Cette thèse1 est née d’interrogations sur les rapports entre fait politique et presse périodique pendant la Révolution française. L’époque révolutionnaire ayant constitué une étape importante dans l’évolution de la presse périodique, les débuts de la Révolution furent accompagnés d’un développement très rapide de la presse. La période 1789 à 1791 fut marquée par une multiplication rapide des périodiques dont la plupart se sont toutefois révélés éphémères. L’importance prise par la presse provoqua alors des changements profonds dans la société et permit une amélioration de l’accès aux informations et aux nouvelles. La presse devint un instrument politique et porteuse des conflits politiques. Le cadre juridique de la presse changea de manière fondamentale et la censure et le système de privilèges de l’Ancien Régime furent supprimés, alors qu’au même moment, de nouvelles limites furent imposées à la transmission des informations et des opinions. Ces développements rapides dans le domaine de la presse et de la transmission de l’information entrainaient de nouveaux problèmes pour les autorités et l’administration. Le gouvernement et les acteurs politiques devaient se positionner face à la presse, interagir avec elle, l’encadrer ou enfin l’utiliser à des fins politiques.
La presse devint avec la Révolution un vrai mythe politique, auquel s’attachaient tant les espérances que les critiques qui voyaient en elle un danger pour « l’opinion publique » ou « l’esprit public ». Les discours sur elle étaient variés ; alors qu’il existait un discours enthousiaste qui présentait la presse périodique comme un instrument nécessaire pour la construction d’un nouveau système politique et d’une nouvelle société, il existait aussi un autre discours plus ambivalent. Ce dernier discours voyait dans la presse un moyen de corrompre l’opinion publique. La presse était aussi associée à la rumeur et aux libelles. La plupart des acteurs politiques considéraient cependant que la presse était essentielle pour le gouvernement. Elle était pour les contemporains soit l’un des fondements du système politique républicain, soit un danger pour ce même système, à travers la calomnie, les libelles et les fausses nouvelles. Face à des controverses sur leur métier, les journalistes se justifiaient et tentaient d’établir une déontologie pour le journalisme.
Pour les acteurs politiques, il existait deux champs d’action dans leurs relations avec la presse : premièrement, celui de la diffusion délibérée d’informations et de la propagande et deuxièmement, celui de la répression judiciaire et de l’interruption du flux d’information.
Protéger et diffuser la presse
Les pratiques de diffusion d’informations et de propagande étaient variées : fondation de journaux servant comme organes « officieux » d’une institution ou comme média d’un acteur ou subventions gouvernementales accordées à des journaux déjà existants, notamment par la voie des abonnements en masse. Cette dernière pratique permettait d’assurer une diffusion contrôlée au sein de la population. Les exemplaires issus des abonnements des institutions du gouvernement étaient notamment destinés aux clubs et aux sociétés populaires, aux armées et aux administrations locales. Ce système d’abonnement était une source importante de revenus pour les journaux, les frais de production des produits de presse ayant augmenté depuis le début de la Révolution à un tel point que de nombreux journaux ne pouvaient survivre que grâce aux subventions gouvernementales.
En dehors des subventions, les acteurs politiques tentaient de contrôler la diffusion de l’information en privilégiant l’accès de certains journalistes. Ainsi, pour les séances de la Convention, l’accès à la tribune dédiée aux journalistes était soumis à contrôle ; cette tâche revenait surtout au Comité des inspecteurs de la salle. Certains journalistes pouvaient, à travers leurs réseaux personnels, recevoir les brouillons des discours de certains députés ainsi que des informations de la part des représentants, des armées et des provinces, souvent par l’intermédiaire des clubs ou sociétés populaires. Ces réseaux influaient sur l’orientation des journaux ainsi que sur les types de nouvelles auxquels ils avaient accès.
Un grand nombre d’institutions différentes participaient à ces activités, dont le ministère de l’Intérieur, le Comité de salut public, le Comité d’instruction publique, le ministère de la Guerre et le ministère des Affaires étrangères. Cependant, il y avait aussi des controverses au sujet de l’existence d’une presse « officielle ». Les représentants en mission étaient également impliqués dans la politique menée envers la presse. Le rapport politique de tous ces acteurs à la presse était varié. Le ministère de l’Intérieur mit en place une politique très planifiée envers la presse, au point de développer pendant le ministère de Roland un bureau dédié à la distribution d’écrits et par là à l’« amélioration » de l’esprit public. Entre le 10 août 1792 et le printemps 1794, quand les ministères furent abolis, les trois ministres de l’Intérieur – Jean-Marie Roland, Dominique-Joseph Garat et Jules François Paré – dépensèrent 194 847 livres 15 sols 7 deniers pour la subvention de la presse2. La plus grande somme – 165 115 livres 10 sols 7 deniers – datait de l’époque de Paré ; il faut cependant tenir compte du taux d’inflation élevé pendant son ministère3. Roland dépensa 32 913 livres sur les fonds alloués par le décret du 18 août 1792, dont 20 602 livres 5 sols pour la presse. Durant le ministère de Garat, 9 130 livres furent dépensés.
