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DOI : 10.57086/cpe.1119

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Globalement, c’est l’ensemble de la livraison 2019 de la revue qui traite peu ou prou de « frontière(s) » : toutes construites par l’homme, elles sont inscrites dans l’espace, dans l’esprit humain, dans les représentations sociales, dans les limites perçues des groupes et des appartenances, quels qu’en soient les critères. Dans son article, Philippe Hamman cite un extrait d’une réflexion de Thierry Paquot (2012 :25) à propos d’un énoncé de Simmel (1988 [1909] : 168) où il affirme « Et l’homme est tout autant l’être-frontière qui n’a pas de frontière ». Paquot s’interroge et commente cet élément central en sciences humaines :

« Que signifie [cette portion de phrase] ? Que chaque individu […] transporte ses frontières à même sa peau et aussi dans sa tête (les habitus, les préjugés, les valeurs de son groupe, de sa classe d’âge, de sa langue, etc.) : il est donc un « être-frontière » dont la particularité consiste justement à ne pas avoir de frontière, c’est-à-dire à toujours modifier sa situation selon l’état de ses relations. Il se délie pour se lier, sans fin, passant ainsi en permanence les frontières qu’il édifie pour aussitôt les franchir. Le destin humain repose sur ce paradoxe : se délimiter pour s’illimiter1.

Le fleuve représente, en ce sens, non seulement empiriquement une sorte de porosité géophysique, mais aussi le changement incessant, dans ses rives, sa profondeur, son chenal de navigation, … sans, pour autant, perdre son caractère de fleuve. Et ce sont les hommes qui le fréquentent, habitent sur ses deux rives, éventuellement sur ses îlots, qui lui donneront des fonctions de limite ou non, de limite temporaire ou non, l’intégreront comme élément banal de leur espace de vie ou non.

Les trois contributions de Philippe Hamman, Guy Siat et d’Isabelle Léglise montrent, par les angles retenus par les auteurs, la pluralité interprétative du fleuve, les fonctions plurielles ou, plus simplement, qu’il s’agit d’un instrument fonctionnel dont l’homme se sert, de façon variable, selon les époques, son savoir technique ou le rôle ou le non-rôle qu’il assigne au fleuve.

Comme pour la « frontière », c’est donc aussi l’homme qui assigne la/les fonctions au fleuve, qui n’est pas « naturellement » une limite et, encore moins, une frontière.

L’article de Wesley Hutchinson « Comment “penser” le territoire Ulster-Scots ? » jette un pont entre les deux grands thèmes de ce numéro. Le territoire ulster-scots présente des limites labiles au fil du temps, non continues, non réellement liées à des espaces physiques, mais aux hommes qui habitent ou non ces espaces et à l’identité, symbolique ou fonctionnalisée par la langue, qu’ils affirment. D’où l’interrogation centrale qu’il soumet au lecteur en guise de titre, le « territoire » et la construction identitaire jouant des partitions communes.

Les États, en particulier durant l’époque contemporaine (xxe et xxie siècles), qui assignent une identité aux locuteurs qui y habitent, pour faire coïncider plus ou moins fortement selon leurs structures constitutionnelles, des logiques d’homogénéité politique, étatique et nationale (en particulier les États-nations), tendent aussi à leur demander une unicité linguistique. Les trois études de cas développées dans la section « Nationalisme(s) et reconfiguration identitaire » montre la diversité des logiques qu’adoptent les groupes de locuteurs concernés et les valeurs fort différentes qu’ils peuvent investir dans leur (ré)affirmation identitaire. C’est dans ce sens que ces locuteurs aux identités multiples, parfois contraintes, sont aussi des « être-frontières », avec de larges porosités et des figements liés à leurs histoires de vie et à l’histoire des espaces dans lesquels ils vivent. Pour ouvrir cette section, Roberto Dagnino fournit un cadre global, au niveau macro, à la réflexion sur les communautés et les individuations multiples en proposant une magistrale synthèse d’ouvrages récents dans le domaine des nationalism studies, éclairant ainsi les études de cas.

Pour clore le présent numéro, la revue ne perd pas de vue un domaine qui reste en permanence dans ses préoccupations : l’éducation et le plurilinguisme des élèves (cf. les numéros 4/2012, 5/2013, 6/2014) avec une étude particulièrement documentée de Kirsten Rosiers sur les politiques linguistiques affichées et les pratiques de classe dans deux écoles en Belgique.

En supplément, Antoine Aufray rend compte de deux nouvelles traductions de textes de Franz Boas, montre l’importance de disciplines fondées en sciences humaines au tournant des xixe et xxe siècles et souligne la modernité de la pensée anthropologique de Boas, en particulier dans la méthodologie et la posture du chercheur, toujours centrales en sociolinguistique. F. Boas devrait aussi figurer dans nos bibliographies.

1 SIMMEL Georg, 1988, « Pont et porte » [1909], dans SIMMEL Georg, La tragédie de la culture, Paris, Rivages, p. 161-168 (trad. fr.) ; PAQUOTThierry

Notes

1 SIMMEL Georg, 1988, « Pont et porte » [1909], dans SIMMEL Georg, La tragédie de la culture, Paris, Rivages, p. 161-168 (trad. fr.) ; PAQUOT Thierry, 2012, « En lisant Georg Simmel », Hermès 63, p. 21-25.

Citer cet article

Référence électronique

Dominique Huck, « Présentation », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 11 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1119

Auteur

Dominique Huck

Professeur émérite de l’université de Strasbourg, responsable des Cahiers du GEPE. Ses travaux s’ancrent dans le champ de la dialectologie, de la sociolinguistique et des politiques linguistiques, en particulier dans le domaine éducatif.

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