visions préconçues en prenant en compte les effets du changement climatique. Cette confrontation a par exemple conduit à la démission de l’adjointe au maire chargée du tourisme de la commune de Beaufort « à cause des alpagistes » durant notre enquête.
Une cohabitation comme fondement du problème ?
Si les effets du changement climatique heurtent les usages établis et les changements de pratique créent des tensions, des exemples en France auraient pu permettre aux différentes institutions du Beaufortain en charge des activités de montagne d’anticiper ces problématiques. Le cas des Cévennes est particulièrement emblématique des problèmes de cohabitation de pratiques touristiques et agricoles sur un même espace et sur une même période. Pour revitaliser le territoire, notamment grâce au tourisme, et régler les problèmes d’exode rural, un parc national a été créé le 2 septembre 1970. Il se distingue des autres parcs nationaux français de métropole car il est le seul à être situé en « moyenne montagne » et dont le cœur est habité et exploité par des résidents permanents.
Dès sa création, ce parc ne satisfait pas totalement les ruraux qui se voient imposer « du haut » certaines contraintes. Il ne satisfait pas non plus les écologues et les protecteurs de la nature pour qui les mesures de protection sont insuffisantes. Dès 1971, le géographe Gérard Richez96 s’interroge sur le rôle et la capacité du parc à permettre la revitalisation des Cévennes et ce d’autant que les objectifs envisagés butent sur des difficultés d’origine diverses : faiblesse des ressources financières allouées, rénovation agricole difficile du fait des structures foncières, résistances des mentalités, association peu aisée entre agriculture et tourisme car la période touristique envisagée coïncide avec celle des travaux agricoles. Plus de cinquante ans après la création du Parc des Cévennes, la régénérescence envisagée n’a pas eu lieu : la population du département de la Lozère (région Occitanie) demeure dans les niveaux les plus bas du xxe siècle. On retrouve les interrogations de Gérard Richez dans les enquêtes que nous avons réalisées dans le Beaufortain. Le fait d’obtenir les mêmes constats, qu’il s’agisse de revitaliser un territoire, ou d’imaginer de nouveaux usages à cause des effets du changement climatique, montre que le problème ne vient pas de la nature du changement à opérer, mais du rapport à ces espaces, de la manière de les catégoriser ainsi que des moyens et des méthodes à mettre en œuvre pour imaginer un avenir à ceux-ci. Une proposition de fonctionnement descendant et centralisé, une définition arbitraire ainsi qu’une catégorisation de ce que sont les espaces de montagne (par exemple la distinction entre haute et moyenne montagne) ne relève en rien de la diversité de ces espaces, et ne permet pas de faire coexister les usages sur ces territoires. D’autres formes d’être en montagne, d’autres rapports à ces espaces doivent être établis ou ré-établis, en s’inspirant par exemple d’usages plus anciens, tels que ceux à l’œuvre avant la révolution industrielle97.
Conclusions
Le clivage à l’œuvre dans le Beaufortain entre les différents acteurs tient sa source, selon nous, de plusieurs facteurs : d’un côté, dans les évolutions des cultures sportives en montagne, des valeurs et de la relation aux milieux naturels qui y sont associées ainsi que dans les projets de développement de société de montagne grâce à ces activités ; de l’autre, dans l’évolution des pratiques agricoles en montagne construite autour d’une vision « moderne » de ce que doit être l’agriculture et notamment des critères de rentabilité. Enfin la démocratisation de la mono-activité touristique ou agricole à l’échelle saisonnière a accéléré la perte de lien entre les acteurs touristiques du sport et agricoles ce qui entraine une augmentation des tensions sur les espaces de rencontre. Le tout est exacerbé par les effets du changement climatique qui remettent en question encore davantage les usages associés aux espaces. Pour expliquer l’apparition des tensions dans le Beaufortain, il convient de remonter relativement loin dans l’histoire des activités pour comprendre leurs évolutions et le rôle qu’elles ont joué dans le développement des territoires, ainsi que dans le rapport à la montagne et dans l’instauration d’une société « moderne ». Ainsi les tentatives de définir très largement ce qu’est la montagne par les différentes institutions européennes ou nationales n’ont pas permis de proposer un modèle consensuel correspondant aux enjeux réels de développement de ces territoires. En souhaitant assigner des usages aux espaces géographiques selon les saisonnalités, les stratégies à l’œuvre ne permettent pas :
- de freiner la baisse de population sur les territoires,
- de faire coexister les activités et les acteurs,
- d’assurer un entretien du territoire comme en témoigne l’enfrichement marqué de la montagne.
Contrairement à ce que l’on a pensé, le modèle à l’œuvre, la graduation et l’organisation des activités ainsi que la hiérarchie entre une moyenne et une haute montagne ne marchent pas de manière universelle. Ces stratégies de développement de la montagne montrent aujourd’hui leurs limites notamment en raison des effets du changement climatique. Les acteurs sont obligés de repenser les territoires selon des usages mêlés, de changer les usages établis aux espaces ou aux activités à l’œuvre depuis soixante-dix ans et de travailler sur les besoins des activités et des sociétés en se détachant de notions comme moyenne et haute montagne qui ne font pas sens dans la diversité de ces milieux et des changements qu’ils connaissent, faute de quoi, des activités inscrites comme PCI disparaitront.





