Le caractère singulier de la guerre de montagne dans la Grande Guerre, notamment pour ses aspects logistiques, a fait l’objet de nombreuses études. Le colloque tenu en 2015 : Guerre des Vosges et Guerre de montagne 1914-1918 rappelait que ni les Allemands ni les Français n’envisageaient avant-guerre le massif vosgien comme un lieu d’affrontement1. Après des combats dans la plaine, le conflit s’installe rapidement sur les cimes et les pentes des Vosges. Les armées doivent s’adapter aux reliefs pour s’alimenter en armes, en matériel et en hommes. Sur le plan stratégique, la guerre dans les Vosges a pour objectif la maîtrise des sommets et surtout des crêtes dites « militaires » permettant l’observation des vallées pour empêcher l’adversaire d’observer ses installations à l’arrière2.
Le passage à la guerre de tranchées à partir de la fin de l’année 1914 conduit donc dans les Vosges à une double adaptation à laquelle les hommes ne sont pas préparés3 : une guerre de montagne et une guerre de positions. À partir de l’étude de 363 coups de main français et allemands exécutés, et de 63 coups de main français envisagés4, sur le front de la 7e armée tenant la position depuis Badonviller jusqu’à la frontière suisse en passant par les Vosges, nous tenterons de voir dans quelle mesure la spécificité de ce front de montagne conduit à des objectifs et des pratiques du combat propres. ce front a l’intérêt d’être à la fois composé d’un front de montagne et de plaine dans le Sundgau au sud. Pour démontrer son caractère particulier, il est comparé à ceux des 4e, 5e et 6e armées qui tiennent le front de la Somme à la Champagne5.
Tout au long de l’année 1915, les Vosges connaissent en différents points du front d’importantes offensives qui concentrent, comme en Champagne ou en Artois des moyens humains et matériels considérables6. Les tactiques d’attaque sont sensiblement les mêmes. Jusqu’en avril 1915, après un bombardement massif des positions retranchées ennemies, les fantassins doivent s’élancer à l’assaut des premiers réseaux de tranchées adverses correspondant à sa première ligne. L’avance puis la percée, doit se faire par la répétition des assauts et la prise successive des tranchées. Cependant, l’enterrement des armées provoque une supériorité de la défensive sur l’offensive avec l’échec répété des attaques. Face au verrou des tranchées, les états-majors doivent combiner leurs représentations et leurs certitudes sur les combats avec la réalité de la guerre. Les transformations sont progressives. Le changement tactique introduit par la note du grand quartier général (GQG) du 16 avril 19157 donne des objectifs en profondeur. L’assaut ne vise plus la première ligne adverse, mais un réseau de tranchées de deuxième ou troisième ligne ou bien encore une ville ou un village situé en arrière du front. Le but est de percer ce front et de réinstaller une situation de guerre de mouvement. Les attaques, répétées sur l’Hartmannswillerkopf tout au long de l’année 1915 ou sur le Linge entre l’été et l’automne de cette même année, ne provoquent pas de rupture du front. Les Français qui lancent ces attaques ne parviennent pas à conserver tout le terrain conquis. Les tranchées se maintiennent principalement sur les crêtes8.
À partir de 1916, les grandes offensives cessent dans les Vosges, mais le calme du massif est tout relatif. Les armées se mènent une guerre de mines principalement au nord, et, surtout, une guerre de coups de main sur l’ensemble du front.
Une guerre de harcèlement dans un secteur calme
Les coups de main sont de petites opérations de razzia dans le prolongement des escarmouches et des reconnaissances offensives de la guerre de mouvement. De 1915 à la fin de la guerre, leur premier objectif, indiqué dans la quasi-totalité des projets d’opération, est de faire des prisonniers. Il ne s’agit pas du tout de prendre et de conquérir du terrain. La capture de soldats ennemis détermine le succès ou l’échec de l’opération pour les états-majors. La reconnaissance des positions adverses, l’identification des organisations de défense et des préparatifs d’offensive ou d’attaque au gaz, et le cas échéant de leur destruction constituent alors des objectifs complémentaires. Le commandant du coup de main effectué par le groupe franc du 172e régiment (RI) à la fin août 1917 termine son compte-rendu en indiquant : « Nous avons pu ramener les deux blessés ainsi qu’un cadavre allemand, des fusils, calots et poignards abandonnés par l’ennemi »9. Cette énumération, de faible valeur stratégique, permet néanmoins de prouver que la troupe a mené l’opération à son terme. De la même façon, les cadavres allemands ou les pattes d’épaule renseignent sur l’unité occupant la position en face.
