La création à Strasbourg d’une Reichsuniversität au lendemain de la deuxième annexion de fait de la ville et la région par l’Allemagne est un évènement qui a déjà fait l’objet de nombreuses recherches et publications.
Nouvelles structures d’enseignement supérieur créées par le Troisième Reich, les Reichsuniversitäten, pour reprendre les termes de Michel Fabréguet , avaient pour fonction d’être des « bastions de la germanité », des « citadelles », des « forteresses de l’esprit allemand », c’est la raison pour laquelle elles « veill[aient] à l’orientation idéologique de la science et (…) favoris[aient] le développement de recherches régionales sur le « passé allemand ». Elles devaient en outre « servir de point d’appui à l’expansion allemande vers l’est ou en direction de l’ouest, ainsi qu’à la germanisation des nouveaux territoires incorporés dans le Grand Reich1 ». La Reichsuniversität de Strasbourg était donc un important outil de propagande du régime nazi dans l’Alsace occupée pour la seconde fois. L’enseignement qui y était dispensé et les recherches qui y étaient menées, étaient au service du pouvoir qu’ils avaient pour fonction ultime de renforcer en légitimant son idéologie et en l’enracinant dans la population estudiantine. Bernadette Schnitzler a parfaitement montré de quelle manière l’enseignement de l’archéologie avait été utilisé à cette fin à la Reichsuniversität de Strasbourg grâce à des moyens considérables mis à la disposition d’un corps enseignant spécifiquement recruté2. Si l’histoire de l’art n’a été que rarement évoquée jusqu’ici3, il semble pourtant que cette discipline ait joui d’une certaine importance et reconnaissance au sein de la Reichsuniversität. Le rôle qu’Hubert Schrade, l’enseignant titulaire, y joua et les responsabilités qui furent les siennes tendent, en tout cas, à le prouver et justifient que l’on s’arrête sur cette personnalité et ses activités à Strasbourg.
Hubert Schrade, enseignant et partisan
Sa nomination en tant qu’Ordinarius en Histoire de l’art à la Reichsuniversität de Strasbourg en août 1941, constitue sans doute pour Hubert Schrade (fig. 1) une évolution à la fois naturelle et logique d’une carrière intimement liée au contexte politique de l’Allemagne contemporaine. Né le 30 mars 1900 à Allenstein, dans l’État de Prusse-Orientale (aujourd’hui Olsztyn en Pologne), Schrade entreprend des études de philosophie et d’histoire de l’art à Berlin puis à l’Université de Heidelberg. En 1922, il est diplômé en études germaniques auprès du germaniste Max von Waldberg et de l’historien de l’art Carl Neumann avec un travail sur le mystique allemand du xviie siècle, Abraham von Franckenberg. C’est sous la direction de Neumann que Schrade4 soutient son habilitation en 1926 sur Tilman Riemenschneider, un sculpteur de la fin du xve siècle et du début du xvie. En 1934, il est nommé professeur à l’Université de Heidelberg5. Ce poste est une création nouvelle dont la dimension idéologique est patente puisqu’il s’agit d’une chaire d’Histoire de l’art allemand (deutsche Kunstgeschichte). S’il obtient ce poste, c’est que Schrade s’est tôt intéressé à des sujets éloignés de ses recherches initiales – du point de vue chronologique notamment – et qu’il a signé de nombreuses publications sur le caractère national – si ce n’est nationaliste – de l’art allemand6. Parmi les cours qu’il assura à Heidelberg, on peut notamment relever celui intitulé « Vom Wesen deutscher Kunst » (« De la nature de l’art allemand ») donné à l’été 1934 puis à l’automne 19387. Preuve que son expertise dans le domaine de l’art contemporain était reconnue, en 1936, Schrade, désormais doyen de la Faculté de Philosophie de l’Université de Heidelberg, fut chargé de la conception esthétique des célébrations nationales-socialistes. Son adhésion en 1937 au parti national-socialiste constitue un pas de plus dans son engagement politique. En septembre 1940, il est nommé professeur à Hambourg où il ne reste qu’une année universitaire avant son installation à Strasbourg8. Dès sa nomination en Alsace9, il occupe des fonctions officielles ; il siège au Sénat de l’Université, une instance prestigieuse destinée à surveiller la pédagogie. À l’automne 1942, il devient Doyen de la Faculté de philosophie, qui, avec celles de droit, de biologie et de médecine, constitue l’une des quatre facultés de l’Université de Strasbourg. Par ailleurs, il dirige le Beirat für Kunstfragen 10(Conseil consultatif pour les questions artistiques) de l’Université11, une fonction qui montre qu’à côté de son activité d’enseignant, Schrade avait son mot à dire sur la production artistique contemporaine locale12. Cela s’inscrit dans la continuité des activités qui avaient été les siennes à Heidelberg. Là, il avait également œuvré en faveur d’une nouvelle appréhension du rôle de l’art dans le nouvel État, notamment en organisant au cours du semestre d’hiver 1934-1935 une manifestation sur les rapports entre l’art et l’État, question centrale dans la politique du national-socialisme.
