Les questions relatives au champ d’action de l’architecte autant que celles liées à l’étude des arts décoratifs suscitent aujourd’hui un nombre important de nouvelles recherches. C’est dans ce cadre d’émulation scientifique que s’inscrit le présent numéro de la revue Source(s). Parmi les récentes manifestations qui ont abordé ce sujet, certaines peuvent plus particulièrement être mentionnées. À l’automne 2016, deux évènements organisés simultanément attestent du dynamisme de ce champ d’études et témoignent d’un renouvellement de l’approche de l’architecture liée à son décor intérieur : il s’agit, d’une part, du colloque international organisé par l’INHA et le Musée des Arts Décoratifs de Paris, Pour une histoire culturelle du décorateur (xviiie-xxe siècle), qui s’est tenu les 7 et 8 octobre 2016 et, d’autre part, du colloque international organisé à l’Université de Lausanne sur La relation entre le décor et l’architecture à l’époque moderne, qui a eu lieu les 24 et 25 novembre 20161. Ces deux manifestations ont eu en commun d’embrasser une période chronologique assez étendue, permettant des liens et des comparaisons entre les époques modernes et contemporaines. Par ailleurs, la formation de l’architecte ainsi que ses pratiques font actuellement l’objet de nombreuses recherches. Parmi celles-ci, et sans prétention d’exhaustivité, citons par exemple, le colloque intitulé L’enseignement de l’architecture au xxe siècle. Quelles source ? Quelle histoire ? qui a eu lieu à la Cité de l’architecture et du patrimoine en février 2016, sous la responsabilité d’Anne-Marie Châtelet2 ou la journée d’étude Construire l’histoire des architectes : autour du Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts (1800-1968) organisée par Marie-Laure Crosnier-Lecomte à l’INHA le 13 avril 2016. Le colloque « De l’immeuble à la petite cuillère », l’architecture, le décor, l’objet3, qui s’est tenu à Strasbourg et Mulhouse du 20 au 22 mars 2019, s’inscrit dans le prolongement de ces manifestations. Derrière son titre, clin d’œil à une célèbre formule d’André Chastel, le colloque alsacien avait pour objectif d’étudier la notion d’œuvre d’art total et les différentes échelles prises en compte pour parvenir à son aboutissement. Le présent volume de Source(s) est l’occasion de prolonger des réflexions issues de ce contexte de recherches particulièrement dynamiques. Les articles réunis ici sont en partie issus des analyses présentées pendant ce colloque. En couvrant une période chronologique s’étendant du xviiie au xxe siècles, elles proposent des regards inédits sur les relations entre l’architecture, son environnement et son décor intérieur, donnant une certaine idée de l’architecture pensée comme un « art total » dont la notion se pense et se concrétise bien avant le xxe siècle.
Bien étudiée pour la période de l’Art nouveau, la notion d’art total s’impose sur un temps relativement long. Si, sur bien des points, les chefs d’œuvre de l’architecture baroque romaine du xviie siècle relèvent déjà de ce souci d’associer en un ensemble cohérent, architecture, espace intérieur et décor, la notion n’apparaît clairement dans les traités d’architecture qu’à la fin du xviiie siècle. L’idée d’une unité décorative dans les espaces d’habitation incluant l’ameublement est alors préconisée par les architectes. Dans son texte, Aziza Gril-Mariotte montre que l’art total était bien au cœur des préoccupations de nombre d’architectes du xviiie siècle. Ceux-ci entendaient ainsi proposer un plus grand confort dans les espaces privés. L’article met en outre en lumière le fait que les architectes n’étaient pas seuls pour donner naissance à ces œuvres dans lesquelles architecture et décor forment une parfaite harmonie. Le tapissier, en ce qu’il intervient dans l’introduction de tissus, dont l’usage se généralise à cette époque, y apparaît comme un acteur essentiel de la création des intérieurs au xviiie siècle. Cécile Modanese propose, si l’on puit dire, de « prendre du champ » en considérant non plus l’architecture et ce qu’elle contient, mais le jardin comme un écrin pensé pour mettre en valeur la demeure qu’il entoure. Ce phénomène, déjà bien connu et étudié pour les vastes résidences aristocratiques de l’Ancien Régime, est ici envisagé à partir d’exemples de jardins élaborés autour de maisons bourgeoises en Alsace. L’article s’attache à montrer le soin méticuleux avec lequel, tout au long du xixe siècle, les différentes essences de végétaux étaient choisies et sélectionnées pour créer des cadres en harmonie avec l’architecture.
