De Rochefort à Nouméa, avec les condamnés de la Commune et les déportés de Kabylie

DOI : 10.57086/sources.464

p. 75-89

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« Ces quelques notes prises sans ordre et à la hâte… »

Le journal de bord que nous publions ici dans son intégralité est un carnet de petit format. Les pages ne sont pas numérotées. Sa couverture s’est perdue, de même également que la carte retraçant le périple du Calvados qui accompagnait le texte et qui est mentionnée à la première page. Il se présente comme un texte d’ambition modeste, consignant les « faits saillants » intervenus durant 5 mois de mer, et il s’interrompt d’ailleurs le jour même où l’auteur pose le pied en Nouvelle-Calédonie pour la première fois, le 18 janvier 1875. De toute évidence, on n’a pas affaire à un diariste accompli. Comme beaucoup de journaux contemporains, par exemple ceux tenus par des anonymes dans les villes assiégées de la guerre de 1870, celui-ci est d’abord le fruit des circonstances exceptionnelles vécues par son auteur – ici, le voyage au long cours vers une destination exotique et quasiment inconnue du public contemporain, et il commence et prend fin avec le voyage lui-même. Plusieurs passages laissent penser pourtant qu’il répondait à une autre visée que tromper l’ennui du bord et garder une trace de l’expérience vécue de ce voyage. Sans désigner exactement un destinataire, l’auteur rédige souvent comme s’il y en avait un ou plusieurs : des proches, des parents, qui auraient été conduits plus tard à lire cette modeste trace de son long périple, et qu’il aurait fallu renseigner, auxquels il aurait souhaité faire comprendre « la vie monotone du bord ». Car sa démarche est souvent pédagogique : à propos des indications de route, pour lesquelles il donne des explications sur les mesures en usage (la lieue marine, le mile), à propos de la faune aquatique et des oiseaux rencontrés sur sa route, qu’il décrit précisément, ou bien à propos des règles de vie et de conduite sur un bateau : on verra par exemple les passages sur les signaux de reconnaissance qu’échangent les navires, ou sur les enterrements en mer.

Comme très souvent, contrairement à l’idée reçue qui est attachée à la notion de journal, il ne s’agit pas ici d’une écriture intime, ni pour le sujet traité puisque la personnalité du narrateur y est pratiquement absente, ni pour l’usage de l’objet « journal » qui donc (du moins c’est vraisemblable) n’est pas ici purement privatif. Les carnets noircis en voyage étaient destinés à être montrés à la famille et aux amis. Parfois même, plutôt que conservés d’un seul tenant, ils étaient découpés en sections ou rédigés sous forme de lettres et envoyés par courrier aux destinataires demeurés au pays. Sans doute ici l’auteur a-t-il voulu que sa famille puisse avoir une trace de cette expérience, de toute évidence sans précédent et sans équivalent. Son carnet de route a-t-il été adressé en métropole après son arrivée, ou bien l’a-t-il conservé par devers lui et l’a-t-il rapatrié lui-même, des années plus tard ? On ne le saura certainement jamais1.

L’identité de ce scripteur, qui signe V.C. au bas de la dernière page, reste pour l’instant un mystère. Celui-ci ne sera pas levé tant qu’on n’aura pas entrepris des recherches plus approfondies dans les Archives de la France d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence, et éventuellement dans celles de l’Armée de Terre et de la Gendarmerie, à Vincennes et au Blanc, sans compter les dépôts de la Marine dans les différents ports du Ponant. Recherches dont le résultat est par ailleurs très aléatoire.

Car même si c’est une forte probabilité, rien ne permet de dire avec une absolue certitude que l’auteur est un militaire et que l’on pourrait grâce à de telles recherches mettre un nom sur lui et reconstituer sa carrière. Certes, avant de quitter Rochefort, il rencontre un « camarade de son ex-escadron », ce qui laisse supposer qu’il appartient ou qu’il a appartenu soit à la gendarmerie, soit à l’armée. Cependant, à bord du Calvados, il n’a pas de mission assignée. Il n’est pas affecté à la garde des prisonniers, donc ne fait a priori pas partie des surveillants militaires. Mais il évoque à plusieurs reprises les compagnons qui partagent son « logement » (qui n’est autre qu’une cage qui a abrité des condamnés dans un précédent transport, et qui a été un peu aérée et réaménagée), et il parle de leur groupe à la première personne du pluriel, comme d’un collectif. Il ne s’agit pas d’émigrants libres, car la dernière page montre qu’il ne se destine pas, comme certains des passagers qui viennent de mettre pied à terre à Nouméa, à prendre une concession de terres agricoles. Il pourrait donc avoir fait partie d’un groupe d’hommes se rendant en Nouvelle-Calédonie pour y prendre leurs fonctions. Quelques fonctionnaires de rang modeste, des Domaines ou des Postes ? Le fait qu’il prenne son ordre de mission au ministère de la Marine en soi ne prouve rien, car tous les aspects du fonctionnement de cette colonie des antipodes dépendaient de ce seul ministère, en 1874. Ou peut-être un gendarme, ou un gardien du bagne ? Dans sa famille, qui a aimablement mis à notre disposition le manuscrit du carnet et qui en possède l’original, le souvenir s’est conservé d’un aïeul officier qui aurait vécu avant la première guerre mondiale. Manifestement, notre auteur n’a pas encore atteint ce grade, et s’il est appelé à le faire plus tard, il est encore en 1874 soit simple homme du rang, soit aspirant ou adjudant. Le berceau de sa famille est à Scey-sur-Saône (Haute-Saône), la commune située à quelque 20 km de Vesoul d’où il part pour se rendre à Maranville et prendre le train pour Paris. Née à la fin du xixe siècle, la grand-mère du possesseur actuel du carnet, M. Didier Péronne, que nous tenons à remercier bien sincèrement, était probablement apparentée à l’auteur du texte. Mais on ignore pour l’instant à quel degré. Il est possible que le nom de jeune fille de cette personne, Chibert, puisse correspondre à l’initiale, C. , qui se trouve avec le paraphe à la dernière page du carnet. Cela ne nous donne pas, pour l’heure, de certitude.