Les coups de main visent une petite portion du front ennemi. S’ils existent sporadiquement dès 1915, ils augmentent considérablement à partir de 1916 où ils entrent dans la stratégie de poursuite de la guerre10. Cette petite guerre est la lutte que veut mener le haut commandement sur les fronts non susceptibles d’être choisis pour des opérations d’importance en 1916-1917, puis sur l’ensemble du front après l’offensive du Chemin des Dames de 1917. Pour le général Pétain, commandant en chef, il n’est à ce moment plus possible « d’envisager la rupture du front suivie de l’exploitation stratégique. C’est donc d’user l’adversaire avec le minimum de pertes qu’il importe actuellement d’appliquer son effort »11. Avec des enjeux locaux, l’échec reste alors limité. Dans une autre forme, sans le dire, c’est un retour aux petites attaques locales de 1915. En 1918, Pétain ordonne aux commandants d’armée et de corps d’armée de multiplier « les petits coups de main, à raison d’un par semaine et par division en moyenne. » « J’ai besoin, précise-t-il, de savoir où sont les divisions ramenées de Russie, et d’une façon générale la répartition des réserves allemandes en arrière du front »12. À la fin du mois d’octobre 1918, l’armée française en prépare quatre prévus entre le 11 et 18 novembre, pour lesquels les hommes s’entraînent, mais qui n’ont jamais été exécutés. Le dernier sur le front se déroule le 9 novembre sur les pans de l’Hartfelsen13.
Sur tout le front de la 7e armée cela représente en moyenne un coup de main français ou allemand tous les trois jours entre 1916 et 1918. La distribution mensuelle montre qu’il n’existe pas de période sans raid. Le général de Villaret, commandant la 7e armée en décembre 1917, les qualifie de « menue monnaie »14, entretenant le front actif et une tension continue par le risque qu’ils font peser de part et d’autre. Des pics de plus forte intensité ont lieu au printemps et à l’été de 1916 puis à l’été de 1917, certainement dans le but d’obliger l’adversaire à ne pas dégarnir le front des Vosges pour concentrer ses troupes sur Verdun ou la Somme puis l’Aisne. Enfin, tous les secteurs du front connaissent ces incursions françaises ou allemandes, entretenant la possibilité et donc le danger d’une attaque à tout moment.
Cette guerre de harcèlement s’autoalimente. Elle devient une guerre de représailles. Après la capture d’un guetteur le 28 février 1917 sur le front du 51e régiment d’infanterie territoriale (RIT), « le général de division a prescrit de riposter le jour même par un coup de main dans la même région, et de ramener des prisonniers ». En réponse, deux sont exécutés le 1er mars par le 51e RIT et le 115e RIT, qui échouent tous les deux. C’est là, la deuxième raison de leur multiplication. La majorité des coups de main français échouent (69 %) contre la moitié (51 %) des opérations allemandes, ce qui oblige à les renouveler. Si ces échecs français dans la 7e armée sont plus nombreux qu’au sein des 4e, 5e et 6e armées, cette situation est communément partagée15. La principale raison des échecs dans les Vosges est l’attaque de cibles vides de défenseurs, ces derniers s’étant rapidement repliés avant ou au moment de l’attaque. Cependant, le terrain n’explique pas ces différences. En effet, les coups de main français ont proportionnellement autant de succès dans le massif que dans la plaine alsacienne et le Sundgau. Il en est de même pour ceux des Allemands16.
Cette intense activité n’est pas propre à la 7e armée ni aux Vosges, mais on peut constater une surreprésentation des opérations allemandes que l’on ne retrouve pas sur les autres fronts. En effet, 63 % des coups de main sont menés par les Allemands contre 37 % par les Français, cela étant peut-être en partie dû à un effet de sources. Tous les coups de main français et allemands ne sont pas présents dans les sources militaires dépouillées. Des témoins comme Gaston Lavy en janvier et février 191617, évoquent des opérations absentes des sources militaires étudiées. La seconde raison est d’ordre stratégique. Ces attaques servent à connaître l’ordre de bataille de l’adversaire : les unités présentes et leurs effectifs. Les Allemands bougent moins leurs troupes sur le front que l’armée française. Il leur est certainement davantage nécessaire que les Français de multiplier ces attaques pour connaître les éventuels déplacements de troupes adverses.