Au milieu du xixe siècle, Richard Wagner donne pour le spectacle lyrique une définition du Gesamtkunstwerk où musique, livret, décor, costumes devaient œuvrer de concert à l’effet d’ensemble. Certains théoriciens de l’architecture ont adopté le concept formulé par le grand compositeur et sont parvenus à l’adapter à l’espace domestique. Eugène Viollet-le-Duc y apporta sa contribution lorsque, s’appuyant sur une analyse des créations monumentales du Moyen Âge, il affirma la primauté de l’architecture à laquelle étaient soumises peinture et sculpture4. C’est bien à la fin du xixe siècle que s’impose l’adéquation entre l’habitat et son décor intérieur – des revêtements muraux au mobilier, en passant par les arts de la table. Depuis l’énoncé de William Morris en 1889 selon lequel « la véritable unité de l’art est un bâtiment avec tout son mobilier et toutes ses ornementations5 », les architectes et les décorateurs n’ont cessé de revendiquer cette conception de la création. En parallèle de ces débats théoriques, force est de constater, au cours du xixe siècle, le rapprochement des professions d’architecte et de celle de décorateur, qui ne tarde pas à être qualifié d’ensemblier. Ce rapprochement s’explique par la réforme de l’enseignement artistique. À la suite des critiques, parfois virulentes, émises à l’encontre de la production d’arts décoratifs telle qu’elle a été présentée à la première Exposition universelle de Londres en 1851, dans toutes les grandes nations industrialisées d’Europe est rapidement apparue nécessaire la réforme de l’enseignement dispensé aux créateurs de modèles. C’est bien dans ce contexte que furent créées plusieurs écoles nouvelles à Bruxelles et dans sa banlieue sur lesquelles Daniela Prina propose ici un regard neuf. La création de ces lieux de formation précède de quelques années l’éclosion, dans la capitale Belge, d’un centre majeur de l’Art nouveau européen. Peut-être d’ailleurs faut-il voir dans le rapprochement alors opéré entre les formations d’architecte et de décorateur, les ferments sur lesquels ont pu prospérer les idéaux de l’Art nouveau.
L’art total, autrement appelé « art dans tout » est sans conteste l’une des principales préoccupations partagées par tous les acteurs de l’Art nouveau. Ceux-ci avaient pour objectif de créer des œuvres qui soient le reflet de leur époque. Il s’agissait alors de rompre de la manière la plus franche avec l’éclectisme en vogue dans les intérieurs bourgeois afin de créer des ensembles conformes aux critères de confort et à l’esthétique du temps. La Villa Diebold dont Laura Zeitler propose ici la découverte est l’une de ces œuvres caractéristiques de l’avant-garde du tournant des xixe et xxe siècles. Construite à Ålesund, en Norvège, cette villa montre comment l’Art nouveau s’est largement développé en Europe et a pris, dans chacune des villes où il s’est implanté, des accents spécifiques empreints d’une culture, d’une histoire, de traditions locales auxquelles les artistes d’alors souhaitaient donner une nouvelle actualité. Si le décor intérieur de la villa a malheureusement en grande partie disparu, des motifs issus des traditions populaires se retrouvent tant à l’extérieur que dans certains détails préservés de l’intérieur et témoignent de cette vogue « viking » qui caractérise l’Art nouveau scandinave. Particulièrement exotique aux yeux des critiques du sud de l’Europe, celui-ci reçut un accueil des plus chaleureux à l’exposition universelle de Paris en 1900.