«  Je vois bien peu de monde avec de bons principes… »

V.C. a également une formule énigmatique au sujet des « maîtres » (probablement veut-il dire : les « quartiers-maîtres »), à la table desquels un certain M. Lecat, qui est à bord et fait partie de ses connaissances, pourrait le faire admettre, mais où il n’y a plus de place disponible. Il se console en remarquant que l’ordinaire n’y est pas meilleur que le sien, qui lui-même n’est guère différent de la « ration de la marine » des matelots et des prisonniers que le navire transporte. Il ne fait donc aucunement partie des privilégiés du bord. Mais V.C., en dehors de ses compagnons de « chambrée » qu’il côtoie quatre mois durant pour les repas et pour les nuits, ne se confond pas volontiers avec les autres passagers. Il a bien le sentiment que tous partagent une condition commune, et pour cette raison il tient la chronique de la vie à bord, des incidents, maladies ou décès. Il écrit parfois « nous » pour évoquer les espérances ou désappointements de l’ensemble des passagers, par exemple lorsque la quarantaine les empêche de toucher terre à Dakar, mais pour autant il ne se mêle pas beaucoup à eux. Ses formules lapidaires ne trompent pas, ses opinions sont tranchées. Il ne s’identifie pas aux soldats et aux marins, on l’a vu, même s’il les respecte. Quant aux émigrants, ils sont presque à mettre dans le même sac que les condamnés. Ces gens-là n’ont « pas de bons principes », ces gens-ci sont «  décidés à tout », ce sont des espèces de desperados ainsi qu’il le note à propos du châtiment que subit le forçat qui a tenté de s’évader en filant à l’eau à proximité de Madère.

Lui-même se dévoile très peu, et ne laisse guère de place à ses émotions. Il évoque les épreuves difficiles d’un passé encore proche à l’occasion du changement d’année, mais il n’en laisse pas percer davantage ni sur sa situation personnelle ni celle de « ceux qui [lui] sont chers » et qui sont demeurés en métropole. Son éloignement en Nouvelle-Calédonie est-il définitif, destiné à procurer des ressources stables à sa famille, pour laquelle il a manifestement des inquiétudes (voir ainsi l’entrée du 1er janvier 1875)  ? Son « adieu » solennel aux côtes de France, au début, le laisserait penser. C’est donc un texte écrit par un homme ordinaire, moyen, peu familier des choses de la mer et de la navigation, qui s’étonne de ce qu’il voit, et qui du coup témoigne. Du point de vue archivistique, la plupart des journaux tenus par les commandants de bord pour les transports maritimes vers la Nouvelle-Calédonie qui ont eu lieu à cette époque peuvent être considérés comme détruits – ils avaient été entreposés dans les dépôts de la Marine situés dans les ports où ces navires ont été désarmés, pendant la seconde guerre mondiale le plus souvent. Bien sûr, on possède quelques témoignages de déportés de la Commune, qui en plus de leur expérience de la Nouvelle-Calédonie ont évoqué leur traversée (on en trouvera ci-infra la liste exhaustive). La vie du bord n’y est pas absente, ni la géographie, ni la sensibilité aux paysages, sans doute, d’autant qu’ils émanent de gens éduqués, du moins sachant écrire, et la lecture de quelques pages de Joannès Caton ou de Henry Bauer suffisent pour voir qu’on a affaire à une prose d’une toute autre tenue que celle de V. C. La plupart du temps cependant, ce ne sont pas des journaux de route, même s’ils en reprennent parfois l’organisation et la chronologie. Si leur base a peut-être été constituée par des notes prises au jour le jour, ces notes ont été recomposés a posteriori, en vue de l’édition de mémoires. Le contenu et le ton se ressentent toujours du point de vue qui est celui de leurs auteurs, qui voyagent sous la contrainte et qui mettent assez naturellement l’accent sur la condition carcérale et sur les relations humaines, soit au sein de leur groupe des condamnés politiques, soit entre ce groupe et les autres. Pour la spontanéité des notations, seules les lettres de Henri Messager peuvent être apparentées au journal que nous présentons ici : encore l’auteur est-il un bourgeois lettré, d’une part, et encore voit-il d’autre part toute son aventure à travers la proximité que la détention et le voyage ont créée entre lui et l’une des grandes figures de la déportation, le polémiste Henri Rochefort. V.C. quant à lui n’écrit pas pour faire des effets ni pour plaire à un public, et encore moins pour l’Histoire ou la postérité. V.C. est un homme ordinaire, parti de son plein gré, mais déconcerté par cette navigation et par l’attente, la promiscuité et l’ennui qu’elle sécrète, et il parle pour ces autres auxquels spontanément il s’intègre. Il le fait sans pour autant projeter de subjectivité sur le compte rendu du voyage, d’où un ton neutre et presque clinique, et une volonté implicite d’objectivité, de distance : cette absence d’ego, cette modestie du point de vue donnent à son journal sa valeur. Il offre les aperçus d’une véritable source pour l’histoire de la navigation, bien sûr : la route, la météorologie, les conditions de vie et mœurs des matelots, l’alimentation et la santé à bord, les morts en série qui peu à peu deviennent banales… Mais aussi pour l’histoire culturelle (les perceptions de l’ailleurs – l’escale sur la côte africaine – et de l’altérité – les détenus « arabes »). Mais aussi pour l’histoire sociale, avec la hiérarchie et les rapports entre les groupes humains et les catégories professionnelles, dans le presque huis-clos de ce navire, sans parler des passagères, des enfants, des familles. Le tout est à mettre en liaison avec les événements de la grande histoire contemporaine, bien sûr. Car V.C. est un témoin de l’ordinaire d’une traversée exceptionnelle, à la fois pour sa durée, pour sa destination, et pour son chargement : en effet, parmi les prisonniers présents à bord figurent à la fois des disciplinaires, c’est-à-dire des mauvais sujets et des récalcitrants dont l’armée se débarrasse (ainsi les tristement célèbres « bat’d’Af’ » d’Algérie2), et qui sont débarqués ici au Sénégal ; des criminels de droit commun que l’on destine au bagne de l’île Nou ; et enfin et surtout des politiques : des condamnés de la Commune d’une part, et des condamnés de l’insurrection de la Grande Kabylie d’autre part.