À côté de l’enseignement (cours magistraux et travaux dirigés) qu’il assura au sein de l’Institut d’Histoire de l’art – et dont les intitulés font un emploi fréquent de l’adjectif « allemand »13–, Schrade donna l’une des 8 leçons inaugurales organisées au semestre d’été 1943. Il n’eut pas l’occasion de donner la série de cours annoncés pour le semestre d’hiver 1944-1945, puisqu’il s’enfuit de Strasbourg en bicyclette en novembre 194414.
Pendant son séjour strasbourgeois et dans le cadre de ses fonctions, il fit l’acquisition d’un certain nombre d’ouvrages et semble avoir décidé d’entreprendre un inventaire complet de la bibliothèque. Sur tous les ouvrages – y compris donc ceux acquis avant la création de la Reichsuniversität– fut apposé un tampon sur lequel figure l’aigle tenant dans ses serres la croix gammée nazie entourée de la mention « Kunstgeschichtliches Seminar der Reichsunversität Strassburg ». Dans la continuité des enseignants qui l’avaient précédé, il fit également l’acquisition de plaques de projection15. L’absence d’archives spécifiques nous empêche de connaitre l’ampleur de ces achats16. Quoi qu’il en soit, ces acquisitions sont venues compléter une collection entreprise au tournant des xixe et xxe siècles alors que Strasbourg, et donc son université, étaient déjà allemandes.
L’utilisation de ces plaques à destination pédagogique est avérée à l’Institut d’Histoire de l’art de Strasbourg à partir de 1902. À cette date, en effet, le programme des cours mentionne que le professeur Georg Dehio donne un enseignement le mercredi soir intitulé « Die deutschen Baudenkmäler des Mittelalters » (« Les monuments allemands du Moyen Âge ») dont il est précisé qu’il sera donné à l’aide de Lichtbildprojektion (projection d’images lumineuses), une mention qui souligne la modernité de ce nouveau procédé pédagogique17.
Une collection, reflet de la politique artistique du Reich
S’il est difficile de déterminer avec exactitude et exhaustivité la manière dont Hubert Schrade a pu compléter la collection de plaques de projection, l’achat de certaines de celles-ci peut toutefois lui être attribué avec certitude compte tenu de leurs sujets. En effet, quatre tiroirs contenant 239 plaques de projection reproduisant des œuvres d’art allemandes essentiellement réalisées au cours des décennies 1920 et 1930 ont actuellement été retrouvés18. L’immense majorité de ces 239 plaques concerne le domaine architectural ; seules 27 reproduisent des sculptures (la plupart sont de Georg Kolbe ; les autres sont signées de Ludwig Kasper ou Josef Thorak). Dans le domaine architectural, c’est sans surprise l’architecture officielle du IIIe Reich qui est la mieux représentée avec 77 plaques dont 43 figurent des œuvres réalisées à Berlin. Viennent ensuite les monuments aux morts de la Première Guerre mondiale (28 plaques), parmi lesquels le Mémorial de Tannenberg19(construit entre 1924 et 1927) bénéficie à lui seul de 8 plaques de projection. 26 plaques illustrent des églises20. Les ouvrages d’art (comme les autoroutes ou les ponts) et les bâtiments industriels figurent respectivement sur 12 et 11 plaques de projection. Les 81 plaques restantes reproduisent essentiellement l’image d’immeubles d’habitation, de bureaux ou encore de magasins dont l’immense majorité a pu être identifiée. Enfin, et par-delà la nature même des œuvres architecturales reproduites, il faut également souligner que sur les plaques de projection figurent divers types de vue allant du dessin à la vue du bâtiment réalisé en passant par le plan, la maquette, des vues de détails ou encore des vues intérieures.