À la même époque, la scène architecturale viennoise est dominée par la figure d’Otto Wagner. À la fois praticien, théoricien et enseignant, son action dépasse largement le cadre de l’Art nouveau. Son ambition était de donner corps à une architecture moderne qu’il s’attacha à définir dans l’un de ses ouvrages les plus fameux : « […] l’unique fondement de la création artistique doit être la vie moderne6 », y déclare-t-il. Pour lui, l’architecte devait être au service de cette modernité, une modernité qui n’était pas un parti-pris esthétique mais un moyen d’offrir un cadre conforme aux modes de vie de l’époque. Adolf Loos reconnaissait et saluait le talent de Wagner qui était à ses yeux l’un des rares architectes à avoir su donner une forme rationnelle aux meubles qu’il créait :
Otto Wagner possède une qualité que je n’ai encore rencontrée que chez quelques architectes anglais et américains : il sait oublier qu’il est architecte et se glisser dans la peau d’un artisan. S’il fait un verre à eau, il pense comme un souffleur de verre, comme un tailleur de verre. S’il fait un lit en laiton, il pense, il sent comme un ouvrier qui travaille le laiton. Tout le reste, son immense talent d’architecte, il le laisse de côté. Une seule chose ne le quitte jamais : sa nature d’artiste7.
Pour autant, Loos fut l’un de ceux qui, très tôt, et avec le plus de virulence, rejeta l’Art nouveau. Il condamna fermement la recherche d’ornements nouveaux à laquelle se consacraient nombre de ses compatriotes, et en particulier les élèves de Wagner. Faut-il en conclure que l’auteur de Crime et Ornement abandonnait à d’autres la décoration intérieure des projets architecturaux qu’il élaborait ? Comme Cécile Poulot le montre dans ce volume, il n’en était rien. Loos accordait un soin méticuleux aux moindres détails des espaces domestiques qu’il concevait, sans pour autant dessiner lui-même chaque pièce de mobilier ou tous les objets d’art qu’il sélectionnait pour les intérieurs de ses créations.
Ce souci de cohérence esthétique entre le cadre architectural et toutes les composantes de son décor était partagé par les principaux acteurs du Mouvement moderne. En témoignent les recherches – individuelles ou en collaborations – d’architectes de renom comme Le Corbusier, Walter Gropius ou Ludwig Mies van der Rohe, pour ne citer que les plus célèbres. Les meubles qu’il créèrent dans le courant des années 1920 aux structures métalliques tubulaires semblent illustrer à merveille les propos écrit par Wagner dans la dernière décennie du xixe siècle :
Toute création nouvelle, si elle veut être vraiment nouvelle, doit répondre aux exigences de notre époque et s’adapter aux nouveaux matériaux, elle doit exprimer de la meilleure façon possible notre mentalité de démocrates et notre maturité de citoyen ; elle doit tenir compte des énormes conquêtes techniques et économiques ainsi que de l’esprit pratique qui caractérise l’homme moderne8.
À la suite des grands noms du Mouvement moderne, la volonté de créer des espaces dans lesquels tout serait maîtrisé – du volume architectural au mobilier utilisé – a été partagée par nombre d’architectes issus des différents mouvements qui se sont succédé tout au long du xxe siècle. Ainsi peut-on retracer une histoire longue qui, depuis Charles Percier9 jusqu’à Zaha Hadid10 en passant par Gio Ponti11, montre que les architectes ont œuvré à la conception d’espaces dans lesquels toutes les échelles sont prises en compte dans un souci de cohérence esthétique et se sont impliqués dans des projets relevant du décor intérieur, des arts décoratifs et du Design12. À ce titre, l’exposition qui s’est tenue à la Cité de l’architecture et du patrimoine en 2019, intitulée Le mobilier d’architecte 1960-2000, a permis de faire découvrir au grand public une production d’architectes contemporains qui ne relève pas du bâti.