Avec les condamnés de la Commune de Paris

Les travaux consacrés au séjour des communards en Nouvelle-Calédonie permettent d’identifier aisément le convoi. Le Calvados a effectué deux voyages vers Nouméa, le premier en avril-septembre 1873 qui est connu par le Journal de Joannès Caton, qui se trouvait à bord, et le deuxième, dont il s’agit ici, avec appareillage le 5 septembre 1874 (depuis l’île d’Aix, puisque le comptage de V.C. débute à partir du dernier port des côtes françaises) et arrivée le 18 janvier 1875 en rade de Nouméa. Le navire était habitué, si l’on peut dire, à ces destinations, et avait déjà servi avant la Commune. Tout comme La Danaë, qui ouvrit le bal des convois de communards en 1872, c’est un navire qui était affecté au transport de forçats depuis plusieurs années.

C’est le 15e convoi et c’est loin d’être le dernier. Alors même que la défaite de la Commune s’éloigne, la justice militaire suit son cours. Dans la mesure où les conseils de guerre ont continué à juger jusqu’en 1879, certains de leurs actes ont échappé à la comptabilisation du rapport Appert, qui date de 1875. Par exemple, des hommes jugés in absentia et condamnés par contumace ont pu être repris et rejugés. Les effectifs en Nouvelle-Calédonie ont donc beaucoup varié3. Au total, compte tenu des commutations de peine et des décès avant l’arrivée en Grande-Terre, on considère que seuls 360 communards ont subi leur peine comme forçats à l’île Nou, et encore 17 au titre de la Commune de Narbonne, 7 de celle de Marseille, 3 et 1 de celles de Lyon et Saint-Étienne… Les déportés dans une enceinte fortifiée auraient été autour de 1100, et les déportés simples environ 3400.

On verra que V.C. distingue les « Arabes » des autres. En dehors des caractères physiques et des traits culturels et religieux, qu’il observera à l’occasion des rites funèbres, ou bien du Ramadan, c’est d’abord le fait qu’il soient isolés entre eux pendant toute la durée du voyage qui le conduit à les désigner ainsi. Les autorités militaires qui ont en charge le transport les considèrent donc comme un groupe distinct. C’était la règle en Corse qui accueillait, dans la citadelle de Calvi et dans la Torreta génoise de la ville basse, quelques dizaines de rebelles algériens condamnés à la déportation sous le Second Empire. Il en sera de même en Nouvelle-Calédonie, à l’île des Pins. Le peuplement, dopé par les trois convois de 1873 (Loire, Calvados et Garonne), s’y étendait sur une bande de terre depuis la localité d’Ouro jusqu’à celle de Gadgi, où une enclave était réservée aux Kabyles. Selon Germain Mailhé, cependant, si « le règlement interdisait les rapports avec eux, nul n’en tenait compte. Ils vendaient les fromages faits avec le lait de leurs chèvres ; on faisait connaissance, on se liait, on se recevait4 ».

En revanche, V.C ne s’embarrasse pas de subtilités pour les autres prisonniers, qu’il confond toujours sous le même vocable de « forçats ». Passe encore que ce faisant, il assimile les « politiques » aux « droits communs » : les communards s’étaient beaucoup plaints de cette confusion, volontiers pratiquée par les autorités, et de la dégradante promiscuité qui en résultait avec des criminels endurcis, qu’ils avaient souvent dû subir pendant leur détention dans les forts de la façade atlantique (et au bagne de Toulon jusqu’en 1873, pour les plus lourdement punis, comme Jean Allemane). « Jamais je ne me serais douté, écrivit un jour Henri Messager à sa famille, que la France possédât autant d’individus dégradés sous tous les rapports. On ne sait, en passant dans la cour [de la prison], si on côtoie un honnête homme ou un voleur » (17 février 1872). Elle ne leur fut pas toujours épargnée en Nouvelle-Calédonie. Mais pour la plupart des convois, les témoignages des communards soulignent plutôt que les officiers de bord montraient de la compréhension pour leur statut de « politiques ». « Je te dirai si cela peut te faire plaisir que les officiers et l’équipage nous traitent avec politesse, pour eux nous sommes des déportés politiques et non des prisonniers ; les surveillants doivent être polis, ou sinon « aux fers », ou tout au moins privés de vin… Nous montons sur le pont 3 heures le moins par jour, excepté en rade », écrivait ainsi un compagnon d’Henri Messager, qui reçut sa lettre au Brésil5. Inversement, les quelques officiers qui leur ont opposé une intransigeance presque fanatique ont été bien identifiés. Surtout, ce terme générique de « forçats » dissimule d’importantes différences de statut entre les condamnés de Commune. Les véritables forçats, c’est-à-dire les plus durement condamnés, destinés aux travaux forcés au bagne de l’île Nou, n’étaient pas plus de 360 : on les appellera indifféremment les « bagnards », ou les « transportés ». La plus grande partie des communards envoyés en Nouvelle-Calédonie l’ont été sous deux autres statuts, dans le cadre de la loi d’avril-juin 1850 sur la déportation : la déportation dans une enceinte fortifiée, ici la presqu’île Ducos, et la déportation simple, ici sur l’île des Pins.