Promouvoir l’action du IIIe Reich
Les plaques de projection qui illustrent les principales constructions officielles du Troisième Reich ont été réunies pour promouvoir l’action du régime hitlérien en matière de politique architecturale. Pour Munich, il s’agit de la maison de l’art allemand de Paul Ludwig Troost ; de l’aménagement de la Königlischen Platz et des bâtiments qui l’entourent comme le siège du NSDAP, du même architecte. Pour Nuremberg il s’agit des constructions conçues pour les rassemblements de masse du parti autour du Zeppelinfeld (fig. 2) d’Albert Speer ou de la nouvelle halle des congrès de Ludwig Ruff ; pour Berlin sont notamment représentés le Reichssportfeld (l’ensemble sportif) de l’architecte Werner March, le siège de la Wehrmacht de Wilhelm Kreis, la nouvelle chancellerie d’Albert Speer ainsi que des plans et maquettes relatifs aux projets de transformation urbaine de la capitale du Reich.
Par ailleurs, on note la présence de quelques architectures éphémères comme celle élevée devant l’Altes Museum (1823-1828) de Berlin pour une cérémonie officielle. La sévérité de l’architecture officielle nazie s’inscrit symboliquement dans la continuité de la monumentalité de celle de Schinkel. Cette dernière image évoque les rassemblements très scénographiés qui jouaient un rôle essentiel dans la propagande nazie. Celle-ci faisait grand usage d’espaces monumentaux qui servaient de cadre à des rassemblements de masse dans lesquels les spectateurs étaient également acteurs de la mise en scène politique. Comme l’évoque George L. Mosse :
Pour la plupart de ceux qui y participaient, ces rites signifiaient (…) devenir enfin un membre de la communauté ; c’est en ces termes qu’Hitler lui-même expliquait la force d’attraction d’une liturgie politique21.
De ce point de vue, l’idée de Gesamtkunstwerk, (œuvre d’art total), est pleinement atteinte dans ces manifestations populaires où la foule rassemblée ne se contente pas d’assister à la cérémonie mais contribue pleinement à sa réalisation22.
C’est également dans ce même sens qu’il faut comprendre le deuxième groupe le plus important numériquement de plaques de projection. Ces plaques, 25 au total, reproduisent des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale. Ceux-ci sont totalement intégrés à « l’identité culturelle du national-socialisme23 ». Ils utilisent le souvenir de la Grande Guerre pour faire vibrer les masses. Les monuments aux morts de l’histoire du nouveau régime sont également importants et sont aussi le cadre de manifestations de masse. Par exemple, lors de la cérémonie de la « citation » des « Martyrs » qui a lieu chaque 9 novembre, et qui commémore la mémoire des seize nazis morts lors du putsch manqué de 1923 à Munich (dont une plaque de projection reproduit l’image de la plaque commémorative). Ainsi que le relate Eric Michaud, lors de cette cérémonie, le nom de chacun de ces « martyrs » était appelé et le chœur des Jeunesses hitlériennes répondait par un tonitruant « Présent ! », reflet parfait des paroles de Baldur von Schirach, le chef des Jeunesses hitlériennes :« Il n’y a rien de plus vivant en Allemagne que nos morts24. »
À ces deux premières catégories, il faut en ajouter une troisième : celle qui concerne les ouvrages d’art et les bâtiments industriels. Ces 23 plaques de projection servent d’une autre manière la propagande nazie. Il s’agit, à travers elles, de montrer la puissance industrielle de l’Allemagne.
Ce qui rassemble ces trois catégories n’est donc pas l’esthétique, mais le discours commun que toutes ces plaques contribuent à porter et qui participe pleinement à la propagande nazie. Selon des approches différentes et complémentaires, elles permettent de valoriser l’action du pouvoir et fédèrent le peuple autour de quelques thèmes.