D’un autre côté, certaines personnalités issues du monde des arts décoratifs se sont intéressées à la conception architecturale et ont ainsi été également des acteurs essentiels de la réalisation d’œuvre d’art total. Paola Cordera propose une étude de la carrière d’Eugénio Quarti mettant en évidence l’éventail de ses préoccupations, allant de l’objet à la conception globale d’un espace, et son souci de donner naissance à des créations qui, grâce à l’industrialisation de la production, soient à même de toucher le plus grand nombre. Force est de constater que l’évolution du métier de décorateur-ensemblier suit, au cours des premières décennies du xxe siècle, un cheminement parallèle dans tous les pays européens. Eugénio Quarti et Maurice Dufêne ont eu des carrières qui peuvent être comparées sur bien des points. C’est au second que Jérémie Cerman consacre un article dans la rubrique « Autour d’une source ». En effet, grâce à la découverte inopinée d’un fonds de quelques photographies rassemblées dans le casier archéologique de la Ville de Paris, une nouvelle facette de Maurice Dufrêne a pu être mise en lumière. L’analyse de ces documents inédits permet d’éclairer d’un jour nouveau l’activité de cet important décorateur des premières décennies du xxe siècle. En pendant donc des architectes, les décorateurs et designers, par leur travail sur l’espace, s’approchent du domaine de prédilection de l’architecte rendant toujours plus poreuse les deux activités. De ce point de vue, la personnalité de Jean Prouvé est particulièrement révélatrice. Formé à la ferronnerie d’art au sein de l’école des beaux-arts de Nancy que dirigeait son père, Victor Prouvé, l’un des membres éminents de L’École de Nancy – et, à ce titre, zélateur de l’œuvre d’art total et militant actif de l’abandon de la hiérarchie traditionnelle des arts – il collabora dans un premier temps avec des architectes pour la réalisation d’éléments de second œuvre avant de créer des pièces de mobilier et de concevoir des œuvres architecturales qui ont en commun l’usage du métal et le même souci de reposer sur des structures à la fois rationnelles et innovantes13.
L’article de Béatrice Grondin se penche sur la porosité des activités de l’architecte et du décorateur dans les années 1950 et 1960. Elle examine plus particulièrement l’attitude qui a été celle de la Société des Artistes Décorateurs (SAD) au cours de ces deux décennies. Aujourd’hui encore, les ponts jetés entre l’activité de l’architecte et celle du décorateur sont nombreux et certaines personnalités les franchissent avec aisance. D’abord diplômé de l’école Camondo en 1973 avant d’être agréé en architecture en 1993, Jean-Michel Wilmotte poursuit une carrière qui lui a permis d’aborder des échelles variées. D’autres personnalités telles Philippe Starck14, les frères Ronan et Erwan Bouroullec15 ou encore Matali Crasset sont peut-être connues du grand public essentiellement pour leur activité de Designer. Ceci ne les empêche pas de s’impliquer dans des projets qui relèvent de l’architecture. Ce qui est tout à fait intéressant c’est que, par-delà l’échelle architecturale, certains de ces créateurs s’affirment sensibles à l’échelle urbaine. Pour ne citer qu’un exemple très récent : les quatre fontaines conçues par les frères Bouroullec pour la place de l’Étoile à Paris, qui ont été inaugurées le 12 mars 2019, participent du renouvellement profond de cet espace urbain particulièrement symbolique.
On le voit, ce numéro de Source(s) touche un domaine riche qui s’inscrit dans une histoire longue dont l’écriture est en train de se faire. Gageons que les textes rassemblés dans ce numéro sauront, à leur tour, susciter de nouvelles recherches !