Le projet de loi fixant les lieux de déportation pour les « criminels de la Commune », avait été fixé par l’amiral Pothuau, ministre de la Marine et Dufaure, garde des Sceaux. Il faut d’ailleurs distinguer la loi qui désigne de nouveaux lieux de déportation (23 mars 1872) et la loi ayant pour objet de régler la condition des déportés à la Nouvelle-Calédonie (25 mars 1873), et noter que, aux termes de l’article 9 de cette dernière, les déportés simples dès le moment de leur arrivée et les déportés dans une enceinte fortifiée qui présenteraient 5 ans de conduite irréprochable « pourraient recevoir une concession provisoire de terres », toujours susceptible bien entendu de leur être retirée (art. 10) en cas de défaut de mise en valeur, d’inconduite, et surtout de tentative d’évasion. Pour les travaux forcés, destinés aux plus coupables ou aux plus endurcis, le Second Empire avait privilégié l’Algérie (Lambessa) et la Guyane. Diriger les transportés en Nouvelle-Calédonie, au bagne de l’île Nou, cela obéissait d’abord à l’idée que le contact des condamnés ne corromprait ou n’effraierait aucune société déjà établie. Quoi qu’on ait pu en dire, il s’agissait d’abord de les éloigner, et non de les régénérer au contact d’une nature paradisiaque6, même si certaines formules prêtent à l’équivoque, comme ces mots du rapporteur de la loi de 1873, à propos de l’île des Pins : « On y jouit d’un printemps perpétuel. Aucune espèce de maladie n’est à redouter pour l’Européen qui peut, sans inconvénient, coucher en plein air sans abri7. » Cette île des Pins, lieu de séjour des déportés simples, était surtout vaste (13 000 ha) et très isolée, en pleine mer, à près de 80 km des côtes de la Grande-Terre. On prétendait y encourager la colonisation, mais elle ne valait pas grand chose du point de vue agricole, avec des sols sableux et quasi stériles dans certaines zones. L’isolement et les requins infestant la mer rendaient l’évasion presque impossible, de sorte qu’il n’y avait pas besoin de surveiller les condamnés. De plus, une tribu canaque, tenue en mains par des pères maristes, contrôlait toute une bande de territoire, de sorte qu’il y avait à l’intérieur de l’île une ligne de démarcation implicite. Quant à la presqu’île Ducos, lieu de séjour des déportés dans une enceinte fortifiée, elle était reliée à Nouméa par un cordon sableux. Une crête rocheuse, sur laquelle il était facile d’installer les surveillants, y ferait office de pourtour de fortifications. Les transportés de droit commun qu’on y avait mis initialement (et qu’on transféra sur l’île Nou) avaient déjà construit les baraquements pour l’intendance. Des palissades permettraient, à terme, d’isoler deux enceintes distinctes. Les communards devaient attendre en ces lieux leur amnistie, dont la rumeur parlait déjà au moment du vote de la loi de 1873, et qui intervint en deux temps, 1879 puis 1880.

Les détenus qui avaient été pris dans les derniers jours de la Commune ou dans les semaines suivant la fin des combats avaient été progressivement évacués des centres de Versailles et de Satory. Tous ceux en attente de jugement ou d’élargissement devaient être dirigés sur les centrales de Belle-Île, Landerneau, Saint-Brieuc et Thouars, par décision du ministre de la Guerre du 16 décembre 1871. Les pénitenciers accueillant les condamnés aux travaux forcés avant leur départ étaient ceux de Saint-Martin-de-Ré et de Toulon (jusqu’en 1873, année de sa fermeture). Quant aux déportés, ils eurent en fait cinq lieux de dépôt possibles avant leur départ : le fort de Quélern dans la rade de Brest (il fait partie des dispositifs défensifs, à la limite sud, sur le territoire de la commune de Roscanvel), la citadelle de Saint-Martin-de-Ré (mais bien entendu pas le même espace que les forçats), le fort Boyard près de l’île d’Aix, et le fort des Saumonards et la citadelle du Château sur l’île d’Oléron : en réalité, les trois derniers fermeront en juin 1872, janvier 1873 et juin 1873. En août 1873, le ministère de la Guerre demandera à l’Intérieur de récupérer la citadelle de Ré (sauf pour les forçats, qui restèrent sur place), de sorte que les 312 déportés restants, parmi lesquels 89 « Arabes » furent transférés à Quélern. Enfin en août 1874, le fort Quélern fut lui-même vidé de ses occupants par le ministère de l’Intérieur : le départ du Calvados qui nous intéresse correspond donc à cette dernière opération8.