L’architecture expressionniste
Parmi les bâtiments industriels présents ici, deux méritent d’être particulièrement signalés : la célèbre usine de chapeaux de Luckenwalde conçue par Erich Mendelsohn entre 1922 et 1923 et l’un des bâtiments du laboratoire d’essai pour l’aviation construit à Berlin par Hermann Brenner et Werner Deutschmann entre 1932 et 1939. Ces deux bâtiments ont en commun un traitement plastique puissant qui renvoie à l’architecture expressionniste.
Cette architecture expressionniste est si bien représentée qu’elle constitue un ensemble d’une trentaine de plaques de verre. Parmi elles, on trouve également des bâtiments qui n’ont pas été réalisés comme la Sternkirche conçue par Otto Barting pour Berlin en 1922. Contrairement à la catégorie relative à l’architecture officielle où un même bâtiment peut être représenté sur plusieurs plaques de projection, ici, chaque bâtiment ne figure que sur une ou au maximum deux vues. On y trouve entre autres le restaurant Die Bastei construit à Cologne en 1924 par l’architecte Wilhelm Riphahn, ou les différents magasins qu’Erich Mendelsohn a construits (Schocken à Stuttgart 1926-1928, Petersdorff à Breslau, 1927) ainsi que les projets utopiques issus de Die Stadtkrone ou ceux d’Alpine Architektur élaborés par Bruno Taut dès 1919. Bien que les idées de Taut et des artistes de l’Arbeitsrat für Kunst (conseil du travail pour l’art fondé en 1918) soient socialistes anarchistes, la volonté de créer un art pour les masses se retrouve dans l’idéologie nazie, de même que l’idée selon laquelle l’architecture contribuait à la restructuration de la société. Comme l’affirme Kenneth Frampton25, cette société allemande que Taut imaginait dans ses projets utopiques, loin des centres urbains traditionnels, encourageant un retour à la terre, trouvaient paradoxalement un écho dans le fascisme. Cet intérêt de Schrade26 pour les projets utopiques de Taut est confirmé par l’ouvrage Das Deutsche Nationaldenkmal 27. Schrade y reproduit l’un des dessins de la « Stadtkrone » qu’il qualifie de projet romantique, dérivé des cathédrales gothiques, illustrant, selon lui, la recherche de Taut pour la création d’espaces symboliques de l’ambition de la société contemporaine. Si Schrade semble saluer la quête de Taut d’une architecture signifiante, il condamne cependant la forme à laquelle celui-ci aboutit et parle du « rêve fou d’une époque qui privilégie l’art pour l’art, d’une époque qui a privilégié l’art au détriment de la vie28 ».
Le Mouvement moderne
Les œuvres rassemblées dans cette collection de verre sont vraisemblablement celles montrées en modèles par Schrade pour différentes raisons. Contrairement à l’exposition sur l’Art dégénéré29 qui présentait au public des œuvres condamnées par le pouvoir, les exemples de ce qu’il ne fallait pas faire dans le domaine de l’architecture, selon la philosophie nazie, ne figurent pas dans cette collection pédagogique. Aucune ne représente des œuvres considérées comme relevant d’une influence internationale, donc extérieure à l’âme allemande. Certaines œuvres d’architectes s’étant illustrés dans le Mouvement moderne sont tout de même sauvées. C’est le cas de la fameuse Shell Haus construite à Berlin par Emil Fahrenkamp, un architecte qui s’est converti au nazisme et a obtenu par ce biais des commandes officielles de la part du Régime (c’est lui qui réalisé le pavillon allemand à l’exposition de Liège en 1939, bâtiment d’une esthétique néoclassique très officielle). Deux photographies de détails de l’école du Bauhaus conçue par Walter Gropius à Dessau figurent dans cette collection. Mies van der Rohe, lui, est présent au travers de la maquette pour le gratte-ciel en verre de Berlin. Ce projet, très expressionniste, témoigne des relations que Mies van der Rohe entretenait avec Bruno Taut et le groupe de la Gläserne Kette. Peu nombreuses, les réalisations relevant du Mouvement moderne qui ont été retenues par Hubert Schrade ont pour point commun d’être liées assez étroitement avec le mouvement expressionniste. La présence de ces architectes dans ce corpus de plaques de projection s’explique également par leur attitude pour le moins ambiguë à l’égard du pouvoir nazi. Mies a essayé, en vain, d’obtenir des commandes de la part du régime nazi entre 1933 (date de l’arrivée au pouvoir d’Hitler et de la fermeture du Bauhaus de Berlin) et 1937, date de son départ pour les États‑Unis30(et ce alors même que des invitations à venir y enseigner lui avaient été faites bien avant son départ effectif). Ce qui lui importait le plus était d’obtenir des commandes quelles que soient les idées politiques défendues par ses clients. Il faut également rappeler que Mies van der Rohe et Gropius participèrent au concours pour la construction du siège de la Reichsbank de Berlin et que tous deux prirent part, en 1934, à l’exposition Deutsches Volk, Deutsche Arbeit 31. En outre, Gropius adhéra à la chambre de la culture (la Reichskulturkammer) de Goebbels et, comme le rappelle Jean Clair32, il forma l’architecte principal des Jeunesses hitlériennes.
