Classification des langues et hiérarchisation des langues en Alsace

DOI : 10.57086/cpe.1370

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Notes de la rédaction

Cet article est paru initialement en 1985 : « Classification des langues et hiérarchisation des langues en Alsace », dans SALMON Gilbert (dir.), Le français en Alsace, Paris-Genève, Champion-Slatkine, p. 11-17.

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L’Alsace peut être qualifiée de province au même titre que la Bourgogne ou la Franche-Comté, par exemple ; il y aura peu de désaccord à propos d’une telle dénomination. Mais quand il s’agit de définir la situation linguistique de l’Alsace, des difficultés nombreuses surgissent qui sont liées au fait qu’il ne s’agit pas seulement de repérer des langues en usage par rapport à une classification des langues fondée sur des critères scientifiques mais qu’il s’agit aussi de les situer les unes par rapport aux autres dans leurs emplois, dans leur histoire, dans leur cadre législatif présent ou passé, dans leurs fonctions sociales, etc. Il est difficile alors d’échapper à l’établissement de hiérarchies multiples, c’est-à-dire de classements où chacune des langues se verra qualifiée de première ou de seconde, de nationale, de locale ou de régionale, de langue ou de dialecte parmi de nombreuses alternatives possibles. Les emplois de chacune de ces qualifications sont connotés de valeurs qui peuvent empiéter ou non de nombreux domaines, du sentimental au politique, et ceci qu’il s’agisse de contextes courants ou de contextes plus savants. Un exemple simple est celui de l’emploi du terme langue pour désigner le français par opposition à l’emploi du terme dialecte pour désigner l’alsacien. Or désigner le français par le terme de langue revient à souligner qu’il s’agit de la langue commune à une communauté importante, koinê donc (Philipp, 1968), mais langue aussi qui au cours de l’histoire de la France a rempli, comme elle le fait aujourd’hui encore, les fonctions d’une institution en tant que symbole et instrument d’un État unifié autour de l’idée de nation. Il convient d’ailleurs de souligner à quel point cette dimension institutionnelle est soutenue, depuis plusieurs siècles déjà, par l’existence d’une forme écrite de la langue, forme unifiée, codifiée, surveillée, et enseignée à tous. Par contre, désigner l’alsacien par le terme de dialecte revient à souligner qu’il s’agit de l’ensemble des parlers d’une région caractérisés par des traits communs, donc d’une famille de parlers. Ces deux définitions ne s’opposent en rien l’une à l’autre, elles ne relèvent pas des mêmes pertinences. Aussi abstraits l’un que l’autre, les deux termes ont d’abord valeur théorique. Ils fonctionnent cependant dans leurs emplois courants comme les indicateurs d’un rapport de force : en face du français comme langue, l’alsacien n’est qu’un dialecte. C’est ainsi que l’on quitte la classification pour passer à la hiérarchie et, de fait, nous allons voir à quel point les descriptions de la situation linguistique de l’Alsace sont marquées par cette détermination réductrice de l’alsacien face au français. Les emplois du terme de bilinguisme en sont une bonne illustration.

Il est courant, et facile, de caractériser la situation linguistique de l’Alsace comme bilingue. L’emploi de ce terme fait cependant surgir un certain nombre de difficultés dont l’exposé met bien en relief les importants enjeux, principalement celui de la définition de la politique linguistique scolaire. Mais notons d’abord que la notion de bilinguisme n’est pas étroitement définie (Mackey, 1965) et qu’elle recouvre en fait des situations très variées dont le seul commun dénominateur est l’emploi de deux ou de plusieurs langues par un individu ou par un groupe (Tabouret-Keller, 1968, 1975). Appliqué à une situation particulière, celle de la Belgique par exemple, le terme ne permet pas de préciser s’il s’agit du cas où les individus dans leur majorité sont bilingues ou bien de celui où deux groupes linguistiques différents se côtoient sans que la majorité des membres de chacun de ces groupes soit bilingue.

Dans le cas de l’Alsace, les emplois du terme bilingue varient dans le temps mais également à un moment donné selon les partis qui sont pris précisément quant à l’application des dénominations de langue et de dialecte. Voici quelques repères dans ces emplois au cours de la période relativement brève qui nous sépare de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La seule langue connue alors par l’administration centrale de l’État français est la langue nationale qui est aussi la seule qui ait sa place dans l’instruction publique primaire. Cependant un auteur comme Émile Baas, qui fait paraître peu de temps après la Libération l’ouvrage Situation de l’Alsace, décrit notre province comme « un traditionnel pays de bilinguisme » (([1945] 1973 : 80), ce bilinguisme étant défini par lui comme « la pratique parallèle du français et du dialecte alsacien » ([1945] 1973 : 81). Or la pratique de ce dernier paraît alors si bien enracinée qu’il semble à cet auteur ne rien avoir à craindre de la politique d’assimilation linguistique pratiquée par l’État par le biais de l’école. C’est donc le seul enseignement du français qui est préconisé « non pas pour suppléer l’alsacien mais pour créer un état d’authentique bilinguisme » (([1945] 1973 : 94). Je pense que l’on peut dire d’Émile Baas qu’il était le représentant d’une position modérée et alors très répandue. Au cours de la même période, des positions inverses se font entendre : par exemple pour un parti de gauche comme le Parti communiste français, la meilleure voie alors d’un large accès à la culture française passe par une solide connaissance de la langue allemande, et c’est elle qu’il faudrait enseigner dès les premières années scolaires (Heumann, 1955 : 141). Dans ce cas, la notion de bilinguisme désigne la pratique alternée du français et de l’allemand, l’alsacien n’étant évoqué que comme variété parlée de l’allemand, un dialecte donc.