Avec les insurgés de la Grande Kabylie

Avant que V.C. ne le rejoigne, à l’île d’Aix, le navire était donc parti de Brest avec déjà un certain nombre de condamnés, parmi lesquels quelques dizaines d’Algériens. L’insurrection kabyle de mars-juillet 1871 s’était soldée par 2600 tués environ côté français, et la répression avait fait au moins 30 000 victimes côté algérien. Les origines de la révolte sont complexes, mêlant l’inquiétude de l’aristocratie guerrière devant les avancées de la colonisation civile en Kabylie et le refus des troupes de spahis, en janvier 1871, d’être envoyés en métropole pour participer à la guerre franco-allemande, alors sur sa fin. Au total, 250 tribus se soulevèrent, et il fallut porter l’effectif des troupes françaises sur place de 45 à 86 000 hommes pour venir à bout des insurgés. La France exigea des vaincus le paiement d’une indemnité de guerre, par fusil, plus ou moins élevée selon le degré de dissidence des tribus, et avec pas loin de 175 000 armes confisquées, celle-ci rapporta 36 M au Trésor public. Mais ce n’était pas encore assez : pour en garantir le paiement, en guise de gage en quelque sorte, on mit sous séquestre le territoire de ces tribus, qu’on ne restitua jamais. D’où le fait que la révolte kabyle de 1871 contribua paradoxalement à relancer la colonisation : avec 446 000 ha de terres nouvelles à attribuer, on ne pouvait manquer d’attirer de nouveaux émigrants, et la population européenne de la région, très modeste à l’origine, de l’ordre de 3 500 habitants, atteignait finalement 26 000 personnes à la fin des années 1890. Mais la répression fut également judiciaire, bien entendu. 400 personnes réunies plus ou moins arbitrairement autour des chefs furent frappés par la justice. Des avocats très célèbres, tel Jules Favre, qui avait tout de même été le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement de la Défense Nationale de 1870-1871, firent pour l’occasion le déplacement à Alger. Les procès durèrent près de deux ans, car plusieurs « affaires » avaient été disjointes et jugées séparément. Pour le sac de Rebeval (2 colons brûlés vifs), il y eut 6 condamnations à mort dont 3 exécutées, et 3 condamnés à la déportation dans une enceinte fortifiée. Pour l’attaque de Bou Saada (3 colons tués), ce fut jusqu’à 23 condamnations à mort dont 5 seulement furent exécutées et les autres commuées. Pour le massacre de Palestro, on prononça 23 peines de déportation et on condamna à mort 8 personnes, dont le caïd Ali ben Dahman. Parmi les grandes figures de la révolte kabyle, Boumezrag El Mokrani, Ahmed Bey, Aziz et le caïd Ali partirent pour la Nouvelle-Calédonie9. À côté des quelques responsables qui furent exécutés, le plus grand nombre eurent leur peine commuée en déportation dans une enceinte fortifiée, et à la fin il y eut commutation générale des peines en déportation simple. Le lieu de déportation traditionnel pour cette population nord-africaine était la Corse, essentiellement à Calvi, où deux ou trois tenaient café ou commerce dans la ville, et où quelques-uns avaient été rejoints par leur famille. Les révoltés de 1871 y arrivèrent en deux temps, d’abord 200 originaires de la région de Bougie, puis encore 223 en 1872 aux origines plus dispersées. Parmi cet effectif, seuls les plus sévèrement condamnés, les djouads ou maîtres des confréries, qui avaient prêché la guerre sainte et entraîné les combattants, attendaient de subir leur déportation plus loin. Mais la plupart ne croyaient pas possible qu’on pût les envoyer aussi loin qu’en Nouvelle-Calédonie. Dans un premier temps, beaucoup furent incarcérés sur le continent, sur la façade méditerranéenne ou bien atlantique. Avant Le Calvados, en 1874, L’Orne et La Loire, avaient déjà pris des Arabes à fort Quélern, avec des incidents sérieux à l’embarquement dans le premier cas, sans doute dus à l’improvisation. L’effectif du premier transport n’est pas connu, mais on s’accorde sur un chiffre de 46 hommes pour le second, tous originaires de la province de Constantine et issus de familles impliquées dans l’insurrection (mais pas de chefs, hors quelques cheiks) et tous déjà commués.

La traversée et le régime de la vie à bord du Calvados

Pour le premier voyage de Calvados, en 1873, on a la composition détaillée du personnel présent à bord, qu’on pourra comparer avec celle que donne V.C. pour l’expédition de 1874-1875. Un capitaine de frégate, un lieutenant de vaisseau, trois enseignes, un aide-commissaire, un médecin de 2e classe et un aide, quinze officiers mariniers, 13 quartiers-maîtres, 97 matelots, un aumônier, bref 134 officiers et marins. Mais c’est compter sans les émigrants et les autres passagers qui mangent à la table de l’état-major (13 au total), et sans la troupe embarquée : 4 gendarmes, 1 adjudant, 17 militaires et 18 surveillants, accompagnés de leur famille, qui rejoignent leur poste en Nouvelle-Calédonie. Ces catégories étaient quasi toujours présentes sur les navires gagnant Nouméa, seules les proportions variaient. L’anarchiste Charles Malato parlera pour sa part de ces « échantillons d’animaux à deux pattes : déportés politiques, forçats, – on en prit le lendemain 300 à l’île d’Aix –, fantassins de marine, artilleurs, gendarmes, surveillants militaires, fonctionnaires grands, moyens et petits, émigrants libres, familles allant rejoindre leur chef. De l’arrière, où trônaient le commandant et son état-major, aux cages des prisonniers en passant par le vulgum pecus, dont j’étais, parqué dans la batterie basse, ce navire offrait bien l’image de notre société hiérarchique et autoritaire10 » ! Le « Réglement du service à bord », qui datait du 30 mars 1872, définissait très précisément le rôle de chaque personnel, depuis le commandant jusqu’au matelot. On le voit dans le texte du journal, aussi bien les passagers civils que les surveillants militaires pouvaient être sanctionnés par le commandement en cas d’écarts : fouilles, interrogatoires, privations alimentaires voire mise aux fers menaçaient les récalcitrants.