Tableau 1 : Dépenses du ministère de l’Intérieur pour les subventions à la presse pendant le ministère de Roland, 1792-1793
| Nom du périodique | Somme | |
| livres | sols | |
| Chronique du mois | 1 868 | |
| Courrier de Gorsas | 3 104 | 18 |
| Courrier de l’Égalité | 176 | |
| Feuille villageoise | 9 | |
| Journal des débats et de la correspondance des Jacobins | 580 | |
| Journal des débats et des décrets | 15 | |
| La Sentinelle | 12 123 | 17 |
| La Trompette du Père Duchesne | 546 | 10 |
| Le Fanal parisien | 600 | |
| Mercure universel | 160 | |
| Le Patriote français | 1 230 | |
| Le Thermomètre du jour | 189 | |
| Total | 20 602 | 5 |
Tableau 2 : Dépenses du ministère de l’Intérieur pour les subventions à la presse pendant le ministère de Garat
| Nom du périodique | Somme | |
| livres | sols | |
| Feuille du salut public | 6 709 | 10 |
| Journal de Paris | 630 | |
| Le peuple à ses amis | 1 789 | 10 |
| Total | 9 129 | |
Tableau 3 : Dépenses du ministère de l’Intérieur pour les subventions à la presse pendant le ministère de Paré
| Nom du périodique | Somme | ||
| livres | sols | deniers | |
| Feuille de Paris | 8 092 | ||
| Feuille du salut public | 93 127 | 6 | |
| Journal du département de la Haute-Vienne | 1 000 | ||
| Journal prophétique | 4 000 | ||
| L’Antifédéraliste | 21 266 | 13 | 4 |
| Le Batave | 6 400 | ||
| Le Créole patriote | 7 200 | ||
| Le peuple à ses amis | 3 847 | 3 | |
| Le Sans-culotte observateur | 20 182 | 13 | 9 |
| Total | 165 115 | 10 | 7 |
Le Comité de salut public, organe central de la politique révolutionnaire, exerçait une influence majeure sur l’action envers la presse d’autres institutions et organes du gouvernement. Le comité subventionnait des périodiques et était impliqué dans la distribution de journaux aux armées. Il fonda aussi trois périodiques – la Feuille de salut public4, l’Antifédéraliste5 et la Soirée du camp6 qui connurent des destins bien différents. La Feuille de salut public avait été conçue comme porte-parole du Comité afin de rendre publiques ses décisions. Ses liens avec le ministère de l’Intérieur, qui assurait son financement, menèrent à un abandon du journal par le Comité lorsque les relations entre ce dernier et le ministère devinrent conflictuelles. L’Antifédéraliste était surtout dédié à la propagande dans le contexte du conflit avec les « fédéralistes ». Lorsque la Convention sortit victorieuse de son conflit militaire avec les insurrections en province, le périodique fut abandonné puisqu’il avait rempli ses fonctions et n’était plus nécessaire pour la propagande gouvernementale. La Soirée du Camp avait la particularité d’être un projet personnel de Lazare Carnot et non un projet collectif de tous les membres du Comité. Interprété traditionnellement comme une arme de Carnot contre Robespierre7, le périodique servit notamment à intensifier l’influence de Carnot sur les soldats et s’opposait au Père Duchesne et aux autres périodiques radicaux qui avaient été très influents dans les armées.