Des opérations limitées dans l’espace et le temps
Dans l’organisation stratégique et la répartition des coups de main sur le front, le caractère montagneux semble secondaire. Le commandement de la 7e armée établit la même stratégie dans le massif qu’en plaine. Les guerres de mines et de coups de main ne s’associent pas ou peu. Seule une explosion de mine près du col de la Chapelotte sur les 55 signalées entre juin 1915 et septembre 1917, notamment au nord du massif, s’accompagne d’une incursion allemande18. Cette rareté se retrouve sur les autres fronts de la guerre de mines parce que l’explosion d’une mine entre en contradiction avec l’objectif de capture. Les destructions sont trop importantes pour permettre de capturer d’éventuels survivants et elles exposent inutilement les troupes d’attaque avant et pendant l’explosion.
Les coups de main ciblent un front très restreint : une portion de tranchée dans près de 65 % des attaques, ou des postes avancés dans 25 % des cas19. Ces tronçons de tranchées s’étendent peu. Ils mesurent une centaine de mètres de long, rarement plus. Celui du 253e RI, le 22 juin 1917, dans le secteur de Remonont, vise deux fermes et deux réseaux de tranchées éloignés en avant des premières lignes allemandes. L’une d’elles, la ferme Matrelle, bien protégée par des réseaux électriques, offre l’avantage de ne pas être reliée aux tranchées allemandes en arrière et donc de diminuer le risque de contre-attaque rapide20. En avant des tranchées, les postes de guetteurs souvent peu fortifiés sont des cibles privilégiées quand ils sont mal reliés aux premières lignes. Ces fronts réduits permettent de limiter la troupe et l’artillerie engagées ainsi que l’effectif à affronter.
Ils sont très rares sur un large front et n’existent pas avant 1918. Ils répondent alors à la transformation stratégique de la guerre enclenchée par Pétain à partir de l’été de 191721. À la fin de janvier 1918, le général de Boissoudy commandant la 7e armée diffuse l’exemple d’un vaste raid de l’armée voisine, dans le secteur de Flirey en Lorraine, devant servir de modèle aux trois prévus dans les Vosges et dans la plaine d’Alsace :
Les coups de main à court rayon procurent parfois quelques prisonniers, quelques renseignements. Ce n’est pas suffisant en ce moment. Il faut obtenir des renseignements d’ensemble, portant sur le plus grand nombre possible d’éléments adverses.
Ainsi, exécutée sur un front étendu d’un kilomètre et demi et d’une profondeur de plus de 400 à 600 mètres, par ses dimensions et les unités qu’elle mobilise, cette opération s’apparentent davantage à une petite offensive qu’aux coups de main menés jusqu’alors22.
En dehors de ces trois attaques entre avril et août 1918, en plaine et sur le Violu, aucune autre ne reprend ces principes. Le général commandant le 40e corps d’armée (CA) constate en août 1918 que seuls de petits engagements sont prévus sur le front, notamment dans les secteurs de Largitzen, Bisel, Gildwiller et Balschwiller, en raison de la faiblesse des effectifs en ligne et du peu de munitions d’artillerie disponibles23.
Comme sur les autres fronts, la moitié des coups de main exécutés par la 7e armée emploie l’artillerie. Ces proportions sont semblables entre les opérations des Vosges, et celles de la plaine et du Sundgau. L’artillerie ne sert pas uniquement à préparer l’attaque et détruire les défenses, elle a aussi une fonction de diversion et de protection en encadrant les zones attaquées par des tirs de barrage24. Mais le soutien de l’artillerie ne garantit pas le succès. S’il intervient dans la majorité de ceux réussis, 60 % échouent pourtant pour les raisons décrites par Valmyre Bienfait sur les pans de l’Hartmannswillerkopf :
Pas un boche ! il a flairé l’attaque ! depuis quelques jours, les 5825 préparant les brèches lui ont fait pressentir le coup de main. L’ennemi a évacué la position et, à quinze cents mètres en arrière, a établi une ligne de mitrailleuses qui accueillent rudement la première vague d’assaut26.