Par contre, on n’a guère d’information sur le deuxième voyage du Calvados. Dans son étude très détaillée des convois, Roger Pérennès relaie juste le fait que 62 Arabes étaient à bord, dont 3 devaient mourir en mer. Germaine Mailhé considère de son côté que Le Calvados était habité par « 400 hommes, équipage et passagers libres compris », outre les 257 déportés et 62 déportés arabes : donc quelque chose comme 720 hommes à bord – on verra que ce comptage est incomplet car il omet les troupes de marine, dont les effectifs sont ici beaucoup plus importants que ceux des autres convois des années 187011. Difficile de préciser le nombre exact des communards parmi les déportés, et encore moins de les identifier, car les sources manquent pour reconstituer la liste. D’après Roger Pérennès, en effet, si les archives de la Marine conservent les dossiers des 6000 individus qui ont été expédiés du bagne de Toulon en Nouvelle-Calédonie de 1864 à 1873, « les Communards n’ont fait l’objet d’aucune inscription particulière. Pour reconstituer de manière exacte l’effectif embarqué, observe-t-il, il faudrait dépouiller toutes les notes de service de la Préfecture maritime (ce qui suppose[rait] beaucoup de disponibilité) ». Donc à ce jour, «  la seule liste d’embarquement [complète] en possession » des historiens reste celle de La Virginie, qui a chargé le 19 juin 1872 180 forçats dont 79 insurgés de la Commune12. Semble-t-il, il appartenait donc au préfet maritime, à Brest puis à Rochefort, de dresser les listes de ceux qui partaient… Combien les communards étaient-ils exactement parmi les « forçats » du Calvados ? Peut-être une petite moitié, peut-être moins ? Sur le navire qu’emprunta Charles Malato, âgé de 17 ans, pour accompagner son père en déportation, il n’y avait pas plus de 25 condamnés de la Commune. Au 31 août 1873, 3 358 déportés étaient déjà partis, ce qui laisse imaginer qu’on était au creux de la vague au moment de ce transport de la fin de l’année 1874 ! On est mieux renseigné, par contre, sur les Algériens détenus sur le bateau. Le Calvados embarqua en effet à Quélern les condamnés de procès tenus de mars à mai 1873 pour les combats de Dra-el-Mizan, de Tizi Ouzou, de l’Alma, de fort National, et pour les batailles livrées autour de Dellys, tous ayant vu leur peine commuée en déportation simple. On sait même qu’ils sortirent du fort par la mer et rejoignirent le navire, avant de prendre la route du golfe de Gascogne et de mouiller dans la rade de l’île d’Aix. Comme d’habitude, le commandement fut prévenu à la dernière seconde du nombre d’hommes à prendre en charge : ici, on fit construire dans la plus grande précipitations des cages plus petites destinées à isoler des autres les condamnés « arabes » et mettre à part femmes et enfants, sans compter les 6 nouvelles chambres qu’il fallut construire pour les officiers13.

Le navire présentait une double propulsion, à voile et à vapeur, et pouvait les utiliser conjointement ou séparément. À en croire Joannès Caton, il ne payait pas de mine. « Court, trapu, sa coque noire affaissée sur l’eau par son chargement qui doit être énorme et que nous complétons, il n’a pas l’aspect du Léviathan que je m’attendais à trouver. Sa mâture seule me paraît belle14 ». C’était en effet un trois-mâts de 85 mètres de long et d’environ 2500 tonneaux. Comme la plupart des navires affectés au transport de troupes ou de prisonniers, c’était un ancien vaisseau de guerre rendu obsolète par la montée en puissance de la marine à vapeur cuirassée. Comme d’autres « navires-écuries », ses batteries avaient été débarrassées de leurs pièces d’artillerie et à leur place, des compartiments grillagés avaient été aménagés. Le journal mentionne un seul ravitaillement en charbon, ce qui incite à penser qu’on économisait la cargaison embarquée en France et renouvelée à Dakar : c’est la voile qui semble privilégiée pour la marche du navire, mais elle l’est aussi d’une manière prudente, afin d’éviter au maximum toute avarie – si l’on en croit les confidences faites à V.C. par des officiers, on ne fait donner toute la toile que la nuit, à l’insu du commandant.

Le trajet normal consistait à faire étape en Afrique (Gorée ou Canaries), puis d’obliquer vers l’ouest pour éviter les calmes de l’équateur (le fameux « pot-au-noir ») et de relâcher dans le port brésilien de Santa Catarina, avant de prendre la direction du cap de Bonne Espérance. On faisait route ensuite à travers l’océan Indien jusqu’aux Kerguelen et au détroit de Bass (dit aussi de Van Diemen), entre Tasmanie et Australie avant de remonter au nord-est sur la Nouvelle-Calédonie. Quelques rares convois, partis de Toulon ou de Rochefort avaient parfois emprunté le canal de Suez, puis Singapour, le Water Passage, au nord de l’île de Timor, le détroit de Torrès et enfin la Nouvelle-Calédonie (ou bien adopté une variante passant par le cap Leeuwin, avec donc un passage légèrement au sud de l’Australie)15.

Le record de lenteur est détenu par La Danaë, qui a fait le premier convoi, avec tout de même 147 jours de mer, en 1872. Le record de vitesse est de 88 jours (La Garonne, 3e convoi, en août-novembre 1872). Dans l’ensemble, le temps « moyen » est de plus ou moins 120 jours. Avec 135 jours de mer, ici, Le Calvados est plutôt nettement au-dessus, et il faut l’attribuer soit aux conditions météorologiques rencontrées, soit aux escales. La marche du navire, qui essuiera au moins deux grosses tempêtes et qui subira aussi des calmes plusieurs jours durant, obsède manifestement l’auteur de ce journal, tant l’oisiveté à laquelle il est réduit à bord et la monotonie des journées lui pèsent. L’absence de toute étape, hors Dakar et la côte africaine, sur laquelle les passagers ne posent pas le pied pour cause de rougeole, et même l’itinéraire suivi sont assez surprenants. Peut-être y a-t-il des motifs de sécurité ? Pendant le périple de 1873, Le Calvados avait embarqué des oranges et des bœufs à Santa Catarina, et à cette occasion, le journal de Caton nous apprend que Le Var avait eu trois évadés lors de sa précédente escale sur place, et qu’en conséquence des chaloupes patrouillèrent la nuit entière tout autour du navire. Même l’escale de Gorée n’était pas sûre, comme le montre la tentative d’évasion décrite dans le journal de bord de V.C., et la possibilité d’une mutinerie prenant le contrôle du bateau existait toujours. Joannès Caton, qui fut de la première rotation du Calvados un an avant celle de V.C. raconte qu’en juin 1873, il échafauda une tentative en ce sens, profitant de la liberté relative où étaient laissés les quelques dizaines de déportés allant à la visite médicale, pour laquelle les surveillants faisaient un appel tous les matins à 8 h. Sur La Danaë, dont le voyage est connu par les lettres d’Henry Bauer (du 5 mai au 29 septembre 1872), on sait que l’auteur a passé 57 jours au cachot, les chevilles entravées, pour insoumission, en compagnie du communard Jules Assi qui avait tenté de sauter à la mer par un sabord lors de l’escale à Cape Town.