Tableau 4 : Dépenses du Comité de salut public pour les subventions à la presse
| Nom du périodique | Somme | ||
| livres | sols | deniers | |
| L’Antifédéraliste | 10 765 | 2 | 2 ⅔ |
| Feuille du salut public | 11 581 | 7 | 6 |
| Journal des hommes libres | 5 400 | ||
| Journal universel | 5 400 | ||
| Le Moniteur | 50 000 | ||
| Le Père Duchesne | 5 400 | ||
| La Soirée du camp | 12 432 | ||
| Total | 100 978 | 9 | 8 ⅔ |
Les premiers essais de diffusion en masse de journaux aux armées s’expliquent par la trahison de Dumouriez, événement auquel les acteurs politiques répondirent par une campagne de propagande destinée aux soldats. La presse périodique fut l’un des moyens principaux de cette campagne. L’envoi de journaux aux armées impliquait surtout le ministère de la Guerre, qui menait une politique de distribution d’imprimés particulièrement active8. Le ministère devint ainsi vite l’une des pierres angulaires de la diffusion d’imprimés par le gouvernement, ce qui attira l’attention de journalistes et d’autres hommes de lettres, qui présentèrent leurs travaux au ministre dans l’espoir de contracter une souscription. Le ministère servait aussi d’arbitre pour les projets de fondation de journaux par les généraux.
Tableau 5 : Dépenses du ministère de la Guerre pour des abonnements et achats de périodiques
| Nom du périodique | Somme (en livres) |
| Journal de la Montagne | 20 000 |
| Journal des hommes libres | 109 400 |
| Le Père Duchesne | 118 800 |
| Le Rougyff | 33 750 |
| L’Antifédéraliste | 42 000 |
| Le Batave | 15 075 |
| Le Publiciste de la République française | 62 275 |
| Journal universel | 77 220 |
| Journal militaire | 2 500 |
| Total | 481 020 |
Le Comité d’instruction publique publia, sous les ordres de la Convention, un seul périodique, le Recueil des actions héroïques des républicains français9. Les événements rapportés dans ce journal provenaient de la correspondance du Comité de salut public avec les représentants en mission10 ou avaient été envoyées au Comité d’instruction publique par les autorités locales, les armées ou de simples citoyens. D’autres comités de la Convention, comme celui d’agriculture et des arts, publiaient similairement des journaux spécialisés liés à leur champ d’activité. Diverses institutions et organes tentèrent également d’exercer une influence sur l’étranger par le biais de la propagande de presse, mais ces tentatives ne furent guère développées. L’activité des représentants en mission, qui consistait en projets individuels de fondation de journaux régionaux, connut peu de succès dû à la nature éphémère des missions des députés et donc des périodiques fondés par eux.
La presse offrait aux institutions gouvernementales l’occasion de se justifier : les journaux officieux publiaient des textes (arrêtés, adresses, discours, etc.) émanant de l’institution, ils la faisaient omniprésente. Le journalisme officiel pouvait donc être utilisé par les acteurs politiques pour la construction de leur propre image ainsi que pour participer aux combats politiques : la presse subventionnée voire fondée par des institutions du gouvernement révolutionnaire était souvent employée pour des prises de positions politiques dans le contexte du combat entre factions.
Il n’existait cependant aucune « politique » organisée ou systématique envers la presse pendant la Révolution. L’instabilité du gouvernement, les luttes de pouvoir entre « factions » ou « partis » et les changements fréquents du personnel politique qui résultaient de cette instabilité n’ont pas permis le développement d’une ligne politique organisant les relations entre le pouvoir politique et la presse.
La presse mise en cause
La répression de l’opinion et les pratiques de censure de l’imprimé avaient été courantes dans la France de l’époque moderne. Avant la Révolution, la répression avait été menée, de manière très officielle, par les autorités, qui avaient construit un système policier permettant de surveiller systématiquement ce qui se disait dans la rue. Pendant la Révolution, les gouvernants ne voulaient et ne pouvaient pas continuer ces pratiques de censure et de répression de l’opinion, puisque le peuple, mis à distance des décisions politiques sous la monarchie, avait été transformé en souverain et les sujets du roi en citoyens.
La censure ne fut ainsi jamais réintroduite, mais des moyens de répression « inofficiels » furent bel et bien employés. Les acteurs politiques avaient recours à différentes pratiques pour empêcher la circulation des nouvelles, dont les interdictions de journaux, les arrestations de journalistes, d’imprimeurs ou de libraires, l’interception de journaux envoyés par la poste, la répression contre les colporteurs ou les procédures judiciaires contre certains journalistes, rédacteurs de journal, libraires ou imprimeurs.
La persécution gouvernementale envers la presse se réalisait à travers des institutions nouvelles et souvent d’exception, comme les comités de surveillance et les tribunaux extraordinaires, dont le tribunal révolutionnaire de Paris.