Le relief n’allonge pas le temps des opérations, qui durent en moyenne une quarantaine de minutes dans les Vosges comme dans les autres secteurs et la grande majorité ne dépassent pas l’heure. Cependant, si les projets prévoient le plus souvent des opérations d’une demi-heure, elles sont couramment plus longues en raison d’un délai d’approche sous-estimé pour traverser les barbelés et du prolongement fréquent des combats lors de l’attaque. Elles comprennent l’approche et le retour, qui peuvent être plus longs que le combat. Le combat du coup du main du groupe franc du 348e RI ne dure ainsi que huit minutes sur les trente-cinq de l’intégralité de l’expédition27. Les quelques longs coups de main de plusieurs heures dans le massif ne s’expliquent pas par le dénivelé. Ils sont réalisés sur des cibles éloignées et de l’autre côté de cours d’eau, comme celui sur Herbaupaire, sur l’autre rive de la Fave, en juillet 1916, exécuté par le 227e RI28. La traversée de la rivière et l’embuscade nécessitent un long temps d’attente entre les lignes pour favoriser la surprise.
Les opérations ont majoritairement lieu aux marges de la nuit, privilégiant le crépuscule et l’aurore, ce qui permet de masquer au maximum l’approche des hommes. L’auteur du compte rendu du coup de main du 46e bataillon de chasseurs alpins effectué le 14 mars 1916 insiste sur le choix de la fin de journée pour lancer l’attaque.
Afin de réaliser un effet de surprise, et afin de mettre en défaut les tirs de mitrailleuses de Rebberg et du Möuch, l’heure choisie pour le déclenchement de l’attaque était celle où, à la tombée de la nuit, on voit encore très suffisamment à courte distance mais où il n’est plus possible de discerner les objets à des distances supérieurs à 300 ou 400 mètres29.
L’objectif est ainsi de ne pas être vu au moment du départ des tranchées, et d’arriver sur la position attaquée à la nuit complète. Si les intempéries peuvent gêner à la préparation et notamment aux repérages depuis le sol ou les airs, elles sont des alliées des hommes pour les camoufler lorsqu’ils sont à découvert. Lors du coup de main allemand exécuté sur la position française du 12e hussards le 25 janvier 1917, l’auteur du compte rendu explique que la neige et les habits blancs des Allemands ont empêché les guetteurs de distinguer les assaillants suffisamment tôt et de donner l’alerte30.
Moins contraignantes à préparer, les embuscades remplissent les mêmes objectifs que les coups de main. Elles se font entre les lignes en se cachant sur le chemin supposément emprunté par les patrouilles adverses. Le 7 mai 1918, les hommes du 367e RI qui viennent occuper un petit poste tenu le jour, tombent dans une embuscade. « Arrivé à quinze pas du petit poste, le caporal Berdaguer […] voit un Allemand se soulever sur sa gauche (nord) du boyau pour lui lancer une grenade, le caporal riposte aussitôt par une CF et rend compte au S/lt Bigot. » Le combat à la grenade démarre dans le boyau et sur les parapets et les Français repoussent l’adversaire31. Ces embuscades se multiplient mais restent moins efficaces. Elles sont quotidiennes dans le secteur d’Ammertzwiller entre le 1er et 15 juin 1918. Toutes échouent, les patrouilles ne rencontrant personne32.
Des expériences de guerre partagées par les combattants ?
Les coups de mains dans les Vosges engagent des effectifs semblables à ceux des autres fronts. Si des bataillons de chasseurs alpins sont déployés, ils sont insuffisants pour couvrir tout le front et n’effectuent pas plus ces opérations que les autres régiments. L’entraînement des soldats et la confection ne diffèrent pas des autres secteurs. Autrement dit, le caractère montagneux des cibles n’est pas pris en compte dans la préparation des attaques. Avec en moyenne quarante-quatre hommes par opération33, les effectifs sont faibles comparés à ceux des offensives. Ils sont choisis par le commandant du régiment ou du bataillon qui organise l’opération, en fonction de l’étendue de la cible. Toutes les unités présentes sur un secteur peuvent être engagées dans un coup de main. Ce sont en très grande majorité des régiments d’infanterie d’active, parfois suppléés de groupes du génie et de cavalerie combattant à pied. Les unités de territoriale présentes en ligne subissent davantage de coups de main qu’elles n’en exécutent. Dans la mesure où ceux-ci sont réalisés par de nombreuses unités, mais ponctuellement, et qu’ils engagent et ne visent que des groupes assez faibles, ils restent une expérience de guerre rare pour les hommes dans les Vosges.