Avec 21 morts pour environ 900 personnes transportées, le taux des décès en mer est légèrement supérieur à 2% : c’est impressionnant mais c’est conforme à ce que l’on rencontrait dans les transports de passagers civils du milieu du xixe siècle, à l’époque du basculement entre la marine à voile et le transport à vapeur, entre l’Europe et le Nouveau Monde, par exemple. Il est loin d’être le pire enregistré parmi les convois des années 1870 vers la Nouvelle-Calédonie. La Loire avait eu 34 morts. La Garonne avait déposé jusqu’à 4 malades d’un coup à Dakar. Il apparaît manifeste également que si les condamnés sont exposés davantage, du fait de leur confinement et de leur état d’épuisement ou de délabrement probable, les passagers ordinaires ne sont pas exempts, et la mort frappe, enfants et adultes (la petite Jeanne Mélin, qui ne reverra pas son père déporté l’année précédente et qu’elle devait rejoindre, ainsi que le médecin en second, Levaceley), civils et soldats (avec une victime notamment dans l’infanterie de marine, peu avant l’arrivée à Nouméa).

Il est presque certain que les passagers souffraient affreusement du mal de mer, que ce soit par gros temps, par fort tangage, ou bien par simple roulis dans le golfe de Gascogne. À l’occasion, V.C. mentionne cet inconfort. Le journal signale aussi que le scorbut touche au moins quelques prisonniers, et de manière manifeste, le ratage du ravitaillement, hors l’escale incomplète de Dakar où quelques fruits et légumes frais peuvent être chargés, a dû contribuer à rendre le régime alimentaire des passagers du Calvados particulièrement déficient et monotone. C’était un problème encore courant sur les bateaux de la Royale. En 1873, Le Calvados avait déjà dû s’imposer 15 jours d’escale à Santa Catarina, pour tenter d’enrayer une épidémie de scorbut qui s’était déclarée à bord. L’Orne, en janvier-mai 1873, avait également connu de grosses difficultés sur ce registre et avait dû relâcher longuement à Melbourne pour embarquer des fruits et légumes frais. La marine française, apparemment, n’appliquait pas les règles d’hygiène et de prévention alimentaire en usage dans la Navy depuis déjà au moins un siècle, avec notamment les distributions de jus de citron en conserve. Quant à la ration de viande, elle vient des bêtes chargées à bord, qui s’épuisent plus ou moins vite et tombent malades. V.C. explique qu’on les tue au fur et à mesure en fonction de leur état, afin de garder les plus vaillants plus longtemps, ce que confirme Joannès Caton, qui notait en 1873 : « Les bœufs continuent de crever sur le pont et depuis plusieurs jours, nous ne mangeons plus que de leur chair fadasse, flasque et gluante comme si elle eût déjà été mâchée16. » Leur abattage est en tout cas une des distractions du bord, de même que la capture des albatros, dont la chair a au moins l’avantage de changer l’ordinaire des menus. Quant à la viande en conserve, elle provoquait une soif atroce, que l’eau distillée ne suffisait pas à couper.

Mais en dehors des défaillances de l’alimentation, bien d’autres facteurs contribuaient à dégrader la santé des passagers, quel que fût leur rang. Les grandes chaleurs subies au milieu de l’Atlantique favorisaient fièvres typhoïdes et dysenteries. Le froid n’était pas moins redoutable, car les navires descendaient sous des latitudes très hautes, parfois au-delà des cinquantièmes. Ici, Le Calvados ne va pas en-deçà du 49e degré de latitude sud, et V.C. ne signale pas de problème d’icebergs dans les eaux traversées, mais le bateau reste tout de même environ un mois dans les quarantièmes. Comme il s’aventure dans la zone en décembre, à l’époque de l’été austral, les températures ne descendent pas excessivement, la plus basse étant un petit 6° aux alentours de la Noël 1874. Ajouté à l’humidité permanente, surtout par gros temps, c’était néanmoins suffisant pour créer un environnement dangereux, et on notera d’ailleurs que l’auteur attribue à des coups de froid ou des fluxions le décès de la petite fille et celui du médecin en second. Rochefort se plaignait, après des semaines entières de mal de mer et de vomissements au début de la traversée, d’avoir voyagé ensuite constamment enrhumé.