La surveillance de la presse par des commissaires de police ou des agents du ministère de l’Intérieur était surtout organisée pour contrôler l’opinion publique. Les signalements faits par les agents contre des périodiques pour leur contenu n’étaient que rarement suivis d’actions policières ou de poursuites judiciaires. Dans les cas de répression policière ou judiciaire contre des journalistes, des rédacteurs de journal, des imprimeurs ou des libraires, c’étaient surtout des dénonciations, souvent liées à des conflits politiques ou personnels, qui provoquaient une intervention des autorités.
Analyser ces condamnations selon les délits imputés aux accusés se révèle difficile11, puisque le tribunal prit l’habitude, surtout en 1794, de juger les accusés pour un mélange de raisons, en les regroupant arbitrairement en groupes de conspirateurs prétendument liés à un même complot. Il existait le délit de « propos contre-révolutionnaires », de possession ou de vente d’écrits « contre-révolutionnaires » ; tout cela ne concernait pas que les imprimés, mais aussi les documents privés, comme des lettres, par exemple. Les journalistes ne constituèrent ainsi pas un groupe de victimes bien défini. Il est bien difficile de définir les journalistes comme un groupe spécifique parmi les accusés traduits devant le tribunal, puisque le journalisme n’était pas encore conçu comme une profession et beaucoup de personnages politiques avaient aussi une certaine activité journalistique ou de publiciste, sans pourtant se définir comme journalistes. Tout en n’étant pas jugés pour des faits liés au journalisme, certains individus exécutés ont bien été, à un moment ou un autre, journalistes.
Les procès devant le tribunal révolutionnaire concernaient tant les journalistes royalistes que républicains. Alors que pour certains procès de journalistes, rédacteurs de journal et imprimeurs, ces procès concernaient directement leur activité dans le domaine de la presse, dans d’autres cas il y était surtout question de conflits politiques qui avaient mené à leur arrestation. Le journalisme, même s’il avait joué un rôle important pour leur carrière politique, apparaissait alors souvent très peu dans le procès. Les journalistes n’étaient ainsi pas une catégorie d’accusé ; l’engagement politique d’une personne fut généralement mis en cause dans son entièreté, surtout dans le cas des journalistes républicains. Pour les journalistes royalistes, ainsi que les imprimeurs qui imprimaient et les libraires qui vendaient les publications royalistes, les procès se concentraient au contraire souvent sur les publications, puisqu’ils enfreignaient les lois interdisant les appels à la dissolution de la Convention ou au rétablissement de la royauté. Les journalistes républicains furent plutôt jugés pour d’autres raisons, même si l’activité journalistique pouvait être citée comme preuve, tant dans l’acte d’accusation que pour la défense.
Face aux arrestations et aux poursuites judiciaires, les journalistes, les rédacteurs de journal et les imprimeurs mobilisaient leurs réseaux, dont notamment les relations familiales. Outre les lettres, les écrits de défense prenaient souvent la forme de pétitions et de mémoires mettant en scène la vie politique et le comportement de la personne concernée. Les écrits de défense des ans II et III s’appropriaient cette tradition en présentant au public l’affaire d’une personne arrêtée en guise de récit (auto)biographique, souvent accompagné de pièces justificatives.
Conclusion
En raison de l’instabilité du gouvernement et des changements fréquents du personnel politique, aucune ligne politique systématique envers la presse ne s’observe entre 1792 et 1795. Cette situation permit aux journalistes, aux rédacteurs de journaux et aux imprimeurs une certaine autonomie. La complexité de l’organisation interne du gouvernement révolutionnaire mena à une grande hétérogénéité caractérisée par des conflits entre les différents acteurs et la rivalité entre institutions. Journalistes, rédacteurs, propriétaires de journaux, imprimeurs et libraires s’affrontèrent pour gagner la faveur du gouvernement, cherchant à être commissionnés par lui ou entrant en conflit avec les institutions gouvernementales.
Après le 9 thermidor et pendant la Convention thermidorienne, un changement de paradigme s’effectua dans les relations entre presse et gouvernement. La plupart des subventions accordées aux journaux par des organismes gouvernementaux furent arrêtées. Ainsi, le gouvernement provoqua une crise de la presse montagnarde aboutissant à une restructuration du paysage médiatique. La presse modérée ou de droite se développa ; au même moment, les brochures remplaçèrent temporairement la presse périodique comme média principal, notamment en ce qui concerne les campagnes d’opinion menées pour attaquer les anciens responsables du gouvernement révolutionnaire.
Jusqu’à la fin de la Convention, qui céda le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795) sa place aux deux chambres instituées par la nouvelle Constitution, le gouvernement continua ainsi les mesures répressives.