Une diversité esthétique signifiante
Par-delà les programmes architecturaux représentés dans les plaques de projection s’impose au regard la diversité esthétique de cette collection virtuelle de bâtiments. Si le néo-classicisme froid, style le plus souvent associé aux régimes totalitaires des années 1930, est l’esthétique la plus présente dans la collection à cause du grand nombre de bâtiments officiels qui y figure, d’autres esthétiques sont également illustrées allant de l’expressionnisme au modernisme en passant par la variante allemande du régionalisme, le Heimatschutzstil. Non seulement cette variété esthétique correspond à la réalité de la production architecturale allemande, mais elle illustre également l’éclectisme de la politique architecturale du Reich qui favorisait l’une ou l’autre des esthétiques en fonction des différents programmes architecturaux et du message politique que l’on entendait faire passer33. Ainsi, usines et ouvrages d’art revêtent une esthétique moderniste pour afficher leurs performances techniques, l’habitation tend à privilégier l’esthétique vernaculaire du Heimatschutzstil pour véhiculer l’image intemporelle et rassurante du foyer tandis que le néo-classicisme des bâtiments officiels est chargé de diffuser une image de puissance et de continuité du pouvoir politique34. Ainsi la collection de plaques relatives à l’architecture allemande contemporaine rassemblée à Strasbourg est-elle en parfaite conformité avec la politique artistique du Reich, preuve de l’adhésion totale de Schrade à la ligne officielle du parti national-socialiste.
Enseignement et propagande : quels usages pour ces plaques ?
Parmi les utilisations probables de ces plaques de verre, on peut évoquer les publications de Schrade. Dans ce cas, ces images ont pu être utilisées pour fournir des illustrations à ses textes ou bien lui ont-elles permis de travailler et de mener à bien sa réflexion. Bien que l’architecture contemporaine ne soit pas sa spécialité, il a publié un nombre non négligeable d’ouvrages portant sur ce sujet et pour lesquels certaines plaques ont été utilisées comme illustrations. En 1934, il publie Das Deutsche Nationaldenkmal dans lequel il évoque l’histoire des monuments érigés à la nation allemande. Il y mentionne notamment plusieurs projets et réalisations de Léo Von Klenze dont le très emblématique Walhalla de Regensburg. Pour le xxe siècle, Schrade y évoque notamment le Marine Ehrenmal à Laboe dont nous avons parlé.