L’entassement des passagers était un autre facteur défavorable. Joannès Caton décrit ainsi son « logement » : « Un couloir de 30 mètres de long sur 3 mètres de largeur et 2 mètres 20 de hauteur : rien ne peut donner une idée de l’encombrement qui y existe » : « grouillement », « vertige » « étouffement » « cohue », « bruit de conversation assourdissant17 ». L’atmosphère était si lourde, si chargée, et la lumière si mauvaise qu’on ne s’y habituait jamais tout à fait. L’aménagement pouvait varier, mais la plupart des navires avaient des cages, situées dans les batteries. On y dormait dans des hamacs, qu’on repliait le matin, invariablement, dès 6 heures. Les sabords étaient soit fermés, soit grillagés, et la coursive se situait soit le long de ces sabords, soit dans l’entrepont. Il y avait toujours en permanence deux sentinelles, l’une gardant la porte d’entrée auprès d’un canon chargé à la mitraille, l’autre circulant dans la coursive (du moins pour les forçats). Il n’en est jamais fait mention par V.C., sans doute parce qu’on les isolait des autres passagers, notamment en les parquant parmi les filets et les sacs à voiles à l’avant du navire, mais les détenus avaient droit à respirer l’air libre quelques heures par jour. Les passagers de La Danaë, dans le premier convoi de 1872, étaient autorisés à passer deux fois une heure de promenade sur le pont. Le capitaine d’armes et le gardien chef inspectaient les cages et les détenus chaque jour pour s’assurer qu’ils se conservaient en état de propreté. Mais le témoignage de V.C. montre que les autres passagers ne jouissaient guère d’un meilleur confort, qu’ils fussent soldats, fonctionnaires, ou émigrants, pour ne pas parler des simples matelots. C’est à lui que nous laisserons la parole à présent, pour l’évocation du long voyage aux antipodes de ce trois-mâts, Le Calvados, pendant lequel se rejoignirent brièvement tant de destinées, avant de diverger de nouveau.

Bibliography

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Notes

1 Pour situer le « journal de bord » au sein du genre diariste, voir quelques éléments de réflexion dans Françoise Simonet-Tenant, Le journal intime, Paris, Téraèdre, 2004, et dans Victor del Litto et Emanuele Kanceff (dir.), Le journal de voyage et Stendhal, Turin/Genève, Slatkine, 1986. Return to text

2 Voir Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009. Return to text

3 Les sources de la répression de la Commune sont parfaitement connues, mais les chiffres varient toujours légèrement d’un ouvrage à l’autre. Le rapport du général Appert, directeur de la Justice militaire, qui date de 1875 a décompté les individus arrêtés ayant fait l’objet d’une procédure judiciaire –  mais ses données sont incomplètes du fait que les conseils de guerre ont continué à juger jusqu’en 1879, l’année de la première amnistie partielle : portés à 26 par la loi du 7 août 1871, ils ont eu à traiter de 50 559 cas représentant l’inculpation d’un total de 46 835 individus. Le « Registre de la Déportation » (H-789 des Archives de la France d’Outre-Mer à Aix-en-Provence) ne fournit qu’une liste incomplète, tandis que la plupart des autres sources (dossiers des navires, rapports des commandants ou comptes rendus des médecins majors, qui sont dans la sous-série H30) offrent des renseignements inégaux, assez pauvres au total pour ce second voyage du Calvados. Return to text

4 Germaine Mailhé, Déportation en Nouvelle-Calédonie des Communards et des révoltés de la Grande Kabylie (1872-1876), Paris, L’Harmattan, 1994, p.  268. Return to text

5 Henri Messager, Lettres de déportation, éd. de Jean Maitron, Paris, Le Sycomore, 1980, reproduite par Roger Pérennès, Déportés et forçats de la Commune. De Belleville à Nouméa, Nantes, Ouest Éditions/Université Inter-Âges de Nantes, 1991, p.  269.  Reçue par lui à Santa Catarina le 24 novembre 1872, la lettre est datée de Gorée le 27 octobre. Henri Messager, né en 1850 et fils d’un négociant en farines, lui-même comptable, est un mobilisé de 1870 puis un garde national qui est tombé dans la Commune un peu par hasard, sans engagement révolutionnaire. Return to text

6 Voir l’argument d’Alice Bullard, Exile to paradise. Savagery and civilization in Paris and the South Pacific, 1790-1900, Stanford, Stanford University Press, 2000. Return to text

7 Cité par Germaine Mailhé, Déportation en Nouvelle-Calédonie…, op. cit., p.  242. Return to text

8 Ceux qui n’embarquèrent pas prirent la direction la prison de Saint-Brieuc, qui prit le nom de « dépôt spécial ». Return to text

9 Christian Sicard, La Kabylie en feu, Paris, Éditions Georges Sud, 1998, p.  186-189. Return to text

10 Charles Malato, De la Commune à l’anarchie, Paris, p. -V. Stock, 1894, p.  3. Return to text

11 Germaine Mailhé, Déportation en Nouvelle-Calédonie…, op. cit., p.  292. V.C. compte 239 déportés seulement. Return to text

12 Roger Pérennès, Déportés et forçats, op. cit., p.  117. Cette liste a été publiée par Mireille Forget, en 1972, dans le Bulletin des Amis du Vieux Toulon. Return to text

13 Lettre écrite de Dakar le 30 septembre 1874 par le commandant Hanès, citée par Germaine Mailhé, Déportation en Nouvelle-Calédonie…, op. cit., p.  293. Cette même lettre (agrafée à un document du Cabinet pour la direction du matériel, 2 nov. 1874, Archives de la Marine, Vincennes) souligne que « les grilles présentent le grand inconvénient de ne point permettre la circulation autour des bagnes », donc probablement on avait supprimé l’allée du côté bastingage qui permettait de patrouiller. Les hublots des sabords étaient bien sûr fermés… Return to text

14 Joannès Caton, Journal d’un déporté de la Commune à l'île des Pins, Paris, Éditions France-Empire, 1986, p.  161. Return to text

15 Roger Pérennès, Déportés et forçats, op. cit., p.  168-169. Mais ce ne fut pas le cas ici, pour les trajets aller du moins. Return to text

16 Joannès Caton, Journal d’un déporté de la Commune, op. cit., p.  198 (13 août 1873). Return to text

17 Ibid., p.  162. Return to text

References

Bibliographical reference

Nicolas Bourguinat, « De Rochefort à Nouméa, avec les condamnés de la Commune et les déportés de Kabylie », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 1 | 2012, 75-89.

Electronic reference

Nicolas Bourguinat, « De Rochefort à Nouméa, avec les condamnés de la Commune et les déportés de Kabylie », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 1 | 2012, Online since 18 octobre 2022, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=464

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