À partir de 1916, pour répondre à la demande croissante en coups de main, le commandement sur le terrain constitue des unités de corps francs sans existence officielle34. Le général de Villaret obtient l’autorisation de pérenniser ces unités et d’encadrer leur création35. Ces troupes vivent un quotidien différent de celui de leurs camarades parce qu’ils ne tiennent plus les tranchées. Ils sont cantonnés à l’arrière où ils doivent s’entraîner et préparer les opérations suivantes. Ils deviennent de fait des spécialistes de cette petite guerre. Si ces groupes sont théoriquement pensés comme des corps d’élite, il faut nuancer cette idée reçue. Ils sont composés de volontaires dont la sélection dépend du zèle du chef de groupe. En prenant la tête du groupe franc de la 170e DI en décembre 1917, Bon de la Tour constate qu’il est composé « de soldats comme tous les autres : ni des têtes brûlées, ni des risque-tout, ou ce fut l’exception […] et beaucoup étaient indignes de figurer dans cette troupe d’élite et ils devraient être promptement éliminés »36. L’officier redoute le manque de combativité de ses hommes et renvoie dans leurs unités ceux en qui il n’a pas confiance. Malgré ce tri, ils échouent ensuite dans une proportion nettement supérieure à la moyenne indiquée plus haut.
Lors des offensives, les groupes francs sont suspendus et les hommes qui les composent participent aux attaques dans leurs unités respectives. Une particularité de ces groupes dans la 7e armée tient à leur longévité. À la fin de 1917, Pétain ordonne la suppression de ces groupes37, sans que cela ne soit appliqué au sein de la 7e armée. Les groupes francs continuent d’exister dans les Vosges jusqu’à la fin de la guerre, peut-être en raison du caractère secondaire du front dans la conduite de la guerre et de leur marginalité. En effet, il faut ensuite nuancer l’importance de ces troupes dans la guerre de coup de main dans les Vosges. Elles exécutent 32 % des opérations et représentent un quart des unités engagées. C’est le cas le 7 mars 1917. Après un entraînement de plusieurs jours et soutenu par l’artillerie, les vingt-six hommes du groupe franc du 348e RI attaquent une portion de la tranchée allemande sur l’Hilsenfirst. L’approche est difficile, la neige à hauteur des genoux empêche les groupes d’avancer rapidement vers leur cible et les réseaux de barbelés ne sont pas suffisamment détruits.
L’ennemi alerté a le temps de garnir la tranchée. Un vif combat s’engage, au cours duquel les nôtres ont le dessus. Ils parviennent à sauter dans la tranchée, où la lutte se poursuit. L’adj[udant] chef Barret reçoit un coup de fusil à bout portant. Bien que blessé assez grièvement à la hanche, il continue à se battre et à jeter des grenades. L’Allemand qui a tiré sur lui est abattu d’un coup de revolver par le soldat Le Hen. Trois autres ennemis tombent, frappés par des éclats de grenades38.
Constatant l’installation d’une mitrailleuse sur le parapet, le commandant de l’opération donne des coups de sifflet pour ordonner le repli qui s’effectue sous la protection du brouillard.
Face-à-face sur les pentes
La tentative du 348e RI résume assez bien le déroulé, les conditions et les difficultés des coups de main. Une approche discrète est recherchée pour favoriser la surprise. Cette approche est compliquée et ralentie par les conditions météorologiques, le terrain accidenté et les réseaux de barbelés ennemis. Elle peut considérablement fatiguer le groupe d’attaque, mais jamais les comptes rendus n’imputent au terrain escarpé ou au dénivelé les raisons de cet épuisement. Les hommes se plaignent davantage du froid, de l’humidité, de devoir ramper sur de longues distances ou de passer dans les barbelés, sinon de ménager eux-mêmes des brèches.