En 1936, il publie successivement deux articles dans une revue revendiquant son orientation national-socialiste :Volk im Werden. Ceux-ci traitent respectivement des Thingstätten (théâtres en plein air où se déroulaient de nouvelles formes de spectacles populaires encouragés par le national-socialisme35) et des bâtiments construits à Nuremberg pour les rassemblements du parti36. Les bâtiments officiels de l’Allemagne nazie sont également évoqués deux ans plus tard dans le livre Sinnbilder des Reiches 37(Symboles de l’empire). L’ouvrage est illustré d’un grand nombre d’œuvres relatives au Premier Reich allemand, le Saint-Empire Romain Germanique, au IIe Reich et de deux photographies du IIIe Reich ; l’une représentant une cérémonie sur le stade du Zeppelinfeld de Nuremberg et l’autre le détail d’un aigle en ronde-bosse tenant dans ses serres une croix gammée. De la même manière que les monuments commémoratifs de la Première Guerre mondiale sont adoptés par la propagande nazie, la démarche diachronique que Schrade suit dans Sinnbilder des Reiches lui permet de tisser une continuité historique entre le Troisième Reich et les périodes précédentes38. Par ailleurs, il se fait le zélateur de cette architecture officielle en publiant l’année suivante, en 1939, Bauten des Dritten Reiches 39(Constructions du Troisième Reich). Schrade y apparaît très sensible à ces architectures hors d’échelle faites pour les foules et il a particulièrement bien senti leur rôle dans la propagande nazie. Ainsi, à propos du Zeppelinfeld de Nuremberg compara-t-il les innombrables corps raides des soldats tous habillés à l’identique qui s’y tenaient lors des rassemblements à la forêt de colonnes qui en constitue la structure et de conclure :
La foule et l’architecture sont à l’unisson ; l’art architectural est au service du discours politique et l’amplifie40.
Il est plus que probable que ces plaques de projection aient été utilisées par Hubert Schrade dans le cadre de son enseignement. On peut notamment penser qu’il envisageait la poursuite de son cours chronologique sur l’image de l’homme dans l’art occidental (« Das Menschenbild der abendländischen Kunst ») débuté au semestre d’été 1942 et dont le sixième volet était prévu au semestre d’hiver 1944, par un cycle consacré à la période contemporaine. Dans ce cours, les 27 plaques relatives aux sculptures de Kolbe, Kasper ou Thorak auraient naturellement trouvé leur place. Il devait également consacrer un cours à l’architecture contemporaine si l’on considère la majorité de l’ensemble des plaques de projection dont il est question ici. Plusieurs indices figurant sur certaines plaques plaident en faveur de leur utilisation. Par exemple, les 26 plaques de projection reproduisant l’image d’édifices religieux sont numérotées au crayon. Il est probable que cette numérotation corresponde à un ordre de projection suivant le discours de l’enseignant. Par ailleurs, dans cette série consacrée aux édifices religieux, une plaque (fig. 3) reproduit une page d’un livre sur laquelle figuraient divers plans d’églises. Sans doute s’agit-il là d’une plaque produite spécifiquement à la demande de Schrade pour illustrer son propos. Afin de ne pas détourner l’attention de son auditoire, les éléments textuels qui accompagnaient ces plans sur la page d’origine ont été soigneusement cachés par un cadre qui ne laisse apparents que les éléments graphiques. Peut-être est-ce au sein du cours qu’il donna pendant le semestre d’hiver 1943-1944, « Architekturgeschichtliche Uebungen für Anfänger » (« Exercices d’histoire de l’architecture pour débutants ») ou celui de l’été 1944 qui était intitulé « Uebungen für Fortgeschrittene an ausgewählten Denkmälern » (« Exercices pour les étudiants avancés sur une sélection de monuments »), qu’il eut à projeter ces plaques sur les églises contemporaines ou celles sur les autres bâtiments construits récemment en Allemagne ? Malheureusement, faute de documentation écrite et de titres faisant explicitement référence à l’architecture contemporaine, nous sommes contraints de n’émettre que des hypothèses concernant l’utilisation de ces plaques de projection dans les cours d’Hubert Schrade.
Ces hypothèses sont toutefois vraisemblables compte tenu du contexte dans lequel cette collection a été rassemblée. Rappelons que l’Histoire – à laquelle l’Histoire de l’art est bien entendu attachée – était un domaine très important pour la propagande nazie. En 1938, le Directeur de l’enseignement supérieur allemand encourage les enseignants à « abandonner l’ancienne division en temps primitif, moyen âge et temps modernes, pour adopter un nouveau plan consistant à exposer l’histoire continue du sang allemand41 ». Certaines publications de Schrade comme Baum und Wald in Bildern deutscher Maler 42(Arbres et forêts dans la peinture des maîtres allemands) ou Das deutsche Gesicht in Bildern aus acht Jahrhunderten deutscher Kunst 43(Le visage allemand dans la production picturale de huit siècles d’art allemand) montrent qu’en adoptant une démarche diachronique, il adhérait à cette instrumentalisation de l’Histoire officiellement encouragée par le régime. De ce point de vue, la plaque de projection que nous évoquions plus haut sur laquelle figurent différents plans d’églises est particulièrement révélatrice : ces églises datent en effet de périodes variées. Utilisée en tant qu’objet pédagogique comme nous le supposons, cette plaque de projection contribuerait à démontrer l’adhésion de Schrade à un enseignement diachronique de l’Histoire tel qu’il était encouragé par le IIIe Reich.