Dans mes propres travaux qui ont porté pendant toute une période sur le bilinguisme des enfants, les enfants qui apprennent à parler mais aussi les écoliers, la notion de bilinguisme ne veut se référer qu’à la présence dans l’entourage de l’enfant de deux idiomes différents, c’est-à-dire dont les systèmes n’ont pas la même structure et qui n’utilisent pas les mêmes moyens d’expression. Selon de tels critères, le français et l’alsacien parlés dans l’entourage des enfants constituent bien des systèmes différents. La question est de savoir quelles sont les fonctions que chacun d’eux remplit dans la vie quotidienne de l’enfant. De fait, c’est bien le français qui est la langue scolaire et non pas l’alsacien.

Le malaise entraîné par l’emploi de la notion de bilinguisme a conduit certains auteurs comme M. Philipp à proposer d’écarter ce terme pour la description de notre situation et à le réserver aux situations où deux langues sont autant valorisées l’une que l’autre et où elles peuvent chacune être employée dans toute situation (Philipp, 1978 : 73), ce qui n’est pas le cas en Alsace. D’où la proposition de parler plutôt de diglossie, c’est-à-dire d’insister sur le fait que le choix du français ou de l’alsacien est déterminé par un ensemble de facteurs, en particulier par la situation de communication, le prestige plus élevé du français, son utilité socio-économique plus élevée aussi. Dans l’Équipe de recherche que je dirige à l’Université Louis Pasteur à Strasbourg, nous préférons parler de situation linguistique complexe même pour des situations dites unilingues mais en tous les cas pour celles que l’on dit bilingues. Dans une petite étude de 1979, Pierre Vogler pose les termes de cette complexité en Alsace. Il semble bien que les traits qui la caractérisaient alors se sont accentués depuis : le français est employé par une proportion non négligeable d’unilingues, en plus grand nombre dans les villes que dans les campagnes, l’alsacien par un nombre décroissant d’unilingues, représentés surtout par les personnes âgées dans les agglomérations urbaines et par la population de localités en dehors des grands axes de communication. Le français et l’alsacien, enfin, sont employés par une proportion toujours croissante de bilingues. L’allemand sous la forme du Hochdeutsch est présent dans la vie quotidienne, sous la forme écrite dans nombre de journaux locaux, quotidiens et hebdomadaires, sous la forme parlée à la télévision, mais il n’est pas employé activement dans la vie de tous les jours. Pierre Vogler cite encore le judéo-alsacien qui ne semble plus être couramment parlé aujourd’hui, sauf à de rares exceptions, le manouche aussi sur lequel je ne possède pas d’informations. Sans doute faudrait-il dans le présent attacher une certaine importance aux langues des différents groupes d’immigrés : parlers du Portugal, de l’Afrique du nord, de la Turquie, de l’Italie, etc.

Ce tableau est brossé à grands traits et masque plus d’une question, en particulier celle des variations relatives des proportions d’unilingues francophones et de bilingues. S’il semble certain que la proportion des unilingues alsaciens est en baisse, il est moins clair de distinguer l’accroissement relatif de la proportion d’unilingues francophones de celle des bilingues. Pendant ces vingt dernières années, les bilingues ont gagné du terrain (Tabouret-Keller & Luckel, 1981 a, b) : non seulement ils sont devenus plus nombreux mais surtout ils ont de plus en plus souvent l’occasion d’employer les deux langues, surtout à cause de la facilité des moyens actuels de communication et de transport, mais aussi à cause de la transformation de la vocation des populations rurales dont à la fin des années soixante-dix, sur 100 actifs, seuls 4,7 % encore ont une activité proprement agricole (Aubry, 1979). Si par hypothèse l’on admettait qu’une importante majorité de la population est bilingue et que l’emploi de l’alsacien tend à se restreindre, ce serait alors la proportion des unilingues francophones qui se trouverait en voie d’accroissement. Les données dont nous disposons actuellement ne permettent pas de l’affirmer, non pas parce qu’elles ne seraient pas claires sur ce point mais parce qu’elles sont totalement insuffisantes : par exemple, il est très difficile d’évaluer la dynamique des changements linguistiques dans une ville comme Strasbourg. L’on aura noté à la lecture de ce passage une difficulté supplémentaire de l’emploi du terme de bilinguisme : il laisse dans l’ombre la question de l’éventail des emplois actifs de chacune des langues en question, question liée à celle de leur connaissance, active ou passive. Les domaines sociaux, les domaines familiaux des emplois du français et de l’alsacien sont généralement distincts et ne mobilisent pas les mêmes aires de compétence. Mais il peut aussi se produire que l’une des deux langues soit très peu employée, le français dans telle famille rurale, l’alsacien dans telle famille urbaine où, par exemple, les grands-parents dialectophones sont décédés.