À la sortie des tranchées, l’évolution sur le terrain ou no man’s land est redoutée. Cette expression anglaise, communément admise pour parler de l’espace séparant les positions ennemies, tend à masquer la réalité de la grande circulation entre les lignes notamment la nuit. Quand les tranchées sont très éloignées, l’espace est sillonné par de nombreuses patrouilles chargées de reconnaître le secteur et de vérifier la présence ou non de l’adversaire. Jean Marot, dans le secteur de Schoenholz en 1916, écrit :
La nuit, toutes les sentinelles sont hors des réseaux, dans des trous encerclés de barbelés. Deux patrouilles circulent successivement dans le terrain neutre, avec un chien. Les patrouilles ennemies circulent aussi, mais il y a tant de place… un soir, cependant, deux grenades alertent la compagnie (il est convenu depuis longtemps que, de nuit, la grenade signifie : « Aux armes ! »)39.
Dans ces conditions, les tentatives d’embuscade sont fréquentes. Le 6 avril 1918, une patrouille de cinq hommes du 80e RIT découvrant le secteur et assurant la liaison entre Tiercom et Gazon l’Hôte40, est prise dans une embuscade en sortant de son boyau. Les hommes, surpris par l’attaque, se dispersent et reviennent au compte-goutte plusieurs heures plus tard. Deux soldats ne rentrent pas, certainement capturés. Les patrouilles envoyées ensuite ne trouvent aucune trace d’eux41.
Pour limiter l’inconnu de l’attaque et confirmer l’occupation de la position visée, des patrouilles de repérage du terrain sont envoyées en amont, et des photographies sont utilisées dans les Vosges à partir de mars 191642. Cela montre l’importance que revêtent ces opérations dans la stratégie à la fois très locale de la guerre et du front en général. La crainte de tomber sur une embuscade ou une position occupée par l’ennemi redouble quand les hommes découvrent le secteur et quand l’espace à parcourir entre les lignes est grand. Dans le secteur de Celles-sur-Plaine, en décembre 1917, Bon de la Tour écrit lors de la première patrouille :
Dès la sortie de notre chicane, nous nous mîmes à ramper comme des apaches, presque sûrs de trouver le boche embusqué devant nos réseaux. […] Nous ne devions pas pousser bien loin, [la distance à parcourir] nous apparaissait terrible et pleine d’embûche.
En prolongeant la patrouille les jours suivants, ce fut un peu plus émotionnant quand il fallut traverser le ruisseau et aborder le chalet. […] Avant la fin de mon premier séjour, nous avions pourtant visité la scierie, la lisière du bois et le chalet. Cette fois toutes les légendes s’écroulaient. Nous n’avions pas fait de prisonniers […] mais reconnu tout le secteur et rendu l’ascendant non seulement à nos cavaliers, mais à nos voisins qui […] commençaient à n’apercevoir plus tous ces signes troublants et ces symptômes suspects43.
Ce témoignage montre l’univers anxiogène dans lequel évoluent les combattants redoutant la rencontre.
Une fois arrivés sur les positions désignées, tout reste à faire pour les soldats. Les assaillants cherchent à capturer l’adversaire avant qu’il ne riposte, ce qui échoue lors du coup de main du 348e RI. Les hommes descendent dans les tranchées et traquent l’ennemi dans ses positions. Le compte rendu du groupe franc de la 67e division d’infanterie (DI) présente ainsi la fouille de la tranchée allemande, dans le secteur du Violu : « L’abri A était encore occupé par les boches qui ont blessé mortellement le soldat Polisset, par une grenade, deux grenades incendiaires ont nettoyé complètement l’abri »44.
L’expression « nettoyer » signifie que tous les occupants sont hors de combat : morts, blessés, ou capturés ou en fuite. Les assaillants ne descendent jamais dans les abris adverses pour combattre. C’est trop dangereux et cela prend trop de temps45. Cependant, la nécessité de faire des prisonniers entraîne inévitablement le face-à-face avec l’adversaire, ce qui conduit à des combats rapprochés dont l’arme principale est la grenade, massivement envoyée dans les abris pour y déloger les éventuels occupants cachés. La grenade représente plus de 60 % des armes employées par les combattants, et est utilisée dans 75 % des coups de main, loin devant le fusil (40 %) et les armes de poing (révolver ou pistolet : 25 %). Cette répartition est quasiment identique sur les autres fronts. Cette prédominance des grenades oblige les troupes dans les Vosges comme ailleurs à construire grillages ou filets pare-grenades en amont des tranchées. Fernand Lugand dans le secteur du Sondernach écrit à l’été de 1915 :
En ligne, huit mètres nous séparent de l’adversaire. De part et d’autre on a établi des grillages en fils de fer, semblables à ceux qui entourent les cages à poules, afin de se protéger contre le lancement des grenades à main46.