Ces plaques peuvent également avoir été utilisées à d’autres fins que celle de l’enseignement de l’Histoire de l’art. A la tête du Conseil consultatif pour les questions artistiques de l’Université, Schrade est impliqué dans la production artistique contemporaine locale. Dans cette optique, la série de plaques relatives à l’architecture officielle a pu être utilisée pour justifier les importants projets architecturaux et urbains qui furent élaborés pour Strasbourg au lendemain de la nouvelle annexion44. C’est d’ailleurs sans doute pour alimenter sa réflexion et asseoir son discours que Schrade fit l’acquisition d’un certain nombre d’ouvrages portant sur l’histoire de Strasbourg45. Parmi ceux-ci certains ont des titres particulièrement éloquents comme :Deutsches Elsass, Deutsches Lothringen. Ein Querschnitt aus Geschichte, Volkstum und Kutur 46(Alsace allemande, Lorraine allemande. Un parcours à travers l’histoire, la nationalité et la culture), Das Elsass. Deutsches Kern- und Grenzland 47(L’Alsace. Noyau allemand et pays limitrophe) ou encore, Geschichte der räumlichen Entwicklung der Stadt Strassburg 48(Histoire du développement spatial de la ville de Strasbourg). Il s’agit d’outils utiles à Schrade pour justifier non seulement l’agrandissement de Strasbourg, mais également, et d’une manière plus large, l’appartenance de Strasbourg à l’aire culturelle germanique. À ce titre, les premières lignes de l’avant-propos de l’ouvrage Deutsches Elsass, Deutsches Lothringen. Ein Querschnitt aus Geschichte, Volkstum und Kutur ne laisse planer aucun doute. On pouvait y lire :
En juin 1940, les armes victorieuses des forces armées allemandes ont ramené l’Alsace et la Lorraine dans l’empire de la grande Allemagne du Führer après une domination étrangère de 22 ans, pour le plus grand enthousiasme du peuple allemand qui voit ainsi réparée l’injustice dont il avait été victime. […] En retraçant les 2000 ans d’histoire de l’Alsace et de la Lorraine, leur vie politique, leur identité populaire49 et leur riche production culturelle, le présent ouvrage veut expliquer que ces deux périphéries de l’espace allemand ont toujours appartenu à l’Allemagne et se sentaient elles-mêmes comme telles lorsqu’elles étaient sous domination politique étrangère50.
Le concours lancé le 1er janvier 1941 visant à l’extension de Strasbourg en direction de Kehl était si emblématique pour la politique d’intégration de l’Alsace au Reich qu’Hitler esquissa lui-même le schéma qui servit de base au concours dont la surveillance fut confiée à Albert Speer, l’architecte officiel du Reich, dont les œuvres figurent en grand nombre sur les plaques de projection retrouvées.
Peut-être Schrade a-t-il donné des conférences publiques destinées à vanter la politique architecturale du Reich auprès des populations alsaciennes. En plus de son enseignement – destiné par définition à une frange réduite de la population –, ces conférences, ouvertes à une audience plus large, auraient eu un rôle pratique et éminemment politique : celui de contribuer activement à l’intégration au IIIe Reich de l’Alsace nouvellement annexée51.
L’ensemble des plaques de verres dont nous venons de parler sont des témoins éloquents de l’histoire de l’Université de Strasbourg et des outils polyvalents privilégiés de la propagande nazie au sein de laquelle l’Institut d’Histoire de l’art de l’Université occupait une place prééminente du fait de la personnalité même de l’enseignant qui en était à la tête : Hubert Schrade. Après quelques années de purgatoire, Schrade reprit sa carrière universitaire à Tübingen où il fut nommé en 1954, poste qu’il occupa jusqu’à sa retraite, en 1965.