Deux caractéristiques donc : une situation complexe mais aussi une complexité dynamique dont les termes évoluent, plus particulièrement ceux du rapport des emplois du français et de l’alsacien. Par opposition, les termes de la politique linguistique scolaire ont peu évolué. L’on sait que la loi Deixonne, adoptée en 1951, accorde un statut officiel dans l’éducation primaire, secondaire et supérieure aux langues autres que le français, traditionnellement parlées en France. Les trois premières langues auxquelles la loi fut appliquée furent le basque, le breton et le catalan. L’occitan fut rajouté à cette liste mais ni le corse, ni le flamand, ni l’alsacien ne le furent, étant considérés précisément comme des dialectes de trois grandes langues, l’italien, le néerlandais et l’allemand, langues déjà enseignées dans les écoles comme « langues étrangères » (Marcellesi, 1975, 1979 ; Giacomo, 1975 ; Tabouret-Keller, 1981). Cette situation a évolué au cours des années soixante. Les efforts qui ont cependant été faits en Alsace durant toute cette période ont concerné le seul enseignement de l’allemand et plus particulièrement les possibilités de son introduction précoce grâce à la méthode de Holderith (Centre régional de documentation pédagogique, 1983). Actuellement, la formulation du problème se trouve renouvelée puisqu’il s’agit bien d’introduire l’étude de l’alsacien comme option possible au baccalauréat, sous la forme d’une épreuve facultative, à partir de juin 1985. Un stage s’est tenu à ce propos au Centre régional de documentation pédagogique de Strasbourg en octobre dernier où les interventions des participants se sont tenues en français ou en alsacien, au gré de chacun. Le terme de bilinguisme s’est ainsi trouvé appliqué une fois de plus, cette fois pour désigner le français et l’alsacien (Dernières nouvelles d’Alsace, 1983).

En conclusion de ce survol rapide il convient de souligner la complexité réelle des emplois des langues en présence, la complexité aussi des attitudes et des représentations qui accompagnent ces emplois. Notre plus grand intérêt est d’étendre le champ de données empiriques concernant notre situation et, en attendant de mieux la connaître, de ne pas demander aux classifications et à leurs termes ce qu’ils ne sauraient nous donner. L’emploi d’un terme n’est le garant d’aucune objectivité, d’aucune méthode. Seules les définitions strictes peuvent nous tirer d’affaire, c’est-à-dire nous permettre de nous déprendre, le temps d’une étude, peut-être le temps d’un colloque, des investissements imaginaires qui sont l’étoffe même de la vie quotidienne.

Interventions

F. Hartweg — L’affirmation « accroissement constant de la catégorie bilingue » est exacte pour la population rurale, plus douteuse si l’on considère l’ensemble de la population.

P. Imbs — Il faut distinguer l’usage actif (l’alsacien est connu et systématiquement pratiqué) et l’usage passif (le français est connu mais non systématiquement parlé : on le parle – et alors sans difficulté – si on vous parle français le premier).
L’âge intervient également : les élèves sont volontiers francophones monolingues entre eux tant qu’ils fréquentent l’école ; après l’âge scolaire, ils se rallient au système des parents.

M. Philipp — Une enquête est en cours sur le judéo-alsacien (F. Raphaël, sociologie). Le manouche doit exister encore, mais qui pourrait se charger d’une enquête ? C’est un milieu difficile d’accès.

J.-Cl. Beltzung — À propos de l’idée que se fait le locuteur du statut des parlers dont il dispose, je remarque qu’il est rare, dans le Haut-Rhin, qu’on s’adresse en alsacien à un inconnu dans la rue, alors que dans le Bas-Rhin, avec l’amorce pardon madame, j’obtiens presque toujours une réaction en alsacien. Chez les bilingues, la langue dominante est-elle encore l’alsacien dans le Bas-Rhin, déjà le français dans la région de Thann-Mulhouse ?

J.-J. Brunner — « Pardon, Madame » n’est pas « neutre » en domaine haut-rhinois ; cette amorce de conversation est nettement ressentie comme française, car, en alsacien, on dirait « Wenn’s bliabt, Madam ».

Bibliographie

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Citer cet article

Référence électronique

Andrée Tabouret-Keller, « Classification des langues et hiérarchisation des langues en Alsace », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1370

Auteur

Andrée Tabouret-Keller

Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), professeure à l’Université de Strasbourg

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