Cette très grande proximité des premières lignes n’est pas commune à tout le front. Elle implique ici de se protéger d’attaques rapides, mais ces défenses accessoires restent insuffisantes et fragiles.
Les combats au corps à corps et au couteau que relate Fernand Lugand pour les combats sur l’Hartmannswillerkopf de décembre 191547 sont très rares, autant lors des offensives que dans les coups de main. Dans les Vosges, ils sont recensés dans environ 5 % des opérations et représentent environ 10 % des combats renseignés48. C’est une estimation haute. En effet, plus des trois quarts de ces corps à corps ont lieu lors d’attaques allemandes et cette qualification résulte davantage d’une interprétation après enquête sur les lieux du combat que de témoignages des participants. Lors des corps à corps, le couteau n’est pas systématiquement employé. Les poings et les crosses servent tout autant. Les soldats cherchent à éviter ce genre d’affrontement.
Si le risque de mort est constant, elle n’est pas systématique ni nécessairement recherchée dans les coups de main. La mort de tous les adversaires entraîne l’échec de la mission. L’ennemi est combattu jusqu’à ce qu’il soit hors de combat et ne représente plus un danger. Plus de la moitié des combats rapprochés se termine par la fuite ou la capture des adversaires. Une fois capturés, ces prisonniers sont un butin à conserver sinon protéger et ils doivent être guidés par le groupe d’attaque vers l’arrière.
S’il se fait sans perte pour le groupe du 348e RI, le repli est tout aussi dangereux que la marche d’approche. Bon de la Tour décrit les dangers du retour :
L’obscurité est telle que l’on ne trouve pas la chicane49. On se rue au hasard dans le réseau après avoir jeté à bas le grillage. […] Ce n’est qu’au prix de grands et longs efforts que nous en sortons, complètement déchirés, j’y perds mon casque, mon revolver tombe, arraché lui aussi par les ronces. Je le retrouve à tâtons. Et puis voilà des grenades ennemies qui nous tombent dessus. […] De tous les points de l’horizon partent des lueurs. Le ciel est comme embrasé. Des rafales de mitrailleuses balayent la pente en tous points. Le côté boche, le côté français, tout se mêle. Force-nous est d’attendre pour essayer de nous y reconnaître. Je sors ma boussole et nous marchons avec son aide50.
Le risque de se perdre et d’être capturé par une contre-attaque s’ajoute à ceux des tirs de riposte et de barrage qui peuvent entraîner autant de pertes et de blessures que l’attaque en elle-même.
Conclusion
En somme, le massif des Vosges et la plaine d’Alsace sont le théâtre de la guerre de harcèlement que se mènent les armées pendant la Grande Guerre. Si le massif des Vosges est le seul front de montagne sur le sol français, il n’impose pas de formes de combat particulier. Les coups de main suivent les mêmes objectifs, avec un rythme et une intensité semblable au reste du front. Leurs combats restent des expériences de violence extraordinaires, encadrées et structurées par la peur, les objectifs des opérations et des armes permettant de maintenir l’adversaire à distance pour le soumettre. Quand il se produisent, ces face-à-face ne sont pas l’apanage de troupes spécialisées dans l’affrontement en montagne.
En aval des coups de main, les captifs sont interrogés par le commandant du secteur et un officier de renseignement51 avant leur transfert vers des camps de prisonniers à l’arrière. À l’échelle locale, leur interrogatoire renseigne sur les unités déployées, l’état de la troupe, ses activités et ses éventuelles préparations dans le secteur. Il permet alors de parer au plus urgent. Il informe surtout sur les habitudes de la troupe et son utilisation du terrain : heures des relèves et des corvées, itinéraires empruntés, qualité et quantité de la nourriture à disposition. Il éclaire aussi les craintes et les représentations que se fait l’adversaire des troupes françaises et de leurs actions. À l’échelle de l’armée et plus largement, ces prisonniers offrent un aperçu des forces en présence et informent ou confirment l’ordre de bataille de l’ennemi, c’est-à-dire la disposition de ses troupes sur le front. Ces renseignements concourent alors aux prises de décisions de déplacer les troupes françaises sur le front pour organiser une offensive ou y parer. Ce faisant, cette petite guerre participe à la guerre de l’information que se livrent les belligérants.
